Bertolt Brecht et Fritz Lang Le nazisme n’a jamais été éradiqué
Collection Thèses/essais Déjà paru : Le populisme américain au cinéma de D.W. Griffith à Clint Eastwood : un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ? par David Da Silva Jean Eustache ou la traversée des apparences par Jérôme d’Estais Philippe Garrel une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff La révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Trajectoires balsaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud
ISBN 978-2-36716-122-8 ISSN 2417-2995 Dépôt légal août 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
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Danielle Bleitrach Richard Gehrke avec la collaboration de Nicole Amphoux et de Julien Riebel
Bertolt Brecht et Fritz Lang Le nazisme n’a jamais été éradiqué Sociologie du cinéma
Pour une sociologie du cinéma Les Bourreaux meurent aussi, le film qui a associé dans leur exil Bertolt Brecht et Fritz Lang, est sorti sur les écrans étatsuniens en 1943. Il est quasiment contemporain de l’événement qu’il relate: l’assassinat par la Résistance tchèque, le 27 mai 1942, d’Heydrich, le Bourreau, le Reichsprotektor de Prague. Heydrich est le haut dignitaire nazi qui a mis en œuvre la Solution finale. Dès 1933, il participe aux premières répressions menées par le régime nazi. Il contribue à remplir le camp de Dachau ouvert en mars, dont la garde est confiée à la SS en avril1. De 1940 à 1943, sous sa direction, les Einsatzgruppen, des commandos de tueurs, assassinent plus d’un million de personnes, des Juifs essentiellement et, à partir de juin 1941, des prisonniers de guerre soviétiques et des Tziganes. Dans un premier temps, avec les fusillades, appelées la Shoah par balles, et dans un deuxième temps, avec les camions à gaz itinérants ; puis la mise en place des camps d’extermination avec une première vague en 1941 et une deuxième vague en 1942. Encadrée par la conférence de Wannsee, qu’Heydrich préside le 20 janvier 1942, au cours de laquelle toute l’administration allemande est mobilisée en vue de l’extermination. Heydrich, le bourreau, peut tout autant et plus qu’Eichmann être associé à ce qui a été élevé dans la conscience collective à un symbole génocidaire, à savoir Auschwitz. Ce lieu est un symbole : « Son bilan – près d’un million de morts – a été 1. Il tenait à y envoyer Thomas Mann, le prix Nobel de littérature qu’il considérait comme marxiste et enjuivé. Thomas Mann et toute sa famille, dont Klaus Mann et Heinrich Mann, durent s’exiler. Ils partagèrent à Hollywood l’exil de Brecht et de Lang.
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au final inférieur à celui de Treblinka. Mais Treblinka était un camp régional et il fut fermé parce qu’il n’avait plus de raison d’être : tous les Juifs polonais avaient été tués. La tâche d’Auschwitz, au contraire, ne fut par chance jamais achevée : des centaines et des centaines de milliers de Juifs français, bulgares, roumains, hongrois auraient dû, suivant les plans nazis, y être déportés et assassinés ; ils ne le furent pas. […] En un sens quand on parle du génocide des Juifs, il faudrait toujours dire Babi Yar et Auschwitz, et même Babi Yar, Treblinka et Auschwitz. Mais on quitte alors la symbolique pour verser dans l’énumération. »2 Cette extermination, Heydrich l’a contrôlée méticuleusement. Il est le dirigeant nazi qui en a maîtrisé toutes les étapes, y compris la froide comptabilité de la nuit de cristal. Mais le film de Fritz Lang et Bertolt Brecht ne présente jamais Heydrich comme un antisémite forcené. Il est le bourreau de Prague, de la population tchèque et il n’est pratiquement pas question des Juifs dans le film… Il y avait là une énigme et le point de départ d’une réflexion sur la relation entre l’Histoire et le cinéma. Très vite une deuxième interrogation est venue renforcer la première. En 1943, avec