Jean Eustache ou la traversĂŠe des apparences
Collection Thèses/essais Déjà paru : L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud Trajectoires balsaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi La Révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Philippe Garrel une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff À paraître : Le populisme américain au cinéma de D.W. Griffith à Clint Eastwood : un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ? par David Da Silva
ISBN 978-2-919070-90-9 ISSN 0753-3454 Dépôt légal janvier 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com Couverture : extrait de La Maman et la putain
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0) 3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Jérôme d’Estais
Jean Eustache ou la traversée des apparences
À Jean Douchet et à Martin Schneller
Introduction
La disparition récente d’une des deux interprètes principales de La Maman et la putain, Bernadette Lafont, a été la triste et quasi unique occasion pour toute une génération de découvrir ce film, très rarement diffusé à la télévision et impossible à visionner en DVD, le fils de Jean Eustache, Boris, également cinéaste et seul ayant droit de cette œuvre, en bloquant la sortie. Le film est de nouveau sur toutes les bouches, sur tous les réseaux sociaux, tel célèbre acteur américain le cite comme son film préféré, tel institut le classe deuxième meilleur film français de tous les temps… Eustache n’est pas en reste : Jim Jarmush lui dédie son film, Vincent Dieutre lui rend hommage dans le sien, Jean-Jacques Schuhl dans son dernier roman… Si le film est immense, l’œuvre d’Eustache, malheureusement trop tôt interrompue, est passionnante ! Né en 1938, à Pessac, Jean Eustache commence sa carrière juste après la Nouvelle Vague, en 1962, avec un court-métrage inachevé, La Soirée, donc véritablement, en 1963, avec le moyen-métrage Du côté de Robinson. Celle-ci est interrompue brutalement avec son suicide, le 5 novembre 1981.
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Entre-temps, Eustache a tourné un moyenmétrage de fiction, Le Père Noël a les yeux bleus, deux longs-métrages de fiction (La Maman et la putain en 1973 et Mes petites amoureuses en 1974), un film composé d’une partie « fiction » et d’une partie « reportage », Une sale histoire tourné en 1978, un téléfilm (Offre d’emploi) et huit documentaires ou reportages (La Rosière de Pessac 1 en 1968, dix ans plus tard, un deuxième film sur le même sujet, La Rosière de Pessac 2, Sur le dernier des hommes, À propos de La Petite marchande d’allumettes de Jean Renoir (pour la télévision, en 1969), Le Cochon coréalisé en 1970 avec JeanMichel Barjol, Numéro zéro en 1971 mais qui ne sera diffusé que sous une forme écourtée à la télévision en 1980 sous le titre Odette Robert et deux courts reportages, Le Jardin des délices de Jérôme Bosch en 1979 et Les Photos d’Alix en 1980. Au total donc, douze films en près d’une quinzaine d’années de carrière. Des films aussi différents les uns que les autres. À la fois introspectifs, expérimentaux, spontanés, structurés, authentiques, artificiels, longs, courts, objectifs, subjectifs, documents ou fictions, personnels ou impersonnels, à travers lesquels Eustache a balancé entre l’enregistrement et la recréation, le temps historique et le temps cinématographique, la primauté du son sur l’image, comme il a toujours balancé entre ses rôles dans le cinéma, monteur, scénariste, acteur, réalisateur, producteur, cinéaste populaire ou cinéaste élitiste, cinéaste « maudit » et entre le cinéma et la vie qu’il a toujours confondus et imbriqués l’un dans l’autre.
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La confusion chez Eustache semble donc être totale. C’est pourtant ce mélange des genres et des idées qui donne cette œuvre riche et passionnante, qu’une idée commune forte traverse sans cesse et soude : l’opposition entre le vrai et le faux. Le cinéaste n’a eu de cesse, tout au long de sa carrière, de débusquer le faux pour montrer le vrai, tout en cultivant malicieusement une certaine ambiguïté. Pour Eustache, le réel ne peut se rencontrer qu’en acceptant la confusion totale de la vérité et des apparences, la fusion de la comédie et du drame, du drame et de la vie. Comme dans la vie, le théâtre ou le cinéma, le réel, le vrai se trouvent le plus souvent dans les apparences, le faux. Eustache le prône avant même de commencer sa carrière de cinéaste, lorsqu’il écrit en 1962, à propos du film de Lubitsch, To be or not to be : « Le personnage réel meurt vraiment en scène, lieu voué au spectacle (au mensonge), et l’acteur (personnage irréel par essence), prenant le relais dans la vie, sera plus vrai encore que le véritable professeur. Dans cette vie comme au théâtre, la vérité réside en l’apparence. »1 Le faux est, de plus, plus vrai que le vrai. Comme l’explique Deleuze : « le faux devient mode d’exploration du vrai, l’espace propre de ses déguisements essentiels ou de son déplacement fondamental : le pseudos est ici devenu le pathos du Vrai ».2 1. Eustache Jean in Cinéma 62. 2. Deleuze Gilles, Différences et répétitions.
