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Quand tu es revenu pour la première fois en Europe avec tes histoires de chats japonais, tes amis y ont vu la preuve qu’un maniaque trouve toujours de quoi alimenter sa manie. Il a fallu leur montrer les images de Ji Cho In, du cimetière des chats à Gotokuji, avec ses douzaines de Maneki neko étagés, leur prouver que, dans le bloc 1-16-1 de Ginza Chuo-ku, les enfants ont dessiné une marelle à chats et qu’un vrai chaton est venu y faire sa sieste, leur jurer qu’une chatte avait laissé ses initiales dans le béton de Shimbashi. C’est tout de même en ouvrant devant eux le livre publié en 1980 par Keibunsha, et qui fait le recensement méthodique, plans à l’appui, de tous les lieux de Tokyo connectés au Chat, que tu les as sentis un peu ébranlés.
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Extrait du Dépays de Chris Marker
SIECLE CHRIS MARKER CHIJIN NO AI (STEPHEN SARRAZIN)
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MERDE IN JAPAN (JEAN-SÉBASTIEN CHAUVIN)
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GIRI (PACÔME THIELLEMENT)
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RENCONTRE AVEC YUKO SEKIGUCHI AUTOUR DE BLACK RAIN DE RIDLEY SCOTT (ENTRETIEN RÉALISÉ PAR STEPHEN SARRAZIN)
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HOU HSIAO-HSIEN AU JAPON (ENTRETIEN AVEC JEAN-MICHEL FRODON)
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UN SECOND REGARD SANS SOLEIL MÉRITE D’ÊTRE VU ET REVU (CHUCK STEPHENS)
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VOYAGE EN DÉPAYS : CHRIS MARKER KOUMIKO ET LES CHATS JAPONAIS (MOUNIR ALLAOUI)
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LE FOND DE L’AIR EST NOIR (STÉPHANE PICHELIN)
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ENTRE LES MAINS DU PEUPLE (LORIN LOUIS)
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KALEIDOSCOPE RETOUR SUR LE FESTIVAL PANAFRICAIN D’ALGER (1970) DE WILLIAM KLEIN (OLIVIER HADOUCHI)
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AUJOURD’HUI, C’EST PAS DÉJÀ DEMAIN BREF ÉTAT DES LIEUX DE LA PRODUCTION CINÉMATOGRAPHIQUE EN AFRIQUE (MARION BERGER & FEDERICO OLIVIERI)
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DIMA L’GOUDEM (TOUJOURS VERS L’AVANT) (SONIA AHNOU)
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LA VIOLENCE DANS LE CINÉMA ALGÉRIEN (1990-2007) (SAMIR ARDJOUM)
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ENTRETIEN AVEC SAMIR ARDJOUM CRITIQUE DE CINÉMA, JOURNALISTE RADIO ET PROGRAMMATEUR AUTOUR DU CINÉMA VU D’ALGÉRIE (OLIVIER HADOUCHI)
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ART VIDÉO ALGÉRIEN : UNE EXPÉRIENCE EN TEMPS RÉEL (AMINA ZOUBIR)
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ÉLOGE DES POSSIBLES ET DE L’ENTRE-DEUX ENTRETIEN AVEC KATIA KAMELI (OLIVIER HADOUCHI)
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1 FESTIVAL DU CINÉMA DE DHARAMSALA QUAND LE CINÉMA FAIT VIVRE LE RÉEL - 1 AU 4 NOVEMBRE 2012 (SAMANTHA DE BENDERN)
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CHIJIN NO AI STEPHEN SARRAZIN
enser le Japon comme lieu de récit, faire du Japon un récit. Chris Marker aura pratiqué les deux : Le Mystère Koumiko, Sans Soleil, A.K. et Level 5 ont fait de lui le cinéaste international le plus imprégné de ce pays. Il habite ainsi ce numéro 3 de Mondes du Cinéma et Sans Soleil, qui va du Japon à l’Afrique (aujourd’hui on s’arrêterait sur la Chine et l’Afrique), en trace le parcours.