Les Bourreaux, sortent deux films sur le même sujet : Hitler’s Madman de Douglas Sirk et The Silent Village d’Humphrey Jennings. Ils décrivent tous deux les conséquences de l’attentat contre Heydrich, en particulier l’extermination des habitants d’un village minier des alentours de Prague, Lidice. Ce massacre a suscité de l’indignation aux États-Unis. Brecht et Lang pourtant n’en font pas état. Dans leur film, ils présentent l’histoire rocambolesque d’une machination à travers laquelle le peuple pragois imposerait à l’occupant un faux coupable de l’attentat et parviendrait à faire suspendre l’exécution des otages. L’assassinat, le premier et le seul d’un haut dignitaire nazi, coïncide avec le blocage de l’armée allemande sur le front 2. Florent Brayard, Auschwitz, enquête sur un complot nazi, l’univers historique, Le Seuil, 2012, pp. 25 et 26
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russe. À peu près à la même époque, après l’attaque de Pearl Harbor, les États-Unis entrent en guerre. Jusqu’alors, les films antinazis se heurtaient aux ÉtatsUnis aux sympathisants actifs du régime hitlérien. Désormais l’unanimité patriotique paraît se réaliser. Hollywood se mobilise. Ce qui n’aura qu’un temps. La Commission des activités antiaméricaines, peu d’années après, convoquera ceux que l’on accuse d’être les agents d’une puissance étrangère, souvent sur la base de leur activité antinazie, de leur communisme vrai ou supposé3. Les Bourreaux meurent aussi fait partie à ce titre des films inscrits sur une liste noire, non seulement parce qu’il rassemble un grand nombre de gens accusés de sympathies communistes, mais parce que dans ses dialogues il y aurait apologie du communisme, l’existence d’une organisation avec son comité central. Le film de Charlie Chaplin, Le Dictateur, a provoqué des interrogations à la fin de la guerre : comment peut-on peindre le nazisme de cette manière certes grotesque mais qui reste tellement en deça de l’horreur ? Il fallut pourtant du courage à Charlie Chaplin pour oser cette parodie qui s’est heurtée à la mobilisation des sympathisants de l’Allemagne nazie. La plupart des films de propagande destinés au peuple américain sont dans la lignée des Why we Fight (pourquoi nous combattons)
3. En 1938, la Chambre des représentants instaure une commission sur les « activités antiaméricaines » (House Un-American Activities Committee, HUAC). En 1947, une liste des organisations « subversives » est publiée par le ministère de la justice. La HUAC étend ses investigations au milieu du cinéma. Dix-neuf personnalités d’Hollywood, soupçonnées d‘appartenir ou d‘avoir appartenu au parti communiste, sont convoquées par la commission en octobre 1947. Il s’agit de scénaristes, de producteurs et d’un acteur, Larry Parks. Seuls onze d’entre eux sont finalement entendus, ceux qui sont aujourd’hui connus comme les Dix d’Hollywood et Bertolt Brecht. Il est entendu par la HUAC le 30 octobre 1947. Brecht déclare ne pas être membre du parti communiste, et le jour même quitte (pour toujours) les États-Unis. Les Dix d’Hollywood, quant à eux, refusent de répondre aux questions sur leur appartenance au parti communiste ou à la Screen Writers Guild (un syndicat de scénaristes jugé très à gauche par la commission), en invoquant le Ier Amendement de la Constitution américaine. Ils sont inculpés par le Congrès pour outrage, puis condamnés à des peines de prison (six mois pour Herbert Biberman et Edward Dmytryk, un an pour les autres) qu’ils purgent dans différentes prisons fédérales, à partir de juin 1950. Le 25 novembre 1947, la MPAA annonce qu’elle n’emploiera plus de communistes. C’est la naissance de la liste noire, une liste d’artistes – communistes ou non – à qui les studios refusent tout emploi. Outre Bertolt Brecht, Charlie Chaplin et Orson Welles durent quitter les États-Unis. La liste noire exista jusque dans les années 1960.
