Hideo Gosha T2 (extrait)

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SA VIE SES FILMS


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Hitokiri Une coproduction Katsu Productions-Fuji Télévision pour Daiei Réalisation : Hideo Gosha Production : Shichiro Murakami, Takashi Norimoto Producteur exécutif : Masanori Sanada Scénario : Shinobu Hashimoto, d’après la nouvelle de Ryotaro Shiba Directeur de la photographie: Fujio Morita Directeur artistique: Yoshinobu Nishioka Musique : Masaru Sato Montage : Kanji Suganuma (et Toshio Taniguchi, non crédité) Chorégraphie des combats et cascades : Kentarô Yuasa. Interprètes : Shintaro Katsu (Izo Okada), Tatsuya Nakadai (Takechi Hanpeita), Yukio Mishima (Shinbei Tanaka), Mitsuko Baisho (La prostituée Omino), Takumi Shinjo (la princesse Aya Anenokoji), Ryutaro Tatsumi (Toyo Yoshida), Yujiro Ishihara (Ryoma Sakamoto). 140 minutes. Sortie au Japon : le 9 août 1969.

Résumé 1862. Province de Tosa, village de Tanizato. Endetté jusqu’au cou, Izo Okada se voit contraint de vendre ses terres et son titre de samouraï. Il est alors engagé comme « hitokiri » (tueur) par le samouraï de haut rang Takechi Hanpeita ; partisan de la faction « sonno jôi undô » (« Révérons l’empereur et chassons les barbares ») et soutien du prince Anenokoji, le plus activiste des nobles, Hanpeita projette, à l’instar des clans Satsuma et Choshu, de renverser le shogunat Tokugawa pour réinstaurer les pouvoirs de l’Empereur. Cette ambition passe notamment par l’assassinat de plusieurs figures réformistes de la politique nippone d’alors, comme Toyo Yoshida, partisan de l’ouverture du Japon à l’étranger. Dans un premier temps, Hanpei demande à Izo d’observer le meurtre de Yoshida pour apprendre à tuer en criant « Tenchu ! » (« Châtiment divin ! ») Puis il envoie Okada tuer Seiichiro Honma, un « loyaliste » soupçonné d’être un espion à la solde du shogunat.

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Le suzerain du fief de Tosa dépêche un enquêteur pour élucider le meurtre de Yoshida, qui bénéficiait des faveurs de l’Empereur. Hanpeita décide alors d’exclure Okada d’une mission consistant à assassiner plusieurs magistrats dans l’auberge d’Ishibe. En vain. Se joignant in extremis à l’embuscade, Okada parvient à occire les deux magistrats. Furieux, Hanpeita lui somme de se tenir à l’écart des activités du clan. Izo est alors démarché par Sakamoto Ryoma, qui lui demande de protéger Kaishu Katsu, « chien de garde » du shogunat, car il pense que cela rendrait service à Hanpeita. Ce faisant, Izo tue sans le savoir plusieurs samouraïs du clan Choshu. Après avoir été durement sermonné par Hanpeita, Izo décide de couper tout lien avec ce dernier et de proposer ses services à d’autres clans, qui le rejettent à tour de rôle… La déchéance d’Izo Okada ne fait alors que commencer, d’autant qu’il voit aussi s’éloigner de lui la femme qu’il aime, la prostituée Omino…

Commentaire Maître-chien Sans doute conscient qu’il retravaillait à l’excès les motifs de son « maître à filmer », Hideo Gosha n’avait pas su dépasser avec Goyôkin le stade du film un peu trop générique, référentiel et déférent, aussi bien vis-à-vis d’Akira Kurosawa que de Masaki Kobayashi. Il n’en poursuivait pas moins sa propre ascension artistique, au point d’aboutir à la première véritable apothéose de son cinéma « hybride et hérétique », au sein d’un temple du « jidai geki » déclinant, le grand studio kyotoïte de la Daiei. Antithèse et complément de Goyôkin, Hitokiri présente un samouraï d’en bas, de basse caste et donc « impur » (car d’origine paysanne, à l’instar du « samouraï patate » des Trois Samouraïs hors la loi), ne rechignant pas à tuer pour gravir les échelons de la société féodale, à l’inverse du personnage de Goyôkin qui, défait de ses illusions, abandonnait son rang et cette même société pour ne plus avoir à tuer. Les deux personnages sont semblablement pris au piège d’une société en mutation, en proie à de violents conflits politiques et économiques. Dès les premières images, la proximité de la mer (rappelant la présence de l’eau dans Le Sang du damné) tend à suggérer que les personnages seront confrontés aux flots impétueux de leur destin, au risque de terminer fossilisés dans les sables ou emportés par les vagues… Gosha reprendrait l’esthétique des premières séquences

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d’Hitokiri avec un véritable décuplement mélancolique dans Shusshô iwai. Comme le dit très justement le journaliste Stephen Hunter, « en prenant de l’âge, Hideo Gosha a mûri. Comme pour tout artiste, ses premiers films sont plus simples et directs, tandis que Goyôkin est plus élaboré, et Hitokiri plus radical, comme pour mieux enfoncer le clou. » Hitokiri constitue à cet égard un profond et radical état des lieux esthétique et émotionnel du « chambara » de Gosha, entre un cinéma de type « mûdo-ha », fondé en grande partie sur le mouvement et le montage, un cinéma cinétique, et une veine plus proche du classicisme, et formaliste de type « konte-ha », fondée sur un découpage plus posé épousant au plus près les sentiments de ses personnages, avec une gestion plus mûre de la temporalité recueillant les influences de Masaki Kobayashi et Kenji Mizoguchi – sans toutefois chercher à instaurer le lyrisme de ce dernier. Hitokiri relie par ailleurs, plus nettement encore, l’univers des samouraïs à celui, non moins significatif, car inscrit dans la vie même du cinéaste, du « bas peuple » nippon, des bas-fonds sociaux : les prostituées, les proxénètes « zegen », les joueurs et joueuses de cartes, les geishas de bas rang, les prostituées, et les paysans pauvres, Izo Okada étant de la classe des « goshi », des paysans-samouraïs souvent issus de clans déchus… Ce qui apparaissait dans Goyôkin comme un motif (trop) secondaire et picaresque acquiert dès lors une force et une authenticité nouvelles, à travers la relation charnelle entre ce même samouraï-paysan et une prostituée, dépeinte avec une intensité charnelle digne du cinéma de Shohei Imamura, dépassant aisément toute la filmographie du « pinku eiga », excepté peut-être quelques titres de Tatsumi Kumashiro… Izo Okada est à cet égard, sans doute, le tout premier samouraï ouvertement sexué et sexuel du cinéma d’Hideo Gosha, l’esprit du Bushidô basculant (enfin) vers la chair et l’art d’en jouir… Hitokiri est aussi l’éducation morale et amoureuse d’un homme. En achetant Omino, Izo a acheté un corps, comme il se plaît à le répéter, mais il ne réalisera que trop tard que l’amour et les sentiments, inversement, ne se monnaient pas. Cette prise de conscience n’interviendra qu’une fois ses faiblesses d’homme mises à nu. Plus que ses adversaires ou son seigneur (son « maître »), c’est Omino, geisha de basse extraction, qui terrassera la virilité d’Izo, en dévoilant ses faiblesses d’homme fébrile et confus, et peu

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adepte de l’exploitation de son intellect (ce que la critique nippone reprochait aussi au cinéaste Gosha). Un élément du scénario présageant des films réalisés par Gosha dans les années quatre-vingt, comme La Proie de l’homme, et la vie même du cinéaste, parangon de virilité littéralement anéanti par la « révolte » de sa propre épouse, rejoignant en cela la brillante analyse de Gilles Boulenger sur l’homo japonicus « incapable de se rendre compte, si ce n’est en agissant cruellement, de l’amour que lui porte la femme. » Hitokiri est donc un « chambara » bien différent de Goyôkin, en cela qu’il expose un peu plus les failles dans la virilité d’un personnage plus proche de Gosha que ne l’était Magobei, incarnation plus romantique et idéalisée du noble et digne samouraï. Hideo Gosha n’hésiterait d’ailleurs pas à confier que le personnage d’Izo Okada était très proche de lui-même et qu’il y avait projeté ses propres faiblesses, lovées derrière une force « trop » apparente (à l’inverse d’un personnage comme Magobei, dépositaire des dernières lueurs de son idéalisme). Cet aveu très « bovarien »

Comme un temporaire passage de relais… Hanpeita (Tatsuya Nakadai) et son chien fou, Izo Okada (Shintaro Katsu), samouraï d’extraction paysanne. C’est aussi la rencontre de deux styles de jeu opposés.


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autorise de fait une comparaison intime entre les deux hommes, entre la fiction de l’un et la vie privée de l’autre… et inversement ! Souvent perçu comme un parangon de virilité, un yakuza, un homme « peu raffiné », peu dégrossi, Gosha semblait conjuguer tous les défauts de l’Izo dépeint au début du film, être physique, d’apparence un peu fruste, issu de la marge, pas nécessairement attaché aux idéologies dominantes, en quête d’estime, d’amourpropre, de dignité, solitaire dans l’âme ou par la force des choses, et doté d’une énergie et d’une fougue à même de le propulser vers un but avoué. Un être très hédoniste aussi, chez qui Thanatos décuple Eros. « Tu es excité quand tu as tué », lui dit Omino. Une situation pouvant rappeler chez Gosha l’homme ivre de sabre autant que de femmes, évoqué à travers moult témoignages de sa fille et de ses collaborateurs. Semblablement, le caractère rebelle et « chien fou » d’Izo ne peut que rappeler la nature profonde de Gosha, réputé pour son individualisme, son indomptabilité, son désir d’être son propre maître et n’en faire qu’à sa tête, en dépit de ses tourments intimes (la culture d’une masculinité traditionnelle affaiblie par un monde en rapide mutation désolidarisant les êtres et fragmentant les classes sociales, la recherche d’une « famille » de substitution dans le cinéma, à travers le Haiyuza ou Eizo Kyoto…). Il est à cet égard révélateur de constater qu’Izo est finalement le seul personnage du cinéma de Gosha à oser formuler et affirmer sa propre libération, sa propre liberté (après avoir enduré nombre d’humiliations de la part de son maître Hanpeita, dont un empoisonnement fatal pour l’un de ses compagnons), jusqu’au point de dire : « J’ai décidé de me libérer du type qui m’enchaînait. » Izo devient en quelque sorte le premier personnage révolutionnaire du cinéma de Gosha, le seul à formuler en toute conscience une téméraire volonté d’affranchissement vis-à-vis de l’inféodation. Mais Gosha sait trop bien que l’homme qu’il dépeint est avant tout ignorant, pathétique, et qu’il a déjà trop tué pour mériter d’échapper au châtiment qui sera le sien, son propre « Tenchu », une crucifixion qui n’en constituera pas moins l’aboutissement logique d’une libération vis-à-vis des turpitudes de la société humaine… Incarnation du sentiment justicier (« seigikan ») de Gosha, le personnage de Magobei n’est plus qu’un lointain fantôme. Gosha s’autorise à faire voler en éclats tout idéalisme moral et physique à travers un personnage grotesque, dont la condition de samouraï