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Marker ne fut pas le seul cinéaste à tenter une rencontre avec le Japon. Les premiers échanges sont ceux de la cinéphilie, des frères Lumière qui y dépêchèrent une équipe dès le début du siècle à la découverte en Europe de Kurosawa, Mizoguchi ; Ozu viendra plus tard, comme chacun sait. Insistons sur cet « échange », car le Japon se trouvait déjà dans les images de guerre prises par l’armée américaine, atteignant ce niveau zéro qui allait mettre terme à ce Japon avec les déflagrations de Hiroshima et Nagasaki, signes sur lesquels Duras et Resnais tenteront, près de quinze ansplus tard, de construire un dialogue. 4 MONDES DU CINEMA
Cependant, John Wayne, Robert Stack et même Sean Connery fouleront un sol où l’intimité se révèle, enivrante et insondable, sur le modèle du Barbare et la geisha, dont l’exploration/l’exploitation susciteront une prolifération d’archétypes, du personnage de Richard Chamberlain dans la série Shogun (auprès de Toshiro Mifune), que reprendra Tom Cruise dans The Last Samurai (aux côtés de Ken Watanabe), à l’anéantissement de personnages dans Enter the Void de Gaspar Noé, qui malgré sa notoriété au Japon n’aura rien vu à Tokyo. L’Amérique et l’Europe, donc ici la France, s’y sont rendues maintes fois depuis la fin de la guerre ; après Fuller et Huston, ce furent Clint Eastwood et Quentin Tarantino, en passant par Alain Resnais, Jean-Jacques Beineix, Olivier Assayas, Michel Gondry, Léos Carax, Philippe Grandrieux et tant d’autres… en quête du Japon lui-même, de son histoire, en s’arrêtant sur des figures singulières qui pourtant renvoient toujours au guerrier conquérant, qu’il soit samouraï (chez Edward Zwyck), écrivain (chez Paul Schaffer) ou général (chez Clint Eastwood), sinon au Japon comme réservoir de codes et d’icônes contemporains, repérables dans son histoire du cinéma (notamment celle des genres) et de sa pop culture depuis plus de quarante ans (dont l’origine se situerait entre Shuji Terayama et Akira de Katsuhiro Otomo). Quentin Tarantino reste le seul cinéaste à avoir opéré la fusion des deux avec Kill Bill, en faisant d’Uma Thurman une guerrière soumise aux codes de la vengeance, et situe ainsi ce personnage dans une histoire précise du cinéma japonais, celle des studios Toei. Il nous faudra revenir sur cette thématique, mais nous l’ouvrons en compagnie de Marker, entouré de cinéastes aux profils distincts : Sydney Pollack, Ridley Scott et Léos Carax et leurs leading men, Robert Mitchum et Ken Takakura, Michael Douglas et Yusaku Matsuda. Et Denis Lavant. MONDES DU CINEMA 5
On ne s’étonnera guère qu’il n’y ait dans cette sélection que Pollack pour choisir de faire apparaître la femme japonaise, Keiko Kishii, troublante chez Ozu puis muse de Kon Ichikawa, prise dans The Yakuza entre Mitchum et Takakura. Elle avait déjà perdu avec l’occupation ; le retour de Mitchum achève, malgré lui, la besogne. Un thème qui hante d’ailleurs cet « échange », dans lequel ces films tournés au Japon et signés par ceux qui y passent ne cessent de témoigner de ce que le Japon a perdu. Que ce soit ses traditions ou ses tendances pop. C’est-à-dire de faire le contraire, de préserver ce qui nous fait languir. Il nous faudra également dévoiler le Japon vu par la vidéo, par Shelly Silver, Stefaan Decostere, Pascal Lièvre, Gary Hill… Car le Japon est parsemé de ces créations plus humbles et modestes, dans lesquelles il a eu raison des artistes ou, au contraire, aura scellé un pacte avec eux. ■ Tokyo, avril 2013
6 MONDES DU CINEMA
MERDE IN JAPAN JEAN-SÉBASTIEN CHAUVIN
rôle de film que Merde, le segment de Leos Carax pour le film collectif Tokyo!, encadré par un film de Michel Gondry et un autre de Bong Joon Ho. Et assurément le film le plus malaimable de l’ensemble. Quand Merde, un personnage sorti de nulle part, sème la désolation, c’est la panique à Tokyo. Mais bientôt Merde sera capturé et condamné à mort. On peut voir le film de Carax comme une sorte d’hommage décalé à tous ces films de monstres japonais dont Godzilla est le plus bel exemple. Mais le film, bien sûr, est bien plus que cela. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Carax n’a pas ménagé les commanditaires qui l’invitaient à réaliser un film se déroulant à Tokyo. Généralement ces collaborations donnent lieu à des projets assez consensuels (ce que sont les films de Gondry et Bong Joon Ho), ou du moins qui font attention de ne pas blesser le pays d’accueil. Or Carax fait l’exact inverse. Il se comporte explicitement comme un sale gosse, un artiste rebelle qui ne veut surtout pas se laisser embrigader. Merde est un film punk, volontairement irrespectueux et provocateur, sans même cette malice qui permettrait de faire passer la pilule d’un étranger s’attaquant au pays qui l’accueille.