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de Frank Capra et Anatole Litvak4. Et plus encore le second film américain de Renoir, Vivre libre, humaniste et sensible, sorti également aux États-Unis en 1943, apparaîtra aux Européens à la Libération comme nimbé de candeur par rapport à ce que fut le nazisme. Le scandale du film Les Bourreaux meurent aussi est d’une autre nature. Il est dans la description de ce que la lutte contre le nazisme impose à ceux qui la mènent : s’engager dans la Résistance est mentir. Une apologie du mensonge, tel est le reproche de J. Breen, le chef du Hays Office (la censure à Hollywood), très perspicace, comme bien des censeurs, qui déclare à propos du film : « C’est contre tous les principes, c’est une apologie du mensonge, mais je sais que je ne peux pas l’interdire ». Mentir pour parler plus haut et plus fort, c’est toute la référence à la fiction dans la propagande. Fritz Lang et Bertolt Brecht ont-ils fait abstraction de ce qu’ils ne pouvaient ignorer, de la répression qui a suivi l’assassinat, comme du sort réservé aux Juifs, parce que régnait aux États-Unis un profond antisémitisme ? Le statut des Juifs était alors pratiquement comparable à celui des Noirs américains5. Sans doute, mais plus encore il y a entente entre Brecht et Lang sur la nature du nazisme et sur la manière de le combattre. Cette entente politique ne place pas l’antisémitisme au cœur de leur fable, parce qu’il s’agit bien d’une fable. Donc sur la manière dont la fiction traduit la vérité. 4. Why we fight est une série de sept films de propagande commandés par le gouvernement des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale entre 1942 et 1945. Ils furent conçus pour expliquer aux soldats américains la raison de l’engagement des États-Unis dans la guerre. Plus tard ils furent montrés au public américain pour les persuader de soutenir l’intervention américaine. La plupart des films furent réalisés par Frank Capra (avec Anatole Litvak). Capra avait été choqué par le film de propagande de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté, et il travailla en réaction directe à ce dernier. 5. On connaît relativement, même si on l’a de plus en plus occulté, ce que vivent chez les intellectuels et les milieux aisés les Juifs américains. Un film d’Elia Kazan, Le Mur invisible, que son auteur trouvait trop « gentil », nous renseigne là-dessus. Ce qu’on connaît encore plus mal, ce sont les luttes ouvrières, une militante comme Clara Lemlich qui mène « le soulèvement des 20 000 » ouvrières de chemiserie et qui fait ses discours en yiddish (elle a fui l’Ukraine face aux pogromes). Elle organise les ménagères juives (lutte contre les boucheries cashers) et afroaméricaines contre la hausse des prix avec des piquets de grève « volants » de femmes juives et de femmes noires, mouvement qui gagne plusieurs villes américaines. Elle adhère au parti communiste dont elle reste membre jusqu’à sa mort en 1982.
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Qu’est-ce que la vérité ou la fausseté d’une conjecture ? Jacques Rancière, à propos de l’historien Carlo Guinzburg6, cite Fritz Lang en montrant comment une conjecture peut être vraie en ce qu’elle affirme et fausse dans les preuves qu’elle donne : c’est le sujet de L’Invraisemblable Vérité. Pour appuyer une campagne contre la peine de mort, un homme crée de fausses preuves de sa culpabilité d’assassin. Quand sa mise en scène est découverte, il est gracié, mais en fait il est coupable. Les indices sont faux, mais le meurtre est vrai. Pourquoi, dans Les Bourreaux meurent aussi, l’emploi de la fiction, de fausses preuves pour peindre la vérité du nazisme ? Est-ce un hasard si dans deux causes qui lui tiennent à cœur, l’abolition de la peine de mort et la lutte contre le nazisme, Lang recourt à la fiction et à la peinture d’un mensonge pour défendre ce qu’il estime juste, quelles que soient les circonstances ? Ce qui rend impossible la distinction entre la scientificité de l’Histoire et l’efficacité de la fiction, c’est la confrontation avec le négationnisme, la thèse de Robert Faurisson, celui que Pierre Vidal-Naquet désignait comme « un Eichmann de papier », selon laquelle les camps d’extermination nazis avec leurs chambres à gaz n’auraient jamais existé. Cette ignominie déconcertante a connu des fortunes diverses, elle a rebondi depuis l’extrême droite jusqu’à la gauche, l’extrême gauche. Le postmodernisme historique n’a rien de fondamental à objecter à cette manipulation, puisque nous sommes devant « la trace », des indices, non pas des preuves, mais des fables par lesquelles une époque s’invente et qui rendent le faux et le vrai indiscernables. Les chambres à gaz auraient été l’invention des vainqueurs. La vérité historique serait alors l’efficacité pour celui qui utilise la représentation, la supériorité de l’une ou l’autre image tenant au fait que dans un cas l’événement existe,