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Izo Okada ne crache jamais sur une bonne lame.

et d’homme fort et impétueux se délite au gré du film. L’Izo « herculéen » des premiers temps dévoile ainsi un visage de plus en plus faible, fragile et effusif; une scène formidable d’émotivité nous montre Izo pleurant comme un enfant sur l’épaule de Shinbei Tanaka ; Gosha reprendra ce motif de l’homme émotif dans The Wolves, entre Iwahashi et Matsuzo, mais aussi dans Portrait d’un criminel entre les personnages de Ken Ogata et Natoto Takenaka. Faisant écho aux « samouraïs chiens » de ses premières œuvres qui s’arrêtaient en plein combat pour s’avouer – savourer ? – leur admiration et attirance mutuelle, cette dimension d’amitié masculine, ici décuplée par l’alcool, semble chère au cœur de Gosha. Cet Izo plus « enfantin » nous est ensuite montré pleurant dans le giron d’Omino. Enfin, l’Izo déchu, mélancolique, esseulé, empli de regrets, allongé dans les hautes herbes, incarnant bien l’idée que Gosha se fera des êtres dans ses films des années quatre-vingt, finit par épier la même Omino dont il a perdu l’amour, faute d’en saisir à temps toute la valeur, comparé à ses rêves d’ascension sociale… L’Izo dépeint par Gosha devient dès lors un être plus nuancé, plus adouci (plus émoussé?), plus sentimental et plus triste qu’il n’y paraissait. « Mon père a parfaitement su dépeindre la mélancolie de cet homme », remarque très justement la fille du

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cinéaste. Semblablement, la virile carapace de Gosha lui servait à masquer ses faiblesses et dissimuler une nature plus sensible, artistique et littéraire – plus enfantine aussi ; la force aliénante du petit samouraï ou du petit yakuza finirait par succomber, chez Gosha, à cette nature tout aussi introspective et mélancolique, propice à ruminer la profonde solitude des êtres. Les scènes les plus émouvantes d’Hitokiri proposent donc, en quelque sorte, les prémices d’un Gosha en devenir, qui s’exprimera non plus à travers la puissance du sabre mais à travers des drames passionnels (familiaux et conjugaux) et la force de la femme, reléguée encore à ce stade au second plan de son cinéma. Eut-il dû refaire Hitokiri, le Gosha de la « seconde époque » aurait mis Omino et Izo sur un plan d’égalité. Semblablement eut-il, dans Goyôkin, davantage étoffé le personnage de l’épouse de Magobei… Au bout du compte, Hitokiri permet à Gosha de dévoiler son âme non pas à travers un personnage de samouraï-rônin idéalisé, plus conceptuel que charnel, mais à travers la figure d’un aspirant samouraï pulsionnel, cachant son insécurité et ses faiblesses, nées de ses origines et des puissances aliénantes de la société et de l’Histoire, derrière sa force physique et la trompeuse certitude de ses désirs. Okada est donc un personnage beaucoup plus fidèle à la « double » nature d’Hideo Gosha, à la fois hédoniste et nihiliste, que n’avaient pu l’être ses précédents samouraïs, plus en phase avec ses propres fractures intérieures nées du sentiment de ne plus appartenir à aucun monde, d’être un survivant seul et à la dérive, un homme dont l’ego tangue entre la farce et la tragédie, même si le questionnement vis-à-vis du pouvoir, et de la valeur intrinsèque de la rébellion contre ce même pouvoir, vaut aussi bien pour Izo que pour Gennosuke ou Magobei. Le cinéaste pose ainsi la question de la survivance d’êtres « pathétiquement purs », destinés à être broyés par les rouages (politiques, économiques) d’une société tournée vers l’exploitation humaine, le profit et l’industrie de la mort (et en définitive de sa propre mort). Si ces êtres sont finalement condamnés à disparaître, et avec eux l’esprit d’une forme de vivre antique, atavique, tournée vers la jouissance de l’existence et non celle du pouvoir, vers les désirs et les plaisirs, ce ne sera pas sans se débattre avec vigueur et affirmer une dernière fois leur fragile fierté d’hommes esseulés mais libres…

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L’hyperbolique destin d’Izo, en dépit de sa fin tragique, correspond donc bien à la vie de Gosha, jalonnée d’excès, de fanfaronnades et de velléités libertaires. Et toute son énergie de « cinéaste samouraï », adepte de l’engagement physique total, semble bien être concentrée dans la folle course d’Izo, véritable tour de force du film, à la fois drôle et émouvant, tant l’énergie de cet homme, à l’instar de celle de Gosha, semble inépuisable… Enfin, tout comme Izo doit apprendre la rigueur du sabre au lieu de simplement se battre comme un animal sauvage, Gosha semble avoir appris au contact de la Daiei la rigueur de cette forme de cinéma plus ample et raffinée qu’il avait déjà recherchée (et approchée) dans Goyôkin, l’amenant à contenir dans un cadre plus « travaillé » sa sauvage puissance, son propre « néoréalisme » toujours aussi inimitable. Si le cinéma de Kyoto était pensé en opposition à Tokyo, l’ennemi intime, alors Hitokiri constitue une fascinante hybridation de ces deux frères ennemis, un bâtard ô combien turbulent et attachant, à l’image d’Izo. La métaphore animale, toujours présente dans le cinéma de Gosha, fait dire à une voix off du film que « le dragon (Takechi Hanpei) a enfanté “un loup” (Izo Okada) ». Au bout du compte, cette métaphore animale nous autorise à dire qu’Hitokiri permit à Gosha, le « réalisateur sans maître », d’enfanter enfin sa vraie première œuvre maîtresse…

Hitokiri raconté par Hideo Gosha Je souhaitais depuis longtemps dépeindre la force, la faiblesse et la tristesse des hommes. Avec Hitokiri, je disposais enfin du scénario parfait pour cela. Très honnêtement, la réalisation de ce film fut une lourde tâche. Mais dussé-je avoir échoué dans mon entreprise, j’ai donné le meilleur de moi-même. La Restauration de Meiji s’est produite voici plus d’un siècle. Mais l’histoire d’Izo, de cet homme exploité par le mouvement anti-shogunal, conserve un tour très actuel. Bien sûr, j’espère aussi avoir réussi à faire un film très dynamique – car Hitokiri est avant tout du grand spectacle ! [Propos extraits du dossier de presse japonais d’époque et traduits par Yuki Emi]

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Pour les besoins d’Hitokiri, j’ai travaillé avec un scénariste hautement réputé, Shinobu Hashimoto. Avant cela, j’avais toujours participé à l’écriture des scénarios de mes propres films et séries télévisées, car j’ai besoin de prendre part au processus d’écriture d’un film pour pouvoir le réaliser. Mais au moment d’entreprendre Hitokiri, je sentais que ma nature même de créateur m’avait mené dans une impasse, que j’avais atteint mes limites de metteur en scène. C’est pour cette raison que j’ai essayé, avec Hitokiri, de me consacrer avant tout à la mise en scène et de laisser l’écriture du scénario à Shinobu Hashimoto, d’autant que sa réputation de scénariste n’était plus à faire. C’était en tout cas ce que je pensais au début, mais au bout du compte, je ne peux concevoir de travailler en niant ma propre nature. Je dois aimer totalement ce que je filme. Pourquoi dis-je cela ? Parce que j’étais en désaccord avec Hashimoto-san sur l’idée de véhiculer une notion de liberté à travers le personnage d’Izo Okada. Nous avons donc eu une discussion plutôt tendue sur ce point, et nous nous sommes accordés sur le fait qu’Izo était un personnage manipulé, au sein de luttes pour le pouvoir politique, et qu’il était avant tout un assassin, un homme très violent. Mais d’un autre côté, je voulais aussi décrire le caractère pathétique de cet homme en partant de sa nature et du contexte dans lequel il était plongé. J’ai donc dit à Hashimoto que je ne pouvais accentuer le thème de la liberté tel qu’il le concevait à travers Izo Okada. Mais pour être tout à fait honnête, c’est avant tout ma propre nature que je voulais dépeindre à travers Izo ; autrement dit, faire de ce personnage un double de moi-même. Notamment pour ce qui concerne mes facettes honteuses de quadragénaire très conscient de sa propre personne, intérieurement déchiré et porteur de nombreuses blessures intimes. C’est avec ces idées que j’ai réalisé Hitokiri, afin d’y synthétiser mes sentiments d’homme à ce stade de ma propre existence, et tenter de m’en défaire à travers le processus de réalisation du film. [Propos extraits du magazine Kinejumpô n°507, 1969, et traduits avec l’aide de Masaya Yamashita]

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Hitokiri raconté par Fujio Morita, chef opérateur À l’évidence, le nom de la Daiei demeure associé à celui de Kazuo Miyagawa, grand chef opérateur de Kenji Mizoguchi sur des chefs-d’œuvre comme Contes de la lune vague après la pluie ou L’Intendant Sansho… Mais l’arbre Miyagawa ne doit pas cacher un petit bois d’excellents opérateurs au rang desquels figurent Chikashi Makiura et Fujio Morita. Né en 1927 et mort en 2014 à Kyoto, ce dernier sort diplômé de la Kyoto Daiichi Kôgyô Gakkô et entre à la Daiei en 1947. Il est d’abord, entre autres affectations, opérateur de la mise au point du Héros sacrilège de Kenji Mizoguchi, puis assistant auprès des chefs opérateurs Kohei Sugiyama et Sôichi Aisaka. Il prend du galon en 1962 sur le film Yama otoko no uta, dont il signe la photographie. Dès lors, il est appelé à travailler pour les meilleurs artisans du studio, dont Kenji Misumi. Il remporte en 1965 le prix Miura Shô pour Daimajin. C’est l’acteur Shintaro Katsu (Zatoichi) qui insiste pour qu’il prenne en charge la photographie d’Hitokiri, en 1969. À partir

Fujio Morita.


