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SA VIE SES FILMS
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ISBN 978-2-919070-68-8 Dépôt légal septembre 2014 Imprimé dans l’Union européenne Maquette du livre : www.lettmotif-graphisme.com
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
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Séquence 12
Les beaux-arts de faire un chambara Tout le cheminement d’Hideo Gosha au sein du « chambara » semblait devoir le mener au temple de ce genre, l’immense studio kyotoïte de la Daiei, doté du plus grand plateau de tournage d’Asie… En dépit d’une nouvelle forme de résistance au frère ennemi tokyoïte et télévisuel, la venue de Gosha s’inscrivait d’une manière naturelle dans l’ambitieuse politique artistique et commerciale du président de la Daiei, qui avait déjà démarché et porté à son tableau de chasse nombre de réalisateurs de renom, tels Shiro Toyoda, Kajiro Yamamoto, Mikio Naruse, Yasujiro Ozu, Torajiro Saito, Masahiro Makino et, bien sûr, Akira Kurosawa… « Le président du studio, Masaichi Nagata, accordait beaucoup d’importance à l’esthétique et à la dimension artistique », confirme le chef décorateur d’Hitokiri, Yoshinobu Nishioka. En dépit d’un scénario jugé abscons par ce même Nagata, le futur « tennô » (empereur) Akira Kurosawa avait réalisé pour la Daiei, en 1950, le séminal Rashômon. Foncièrement téméraire, le perfectionniste réalisateur avait alors opté pour une approche offensive visant à moderniser (le temps d’un film) les pratiques du studio. Jugeant les méthodes de production surannées, « AK » avait insisté pour disposer notamment d’une copie de travail positive – alors que les équipes de la Daiei montaient à même le négatif. Cette faveur lui avait été accordée – à titre exceptionnel et à lui seul. Outre la copie de travail, Kurosawa avait aussi introduit à la Daiei des nouveautés techniques comme l’enregistrement du son synchrone en extérieur, ou le fait, encore rare à l’époque, de braquer la caméra vers le soleil… De surcroît, l’introduction du posemètre avait permis
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De gauche à droite : Yukio Mishima, Hideo Gosha et Shintaro Katsu, à Tokyo, dans le quartier d’Uzumasa, devant le Lion d’Or decerné au film Rashômon d’Akira Kurosawa.
de normaliser au sein de la Daiei le « jidô genzo » (développement automatisé), alors que d’autres studios (comme la Shochiku ou la Toho) développaient encore la pellicule à la main. « Masaichi Nagata avait ainsi à cœur de faire progresser le cinéma japonais pour lui donner un niveau international », estime le chef opérateur d’Hitokiri, Fujio Morita. « Le mélange des talents était un peu devenu la tradition de la ville de Kyoto », souligne Yoshinobu Nishioka. Ainsi était-il foncièrement logique de voir Gosha, considéré comme l’héritier de Kurosawa dans le domaine du « chambara »,
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venir à son tour réaliser un film ambitieux au sein du prestigieux studio, et sans révolutionner à son tour les pratiques du studio (l’époque était différente), il n’adopterait pas moins lui aussi une approche assez offensive, exigeant par exemple de remplacer le monteur expérimenté qui lui avait été assigné ou de tourner dans des endroits peu usités. Il va sans dire que les rencontres entre les équipes internes de la Daiei et les réalisateurs « externes » ne manquaient jamais de susciter de vives tensions, à la fois artistiques et financières, notamment à l’endroit des rémunérations respectives. D’autant que le cinéma de Kyoto était conçu par ses artisans en opposition à celui de Tokyo, certes mieux pourvu en équipements modernes mais moins soucieux de tradition. Ce qui n’empêchait pas ces mêmes réalisateurs extérieurs de reconnaître que la Daiei était assurément, sur un plan artistique, le studio le plus raffiné d’entre tous. Ainsi le réalisateur de la Toei Sadao Nakajima (par ailleurs coscénariste de Tokyo Bordello) déclarait-il en 1997 dans le magazine Taiyo : « En matière de décors et de techniques, la Daiei Kyoto était le meilleur studio. On peut dire qu’il avait hérité de la tradition de la production cinématographique de Kyoto, notamment en matière de jidai geki. »