6. Jacques Rancière, « De la vérité des récits au partage des âmes » in Critique, juin-juillet 2011, 769-770, pp. 474-484
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et dans l’autre il faut en nier l’existence. Sous couvert de tolérance anglo-saxonne, Noam Chomsky, le linguiste américain, a été sollicité pour écrire la préface de Faurisson. Il l’a fait en revendiquant le droit de ne pas être d’accord avec l’ouvrage, mais de se battre pour que puisse être publié ce avec quoi on est en désaccord7. C’est oublier que, comme le dit Guinzburg, « quand les divergences intellectuelles et morales ne sont pas reliées en dernière instance à la vérité, il n’y a rien à tolérer »8. Pour qu’il y ait opinions divergentes encore faut-il qu’il y ait des faits dont la véracité soit avérée. Sinon, nous sommes dans l’argument fasciste de Gentile faisant de la matraque « la force morale », comparable au sermon, puisque dans une réalité créée de toutes pièces par le dogmatisme politique il n’y a plus aucune place pour la distinction entre les faits et les valeurs. Est-ce que le non-dit sur Heydrich, sur les Juifs et leur extermination est de même nature que ce à quoi on a assisté dans les années quatre-vingt, à savoir le retour en force du négationnisme ? Charge à laquelle il faudrait ajouter deux circonstances aggravantes, d’abord l’ambiguïté vraie ou supposée de Lang à l’égard du nazisme, la manière dont il organiserait la confusion entre nazisme et résistance, et surtout ses films allemands. Ensuite, « l’immoralité » du film lui-même, la Résistance obtenant la victoire par le mensonge et la désignation d’un faux coupable. La réponse ne se trouve-t-elle pas dans le cinéma lui-même et dans la relation entre le visible et l’invisible, le cadré et le non cadré, le retour sur le temps, c’est-à-dire la possibilité pour le cinéma de montrer et surtout de nous faire réfléchir sur ce qui est montré à l’écran ? Et ici nous sommes confrontés à la relation entre l’Histoire et l’« épique ». L’épique, la référence est brechtienne, mais empruntée à Döblin : « Me voici arrivé au point central. Il existe manifestement, en dehors de la sphère des faits historiques, attestés par les documents, 7. R. Faurisson, Mémoire en défense. Contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire. La question des chambres à gaz. Préface de N. Chomsky, Paris, 1980. 8. Carlo Guinzburg, Le Fil et les traces, vrai, faux, fictif, Verdier Histoire, 2006, p. 312.
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une autre existence ou sphère, qui peut donner aussi matière à un récit formel au passé, et ce récit exige aussi de moi, lecteur ou auditeur, une croyance – de sorte que, à cette condition, il vaut derechef la peine d’écrire, étant donné qu’une relation honnête, reposant sur une confiance fondée, est rétablie entre auteur et auditeur. Ce qui soustrait une péripétie inventée quelconque, traduite en récit, au domaine de la pure invention jetée sur le papier, et l’élève dans une sphère de vérité, celle du récit spécifiquement épique, c’est l’exemplarité de l’événement et des figures. »9 Ici la traduction en français de « episch » allemand en « épique » risque de nous induire en erreur : le terme allemand n’insiste pas sur l’épopée, l’héroïsme, mais sur le narratif, le passé devenu du présent comme dans l’interpellation brechtienne. Cette interprétation sur laquelle nous reviendrons éclaire aussi bien le choix de la fiction que le réalisme percé de part en part pour atteindre l’exemplarité, le politique et l’universel. Qu’est ce qui permet d’établir une relation honnête, fondée sur la confiance entre le spectateur, le lecteur et l’auteur ? Döblin parle de la capacité de l’auteur à avoir en lui « un résonateur particulièrement subtil et développé ». Et quand des choses historiques déterminées lui parlent, cela vibre en lui au point qu’il arrive à traduire la résonance en langage et image, c’est une intimité avec la réalité, tout sauf de l’esthétisme. Le refus chez Döblin d’un art à l’écart des problèmes de la transformation économique, politique, technique et sociale et consacré seulement au « beau ». Cet apolitisme auquel cédera y compris Thomas Mann et qui se combine si aisément avec le conservatisme et le respect de l’autorité, voire l’amour de la guerre. Comme Walter Benjamin, Döblin voit en Ernest Jünger et son apologie de la guerre le nationalisme le plus chauvin avec le choix de se draper dans le sublime de l’art. La réponse de l’universalisme est l’épique ainsi conçue ; on voit bien en quoi des gens comme Brecht, Benjamin, Döblin, 9. Alfred Döblin, L’Art n’est pas libre, il agit. Agone, Banc d’essai. 2013, p. 124.
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le musicien Hanns Eisler, les communistes en général peuvent adhérer à cet art engagé, mais le cas de Fritz Lang est autre.