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de 1971, après la faillite de la Daiei, il officie au sein de l’association Eizo Kyoto, qui regroupe des artisans, techniciens et réalisateurs du studio. Il réalise même des épisodes de la série Zatoichi, avec Shintaro Katsu, dont le très apprécié Shinju Aiyabushi avec l’actrice Ruriko Asaoka. La collaboration entre Morita et Gosha, reprise en 1982, débouchera sur la réalisation de treize longs-métrages, jusqu’à la mort du cinéaste en 1992. Seiichi Ichiko, assistant de Shintaro Katsu sur la série télévisée Zatoichi, déclara quelque temps avant sa disparition: « La Daiei possédait trois grands chefs opérateurs: Kazuo Miyagawa, Fujio Morita, et Chikashi Makiura. Morita était très fort pour les plans en longue focale, les zooms et contre-zooms, et pour l’harmonisation des couleurs dans un plan. On peut définir les trois en disant que Miyagawa était classique, Morita très visuel, et Makiura très artistique. » [L’entretien qui suit fut réalisé entre 2004 et 2006 à Kyoto dans le cadre de la réalisation des programmes de complément de la collection DVD Hideo Gosha éditée par Wild Side.] Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Hideo Gosha, et sachant que ce dernier était souvent mal perçu par les techniciens des studios de cinéma en raison de ses origines télévisuelles, quel regard portiez-vous sur lui ? Au début, Gosha n’était à mes yeux que le réalisateur de la série Trois Samouraïs hors la loi, car c’était tout ce que je connaissais vraiment de lui. Je ne dirais pas qu’il m’intéressait peu, mais il n’avait pas encore de grand film à son actif. C’était avant de voir Goyôkin, dont le chef opérateur, très connu dans la profession, était Kôzô Okazaki. Avant d’évoquer mes souvenirs d’Hitokiri, il me faut donc parler de Goyôkin. En 2005, pour le treizième anniversaire de la mort de Gosha, une projection spéciale a été organisée au siège de Fuji TV, à Tokyo, dans le quartier d’Odaiba. Il s’agissait d’une double séance comprenant Goyôkin et Hitokiri. La nouvelle vision de Goyôkin a renforcé mon admiration pour Gosha. Au début du film, on voit des corbeaux flotter dans le ciel et venir becqueter des cadavres. Un plan très désagréable montre des corbeaux déchiqueter de la chair humaine. Ce genre de plan frappe l’imagination des spectateurs tout en posant sans ambages le ton du film. Par ailleurs, il me semble que Gosha pensait à Sept Samouraïs en faisant

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ce film, notamment pour la scène de bataille au sabre sous la pluie et l’utilisation du feu. Avant de rencontrer Gosha pour Hitokiri, j’étais donc confus à la pensée de travailler avec le réalisateur d’une œuvre aussi forte. Certes, il n’avait pas le même statut que les cadres du studio… Mais j’étais quand même intimidé. Dans ce cas, comment votre première rencontre avec Gosha s’est-elle déroulée ? Ce que je peux dire, c’est ce que ce n’était finalement pas plus mal de manquer d’informations sur lui avant de le rencontrer. Quand on possède trop de renseignements sur une personne, on se fait trop d’idées préconçues sur sa personnalité. La rumeur faisait de Gosha un homme effrayant ; mais ce qui le définissait avant tout, c’était son dandysme. Il allait partout revêtu d’une garde-robe entièrement blanche : costume, chapeau, chaussures… Il n’hésitait pas à s’allonger sur le sol, sans se soucier de salir son beau costume. J’en vins à me dire à son sujet : « Quel poseur ! » Mais comme avec Shintaro Katsu, je me suis bien entendu et amusé avec Gosha, car il était d’une vraie drôlerie… Comment avez-vous été choisi pour devenir le chef opérateur d’Hitokiri ? C’est Shintaro Katsu qui a voulu que je sois le chef opérateur de ce film. Finalement, j’étais rassuré par le fait de me dire que l’équipe serait composée de techniciens de la Daiei avec lesquels j’avais l’habitude de travailler… Vous souvenez-vous des circonstances dans lesquelles le projet d’Hitokiri est né ? Et à votre avis, quels étaient les sentiments de Gosha en venant travailler au sein du studio Daiei, réputé pour son art cinématographique ? Hitokiri avait été commandé à la Daiei par Fuji TV, par l’intermédiaire de la Katsu Pro. La Katsu Pro. était une société qui avait grandi à Kyoto. Ses membres connaissaient bien les bons et mauvais côtés de la ville. Katsu savait que les techniciens de Kyoto étaient excellents, y compris dans le domaine des beaux-arts. Naturellement, Gosha connaissait leur travail à travers certains films. Je conçois qu’il ait fatalement été attiré par cet univers artistique… Le chef décorateur Yoshinobu Nishioka souligne que les décors réalisés par Daiei surprirent beaucoup Gosha…

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Oui, c’est vrai. C’étaient réellement de très beaux décors. Pas comme ceux de son film précédent, Goyôkin, qui étaient vraiment de mauvaise qualité, dénués de raffinement. La photographie mise à part, le style de construction n’était tout simplement pas le même. En outre, n’oublions pas que le décorateur de la Daiei était justement Yoshinobu Nishioka… Au début de l’histoire d’Hitokiri se déroule, sous les yeux d’Izo, une scène d’assassinat, celui de Toyo Yoshida, sous une très forte averse. On s’était dit que cette scène serait plus photogénique si elle se passait sur un chemin en pente, entièrement couvert de vrais pavés, sur lesquels l’eau de la pluie rebondirait… Aujourd’hui, quand on revoit le film en vidéo, on a un peu de mal à discerner tous les détails de cette scène… Mais sur grand écran, on perçoit tout cela très clairement. L’approche visuelle et formelle d’Hitokiri n’a rien à voir avec celle de Goyôkin. Autant Kôzô Okazaki se plaisait à exploiter le zoom, autant l’approche d’Hitokiri repose en quelque sorte sur un certain classicisme formel. On pourrait dire que Gosha a trouvé avec Hitokiri « le classicisme esthétique de la Daiei », dont vous étiez en quelque sorte le garant. Était-ce une recherche consciente de sa part ? Et avez-vous eu une véritable influence dans l’établissement du style formel d’Hitokiri ? Pour répondre à votre question, il convient d’évoquer la technique. À cette époque, seules les caméras Panavision possédaient des téléobjectifs. Les caméras Arriflex, utilisées majoritairement depuis longtemps par le cinéma japonais, n’en possédaient pas encore. C’est justement à cette époque qu’on a commencé à utiliser le zoom, en sus du Cinémascope. Mais ce format rendait très difficile l’utilisation du téléobjectif. Ce qui n’était pas le cas avec des lentilles non anamorphiques, comme les Vista Size (ou Vistavision). Comme vous le savez, Gosha venait de la télévision. La différence entre le travail pour le média télévisuel et le cinéma avait principalement à voir avec la taille de l’écran. Dans le passé, l’image télévisée n’avait pas la même qualité que celle d’aujourd’hui. Il y avait donc beaucoup de plans au zoom. Quand les objets étaient filmés de trop loin, on ne discernait pas grand-chose, car la définition était trop mauvaise. Donc, en général, la télévision employait fréquemment le téléobjectif. Par comparaison, le Cinémascope induisait un style sans heurts. Sur Goyôkin, le chef opérateur Kôzô Okazaki avait utilisé

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des optiques Panavision, sans lentilles anamorphiques, très performantes sur le plan de la couleur et de la netteté. La technique et la mécanique demeurent la base de notre travail. Kôzô Okazaki a su tirer parti des qualités de la caméra Panavision pour utiliser le zoom. Les objectifs anamorphiques étaient encore fragiles. Leur qualité s’améliorait de plus en plus, mais ils n’étaient pas exempts de certains défauts ; cela avait surtout été le cas dans les années cinquante, avec les optiques Vista Size. Celles-ci n’étaient plus guère utilisées, sauf dans la série des Tora-san. La plupart des sociétés s’étaient mises à utiliser des lentilles 1:85, plus simples d’utilisation. Alors, on pouvait enfin utiliser le zoom… Mais sur Hitokiri, Hideo Gosha n’a pas eu d’exigences précises à l’endroit de la mise en scène. J’ai donc été pleinement en charge du découpage. En général, les réalisateurs pensaient que c’était leur travail. Mais Gosha avait décidé de m’en déléguer la responsabilité. J’ai ainsi été en charge du découpage sur presque tous les films que j’ai faits avec lui. À partir d’Hitokiri, ce fut comme une entente tacite entre nous. Quand on discutait d’un plan, je lui disais par exemple : « Gosha, je pense que c’est mieux de filmer au zoom pour le plan suivant ». C’est en procédant ainsi que nous avons réalisé Hitokiri. À la télévision, Gosha disait « Coupez » seulement s’il était bien sûr de savoir comment les trois caméras utilisées pour les prises de vues s’étaient déplacées. C’était de cette manière qu’il avait l’habitude de travailler à la télévision, car c’était aussi comme cela qu’on tournait pour ce média. Il avait donc moins l’habitude que d’autres réalisateurs de découper des séquences, conçues pour lier des plans isolés filmés les uns après les autres. Cela demeurait pour lui quelque chose de difficile. En revanche, nous qui avions commencé notre carrière dans le cinéma, utilisions des découpages dessinés pour transmettre nos idées. Ce style de découpage était nécessaire pour viser une efficacité maximale. Je ne veux pas dire par là que le découpage doit être le travail du réalisateur. Il y a hélas trop de réalisateurs qui ignorent comment diriger les acteurs. Nombre de réalisateurs demeurent silencieux. Cela ne veut pas dire qu’ils sont mécontents ; seulement, trop peu de réalisateurs savent expliquer ce qu’ils veulent aux acteurs. La plupart ont tendance à penser que leur responsabilité première est de s’occuper du découpage… Un grand maître comme Kenji Mizoguchi dépendait en fait beaucoup de son chef opérateur Kazuo Miyagawa. Il arrivait par

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exemple que Mizoguchi demande à Miyagawa : « Tu ne trouves pas qu’on a besoin d’un gros plan, ici ? » – « Oui, on va en faire un », répondait alors Miyagawa. Je trouve que le découpage est un vrai travail pour le chef opérateur. Il doit réfléchir à la taille de chaque image. Le chef opérateur doit en quelque sorte être le porte-parole du public auprès du réalisateur. Mais pour résumer, je peux dire que mes idées et celles de Gosha s’accordaient très bien et que nous avons eu une relation très fructueuse… Quelle est votre vision du « chambara » dans le film Hitokiri et quels souvenirs gardez-vous des scènes de sabre que vous avez filmées ? Le « chambara » est issu d’une sorte de danse du sabre. L’intention n’est pas de montrer de vraies techniques mortelles. La gestuelle des films de sabre traditionnels n’est donc pas faite pour tuer en combat réel. Toutefois, dans la scène de sabre sous la pluie du début d’Hitokiri, il est vrai que l’on montre en détail une attaque faite pour tuer. C’est durant cette scène qu’Izo saisit le sens du mot « tenchu ». Pour tout cela, on avait besoin d’une scène de longue durée. On peut penser que la continuité de cette scène fut difficile

Shintaro Katsu et Yukio Mishima répètent quelques passes de sabre entre deux prises d’Hitokiri.