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MONDES DU CINEMA 7
Le cinéaste n’y était pas allé de main morte, dans le sublime Pola X, avec le passé de la France et les compromis que la bourgeoisie française avait passé avec elle-même. L’effacement des traces de l’Histoire, l’ignorance du passé et de ses injustices, tout cela travaille le cinéma de Carax depuis quelque temps. Mais jamais avec autant de rage politique et de désespoir que dans Pola X, où la vie d’un jeune homme bien rangé bascule lorsque des secrets intimes et historiques refont surface à la faveur d’une apparition: une femme surgie du passé qui lui révèle quelque chose qu’il ignorait et allant bien au-delà de lui. Il fera de même avec son court-métrage Merde sur le passé du Japon. Il faut voir Merde, le personnage, arpenter les soussols de la ville, découvrir un ancien char, un drapeau imprimé aux motifs du soleil levant et cette inscription nationaliste sur les parois de la grotte, « À nos héros, Nankin 1937 », pour comprendre que Carax ne jouera pas au cinéaste diplomate. C’est d’ailleurs là, dans ces sous-sols oubliés, que le personnage va trouver les grenades meurtrières qui vont provoquer la panique et la dévastation une séquence plus tard. Mais la première apparition de Merde, c’est un peu plus tôt qu’elle a eu lieu. Le « monstre » est sorti par une bouche d’égouts, marchant à grands pas dans une rue passante de la ville, effrayant au passage des habitants médusés par une telle apparition. Il faut le voir dévorer des fleurs, arracher les béquilles d’un jeune homme qui s’effondre ou épouvanter un bébé et sa mère pour comprendre que personne ne trouvera grâce à ses yeux. Avec son œil borgne, son regard qui n’a l’air de regarder personne, sa démarche déstructurée et son costume vert sous lequel il est nu, il représente une altérité pure, inassignable, infra-humaine. Merde parle un langage inconnu, ses gestes mêmes sont si étranges qu’aucune culture ne pourrait s’y reconnaître. Il n’appartient à aucune nation et c’est la raison pour laquelle Carax lui permet en quelque sorte de s’attaquer aussi frontalement aux Japonais. 8 MONDES DU CINEMA
Imaginons que Merde soit français, la verve politique du film perdrait toute sa force, puisqu’en effet, en matière de nationalisme (par exemple), la France n’a de leçon à donner à personne. Et cela vaut pour toute nation. D’ailleurs, pour ne pas faire de jaloux, un carton annonce à la fin du film les prochaines aventures de Merde à New York (Merde in the USA), comme si, une à une, toutes les nations allaient passer à la moulinette amorale du personnage. Merde dit des choses horribles avec l’innocence d’un enfant (comme « les Japonais sont les plus laids parce qu’ils ont les yeux en forme de sexe féminin »), comme si, dans son innocence même, il retournait le nationalisme contre lui-même, le renvoyant du coup à sa dimension absurde et arbitraire. Il suffit de quelques beaux plans sur des visages de Japonais, pendant la scène du procès, pour voir combien Carax l’artiste aime ceux qu’il filme comme un peintre aime ceux qu’il peint. Mais Merde n’est pas spécifiquement un film contre le nationalisme. Il en use comme d’un révélateur de l’état d’une société. Et il fera de même avec la question de la peine de mort qui sera notamment infligée au monstre. Merde pose la question de savoir exactement où est la monstruosité. Dans la gratuité presque enfantine du personnage, fut-elle aussi funeste contre des innocents ? Où dans un système qui permet d’attenter à la vie d’êtres humains, quels que soient les crimes qu’ils aient commis ? Le langage utilisé par les commentateurs de la télé, la peine de mort, tout cela ressemble d’ailleurs à celui utilisé par l’administration Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 (souvenons-nous de « l’axe du mal » vs « l’axe du bien »). Mine de rien, cette farce qui prend bien soin de ne surtout pas brosser le spectateur dans le sens du poil (jamais Merde ne fera quoi que ce soit pour nous émouvoir ou nous convaincre du bien-fondé de ses actions, bien au contraire) est beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît. MONDES DU CINEMA 9
