Jean Gabin, du livre au mythe

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Claude Gauteur

Jean Gabin Du livre au mythe



Claude Gauteur

Jean Gabin Du livre au mythe



Quatre metteurs en scène, Julien Duvivier (né en 1896), Jean Renoir (1894), Jean Grémillon (1901) et Marcel Carné (1906) ont bâti, en six ans et douze films, le premier et longtemps le seul mythe cinématographique français, le mythe masculin de leur génération, le mythe Gabin, même si l’intéressé (né en 1904) se défendait de toute initiative, de toute concertation à cet égard selon son biographe André Brunelin – une invention de journaliste en mal de copie ! Parmi ces œuvres, et quelquefois ces chefs-d’œuvre, des figures libres, six scénarios originaux, et des adaptations, figures en apparence seulement imposées, puisque aussi bien La Bandera comme Pépé le Moko, Gueule d’amour comme Remorques, La Bête humaine comme Le Quai des brumes ont été remodelés aux dimensions désormais

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exigeantes du héros de La Belle équipe, La Grande illusion et Le Jour se lève. D’un côté, des œuvres (littéraires) premières; de l’autre, des œuvres (filmiques) secondes qu’il peut être intéressant de comparer. C’est à peine si dans un ouvrage savant, naguère, étaient mentionnés à propos de Mélodie en sous-sol le nom de l’auteur du roman dont était tiré le film, John Trinian, et celui de son réalisateur, Henri Verneuil. Ne parlons pas de ceux du coadaptateur, Albert Simonin, ni du dialoguiste, Michel Audiard, passés à la trappe. Bref, Alain Delon et Jean Gabin avaient écrit leurs rôles, avant de se filmer eux-mêmes, rien que ça. Pour se borner à Gabin, on ne saurait oublier ce qu’il doit à Julien Duvivier, Jean Renoir, Marcel Carné, Jean Grémillon, Jacques Becker, Henri Decoin, Gilles Grangier et Henri Verneuil ; Charles Spaak, Jacques Prévert, Henri Jeanson, Auguste le Breton, Albert Simonin et Michel Audiard.

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Ni davantage oublier qu’à l’origine, il y a eu des romans de Pierre Mac Orlan, André Beucler et Roger Vercel, Georges Simenon, Marcel Aymé, René Fallet et Antoine Blondin, des séries noires d’Albert Simonin, Auguste le Breton et Jacques Robert. Qu’en est-il en effet dans leurs livres du personnage sur lequel Jean Gabin a jeté son dévolu et qu’il s’est approprié ? Quelles transformations, physiques et/ou morales, ont subies ces personnages pour correspondre à celui, mythique, que la star a bâti puis imposé à l’écran ? Revisitons donc les films de Jean Gabin à la lumière des romans qui les ont inspirés.

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1. De La Bandera Ă Moontide



Aucun autre acteur français ne peut se prévaloir d’un tel palmarès : douze films, dix classiques, en six ans, dont trois signés Julien Duvivier, trois Jean Renoir, deux Jean Grémillon et deux Marcel Carné. Soit, par ordre de sortie, La Bandera (1935), La Belle Équipe et Les Bas-Fonds (1936), Pépé le Moko, La Grande Illusion et Gueule d’amour (1937), Le Quai des brumes et La Bête humaine (1938), Le Jour se lève (1939) et Remorques (1941), les deux « ratés » étant Le Messager (1937) de Raymond Rouleau et Le Récif de corail (1939) de Maurice Gleize. Parmi ces douze films, écrits ou coécrits, adaptation, scénario et/ou dialogue, principalement par Charles Spaak et Jacques Prévert, trois sont des scénarios originaux, La Belle Équipe, La Grande Illusion et Le Jour se lève ; six sont des adaptations de romans

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contemporains, Gueule d’amour (1926) d’André Beucler, Le Quai des brumes (1927) et La Bandera (1931) de Pierre Mac Orlan, Pépé le Moko (1931) d’Ashelbé, Le Récif de corail (1933) de Jean Martet et Remorques (1935) de Roger Vercel ; les trois autres étant un roman, La Bête humaine d’Émile Zola paru en 1890, et deux pièces de théâtre, Dans les bas-fonds de Maxime Gorki et Le Messager de Henry Bernstein, créées à Paris respectivement en 1905 et 1933. Ouvrons, rouvrons, un à un, ces romans1. Cherchons-y le rôle de Gabin et, accessoirement, ceux de ses partenaires, au plus près du texte. 1. À l’exception des Bas-Fonds, on ne reviendra pas sur les adaptations cinématographiques des pièces de théâtre. Dans Le Messager, Jean Gabin reprenait le rôle créé par Victor Francen en 1933. De même dans Victor (Claude Heymann, 1951) reprendra-t-il le rôle créé par Bernard Blier un an auparavant. Fille dangereuse, réalisé par Guido Brignone en 1952 s’inspire du drame de Sabatino Lopez (1867-1951), créé en 1907, Bufere : un brillant chirurgien est écartelé entre son épouse et sa maîtresse, la maman et la putain, Carla Del Poggio et Silvana Pampanini, croisant au passage Serge Reggiani et René Lefèvre, lequel narrera l’aventure dans un chapitre explosif du Film de ma vie 1939-1973 (Éditions France-Empire, 1973, pp. 322-336). Quant à Monsieur (Jean-Paul Le Chanois, 1964), il s’agit d’une adaptation d’une pièce inédite de Claude Gével.

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La Bandera « Il y avait […] trois ou quatre ans que je rêvais de tourner La Bandera. Ma femme et moi, confie Jean Gabin à Odile D. Cambier dans Cinémonde du 19 septembre 1935, nous avions lu le bouquin et trouvé que son sujet était admirablement cinématographique ». Et de poursuivre : « Gilieth est une crapule, mais une crapule sympathique puisqu’il se rachète à la fin du film et que son crime du début lui est presque imposé. Si je n’avais rien à bouffer, moi, demain, je deviendrais peut-être un assassin comme lui, pour ne pas crever de faim. Si j’étais ensuite dépouillé de la même façon du fric que ce crime lui a rapporté, il me semblerait normal de chercher à disparaître dans la Légion, comme une espèce de suicide non définitif. » Gilieth donc, un solide « poids lourd » aux « yeux bleus » luisant « comme deux pierres polies », maître de lui et admiré suivant Mac Orlan : « La présence de Gilieth ennoblissait l’existence de Mulot [à l’écran Raymond Aimos]. Il aimait Gilieth à cause de sa grande force et

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