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à établir, mais nous avons simplement décidé de filmer sans nous arrêter, et d’apporter au fur et à mesure les modifications nécessaires. Certains voulurent mettre des plans d’insert, comme des éclairs de lames de sabres ou du sang. Nous avons donc décidé de faire jaillir du sang du cou de la victime… À cette époque, le même type d’effet avait été filmé dans le film Sanjuro (1961) d’Akira Kurosawa. Dans la scène ou l’acteur Tatsuya Nakadai lance son sabre, il y avait une quantité de sang vraiment étonnante… Nous avons donc adopté le même effet, avec une différence due au fait que c’était sous la pluie… Toutefois, c’est la longueur ininterrompue du plan-séquence, et non les effets, qui créent le réalisme de cette scène. Un plan d’une longue durée produit un plus grand effet de réel. Sinon, le spectateur sent quelque chose de faux. Notre intention première était donc de créer une scène réaliste. De fait, la pluie participe aussi à ce réalisme… Nous avons tourné cette scène de sabre sous la pluie dans l’ancien hangar n°4 de la Daiei. On connaissait bien le moyen de créer une forte averse ; il fallait pour cela un énorme volume d’eau. En général, l’éclairage au plafond était fixé à des barres d’appui ; nous avons donc amené des tuyaux de dix-sept centimètres de diamètre que nous avons fixés à l’aide des barres d’appui, puis nous avons projeté l’eau contre les murs ; ainsi, l’eau ne tombait pas directement sur les acteurs mais par rebond. C’est de cette manière que nous avons accentué la force de la pluie. On appelait les techniciens qui s’occupaient de cela à la Daiei les « tokki » 13/ – de très bons techniciens en l’occurrence, qui travaillent aujourd’hui encore dans ce domaine. La caméra a donc filmé de longs plans larges sous une pluie terrible. Car pour donner le sentiment d’une pluie forte à l’écran, il faut vraiment qu’elle soit très violente – comme une chute d’eau, au point qu’il est difficile d’ouvrir les yeux. Kentaro Yuasa était le chorégraphe de sabre attitré d’Hideo Gosha. Jusqu’à quel point contrôlait-il les scènes de combats d’Hitokiri ? Pour être franc, Kentaro Yuasa ne contrôlait pas totalement les combats de ce film, car Gosha adorait se mêler de tout et s’en charger lui-même. Gosha était très directif ; il arrivait qu’il amène

13. Tokki : abréviation de « tokushu kikai », l’équivalent de nos machinistes.

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un vrai sabre, pose un rondin de bois, le coupe et dise : « Faites ce geste ». Comme dans le film La Brigade des ombres. Katsu aimait aussi diriger lui-même les scènes de combat de ses films. Dans les Zatoichi et les films de son frère Tomisaburo Wakayama, le style pratiqué dans les combats au sabre est celui de l’« iai-giri », dans lequel il faut « couper », atteindre l’ennemi le premier, assez rapidement pour ne pas être soi-même touché. C’est particulier au style « iai », et c’est en quelque sorte un style aussi intrinsèque aux arts martiaux japonais que l’est le kung-fu de Shaolin à la Chine. L’« iai » est un art martial que Gosha et Katsu connaissaient bien. Alors, le pauvre Yuasa avait un peu moins sa place dans Hitokiri… Quels souvenirs gardez-vous de Yukio Mishima dans les scènes de combat au sabre ? Le personnage de Shinbei Tanaka était effectivement joué par le romancier Yukio Mishima. Je ne sais pas où il avait appris le « chambara », mais il s’en tirait plutôt bien. Toutefois, même s’il avait fortifié son buste par la musculation, le bas de son corps restait un peu faible. Il lui manquait donc un peu de stabilité lorsqu’il

Yukio Mishima commet dans Hitokiri un hara-kiri qui annonçait sa propre mort rituelle par seppuku un an plus tard.


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adoptait la posture d’attente du samouraï, jambes demi-pliées. Un bon exemple est celui de Tomisaburo Wakayama, c’est-à-dire jambes écartées, le poids du corps sur les hanches. Wakayama maîtrisait fort bien cette pose, qui montre la force du combattant. J’avais l’impression que c’était ce qui manquait à Mishima. Il se déplaçait avec trop de légèreté, il lui manquait un peu de poids. Avec le recul, quel regard portez-vous sur la scène de harakiri de Yukio Mishima, un an avant sa mort ? La scène de hara-kiri de Mishima rappelle à tout le monde son suicide dans la base militaire d’Ichigaya, à Tokyo. On ne peut s’empêcher de penser qu’il a reproduit exactement ce qu’il avait fait dans Hitokiri. On retrouve la même situation dans son film Yukoku (1965), filmée différemment par son chef opérateur Kimio Watanabe. Mishima et Watanabe avaient conçu ensemble ce film basé sur l’histoire d’un révolutionnaire de l’époque Showa. Mais l’on ne pouvait imaginer qu’il commettrait un tel acte, un an après Hitokiri… L’une des scènes les plus mémorables d’Hitokiri demeure la course effrénée d’Izo jusqu’à Ishibejuku… On dit que c’est une histoire vraie. Il faut savoir que Kyoto est distante de soixante kilomètres d’Ishibejuku. Izo a donc parcouru toute cette distance à pied, en courant, avant de se joindre à cette bataille nocturne… Imaginez donc: courir une distance plus longue que celle d’un marathon, c’est incroyable… Dans cette scène, je devais filmer Katsu courant le long de la berge d’une rivière, en plan large. Ce jour-là, il faisait beau, la digue était couverte de verdure, paisible. L’image était trop belle et manquait de dynamisme. On a donc cherché une idée… et on l’a trouvée. C’était un truc qu’on voit souvent dans les mangas : ces traînées de poussière dans le sillage de personnages en train de courir. On a donc décidé de créer la même chose. Katsu a donc accroché à ses pieds des enveloppes de gaze remplies de fécule. Quand il levait un peu trop les jambes, on voyait le trucage, mais quand ses jambes étaient baissées, les hautes herbes le dissimulaient. Et c’est ainsi qu’on a pu créer cette belle traînée de poussière ; comme dans le sillage d’une voiture. En général, la poussière ne se soulève pas tellement, sauf si la terre est sèche ou qu’on répand de la poudre sur le sol. Je me souviens encore beaucoup de cette séquence. Katsu trouvait l’idée géniale et s’est fait plaisir à partir de ce moment-là. J’ai donc filmé la

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silhouette de Katsu courant sur la berge puis, en panoramique, de dos, comme à vol d’oiseau ; je le filmais depuis le toit d’une voiture. Mais comme il était difficile de bien filmer dans toute cette poussière, on finissait par couper la ficelle des sacs de fécule pour laisser Katsu courir sans… Je me rappelle qu’on a dû refaire pas mal de prises… C’était une journée de tournage vraiment dure, éprouvante, et Katsu a fini par montrer ses faiblesses. « Je n’y arrive plus. J’ai envie d’arrêter », nous a-t-il dit. Et il a vraiment fini par quitter le plateau pour rentrer chez lui. Ce fut donc vraiment dur pour lui… La distance à parcourir était importante. Mais Katsu était encore jeune et plein d’énergie… Toujours durant la course d’Izo, il y a un plan dans lequel Katsu court face au soleil… Pour que le soleil ait cette taille à l’écran, il fallait que je filme Katsu au téléobjectif. Mais avec un tel cadrage, Katsu ne pouvait pas courir ; il fallait qu’il fasse du surplace. Il devait juste rentrer dans le cadre et en sortir. Mais il savait bien que cela suffirait à donner l’impression qu’il était en train de courir… Il a bien compris ma demande… Les acteurs de sa génération et les vétérans du cinéma japonais comme Kazuo Hasegawa comprenaient aisément ce genre d’exercices. Ils savaient bien se positionner dans le cadre en tenant compte de la caméra et de la lumière. C’était donc très agréable pour les chefs opérateurs de travailler avec eux. Je n’avais plus qu’à me concentrer sur mon travail, pour être le plus efficace possible. La deuxième partie du film comporte des visions fantasmagoriques qui ont dû vous demander des efforts particuliers… La deuxième partie de l’histoire d’Hitokiri était difficile à filmer, car le contexte changeait totalement avec la captivité d’Izo. Durant celle-ci, Izo et Kei boivent du poison; Kei crache du sang et meurt. À partir de ce moment-là, Izo dit: « Je te suivrai. » Bref, la tonalité de l’histoire devient toute autre. Je me souviens d’un moment difficile à filmer et qu’il a même fallu refaire: celui où l’on voit du sang tomber du ciel. Je ne sais pourquoi, mais il fut unanimement décidé de refaire ce plan. J’étais un chef opérateur encore jeune et finalement, il était assez osé de me confier la responsabilité d’un tel film, et de m’accorder en outre la chance de pouvoir refilmer cette scène… C’était quelque chose de peu courant. Le plan de la mort de Katsu fut un véritable petit défi technique, pour lequel on utilisa le procédé dit de la « réticulation ». La pellicule filmique est composée d’une