Hitokiri fut tourné dans de véritables et très beaux décors d’époque, comme le palais impérial de Kyoto (« Kyoto-gosho »), le temple Sanjusangendô, ou encore un temple shintoïste près du lac Biwa…
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Le réalisateur Nagisa Oshima devait semblablement louer la qualité des techniciens du studio Daiei, engagés pour le tournage de son célèbre Ai no corrida (L’Empire des sens, 1976): « Il est un fait qu’après la guerre, la Daiei était, parmi les studios de cinéma nippons, celui qui possédait les meilleurs techniciens. Les méthodes de production y étaient sans doute un peu surannées, mais tous les films étaient réalisés avec le plus grand soin. Et tous les départements – photographie, éclairage, direction artistique, son, montage –, étaient traités avec le plus grand respect. Dans mon opinion, le studio Daiei était le plus complet de tous. » La Daiei n’en avait pas moins produit, pour d’évidentes raisons commerciales, une grande quantité de films plus génériques avec notamment le duo vedette Raizo Ichikawa-Shintaro Katsu. Le plus souvent des doubles programmes, baptisés « Katsu-Rice », jeu de mot culinaire sur les noms des vedettes signifiant « Thon sur Riz » ! Quant à la (formidable) série gagne-pain de la Daiei, Zatoichi, avec le même Katsu, elle avait fait dire aux employés de la société, volontiers railleurs, « que la Daiei avait enfin ouvert les yeux avec des films d’aveugle » ! Une manière de dire que le studio avait enfin su produire une œuvre à la fois populaire et innovante, dirigée vers le public japonais et non plus la reconnaissance des festivals occidentaux ; cette remarque allait aussi se vérifier avec Hitokiri, véritable apport de sang neuf dans le crépusculaire et sanglant « chambara » de la fin des années soixante… Le film fut aussi réalisé dans le but de combattre le déclin de l’industrie du cinéma nippon et notamment de la Daiei, qui tenait à plusieurs facteurs, comme une technicité onéreuse (procédé Vistavision), plusieurs revers commerciaux et un circuit de distribution fondamentalement trop exigu, l’obligeant à louer des salles à d’autres studios… À la fin des années soixante, la Daiei était ainsi devenue une société exsangue, et ses dirigeants pensaient, à raison, renouer avec le succès grâce à Hideo Gosha. Ce dernier devait ressentir au contact des techniciens du studio une admiration comparable à celle qu’Oshima avait lui-même ressentie et exprimée, sans toutefois se départir de ses propres exigences de créateur pouvant évoquer les ambitions d’Akira Kurosawa sur Rashômon… Conscient des enjeux du projet et des tensions qui l’attendaient dans l’enceinte de ce temple du cinéma dit « historique »
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ou d’époque, Gosha s’y rendit avec une forte appréhension, qu’il dissimula sous son habituelle « cuirasse », ce blanc costume de dandy auquel il greffa des lunettes de soleil et un panama, le tout dans une voiture intégralement noire ! Voyant débouler Gosha, le décorateur Yoshinobu Nishioka crut se retrouver nez à nez avec un authentique yakuza ! À l’évidence, Gosha savait qu’il lui faudrait démontrer ses capacités et sa trempe de cinéaste à l’équipe expérimentée de la Daiei, et même à l’acteur/coproducteur Shintaro Katsu, encore animé d’une certaine forme de réserve à son endroit. Mais l’appréhension allait bientôt céder la place à l’admiration et à l’excitation. Car Gosha était un amoureux de bel ouvrage que le travail des décorateurs de la Daiei ne pouvait que combler, car ils étaient capables d’allier la sensibilité des beaux-arts aux bricolages les plus astucieux… Peu adepte de la langue de bois, le chef opérateur Fujio Morita dira, avec le recul permis par la réussite d’Hitokiri, que les décors de Goyôkin n’avaient tout simplement pas été à la hauteur des ambitions