Du déterminisme dans l’art ? La quasi-totalité de la critique cinématographique s’acharne sur la mésentente entre Brecht et Lang sur le tournage des Bourreaux meurent aussi. Malgré le caractère le plus souvent anecdotique des remarques désagréables sur Lang de Brecht dans le Journal de travail, jamais ni l’un ni l’autre n’ont exprimé un regret ou un doute sur la nature politique de leur collaboration. Pour le comprendre, il faut se confronter aux nécessités de la lutte antinazie en exil, mais il faut aussi explorer le champ artistique tel qu’il s’est constitué en Allemagne de 1900 à 1933, analyser en quoi il a révolutionné une bonne partie de l’art contemporain10. Ce terme de champ artistique est emprunté à Pierre Bourdieu. Une société qui est structurée selon une logique de classe, avec la domination du mode de production capitaliste, peut voir se développer des enjeux spécifiques avec l’imbrication de champs économique, politique, culturel, artistique, sportif, religieux, etc. Chaque champ jouit d’une autonomie relative par rapport à la structure capitaliste. Ce qui définit un champ est la manière dont ses acteurs s’entendent sur ses enjeux et sur sa permanence, avec pourtant des atouts et des ressources inégaux suivant les acteurs et leur capital qu’il soit économique, culturel, social ou symbolique. Pour analyser un champ, il y a les sujets, les thèmes, mais ceux-ci doivent être rapportés aux conditions de production des œuvres et pour qui les auteurs prétendent créer et en quoi ces attentes supposées, filtrées par la critique, par des modèles qui se succèdent les uns aux autres, contraignent et parfois
10. Nous avons en mémoire l’extraordinaire et magnifique exposition Paris-Berlin qui avait eu lieu à Paris, en novembre 1978, et dont nous avons conservé le catalogue.
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stérilisent l’écrivain, le cinéaste, l’artiste. En quoi ce conformisme des conditions de production est-il en contradiction avec la revendication à l’épique ? Un champ paraît avoir une dimension spatiale, mais sa dimension temporelle, le moment où il se constitue et disparaît, relève d’une réalité historique et est tout aussi importante. À ce titre, le cinéma ne peut pas être isolé d’autres arts : l’architecture avec laquelle il partage un rapport aux masses, une inscription dans l’espace, mais aussi le roman, la littérature, la musique, etc. On devrait aussi considérer sa porosité à la vie quotidienne, à ses objets autant qu’à ses valeurs. Un exemple : celui des faussaires nous permet de comprendre ce qu’est cette porosité. En effet un faux, un tableau peint au XIXe qui prétend reproduire un primitif flamand ou italien du XIVe siècle, nous apparaîtra aux siècles ultérieurs comme un faux, parce qu’il a malgré son auteur pris des manières de représentation du siècle de sa fabrication. Celle-ci tient à l’art mais aussi et surtout à une quotidienneté, celle des meubles, de la mode, des goûts et même de la division de classe telle qu’elle existe alors. Ce que nous appelons le style tient autant à l’originalité du créateur qu’à son inscription dans un temps. Lang est l’homme des décors, ceux des mythes germaniques des contes comme la forêt, mais surtout celui de la modernité de la ville et de ses flux. Il est également, comme Brecht, le metteur en scène qui fait jouer aux objets de la vie quotidienne un rôle essentiel. À ce titre, les auteurs des Bourreaux meurent aussi, comme le film lui-même, sont profondément marqués par un contexte européen : un temps long, où l’on devrait mettre à jour les bases sur lesquelles s’est construite l’Europe dans le prolongement des guerres napoléoniennes et de la Révolution française, qui elles-mêmes ont été marquées par la guerre de Trente Ans. La contradiction entre la rhétorique à l’égard des peuples, les nations et la forme autoritaire, belliciste du pouvoir politique
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est à l’œuvre dans le champ politique autant qu’artistique et culturel. La langue – et ce qu’elle charrie de bouleversements dans la représentation du monde – en est révolutionnée, pas nécessairement comme l’a souhaité une classe dominante, un pouvoir politique. Ainsi, l’idée de l’unité allemande est d’abord empreinte de romantisme, voire d’aspirations révolutionnaires d’une jeunesse ardente, mais dans le sillage napoléonien, à l’image de la Révolution française, la conscience nationale est devenue belliciste, capitaliste et presque déjà impérialiste. Lukacs a très bien montré le lien entre la Révolution française, la création d’une armée de masse, la conscience nationale, l’élargissement extraordinaire de l’horizon. « Ce dont auparavant seuls des individus isolés, le plus souvent à l’esprit aventureux, faisaient l’expérience, à savoir une connaissance de l’Europe ou du moins de certaines parties de l’Europe, devient en cette période l’expérience de centaines de milliers, de millions de gens […] Il en résulte la possibilité concrète pour des hommes de comprendre leur propre existence comme quelque chose d’historiquement conditionné, de voir dans l’histoire quelque chose qui affecte profondément leurs vies quotidiennes et qui les concerne immédiatement.11 » En France, bien sûr, partout en Europe, cela se traduit par ce que Marx définit comme un « mélange de régénération et de réaction » ; l’appel à la conscience nationale s’accompagne d’une résurrection du passé, reconstruit en vue de l’unité nationale. Et le capitalisme naissant s’accompagne parfois d’une mythification du féodalisme, d’une vision idyllique du passé national opposé à la Révolution française sous sa forme napoléonienne. À partir de 1848, tout ce qui s’est ébranlé dans la période révolutionnaire et napoléonienne devient incontournable, la