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base et d’une émulsion ; pour une pellicule couleur, il y a en plus des colorants ; quand on chauffe cette pellicule, on remarque qu’elle se plisse et que des irrégularités se forment. C’est donc ce qu’on a fait. On a ensuite effectué un « overlap » pour donner l’impression que le visage de Katsu se diluait… C’est la méthode de la réticulation. Il est impossible de faire la même chose avec les pellicules actuelles, car elles résistent davantage à des températures très importantes. Mais les pellicules du passé commençaient à fondre à une température de 60°. Pour la fin d’Hitokiri, on a donc chauffé la pellicule à une température de 40°, puis laissée refroidir… Pour le reste, c’est assez simple : Katsu portait une perruque et je l’ai filmé en plongée. Mais aujourd’hui encore, je ne sais si j’ai eu raison ou non de le filmer ainsi… Hideo Gosha aurait dit un jour : « Izo, c’est moi ». Quel sens attacheriez-vous à cette déclaration ? (Il réfléchit…) Izo est un personnage qui se distingue à la fois par son ignorance et sa témérité. C’est un homme peu cultivé mais hyperactif, dont l’ignorance n’a d’égale que la passion et l’agressivité. Le caractère d’Izo, par son insensée témérité, était commun à Katsu et Gosha. Finalement, l’un des vrais événements du tournage d’Hitokiri fut de réaliser que Gosha et Katsu avaient des personnalités très proches l’une de l’autre. Mais il n’y eut que ce film pour s’en rendre compte car, par un curieux tour du destin, Gosha n’a réalisé aucun film de la saga Zatoichi… Selon vous, quelle valeur Gosha accordait-il à Hitokiri au sein de sa filmographie ? Gosha était un réalisateur doué pour le « jidai geki » ; évoluer dans cet univers le passionnait. Beaucoup de créateurs préfèrent la comédie et tous types de fiction à la réalité. Mais Gosha favorisait toujours des histoires proches de la réalité. On peut d’ailleurs dire la même chose de Mishima ; ses romans touchent à la vérité de notre monde. Je trouve que c’est un point commun entre Gosha et Mishima… Dans ses films, Gosha était surtout doué pour dépeindre une forme de réalité universelle, propre à l’homme, et c’est aussi ce qu’il a fait, selon moi, dans Hitokiri.

Ci-contre, le graphisme japonais inspira la jaquette de la très belle édition collector d’Hitokiri par Wild Side.

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Que vous inspire la première sortie mondiale du film en DVD, en France ? J’en suis très heureux. Vous savez, j’ai entendu dire que le montage d’Hitokiri a été modifié lorsqu’il est sorti aux USA. Le film aurait été ramené à une suite de scènes de combats, afin d’épargner l’arrière-plan historique au public américain. En fait, l’épouse de Yukio Mishima avait interdit la sortie de ce film, mais les Américains sont passés outre, allant jusqu’à modifier la teneur du film ; cela m’a mis hors de moi… Mais il est vrai que même pour les Japonais, l’arrière-plan historique du film demeure compliqué. Il est donc encore plus dur à comprendre pour les étrangers…

Hitokiri raconté par Yoshinobu Nishioka, chef décorateur Yoshinobu Nishioka est né en 1922 à Nara. Il est diplômé en littérature de l’université de Hôsei. Encore étudiant, il part à la guerre et connaît, à l’instar de Kenji Misumi, une période de captivité en Sibérie. En 1948, il entre à la Daiei, à Kyoto, dans le département Satsueijo Bijutsubu (décoration). Il devient chef décorateur de plein droit en 1952 sur le film Tenpo Suikoden de Shinsei Adachi. Sa carrière comporte des titres aussi importants que La Porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa et Le Pavillon d’or (Enjô) de Kon Ichikawa. Après la faillite de la Daiei, en 1971, il poursuit ses activités au sein de l’association Eizo Kyoto, dont il assure aussi la direction, jusque dans les années 2000. Comment vous-même et la Daiei avez-vous accueilli Hideo Gosha, sachant que la télévision et le cinéma étaient deux frères ennemis ? Hideo Gosha était encore considéré, à cette époque, comme le réalisateur vedette de Fuji TV. Il était assez inquiet à l’idée de travailler avec les techniciens expérimentés du studio Daiei que nous étions. Je dois dire que nous l’avons accueilli assez froidement. Nous avions l’impression que c’était quelqu’un de très différent et de peu orthodoxe. Il nous a donc fallu un certain temps pour nous habituer à lui. Tout en étant conscient de cette ambiance qui lui était défavorable, Gosha avait accepté de venir au studio de la Daiei, à Kyoto. C’était un studio où officiaient pas mal de réalisateurs très chevronnés. J’imagine que Gosha a psychologiquement souffert

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de ces conditions d’accueil. Le studio Daiei avait obtenu plusieurs prix pour ses productions, et nous étions fiers du travail accompli. De fait, les équipes du studio n’avaient aucune attente vis-à-vis de Gosha. La plupart des réalisateurs de la Daiei le virent arriver avec une certaine froideur. Mais le directeur et les cadres du studio posaient un regard assurément différent sur lui. Personnellement, j’ai trouvé son caractère simple et franc. On sentait que c’était un homme qui possédait une vraie connaissance de la vie. Alors, les équipes se sont rapidement bien entendues avec lui. Le chef opérateur Fujio Morita, par exemple, a bien compris l’univers créatif de Gosha. Travailler avec ce dernier n’a donc pas posé beaucoup de difficultés. Gosha voulait faire un film original, un « jidai geki » plus audacieux que d’habitude. Il ne fallait donc pas gâcher cette occasion, ni cette rencontre. J’ai donc tenu à mettre tout mon savoir-faire au service de Gosha. Comment s’est déroulée votre collaboration dans les faits? Nous voulions créer avec lui des images nouvelles. C’était une occasion unique. Je voulais que cet esprit de nouveauté se matérialise à l’écran. Gosha fut très étonné par les décors d’extérieurs en studio. C’étaient en effet des décors construits en dur. Pour la scène de l’assassinat, au début, nous avions édifié un chemin en pente pavé de vraies pierres lourdes, acheminées au studio par camion. C’est là que nous avons tourné cette scène de meurtre sous une grosse averse. Gosha était stupéfait. Ce décor scella notre collaboration. À partir de là, Gosha a totalement plongé dans l’univers du « jidai geki » de Kyoto. Avant cela, Gosha avait fait des « jidai geki » comme Goyôkin, à Tokyo, mais la puissance de création de Kyoto correspondait bien à sa sensibilité. Les matériaux des décors étaient réels, authentiques, contrairement à ceux de ses films habituels. Beaucoup de choses, je crois, étaient nouvelles pour Gosha. Et il était avide de tout connaître. Et tout en se familiarisant avec nos méthodes de travail, il nous soumettait peu à peu ses idées. Ses aspirations créatrices augmentèrent et prirent une ampleur nouvelle, tant au niveau de la taille du cadre que des mouvements de caméra. Il faut dire qu’à cette époque, la Daiei était sur le déclin. Elle était déjà sortie de son âge d’or. Mais les équipes faisaient de leur mieux pour raviver les forces de la société. Et consacrèrent beaucoup d’énergie à Hitokiri, plus encore qu’à d’autres productions de la Daiei. Le contenu d’Hitokiri était remarquable comparé à celui

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d’autres films de la même époque. Nous avons tourné une grande partie d’Hitokiri dans le studio de la Daiei. À cette époque, la Daiei possédait un gigantesque plateau, considéré comme le plus grand d’Asie. Grâce à ses décors, Hitokiri possède une vraie envergure et une grande beauté. Malheureusement, le studio Daiei de Kyoto n’existe plus. L’aspect des matériaux a beaucoup influencé le style visuel d’Hitokiri. On a aussi tourné beaucoup de véritables extérieurs. On choisissait des endroits inhabituels ; par exemple, une scène de rendez-vous entre Izo et Hanpei fut tournée au temple shinto Hiyoshi, près du lac Biwa et d’un ruisseau de montagne. C’était la toute première fois que nous tournions à cet endroit. Gosha désirait vraiment filmer des endroits nouveaux. Hitokiri possède ainsi une certaine puissance d’évocation grâce à ces touches de nouveauté et de jeunesse. Quel regard portez-vous sur les combats au sabre d’Hitokiri ? Ils sont emblématiques de la volonté novatrice de Gosha. Le « tateshi » Kentaro Yuasa a introduit des techniques létales d’une grande originalité. On voyait Izo Okada, par exemple, tuer un homme à travers une lanterne de papier. Ce genre d’image exprimait bien les idées de Gosha. La Daiei possédait son propre chorégraphe, qui contrôlait les mouvements au sabre selon le style associé à chaque vedette, comme Raizo Ichikawa ou Shintaro Katsu. Mais Gosha avait des idées originales et vraiment étonnantes pour nous. C’était sa particularité. Avant Gosha, il nous était arrivé de travailler avec des réalisateurs extérieurs à nos équipes, mais la puissance de Gosha était vraiment unique. Quelles scènes du film vous ont le plus impressionné ? La scène la plus mémorable à mes yeux demeure celle qui précède la course d’Izo Okada vers Ishibejuku. Katsu, le visage suintant de graisse, mange du poulpe et transpire énormément. Son jeu est extraordinaire. En retour, cela l’a inspiré pour jouer Zatoichi. Je trouvais d’ailleurs que le jeu puissant et charnel de Katsu inspirait les acteurs autour de lui. Je pense que l’on peut déceler son influence jusque dans la scène de hara-kiri de Yukio Mishima. On parle souvent d’Hitokiri comme d’un film un peu maudit, dont la réussite artistique est occultée par le suicide

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rituel de Yukio Mishima et la disgrâce d’Hideo Gosha au début des années quatre-vingt. Qu’en pensez-vous ? Je ne pense pas que la réputation du film Hitokiri ait eu à souffrir de la fin de vie de Mishima, ni de la vie tourmentée de Gosha. Mais quelque part, les styles de vie de Mishima et Gosha se sont sans doute confondus. On peut dire que ces deux hommes se ressemblaient, par certains aspects de leurs personnalités. Mais à la fin de sa carrière, Gosha a encore évolué et fait plus de films « féminins » que de films dits « virils ». [Propos recueillis par Robin Gatto et traduits par Yuki Emi]

Hitokiri raconté par Masanori Sanada, coproducteur Masanori Sanada a fait ses débuts à la Daiei en 1960, d’abord comme attaché de presse, chargé de la promotion de films comme les Zatoichi, dont la vedette était Shintaro Katsu, puis comme producteur exécutif et, enfin, producteur en chef. Après la faillite de la Daiei, il demeure aux côtés de Shintaro Katsu pour gérer les productions de sa société, la Katsu Pro. Il supervise ainsi la saga Baby Cart avec Tomisaburo Wakayama. Il produit aussi le dernier Zatoichi, réalisé par Shintaro Katsu en 1989. Grand connaisseur de l’âge d’or du cinéma de studio et de son subséquent déclin, il aura tout au long de sa riche carrière côtoyé les meilleurs artisans du cinéma nippon, tels Kenji Misumi, Kazuo Mori et, bien sûr, Hideo Gosha… Comment le projet d’Hitokiri a-t-il vu le jour ? En fait, le projet d’Hitokiri est venu de la chaîne Fuji TV, qui le coproduisait avec la Katsu Pro., la société de Shintaro Katsu. Il fut décidé que le film serait tourné au studio de la Daiei, à Kyoto.