Il n’est pas anodin par exemple que Merde apparaisse pour la première fois dans une des rues les plus chics de Tokyo. Carax prend soin de nous faire remarquer, entre autres choses, un magasin Chanel (quand le personnage s’approche de la jeune fille tétanisée), manière pour lui de pointer cette sorte d’internationalisation qu’on trouve partout, ainsi que le consumérisme qui gangrène les sociétés riches, participant de l’effacement des traces de l’Histoire, éloignant toute introspection qu’une société se devrait de faire afin d’exorciser son passé. Tokyo doit paraître une ville bien étrange à Leos Carax, lui si obsédé par les traces historiques et les liens avec le passé. Elle l’est, pour tout Européen habitué aux pierres et monuments du passé. Les traces de l’Histoire s’effacent certes partout, y compris dans une ville comme Paris où la mode urbaine actuelle est de garder la façade des immeubles pour détruire et tout reconstruire à l’intérieur, transformant peu à peu la ville en un petit théâtre du faux. Mais pour un visiteur européen, Tokyo semble une ville en renouvellement perpétuel, où les traces d’antan n’ont pas cette impression de puissance imposante qu’elles ont quand on se trouve Place de l’Opéra à Paris. On imagine que c’est ce sentiment-là qui a inspiré au cinéaste cette fiction étrange qu’est Merde, même si le personnage avait déjà germé dans son esprit pour un projet qui n’a finalement jamais vu le jour (La belle et la bête version moderne avec Kate Moss et Denis Lavant) et dont on retrouve des traces dans Holy Motors. Merde est d’ailleurs tout aussi incongru et étranger au Père Lachaise qu’à Tokyo, preuve s’il en est qu’il représente l’esprit le plus libre, le plus original, le plus détaché de toute morale, un véritable alter ego de l’artiste en extraterrestre. ■ Jean-Sébastien Chauvin est réalisateur, critique et enseignant. Il collabore aux Cahiers du cinéma et à la revue Vogue. 10 M O N D ES D U C I N E M A
GIRI PACÔME THIELLEMENT
N’ESPÈRE PAS GAGNER. N’ESPÈRE PAS PERDRE. N’ESPÈRE RIEN.
The Yakuza de Sydney Pollack (Warner Bros).
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he Yakuza de Sydney Pollack est très difficile à regarder sans pleurer. Ce film, qui raconte un récit extrêmement tordu de businessmen américains et de truands japonais, avec de vieilles histoires de GI autrefois perdus au Japon, des frères qui sont des maris, des filles qui sont enlevées ou assassinées, un prof d’histoire américain entouré de sabres et de chats et des secrets liés à l’honneur et à la pudeur, suit pourtant une ligne, à la fois claire et sinueuse, qui pourrait tenir M O N D ES D U C I N E M A 11
SIECLE CHRIS MARKER CHIJIN NO AI (STEPHEN SARRAZIN) 4 MERDE IN JAPAN (JEAN-SÉBASTIEN CHAUVIN) 7 GIRI (PACÔME THIELLEMENT) 11 RENCONTRE AVEC YUKO SEKIGUCHI AUTOUR DE BLACK RAIN DE RIDLEY SCOTT (ENTRETIEN AVEC STEPHEN SARRAZIN) 16 HOU HSIAO-HSIEN AU JAPON (ENTRETIEN AVEC JEAN-MICHEL FRODON) 26 UN SECOND REGARD SANS SOLEIL MÉRITE D’ÊTRE VU ET REVU (CHUCK STEPHENS) 31 VOYAGE EN DÉPAYS : CHRIS MARKER (MOUNIR ALLAOUI) 35 LE FOND DE L’AIR EST NOIR (STÉPHANE PICHELIN) 48 ENTRE LES MAINS DU PEUPLE (LORIN LOUIS) 53
KALEIDOSCOPE RETOUR SUR LE FESTIVAL PANAFRICAIN D’ALGER (1970) DE WILLIAM KLEIN (OLIVIER HADOUCHI) 63 BREF ÉTAT DES LIEUX DE LA PRODUCTION CINÉMATOGRAPHIQUE EN AFRIQUE (MARION BERGER & FEDERICO OLIVIERI) 76 DIMA L’GOUDEM (TOUJOURS VERS L’AVANT) (SONIA AHNOU) 90 LA VIOLENCE DANS LE CINÉMA ALGÉRIEN (SAMIR ARDJOUM) 97 ENTRETIEN AVEC SAMIR ARDJOUM (OLIVIER HADOUCHI) 103 ART VIDÉO ALGÉRIEN: UNE EXPÉRIENCE EN TEMPS RÉEL (AMINA ZOUBIR) 109 ÉLOGE DES POSSIBLES ET DE L’ENTRE-DEUX ENTRETIEN AVEC KATIA KAMELI (OLIVIER HADOUCHI) 115 1ER FESTIVAL DU CINÉMA DE DHARAMSALA (SAMANTHA DE BENDERN) 125
PRINTEMPS 2013 I ISBN 978-2-919070-99-2 I 19 EUROS TTC
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