11. Lukacs, Le Roman historique, Petite bibliothèque Payot, 1965, p. 23
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réaction féodale n’a que momentanément triomphé, un nouveau monde est né. L’Allemagne bismarckienne, en 1870, en abattant la France a gagné son hégémonie, mais à l’unification populaire voulue par les libéraux de 1848 s’est substituée une unification par le haut, obtenue « par le Fer et par le Sang », selon les propres mots de Bismarck. L’empereur Wilhelm II, qui est loin d’avoir l’envergure de Bismarck, a écrit le 16 décembre 1901 un texte qui résume le rôle dévolu à la culture pour parachever l’unité de l’Allemagne et sa mosaïque d’états disparates. « Mais il y a plus, l’art doit contribuer à l’éducation du peuple. Il doit procurer aux classes inférieures la possibilité après sa peine et son dur labeur de reprendre courage auprès des idéaux. Les grands idéaux sont devenus pour nous, le peuple allemand, les biens durables tandis que pour d’autres peuples ils sont plus ou moins perdus… L’art qui s’élève au lieu de descendre la rigole ». Le moyen de cette union des lands était pour lui l’art, la culture. Un peuple unifié par une langue (Hoch Deutch) et une interprétation romantique de son passé avec l’idéalisation de Goethe et Schiller. Mais l’on peut affirmer que, sans le militarisme allemand, la culture allemande n’aurait pas eu ce caractère conquérant12. Avoir une nation militarisée impose d’insuffler un sens de l’histoire, une propagande. Néanmoins, le populisme culturel du Kaiser et de ses successeurs, d’essence autoritaire et bureaucratique, tirera la culture plus vers le divertissement que vers l’innovation ou les avant-gardes. Les mouvements artistiques, au fur et à mesure de l’évolution politique du pays, seront travaillés par la contradiction qui reste sous-jacente à la formation nationale allemande : donner un idéal au peuple allemand par décision autoritaire, ce qui ne cesse d’engendrer des crises de conscience parce que l’art n’est jamais totalement autonomisé de ce peuple et ce, malgré toutes les mesures répressives qui sont mises en œuvre. 12. Guillaume II – Aufruf an das deutche Volk, Berlin 6 août 1914 – Reden des Kaiser de Johann, Munich 1966.
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La guerre de 1914-1918 avait été encouragée par une organisation puissante extraparlementaire contre les Juifs, les Slaves et tous les socialistes, très influente dans les élites : la ligue pangermaniste. Elle appelait à l’union de tous les peuples germaniques et préconisait, pour protéger l’Allemagne, l’annexion des petits états limitrophes comme la Bohème. La guerre n’était pas destructrice, mais salvatrice de l’humanité. Un des fondateurs de cette ligue était Hugenberg, futur propriétaire de l’UFA, également directeur des usines Krupp. Elle avait créé des liens avec d’autres grands industriels qui avaient manifesté leur accord avec ses visions annexionnistes de l’Ukraine et de la Belgique. S’il existait en France quelques intellectuels de droite pour manifester un enthousiasme belliciste, il y avait en Allemagne un engouement auquel bien peu échappaient. Cela faisait partie de la langue, de la culture allemande, menacée par la latinité.13 On ne comprend pas ce qu’est l’UFA, le grand trust de production et de diffusion de l’art cinématographique, avec Fritz Lang comme maître incontesté, si l’on ignore l’impulsion apportée au début du XXe siècle par la volonté d’unification du Reich allemand. Mais, à l’inverse de ce que vont découvrir les exilés aux États-Unis, cette ultime période européenne de la conscience révolutionnaire bourgeoise et de la naissance des nations à l’est du continent européen n’est pas fondée sur l’acceptation du capitalisme. Elle véhicule une soif d’idéal qui pousse à la mise en évidence impitoyable de toutes les contradictions du progrès. Il y a une sorte d’inconscient collectif qui tend vers la critique du présent jusqu’à une vision apocalyptique que la réalité ne démentira pas. Il existe des critiques de très haut niveau avec, comme Walter Benjamin, un savoir ency-
13. Il y eut bien une organisation d’intellectuels pacifistes, mais elle fut interdite en 1916. La plupart des intellectuels allemands perdirent un temps la tête, Rilke, Thomas Mann (qui se fâcha avec son frère, le communiste Heinrich Mann). Albert Einstein fut un des rares à refuser de signer un appel de soutien à l’Allemagne. Le poème le plus célèbre de cette époque, distribué à des milliers d’exemplaires, intitulé Chant de haine contre l’Angleterre, était l’œuvre d’un juif Ernst Lissauer qui fut obligé d’émigrer en 1933.