et du talent de Gosha. Grandioses en revanche, les décors d’Hitokiri furent chapeautés par Yoshinobu Nishioka – un des meilleurs décorateurs de la Daiei aux côtés d’Akira Naito, fidèle collaborateur de Kenji Misumi –, et dont la carrière couvre près de cinq décennies, de La Porte de l’enfer (1953) de Teinosuke Kinugasa jusqu’à notamment Gohatto (1999) de Nagisa Oshima. Un autre point central d’Hitokiri fut la nouvelle importance prise par le chef opérateur dans la mise en scène d’Hideo Gosha, c’est-à-dire la totale prise en charge par Fujio Morita de la continuité visuelle du film, permettant au cinéaste de se concentrer davantage sur la direction d’acteurs. L’importance prise par Morita est attribuable à une autre spécificité du studio Daiei, semblablement explicitée par le réalisateur Nagisa Oshima: « Contrairement à des studios comme celui d’Ofuna, de la Shochiku, où le réalisateur avait un contrôle total, du moins dans la théorie, mais aussi souvent dans la pratique, du tournage de ses films, la Daiei, à Kyoto, tendait à mettre le réalisateur et le chef opérateur sur un plan d’égalité. Ce qui avait inspiré à des chefs opérateurs comme Michio Midorikawa et Kazuo Miyagawa leurs plus belles réussites. »
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Arrivé à la Daiei fort d’une certaine maturité artistique et technique, mais sans doute conscient des limites de sa mise en scène, basée sur une forme d’énergie anarchique, de frénésie animale certes en phase avec le personnage d’Izo, mais naturellement opposée aux intimidants beaux-arts de la Daiei, Gosha sut finalement marier la facture esthétique du studio à son propre goût de la rupture, et propulser son cinéma vers une nouvelle forme de maturité formelle, nourrissant en retour le cinéma de la Daiei d’une énergie nouvelle et proprement inédite… Ainsi parvint-il à densifier la tenue esthétique de son propre cinéma, et à en domestiquer le pouvoir, en alliant tradition et modernité. Contre toute attente, le mariage entre ces deux forces dignes du yin et du yang allait s’avérer parfait. Pour le décorateur Yoshinobu Nishioka, c’était même cette alliance de contraires et de contrastes qui convenait le mieux à l’expression de Gosha en offrant un écrin de beauté et d’élégance à ses fiévreuses poussées de violence… Ravi de cette collaboration, Gosha tenterait de réengager les techniciens de la Daiei sur Bandits contre samouraïs et Chasseurs des ténèbres mais se heurterait d’abord aux refus des producteurs, avant d’obtenir gain de cause, au sein de la Toei, au début des années quatre-vingt. Tourner Hitokiri à la Daiei impliquait naturellement pour Gosha de rallier un groupe soudé, assez fermé, voire élitiste (surnommé à l’époque « le cercle des vieux garçons ») ce qui, outre le fait d’évoquer symboliquement l’intégration du petit bretteur Izo Okada dans le clan du « loyaliste » Takechi Hanpei, ne pouvait que séduire l’esprit de Gosha, toujours à la recherche d’un « groupe idéal » pour créer une belle alchimie humaine et artistique. Au groupe des producteurs Masayuki Sato et Ginichi Kishimoto du Haiyuza, Gosha allait ainsi adjoindre celui des techniciens d’Eizo Kyoto (ex-Daiei), s’appuyant sur leur talent artistique et technique pour se consacrer davantage à la direction d’acteurs… Par ailleurs, la relative vétusté du parc technique de la Daiei n’aurait pu permettre à Gosha de réaliser un « über-Goyokin », fondé sur un emploi plus intensif encore du téléobjectif. « Le cinémascope d’Hitokiri induisait un style sans heurts et non l’emploi fréquent du téléobjectif », souligne à ce titre le chef opérateur Fujio Morita. La « course en avant » de Gosha perd ainsi en modernité ce qu’elle gagne en qualités picturales, texturales et en maturité narrative, à travers une dilatation « leonienne » du temps, finalement
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Par son réalisme et sa durée, le meurtre sous la pluie de Yoshida Toyo dans Hitokiri est un véritable tour de force, annonçant le meurtre de Matsuzo dans Shusshô iwaï.