Masanori Sanada.


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Le financement était assuré à 60 % par Fuji TV et 40 % par la Katsu Pro, qui était en charge de l’organisation des équipes. C’est ainsi que ce projet a été lancé… Hitokiri est basé sur une nouvelle de Ryotaro Shiba, dont le scénariste Shinobu Hashimoto tira une excellente adaptation. Le rôle principal fut bien sûr attribué à Shintaro Katsu, dont la société coproduisait le film. Nous avons donc accueilli le producteur de Fuji TV et le réalisateur Hideo Gosha au studio de la Daiei, à Kyoto. Le film raconte l’histoire de la fin de l’époque Edo, un moment historique dénommé « Meiji-ishin ». Durant cette époque se sont produits de nombreux assassinats dans la ville de Kyoto. Le rôle de l’un des assassins fut attribué à Yukio Mishima, qui était à l’époque un romancier très connu, lauréat d’importants prix littéraires. On savait aussi qu’il était passionné de kendo. La vedette féminine du film était Mitsuko Baisho, une danseuse de la troupe SKD de la Shochiku. C’est Katsu lui-même qui l’avait persuadée de jouer dans le film. C’étaient ses débuts au cinéma et elle apporta beaucoup de fraîcheur à son rôle. Par ailleurs, l’acteur Tatsuya Nakadai, qu’on avait pu voir dans les films La Condition de l’homme et Goyôkin, était très populaire et très demandé à cette époque, à la fois dans le cinéma contemporain et costumé. Il fut choisi pour le rôle du chef du clan « Tosa-kin noto », un groupe révolutionnaire qui opérait dans ce qui est aujourd’hui la région de Kochi. Un autre homme important se trouvait dans cette région au moment de la restauration de Meiji - un véritable héros de cette époque : Ryoma Sakamoto, joué par Yujiro Ishihara, un acteur lui aussi très populaire. Katsu et Ishihara étaient bons amis ; ils s’appelaient l’un l’autre « aniki » – « mon frère ». À cette époque existaient pas mal de sociétés de production dirigées par des acteurs, comme par exemple, « Mifune Pro. », « Ishihara Pro. », « Nakamura Pro » de Kinnosuke Nakamura (Kinnosuke Yorozuya), ainsi que « Katsu Pro. » Chacune de ces sociétés travaillait librement et produisait ses propres films, sans être en butte aux restrictions imposées par les grands studios, les « gosha kyotei ». C’est pour cela que Yujiro Ishihara a pu facilement donner son accord pour jouer dans ce film. On peut dire que le projet d’Hitokiri a accueilli en son sein la plupart des acteurs les plus populaires de l’époque : Katsu, Nakadai, Ishihara… Mishima était en outre un choix vraiment original. Bref, c’était une distribution très relevée

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Réunion préparatoire entre Hideo Gosha, Yukio Mishima et Shintaro Katsu.

et vraiment audacieuse. Et le scénario de Shinobu Hashimoto était merveilleux. En général, le scénario d’un film est lu une fois le projet mis en route. Et quand on découvre que le scénario est extraordinaire, cela motive encore plus les artisans du cinéma que nous sommes. Je me rappelle que tout le monde a travaillé avec beaucoup d’ardeur. À commencer par le cameraman Fujio Morita et le chef décorateur Yoshinobu Nishioka. C’étaient à l’époque deux techniciens expérimentés. Dès le début, il y eut sur ce projet une énergie différente… C’était en outre un film très attendu par les médias… Pendant le tournage, Yukio Mishima manifesta un véritable entrain pour les scènes de combats. Il s’entraînait sérieusement dans un coin du studio, entre les prises. L’énergie de l’équipe était vraiment contagieuse. Comment Yukio Mishima avait-il été engagé ? Shintaro Katsu avait lui-même pensé à Yukio Mishima. Comme il ne le connaissait pas directement, il s’était adressé à l’une de ses connaissances, Komei Fuji, un producteur qui avait œuvré sur des adaptations de romans de Mishima. Cette personne travaillait aussi à la Daiei, mais au studio de Tokyo. Ainsi,

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par l’entremise de Fuji, Katsu et Mishima avaient pu se rencontrer à Tokyo, à l’hôtel Okura. J’ai entendu dire que Mishima a tout de suite donné son accord. Quel regard portiez-vous sur Hideo Gosha, son statut de réalisateur de la télévision, et sur ses créations précédentes ? Le réalisateur Hideo Gosha avait créé la série Trois Samouraïs hors la loi pour Fuji TV. Les acteurs en étaient Tetsuro Tamba, Mikijiro Hira et Isamu Nagata. Ils s’illustraient dans des scènes de combats étonnantes, qui étaient aussi, bien sûr, le fait d’Hideo Gosha. Ses images dégageaient une grande force. À cette époque, les combats du « jidai geki » étaient encore très stylisés, à la manière de danses. En travaillant avec le « tateshi » Kentaro Yuasa, Gosha avait rejeté ce style et créé quelque chose de plus vigoureux. Gosha était quelqu’un qui adorait le « chambara ». Il en a tourné pas mal pour la télévision, d’où son surnom de « Kurosawa de la télévision ». On avait très envie de faire un film avec lui. Gosha lui-même souhaitait avant tout réaliser des films pour le cinéma, mais il était lié par contrat à Fuji TV. Malgré cela, c’était le directeur de Fuji TV en personne qui lui avait fourni l’occasion de s’exprimer au cinéma. Fuji TV avait fait accompagner Gosha par un producteur, M. Hoga, qui était souvent venu au studio de la Daiei, à Kyoto, avec le producteur de Goyôkin, Masaru Kakutani. Comment vous êtes vous entendu personnellement avec Gosha ? Il avait un caractère assez joyeux C’est l’impression que j’ai gardée de lui. Chaque jour, après le tournage, il allait au pub à côté du studio pour y boire du saké, car sa famille n’était pas avec lui. Fujio Morita et Yoshinobu Nishioka insistent sur le fait que Gosha fut très surpris par la qualité et la beauté des décors de la Daiei… Vous savez, le studio Daiei de Kyoto avait vu naître Rashômon et La Porte de l’enfer. Le studio avait conservé les décors de ces chefs-d’œuvre, ainsi que des matériaux comme des colonnes, des poutres anciennes (« kamoi »), dans un entrepôt. Ces éléments de décors nous permettaient de créer des films plus authentiques. C’est aussi pour cela que l’image du film Hitokiri possède une belle qualité.

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Shintaro Katsu prit Yukio Mishima sous son aile, au point de retoucher lui-même son maquillage dans cette splendide photo promotionnelle de 1969.

Quel regard portez-vous sur les combats au sabre d’Hitokiri ? Gosha était un créateur dynamique, puissant, viril. Et son chorégraphe, le « tateshi » Kentaro Yuasa, était très novateur pour nous gens de cinéma de Kyoto. Il réglait des mouvements au sabre fort différents des chorégraphies de la Daiei. Je me rappelle bien à

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quel point c’était nouveau pour toute l’équipe. Yuasa chorégraphiait des combats de sabre au corps à corps, bien différents des chorégraphies des séries Kyôshirô Nemuri ou Zatoichi. C’était original et plus réaliste. Je pense que celui qui appréciait le plus cette forme de nouveauté était le réalisateur de la Toei Shigehiro Ozawa. Très peu de temps après Hitokiri fut produit Shirikurae Magoichi de l’excellent réalisateur de la Daiei, Kenji Misumi. Ce film fut fraîchement battu au box-office par Hitokiri. Comment l’expliquez-vous ? À la source de Hitokiri et Shirikurae Magoichi se trouvent deux romans de Ryotaro Shiba. Mais dans le cas d’Hitokiri, le scénario était signé par Shinobu Hashimoto, qui travaillait avec Akira Kurosawa ; c’était un scénariste de tout premier ordre. Le roman original était assez court. Mais Hashimoto avait su en tirer une très bonne adaptation filmique. L’histoire d’Hitokiri portait sur le déclin de l’époque des samouraïs, à Kyoto. Dans le cas de Shirikurae Magoichi, même si la source du film était un roman de Ryotaro Shiba, l’histoire portait sur les batailles contre le clan de Nobunaga Oda et la révolte des prêtres du temple de Hongan-ji. C’était donc un film sur les guerres de religion, un sujet sans doute moins original et percutant pour le public. Quels souvenirs gardez-vous de l’arrivée de Yukio Mishima à la Daiei ? Le jour de son arrivée au studio, tout le monde, du directeur du studio aux assistants cameramen, lui demanda des autographes ! Mishima n’était pas un acteur, mais il sut gagner l’estime de tous au cours de ce tournage. Comment s’est passée la collaboration entre Shintaro Katsu et Yukio Mishima ? Je me rappelle que Shintaro Katsu a traité Mishima avec tous les égards. Le jour où il est arrivé à Kyoto, Katsu est lui-même allé le chercher à la gare; puis il lui a donné une bande audio sur laquelle il avait enregistré sa propre voix dans le rôle de Shinbei Tanaka. Ce n’était pas un manque d’égard de sa part, simplement, Mishima n’était pas un acteur professionnel et avait une diction assez monotone. Le producteur de Fuji TV a ensuite fait répéter Mishima dans sa loge. Mishima était vraiment très excité à l’idée de faire ce film car il possédait un bon dan de kendo et avait plaisir à le montrer.

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Comment Shintaro Katsu, acteur au fort caractère, s’estil entendu avec Gosha ? Shintaro Katsu appréciait l’énergie de Gosha, car issu de la télévision, il avait su s’imposer au cinéma et faire de grands films. Katsu percevait sa volonté et son énergie, tout en conservant quelques doutes, au fond de lui, sur ses capacités de metteur en scène. Dans Hitokiri, il y a des scènes comme celle où Izo et la geisha jouée par Mitsuko Baisho font l’amour en été puis mangent goulûment. En fait, c’était Katsu lui-même qui décidait de ce genre de scènes, avec le concours de Baisho. De quelle scène du film conservez-vous le souvenir le plus vif ? La scène dont je me souviens le plus est celle de l’auberge d’Ishibejuku. Cet endroit se trouve dans la région de Shiga, au bord du lac Biwa. Les factions de samouraïs conservateurs se réunissent à cet endroit tandis que les assassins révolutionnaires s’y rendent depuis Kyoto. Le personnage principal, Izo Okada, joué par Katsu, apprend la nouvelle dans une maison de prostituées et part en trombe. Il fait ainsi tout le trajet à pied, en courant… Il y a dans

Hideo Gosha dirige Yukio Mishima dans une scène dialoguée. Les deux hommes s’entendirent à merveille.