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Travailler sur le faux implique donc d’avoir une idée forte de la vérité et inversement car, comme le note malicieusement Valéry, « la vérité a besoin du mensonge car… comment la définir sans contraste ? »3 Il s’agira donc ici d’envisager l’œuvre de Jean Eustache à travers ces deux idées, peut-être les plus fortes dans son travail. À savoir le vrai et le faux. Et à y appliquer trois grands thèmes eustachiens : le temps perdu et sa recherche, en définitive impossible, le réalisme et le refus du réalisme, et la parole et le son, porteurs du faux dans son cinéma. En travaillant sur le temps, Eustache a su en effet jouer avec le spectateur. En le leurrant, en lui faisant prendre pour une œuvre contemporaine, en accord avec son époque, ce qui n’était en fait que nostalgie et recherche d’un temps perdu. En se servant du faux, du leurre, Eustache montre, pointe tout ce que son époque avait de faux. Il en va de même pour le réalisme. On y pense d’abord en voyant ses films, qu’ils soient fictions ou reportages. Mais Eustache brouille les pistes, les fait basculer dans le théâtre, le faux, redéfinissant ainsi les notions de réalisme, de fiction et de documentaire. Nous appelant à les redéfinir. La vérité n’est jamais là où l’on croit la trouver. Les films d’Eustache sont enfin et surtout des films de parole, où le son a une importance prépondérante. Le son – et la parole en particulier – est le principal véhicule du faux chez un cinéaste, dont la mise en scène est l’instance suprême qui, après un long cheminement, est chargée de faire surgir la vérité. 3. Valéry Paul, Mélange.
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Première partie Une recherche du temps perdu diďŹƒcile, voire impossible
« Le passé me tourmente et je crains l’avenir. » Corneille, Le Cid, acte II, 3.
La sortie sur les écrans du film le plus connu et le plus médiatisé d’Eustache, La Maman et la putain, en 1972, est éloquente. Projeté l’année du Dernier tango à Paris de Bertolucci et de La Grande bouffe de Ferreri (ce dernier et le film d’Eustache ayant tous deux également été présentés à Cannes en sélection officielle la même année), on associa tout de suite, facilement et à tort, le film à ceux-là et à quelques autres qui avaient fait scandale à la même époque, de par l’odeur de souffre qui semblait s’en dégager. Peut-être tout simplement du fait du titre. En effet, antinomie exagérée, celui-ci laissait attendre un film provocateur, anarchisant, prônant la liberté sexuelle de l’époque, profondément ancré politiquement. Or, la provocation n’était justement pas là où on l’attendait. En feignant d’adopter l’idéologie d’une époque, Eustache en montrait plutôt les accrocs et
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faisait ressurgir un passé, qu’il soit culturel ou pourquoi pas idéologique, que les protagonistes de son film ne pouvaient pas avoir connu. À travers un simple titre qui brouillait les pistes, le cinéaste pouvait donc commencer à explorer les puissances du Faux qui lui étaient si chères. L’œuvre d’Eustache est donc une remontée quasisystématique vers le passé, une recherche du temps perdu, auquel on pourrait appliquer les trois grandes théories de Bergson sur le temps rappelées par Deleuze dans L’Image-temps : le passé coexiste avec le présent qu’il a été ; le passé se conserve en soi, comme passé en général (non chronologique) ; le temps se dédouble à chaque instant, en présent et passé, présent qui passe et passé qui se conserve.4 Pour bien la cerner, il faut tout d’abord s’attacher au regard que porte le metteur en scène sur la société et l’époque qui l’entourent et de façon encore plus précise sur les rapports entre le sexe et l’amour qui y sont établis, et principalement dans La Maman et la putain.
Il serait également intéressant d’étudier les références culturelles présentes dans ses films, qu’elles soient cinématographiques, littéraires ou musicales et qui toutes ont une nostalgie du temps passé ou font appel à lui. Enfin, il ne faudrait pas oublier le côté autobiographique qu’ont les films de Jean Eustache, brassant ainsi présent et passé. 4. Deleuze Gilles, L’Image-temps, p. 110.
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« Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. »5
5. Pascal Blaise, Pensées.
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