assimilable au « ma », ce concept d’intensification de la vision à travers l’union du temps et de l’espace. Cette notion typiquement japonaise est revendiquée par Takeshi Kitano dans une interview accordée à l’occasion de la rétrospective dévolue à son travail par le Centre Pompidou, en 2010; Kitano y exprime ainsi sa « morale du rythme » cinématographique en déclarant que « dans les films de série B, il n’y a plus de ma, juste un fouillis de bagarres ». Cette remarque est partiellement applicable aux premiers « chambara eiga » de Gosha, portés davantage sur une succession d’actions frénétiques que sur la gestion plénière d’une vraie temporalité narrative… La scène du meurtre de Yoshida Toyo, au début d’Hitokiri, sous une pluie battante, étonne par sa durée et va ainsi dans le sens d’un plus grand réalisme allié à une plus forte empreinte formelle, tout en exprimant la volonté de survie de personnages promis à une mort certaine… Toujours cette volonté de survie propre à Gosha… Gosha reprendrait cette idée dans Shusshô iwai/The Wolves pour le meurtre de Matsuzo aux mains des deux tueuses aux
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ombrelles, et saurait plus généralement accentuer le « ma » dans ses films ultérieurs, le summum de cette évolution se trouvant sans doute dans Usugeshô/Portrait d’un criminel, filmé sans plus aucune fièvre rythmique. « Gosha admirait Masaki Kobayashi », révèle étonnamment l’acteur Tatsuya Nakadai. « Ils étaient d’ailleurs bons amis dans la vie. Je crois que l’évolution de Gosha vers des plans d’une plus longue durée, vers le plan séquence, est plus une influence de Kobayashi que de Kurosawa. Mais du coup, les plans longs de Gosha sont vraiment très longs, presque trop longs! (Rires) » Sans doute le principal paradoxe d’Hitokiri tient-il à cette fusion de sauvagerie et de tradition, emmenant le métrage vers de nouvelles cimes cinétiques et formelles à travers un personnage fondamentalement anarchique et moderne, tandis que Goyôkin, fondé sur un personnage plus traditionnellement hiératique, peinait parfois à faire exister avec authenticité un univers formel proche des cinémas de genre. Surmontant leurs préjugés, les techniciens de la Daiei décidèrent d’épauler Gosha et de tout faire pour lui permettre de magnifier sa vision, rejoignant ainsi la philosophie de l’ingénieur du son de la Daiei Iwao Ôtani, selon laquelle « le travail le plus important d’une équipe de cinéma est de découvrir le talent d’un réalisateur et de tout faire pour le mettre en valeur ». Le budget alloué à Hitokiri le permettant, Gosha bénéficia d’un accès nocturne à plusieurs endroits de tournage historiquement prestigieux de Kyoto, généralement peu exploités, notamment le temple bouddhiste Sanjûsangen-dô (contenant 1001 exemplaires de la divinité Kannon) et le « Kyoto-gosho » (palais impérial)… En retour, Gosha offrit aux équipes de la Daiei sa conception plus brute mais non moins esthétisante du « chambara » (il rendrait finalement hommage à tout un pan de ce « chambara » stylisé de la Daiei en 1986 dans Jittemai/La Brigade des ombres), de même qu’une sorte de naturalisme « sauvage », voire hyperréaliste, idéalement véhiculé par l’acteur Shintaro Katsu. Il va sans dire que ce film était pour Katsu un exutoire à ses appétences dramatiques. Ce dernier avait fait son entrée à la Daiei à une époque où les acteurs étaient encore littéralement « peinturlurés » de blanc, dans des productions de nature assez théâtrale.
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Mal à l’aise dans ce registre pour lequel il lui manquait un physique de jeune premier, critiqué pour la piètre qualité de son jeu, Katsu avait toujours aspiré à trouver sa propre voie à travers le réalisme, voire le naturalisme. Une première occasion lui en avait été donnée dans Shiranui kengyô de Kazuo Mori, puis la série Akumyô (Bad Guy) et, enfin, les séries Heitai Yakuza/Le Soldat yakuza et Zatoichi/Le Masseur aveugle. Hitokiri constitue à l’évidence un décuplement de cette ambition naturaliste, sans écarter totalement quelque chose d’une stylisation théâtrale, notamment dans les extrêmes gros plans du visage de Katsu, dont les yeux semblent noircis au fusain. Hitokiri constitue en fait un joyeux mélange de genres, entre la stylisation, le naturalisme, l’hyperréalisme né de certains décors, de la sueur et du sang, mais aussi l’esthétique manga (la course d’Izo jusqu’à l’auberge d’Ishibejuku). Le film réunit ainsi, sous la double impulsion de Katsu et Gosha, la culture d’en haut (une tradition esthétique) et la culture d’en bas (la culture populaire, la pulp fiction, le cinéma d’action…).
Hideo Gosha dirige Yukio Mishima dans une scène de sabre d’Hitokiri.