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cette scène nombre de plans de Katsu en train de courir, en extérieur ou en studio. Au moment où Izo Okada arrive à l’auberge d’Ishibejuku, la nuit est déjà tombée. Nous avions construit un splendide décor extérieur. Je me souviens de la puissance que Yukio Mishima insufflait aux combats. Il avait fait venir sa femme de Tokyo pour qu’elle assiste au tournage de cette scène. Je l’avais moi-même accueillie et faite asseoir à un bon endroit près du plateau. Pendant les répétitions, Mishima répétait ses mouvements avec la force et le sérieux qu’on peut voir dans les cours de kendo. Et dès qu’il avait terminé une scène de bataille, il venait voir sa femme, tout essoufflé, pour lui demander son opinion! (Rires) L’enregistrement du son de cette scène fut ensuite réalisé dans un studio de Roppongi, à Tokyo. Je me rappelle que Yukio Mishima était venu voir le travail… Selon vous, la mort de Mishima, un an plus tard, a-t-elle jeté une ombre sur le film Hitokiri ? C’est vrai que le film comporte une scène où le personnage de Shinbei Tanaka, joué par Mishima, est soupçonné de meurtre et, pour justifier son honneur de samouraï, se donne la mort par hara-kiri. Mishima avait déjà montré une scène de hara-kiri dans son propre film, Yûkoku (1965). Je me rappelle que dans Hitokiri, Mishima a joué cette scène de hara-kiri avec soin et détermination. Et je crois que pas mal de gens se souviennent de son suicide en voyant le film… Il me semble que dans la réalité, il s’est donné la mort par « seppuku » après avoir fait irruption dans le QG des forces d’autodéfense ; il s’est fait décapiter par un assistant, dans le plus pur style des anciens samouraïs. Peut-être que depuis des années, Mishima pensait à se suicider… Nous avons appris sa mort durant l’été 1970, pendant le tournage de La Légende de Zatoichi: le shogun de l’ombre de Kenji Misumi. Cette nouvelle brutale nous a stupéfiés… Mais je ne pense pas que cet événement ait jeté une ombre sur le film Hitokiri. Hideo Gosha, semble-t-il, ne s’est pas bien entendu avec le monteur d’Hitokiri. Pour quelle raison ? Le premier montage du film ne convenait pas à Gosha. En fait, le monteur était un vétéran, en activité depuis l’avant-guerre. Sa touche, son rythme de travail ne plaisaient pas à Gosha, j’imagine. Nous avons donc dû engager un nouveau monteur. Comme

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Gosha représentait Fuji TV, la Katsu Pro. et la Daiei étaient tenues de prendre ses demandes en considération. Alors, un jeune monteur du nom de Toshio Taniguchi, qui avait le même âge que moi, a pris le relais. Ce genre de chose n’arrivait pas souvent, mais après ça, Gosha n’a plus émis aucune plainte, car Taniguchi était un monteur très perspicace. Avez-vous senti chez Gosha des sentiments particuliers à la fin du tournage ? À la fin du tournage, Gosha m’a dit : « Je pense qu’Hitokiri sera nominé parmi les dix meilleurs films de l’année. » C’était ce que son instinct lui dictait. Nous avons eu le même sentiment en voyant les rushes. Les images filmées par le chef opérateur Fujio Morita étaient belles et puissantes. Et comme nous avions disposé d’un budget important, le chef décorateur Yoshinobu Nishioka avait pu utiliser, comme je l’ai dit, des matériaux authentiques. C’est pour ces raisons que, selon moi, Hitokiri est le meilleur des vingt-six films produits par la Katsu Pro… [Propos recueillis par Robin Gatto & traduits par Yuki Emi]

Hitokiri, commentaires de Seiichi Sakai (monteur et professeur de cinéma) Après Goyôkin, Gosha œuvra dans les studios de Kyoto sur un film d’une envergure majeure dans sa carrière : Hitokiri, coproduit par la Katsu Pro et la Daiei. Mais certaines difficultés l’attendaient. Tout d’abord, l’accueil des membres de l’équipe de Kyoto fut assez froid; ainsi Gosha fut-il railleusement affublé du sobriquet « L’électricien »14/. À son arrivée au studio, un seul réalisateur daigna prodiguer des paroles d’encouragement à Hideo Gosha; ce fut Kenji Misumi, qui était justement le réalisateur le moins bien vu au sein du studio de Kyoto. « Bien que talentueuse, votre équipe est un peu fielleuse. Mais cela ne doit pas arrêter un réalisateur dans sa tâche. » Tels furent les propos de Misumi. De fait, nulle méchanceté véritable n’animait l’équipe de la Daiei; pour preuve, elle avait édifié

14. « L’électricien » : le mot fait allusion au surnom de la télévision, « le petit théâtre de Guignol électrique ».

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un décor magnifique pour démontrer à Gosha la puissance créatrice du studio. Ce décor est visible au début du film, dans la scène du meurtre de Yoshida Toyo, sous une pluie battante. Gosha livra un très bon travail dans la scène de l’auberge Ishibejuku, pour les besoins de laquelle Shintaro Katsu dut courir tout un après-midi. Cette scène n’était décrite qu’en trois mots dans le scénario. Et pour seulement trois mots, Gosha avait décidé de faire cavaler Katsu comme un dératé… Ce dernier en fut assez mécontent : « Pourquoi dois-je être le seul à me fatiguer de la sorte ? Que Gosha et Morita courent aussi ! » Mais Gosha continua à filmer Katsu sans bouger. Personnellement, c’est la scène du film que j’aime le plus ; plus encore que les scènes de combat au sabre. Durant la postproduction d’Hitokiri, Gosha insista pour changer de monteur. Au début, le montage était assuré par un vétéran de la Daiei. Mais plusieurs scènes ne fonctionnaient pas. Dans le film figure par exemple une scène de rencontre entre les personnages de Shinbei Tanaka et Ryoma Sakamoto. C’est une scène tendue; une cruche de saké roule au sol et se brise. Le problème était de savoir où insérer ce plan. D’habitude, Gosha découpait

L’ancien assistant monteur Seiichi Sakai, qui connut Michio Suwa (Goyôkin) et Toshio Taniguchi (Hitokiri) aux côtés du chef opérateur Fujio Morita, à Kyoto.


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Légende photo

assez peu les scènes et filmait de longs plans. C’était donc le travail du monteur que d’assurer un bon découpage. Mais dans ce casci, Gosha ne se montra pas satisfait. Et ce n’était pas tout; au début du film, on peut voir une poule débouler d’une cahute abritant Izo Okada. Mais le monteur de la Daiei n’avait pas jugé bon d’utiliser l’image de cette poule, censée renforcer le réalisme de la scène. Par ailleurs, dans la scène où Katsu court jusqu’à l’auberge d’Ishibejuku, tout un après-midi, ce dernier était surtout filmé de dos. Katsu courait avec des sacs de fécule attachés aux pieds pour

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créer un sillage de poussière, mais le monteur n’avait pas choisi les plans où le trucage était le mieux dissimulé. Certes, ce n’étaient là que de petits détails. C’était surtout la scène du saké qui était ratée, ainsi qu’une scène de marche notable, au début du film, rythmée par le son de sandales sur le sol. C’est une scène où les samouraïs de la région Tosa, menés par Takechi Hanpeita, marchent ensemble. Puis des voix de personnes hors champ commentent l’action: « Regardez! Cet homme est Izo Okada, de Tosa ! » Il est alors fait mention de ses exploits au sabre, etc. De fait, au début, l’association entre le son et l’image n’était pas réussie. L’addition de tous ces détails avait donc fini par alourdir l’ardoise. De fait, malgré la pression du studio s’exerçant sur lui, Gosha exigea de changer de monteur. Au début, il pensait que ces fautes de montage venaient de la scripte, qui avait peut-être mal transmis ses directives au monteur. Finalement, le jeune monteur Toshio Taniguchi fut engagé. Il proposa d’abord d’officier comme “interprète” entre la scripte et le vétéran monteur. Mais il finit par prendre luimême en charge la quasi-totalité du montage du film, à l’exception des dernières séquences. Et après son arrivée, tout se passa sans anicroche. Gosha aurait souhaité pouvoir le garder jusqu’à la fin, mais il fallait néanmoins respecter l’ancienneté du premier monteur au générique. Le nom de Taniguchi ne fut donc pas crédité. J’imagine que le vétéran monteur éprouva une certaine animosité à l’égard de Taniguchi. Ayant suivi toute cette histoire en tant que producteur, Katsu avait fortement apprécié le travail du jeune monteur. C’est la raison pour laquelle Taniguchi s’est vu confier, par la suite, le montage des films de la Katsu Pro… En dépit de tous ses efforts, Gosha fut surnommé « l’électricien » jusqu’à la fête de fin de tournage. Mais à partir du film Dans l’ombre du loup, et jusqu’à la fin de sa carrière, Gosha put compter sur la fidèle collaboration du chef décorateur Yoshinobu Nishioka et du chef opérateur Fujio Morita, rencontrés sur Hitokiri. » [Propos recueillis par l’auteur et traduits par Yuki Emi]

Hitokiri, anecdotes de tournage La poutre & le sabre Shintaro Katsu était un acteur bien connu pour l’énergie qu’il était capable de déployer dans le « tachimawari », les scènes

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Shintaro Katsu ne sabre pas que le champagne dans la violente scène de sabre de l’auberge d’Ishibejuku, aux côtés de Yukio Mishima pratiquant un art

du sabre plus orthodoxe, typique du kendo qu’il maîtrisait très bien.

de combats au sabre (même si lui-même admettait la supériorité de son frère dans ce domaine). Beaucoup se demandaient si, dans la vie, l’acteur était aussi fort au maniement du sabre que