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clopédique, une tradition littéraire dans le sillage de Heine. Généralement orientés à gauche et souvent de proches compagnons de route du parti communiste. La guerre de 14-18, les crises économiques et la révolution avortée de 1919 vont engendrer, au cœur de ce projet national culturel germaniste, un art militant engagé politiquement qui n’aura pas d’équivalent dans l’Histoire. Cet art pousse jusqu’au bout la réflexion et l’action de ce qu’est l’art révolutionnaire et son rôle pour les plus démunis. Ce que l’on peut considérer déjà dans le projet ambigu de Wilhelm II comme une contradiction violente entre État et volonté émancipatrice, voire libertaire. Cette effervescence a été balayée par le nazisme et l’arrivée au pouvoir d’Hitler14. Mais dans leur exil aux États-Unis, Brecht et plus généralement tous les exilés allemands poursuivent sur cette lancée. Ils s’étonnent simplement que ce qui provoquait l’indignation en Allemagne soit aux États-Unis parfaitement dans la norme. Insister sur les mésententes entre Brecht et Lang, mais aussi sur celles fréquentes dans ce monde de l’exil allemand qui comprend de multiples autres personnages : Adorno, Döblin, Eisler, Weill, pour ne citer que ceux qui apparaissent le plus fréquemment dans notre livre, risque de nous cacher leurs préoccupations communes. Leur antinazisme est politique, éthique, culturel, artistique et il appartient encore aux contradictions du champ artistique européen. Pour dire les choses simplement, l’Europe capitaliste a eu besoin du nazisme, parce que le niveau des contradictions sociales, l’implication des peuples et des masses ouvrières y compris dans le champ culturel avait atteint un niveau si élevé que l’on pouvait parler d’une hégémonie prolétarienne dans la création. 14. Encore qu’il faille noter la volonté de mécénat dont témoignent souvent certains dirigeants, de Goering à Heydrich. Ce dernier ayant à cœur de promouvoir la musique à Prague. Mais d’autres exemples plus obscurs, comme celui du SS Félix Landau s’offrant Bruno Schulz comme esclave artiste juif alors que débute l’extermination en Pologne, montrent à quel point l’idée de culture comme instrument de légitimation du pouvoir allemand reste ancrée dans les consciences.
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Au cœur même de la première guerre mondiale, alors que s’est écroulée l’hypothèse d’une victoire rapide, dans les tranchées, dans le pays, il n’y a bientôt plus que deux tendances : l’une pour la paix, l’autre pour la guerre à outrance. Un mouvement organisé d’opposition à la guerre, influencé par les spartakistes, se développe jusque dans les tranchées, avec des grèves violentes dans les grandes villes depuis la fin de 1917. Mais il y a aussi des revues comme Die Aktion, rassemblant une partie des expressionnistes depuis 1911. La protestation s’étend à tous les arts. Une autre revue Der Sturm va dans le même sens. Certains désertent, se réfugient en Suisse, ce sont les premières manifestations du dadaïsme. Même s’il y a une opposition violente entre ceux qui veulent la guerre au nom du pangermanisme et ceux qui veulent la paix, les deux en appellent au peuple. Le populisme impulsé par la volonté d’unification germanique que l’on trouve dans le texte précité du dernier kaiser a eu des effets indéniables dans toutes les régions et même au-delà (dans l’empire austro-hongrois en train de s’écrouler). Ce mouvement se retrouve à Munich (Der Blaue Reiter), Dusseldorf, Cologne, Francfort, Dresde mais surtout à Berlin. Les expositions, les revues (Der Sturm, Kunst und Künstler, Das Kunstblatt, etc.) développent les échanges entre les artistes, mais aussi la connaissance des œuvres et leur production au niveau national. Ces échanges prennent un caractère international par l’afflux d’artistes immigrés, comme Lang lui-même, et par le nombre d’artistes européens invités à des débats et des expositions. Le marché de l’art en Allemagne est le plus important de l’époque et ce sont entre 20 000 et 30 000 œuvres par an qui sont exposées. La guerre et la défaite n’interrompent pas cet essor15.