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L’interprétation de l’acteur, tout en sueur, accroît sa dimension de rustre, d’homme mal dégrossi, encore proche d’un état sauvage, « rousseauiste ». Ce réalisme était le fruit d’une évolution et allait totalement à l’encontre de l’esthétique de mise en valeur des vedettes du cinéma de l’après-guerre. Katsu lui-même se délectait d’un tel registre de jeu et s’en servirait même, selon le décorateur Yoshinobu Nishioka, pour intensifier un peu plus encore son incarnation de Zatoichi. Il est donc permis de penser que l’acteur utilisa l’inspiration née d’Izo pour renforcer la dimension rude et « charnelle » de Zatoichi, comme dans le film Zatôichi abare-himatsuri (La Légende de Zatoichi: Le shogun de l’ombre, 1970), où le bretteur aveugle combat nu avec une serviette pour cache-sexe. Hitokiri constitue ainsi une étape essentielle dans l’intensification charnelle du cinéma de Gosha, puisant dans la dimension corporelle, organique, une expression de la vitalité humaine, faisant d’Okada une version plus sale, plus suintante et incarnée des précédents héros picaresques et partiellement romantiques de Gosha. Un plan extraordinaire suffit sans doute à résumer l’approche « goguenarde » de Gosha et Katsu vis-à-vis du cinéma de sabre : informé de la prochaine tenue de l’attaque sur l’auberge d’Ishibe en dépit d’affirmations contraires de Takechi Hanpeita, Izo, nu comme un ver, cède à la colère devant un samouraï, impassible, et la geisha Omino, inversement hilare ! Ce double regard posé sur Izo, celui du samouraï digne et celui de la femme, acerbe et moqueur, est aussi celui de Gosha et Katsu sur l’homme sauvage au centre du film, entre admiration pour son énergie et espièglerie vis-à-vis de sa nature hédoniste et fruste. Car Hitokiri, c’est avant tout l’univers des samouraïs vu « d’en bas », panachant l’univers des ambitions politiques de touches de sexe, d’amour et de mort. Parmi les anecdotes dont le tournage d’Hitokiri regorge, une seule suffit à rendre compte de la force de caractère de Gosha en terrain étranger, dans la lignée d’Akira Kurosawa sur Rashômon ; en l’occurrence son refus de continuer à travailler avec le chef monteur choisi pour le film, un vétéran de la Daiei dont la touche rythmique ne lui convenait pas. Pas vraiment inhabituelle dans la carrière de Gosha, cette exigence était plutôt audacieuse au sein d’un studio où il n’avait pas un statut véritablement privilégié. Mais l’apport partiel du jeune remplaçant Toshio Taniguchi (Baby Cart) concourut finalement à dynamiser un peu plus encore une œuvre
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Hitokiri raconté par Yoshinobu Nishioka dans l’ouvrage Eiga bijutsu to wa nani ka (Éditions Heibonsha, 2000) Hideo Gosha était issu de la télévision. Pour éviter que les employés de la Daiei ne se moquent de lui, il était arrivé au studio dans une voiture intégralement noire, revêtu d’un costume blanc, de souliers blancs vernis, d’un panama et de lunettes de soleil. Son crâne était rasé. On l’aurait dit sorti d’un film de yakuzas ! Mais il se révéla être d’un abord très sympathique. Sur le tournage, on le vit opter pour un style vestimentaire plus fonctionnel, avec un tenugui (fine serviette en coton utilisée notamment dans la pratique du kendo, sous le casque). Sa mise en scène, en matière de « chambara », était très différente de celle de Kenji Misumi. Très réaliste, elle n’avait pas son équivalent à la Daiei. À cet égard, Gosha avait fait venir de Tokyo son propre « tateshi », Kentaro Yuasa. On put ainsi parler de « nouvelle vague chambara » au sein de la Daiei. Rapidement, Gosha se prit d’affection pour le travail de la Daiei. Hitokiri était une production d’une importance certaine. Dans l’hypothèse qu’elle pût être la dernière du studio, alors mal en point, l’équipe lui consacra une énergie toute particulière. Gosha fut très impressionné par le décor dans lequel se déroulait l’assassinat du début du film ; c’était en l’occurrence un décor très réaliste, pavé de vraies pierres, dont aucun élément n’était factice. Le principal écueil d’Hitokiri fut son acte final, mal orchestré ; cela était dû au fait que plusieurs scènes précédant la mort du personnage d’Izo avaient été élaguées, afin d’alléger le montage et la durée du film. Mais globalement, Hitokiri fut une réussite, réalisée dans une atmosphère d’émulation très spéciale, due à la perspective de réaliser le dernier film de la Daiei. [Traduction : Masaya Yamashita & Robin Gatto]
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qui allait faire la fierté de la Daiei, marquer les esprits, une partie de la critique, le box-office, mais devenir aussi, après le suicide de Yukio Mishima, un « film de l’ombre », quelque peu occulté au public, au même titre que les autres films avec l’écrivain-acteur dont sa veuve voulut interdire la circulation… Hitokiri vaudrait en outre à Gosha, près de deux décennies plus tard, une terrible agression à l’arme blanche…
Page promotionnelle d’époque.