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les personnages de ses films. Quoi qu’il en fût, sa force brute convenait bien à l’époque ancienne des samouraïs. Pour la scène du début d’Hitokiri dans laquelle Izo tranche une poutre de bois d’un seul coup de sabre, les accessoiristes avaient d’abord voulu prédécouper la poutre. Mais Gosha leur avait dit : « Pas besoin de la truquer, Katsu devrait pouvoir la trancher. » Le moment venu, il y eut un moment de silence, puis Katsu lança son sabre à toute vitesse – un vrai sabre –, et parvint à trancher la poutre d’un seul coup. Tout le monde en resta coi : aussi bien l’équipe, les spectateurs de la scène qu’Hideo Gosha lui-même…

La scène de combat d’Ishibejuku L’une des scènes marquantes du film est celle du sanglant combat dans l’auberge d’Ishibejuku, située dans la région de Shiga. Le décor de l’auberge avait été construit en extérieur. Du sable, convoyé par vingt camions, avait été répandu sur le sol afin de protéger les acteurs censés chuter du premier étage. Le tournage des combats dura deux jours. Gosha guidait les combattants au portevoix. Les élèves des écoles de Kendo Shinto-kai et Kenboku-kai participaient à la scène, jouant notamment les combattants tués par Katsu et Mishima. Les portes coulissantes japonaises (shôji) furent tachées de faux sang. Katsu et Mishima en étaient euxmêmes couverts… De faux corps de samouraïs furent disposés sur le plateau ; et de faux sabres amenés par centaines… Vingt bidons de faux sang furent entièrement utilisés… Yukio Mishima, cinquième Dan de l’école de kendo Hokushin Itoryu, combattit à merveille. Selon le « tateshi » (chorégraphe des combats) Kentaro Yuasa: « Si je devais comparer les styles de combat de Katsu et Mishima, je dirais que celui de Katsu correspond, dans la calligraphie japonaise, au style « Sosho » (cursif, abrégé) et celui de Mishima, au style « Kaisho » (simplifié, rationnel). J’ai attentivement veillé à établir cette différenciation au tournage. »

La scène de l’assassinat L’assassinat véridique du messager de la cour impériale Kintomo Anenokôji, dénommé « Gosho sarugatsuji anenokôji » (dont s’inspirèrent des films comme Sarugatsuji no ansatsu de Tadamoto Okubo, en 1925), survint dans un endroit historiquement avéré, l’angle nord-est du palais impérial de Kyoto (« Kyoto-gosho »),

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baptisé « l’angle du singe (saru) ». Le tournage de cette scène fut réalisé de nuit, avec 250 kW de lumière. Dans les faits historiques, on trouva sur les lieux de cet assassinat un couteau sur lequel était gravé « Tadashi Okuizunokami » – il s’agissait en l’occurrence du couteau de Shinbei Tanaka, ce qui fit accuser ce dernier et l’obligea à se donner la mort par seppuku. Mais personne ne connaît encore, à ce jour, l’identité réelle du meurtrier…

Un peu d’histoire Les « Hitokiri » (littéralement, « tueurs d’hommes ») furent quatre samouraïs au service des clans Choshu et Satsuma durant l’époque connue sous le nom de Bakumatsu, c’est-à-dire la fin du Shogunat Tokugawa. Ces tueurs étaient Gensai Kawakami, Toshiaki Kirino (Hanjiro Nakamura), Shinbei Tanaka et Izo Okada. Kawakami était le second fils d’un petit samouraï du clan Higo. Kirino devint un général de l’armée impériale avant de rejoindre les forces de Takamori Saigô. Okada était un paysan promu au rang de samouraï, c’est-à-dire un « goshi ». Les « goshi » étaient fort mal vus par les


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samouraïs de haute ascendance ; Takechi Hanpeita lui-même était mal vu par d’autres samouraïs de haut rang en raison du fait que son clan comprenait un certain nombre de « goshi », dont Izo Okada et Sakamoto Ryoma, et de « shôya » (chefs de villages). Cet état de fait est évoqué frontalement dans le film Bakumatsu de Daisuke Ito (La Fin du bakufu, 1970), dans une scène où Ryoma Sakamoto, lui-même « goshi », est verbalement agressé et rabaissé par des samouraïs de rang supérieur. Les samouraïs de la faction de Takechi Hanpeita évoquent aussi, dans la même scène, leur condition de « chiens sauvages » utilisés sans nul égard par les autres clans.

Hitokiri vu par la critique japonaise L’une des conditions nécessaires à tout bon divertissement est sa part d’imprévu, son pouvoir d’étonnement. Une condition que ne remplit aucunement Hitokiri. Les personnages, abonnés aux clichés, laissent facilement entrevoir la suite d’une histoire se déroulant, à cet égard, sans surprise. La plupart de ces personnages portent sur eux des étiquettes très lisibles. C’est notamment le cas d’Izo, sorte d’Hercule simple d’esprit, et du cruel révolutionnaire Takechi Hanpeita. La simplicité de ces personnages ne leur permet pas d’être plus que les pantins du cinéaste. Si l’étiquette des personnages de Sakamoto Ryoma et Tanaka Shimbei est plus difficilement lisible, c’est avant tout parce que leur description est plus que sommaire. Shimbei finit par se livrer à une scène de « seppuku » au caractère plus qu’impromptu, qui constitue à cet égard le seul vrai moment d’étonnement du film ! Le réalisateur, Hideo Gosha, s’intéresse moins à la peinture des êtres qu’aux scènes de sabre et de tuerie, et à leur dimension graphique. Mais cette technicité a ses limites, si bien que toutes les scènes de combat finissent par s’enchaîner sans grande surprise. Shintaro Katsu interprète Izo Okada, un personnage en rébellion contre son maître ; mais le caractère trop archétypal d’Izo empêche Katsu d’exprimer pleinement l’aspect à la fois tragique et comique du personnage. L’on pourrait dire que ce personnage de convention reflète le caractère de l’auteur; à sa manière, il s’agite beaucoup sans trop réfléchir. Au bout du compte, le personnage central d’Hitokiri reflète très fidèlement la nature du cinéaste ! [Critique de Hideo Osabe parue dans Shûkan Asahi le 22/08/1969, traduction : Masaya Yamashita]

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Entretien entre le réalisateur Hideo Gosha et le critique Hideo Osabe publié dans le numéro 507 du magazine Kinejun, en 1969 [Transcription sélective] Hideo Osabe : Hitokiri diffère du roman original. Dans ce dernier, la relation entre Izo et Hanpeita est assez bien décrite. Izo est masochiste ; il est séduit par Hanpeita. Et la tragédie d’Izo est donc clairement établie. Il existait en fait une hiérarchie très claire parmi les samouraïs de la région de Tosa-Bushi : « joshi » et « goshi ». La situation des goshi était assez misérable. Non seulement Izo était un « goshi », mais il était en outre au plus bas de l’échelle des « goshi ». Cette situation est mal expliquée dans le film. L’idée d’Izo était de tuer pour réussir et s’extirper de sa condition. Cette idée n’est pas bien exprimée, ni le fait qu’il est impressionné par Hanpeita, qui se trouve à sa propre échelle dans une situation comparable à la sienne. Hideo Gosha : Il est toujours difficile pour les grands studios de cinéma de réaliser des films sur l’époque du Bakumatsu (fin du shogunat Tokugawa), en raison d’un contexte historique difficile à expliquer. Les « goshi » et les « joshi » de Sato, les clans Choshu et Satsuma, le mouvement « Sonnô Jôi », le Bakusei, etc. La restauration de Meiji est vraiment difficile à expliquer au public. Dès lors, faire des films sur le Bakumatsu exige de résumer le contexte d’une manière assez manichéenne pour créer quelque chose de dramatique. J’adore l’Histoire et notamment la période du Bakumatsu, et j’ai donc tenté de bien l’expliquer dans le prologue du film ; mais cela s’est avéré impossible, car c’était trop long, trop riche. Nous avons alors décidé, au lieu d’expliquer la situation historique, de coller des étiquettes sur les personnages pour les rendre facilement appréhendables ; autrement dit, nous n’avons pas cherché à créer un drame à partir d’un contexte historique bien détaillé, mais avant tout un divertissement. La relation entre Hanpeita et Izo n’a donc ni logique, ni motivation historique concrète. J’y vois plutôt une logique animale 15/. Car cette animalité est pour moi un

15. « Dôbutsuteki na ronri » : Hideo Gosha ne développe pas ce raisonnement, même si cette dimension animale constitue un aspect essentiel de son cinéma.

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Hideo Gosha à l’œuvre sur Hitokiri.

aspect fondamental des êtres humains. J’essaie toujours, dans mon travail, de trancher dans le vif. Je sais que l’exagération gâche tout. Mais il faut savoir faire des choix, même s’il est toujours regrettable de devoir se dispenser de certains éléments. Je l’ai fait en connaissance de cause. Un metteur en scène doit savoir faire des choix. H.O.: Vous avez souhaité montrer les sentiments et les regrets d’Izo. Mais cela eut exigé d’étoffer davantage le personnage. Il fallait montrer qu’Izo était attiré et finalement trahi par Hanpeita. Mais la description s’arrête à la cruauté de Hanpeita dans le domaine de la stratégie politique, et au caractère joyeux d’Izo. Le point le plus important de l’histoire demeure donc incompréhensible: pourquoi et comment Hanpeita peut-il attirer de nombreux partisans en dépit de son caractère cruel, et pourquoi Izo est-il attiré par lui. H.G. : J’ai pensé filmer un plan qui dise tout d’Izo, qui résume le personnage. Sa douleur, sa situation ; mais je n’ai pas pu. C’était trop pathétique 16/. J’étais donc dans la même situation qu’Izo. En

16. « Kiza », terme difficilement traduisible.

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fait, je me cache derrière Izo pour ne pas trop révéler de choses de ma propre nature. Maintenant, je regrette de n’avoir pas filmé le personnage d’une manière plus définie. H.O. : Je pensais que vous étiez à vrai dire très content de Hitokiri, car ce film est une réussite commerciale, mais vous ne le dites jamais. Votre réserve m’intrigue… H.G.: Je réalise des films pour mon propre délassement. Leurs personnages sont mes doubles. Je n’ai d’autre but. Désolé pour les fans de mes films. Je ne saurais filmer des personnages qui ne soient des extensions de ma propre personne. Mais je ne cherche jamais à imposer des choses aux spectateurs. C’est pour cela que j’ajoute beaucoup d’action et d’éléments divertissants, car je sais très bien que les gens déboursent de l’argent pour aller voir mes films. [Traduction : Masaya Yamashita]


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