15. En 1905, à Dresde et à Berlin, il y a des expositions expressionnistes de Die Brücke et Der Blaue Reiter. Après la guerre, dans le sillage de Dada (également à Paris et à New York), de nombreux artistes allemands vont vers l’expressionnisme (Georges Groz, Carl Einstein, Erwin Piscator, Georges Schotz et bien d’autres qui lancent des textes subversifs dans les revues Sturm et Aktion). Beaucoup de ces artistes iront à partir de 1929 vers une radicalisation encore plus poussée, comme Brecht lui-même.
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Il faut bien évidemment parler du rôle important et spécifique de l’expressionnisme allemand, même si Lang ne cesse de dénoncer l’idée que lui ou Brecht auraient été expressionnistes. Ce mouvement a constitué dans le monde germanique une synthèse artistique comparable au surréalisme en France. À part quelques artistes comme Max Ernst, Hans Arp, Hans Richter ou John Heartfield, il n’y a pas eu à proprement parler de surréalisme en Allemagne. C’est l’expressionnisme qui joue le rôle de creuset symbolique, en particulier pour l’influence de la psychanalyse. Walter Benjamin, toujours soucieux de lier la France et l’Allemagne, dit en 1929 : « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligence européenne », mais sur l’Allemagne pèse le poids du romantisme allemand (à la différence des Français16, Espagnols, Belges) qui conduit à l’expressionnisme. Avec le romantisme allemand, nous avons un peuple hanté par le mysticisme et la magie, dont les « Maerchen » racontent dès la petite enfance des contes terrifiants avec des images fortes de forêts vivantes, de sorcières qui attirent les petits enfants avec leurs maisons gourmandises enfouies dans ces bois hostiles. Il y a là un jeu avec le paganisme. Heine, autre admirateur de la clarté gauloise, y voit les dieux en exil17 avec la victoire du christianisme. De ce fait, dès 1923, l’expressionnisme est critiqué dans la foulée de la dénonciation du romantisme allemand. Surgissent d’autres courants qui souhaitent rompre avec cette tendance mystique et magique avec son fond pangermanique qui a été l’idéologie du kaiser, identifiée avec la boucherie de la guerre de 14-18. C’est le mouvement Dada, la nouvelle objectivité, le constructivisme du Bauhaus, l’Art politique et le manifeste des 16. Encore qu’Aragon est parmi les surréalistes celui qui revendique un lien avec les romantiques français. 17. Double exil puisque ce sont des Titans, déjà renvoyés comme forces chamaniques par les dieux de l’Olympe, puis par le christianisme, explique Heine dans un texte de 1835, repris par Freud dans son analyse sur l’inquiétante étrangeté (l’Unheinliche) dans l’art. Freud relie celleci et cet exil des dieux à une figure que l’on retrouve chez Lang, le double comme dans Man Hunt. « Le double est une formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique […] Le double est devenu une image d’épouvante de la même façon que les dieux deviennent des démons après que leur religion s’est écroulée. »
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Novembristes. Tous ces courants sont influencés par les mouvements révolutionnaires en Russie et les nouvelles démarches des artistes russes (primitivisme)18. Le constructivisme représente réellement une nouvelle forme de pensée dans l’art moderne, mais toujours dans ce questionnement de la relation entre culture et peuple. Les artistes constructivistes ont pressenti les impératifs du développement d’une société nouvelle et la crise de toute une génération, face à ce qui est apparu comme un crime suprême : avoir envoyé à la boucherie une génération qui a du sang sur les mains et refuse les ornementations, le cérémonial, les illusions, tout en proclamant son adhésion à tout ce que la technique peut apporter de progrès et de transformation. Les problèmes esthétiques paraissent relégués au second plan, ou plutôt suivant le mot célèbre de l’architecte allemand Mies van der Rohe : « Less is more ». Brecht s’appuie très vite sur l’art Révolutionnaire du théâtre de Piscator qu’il admire. On parle souvent du nombre de figurants dans Metropolis de Fritz Lang, mais il faut se souvenir que Piscator, avec les groupes du Théâtre ouvrier, a monté des pièces ayant 8 000 figurants. Brecht, Eisler, Tucholsky, Arend ont fait chanter des centaines de personnes dans des chorales militantes, entre 1928 et 1933. L’engagement des artistes n’a jamais eu un tel écho dans le monde ouvrier, cela débouche sur des performances que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui et sans lesquelles pourtant une œuvre comme Metropolis perd une part de sa signification19. Les rencontres internationales, l’installation par exemple à Berlin d’artistes russes, qui se sentent les représentants de la révolution soviétique, développent le constructivisme et le Suprématisme. Puis arrivent à Berlin les Hongrois, l’avantgarde roumaine, les artistes polonais, les artistes tchèques, une 18. On trouve des évolutions semblables chez les Italiens, les Français avec le groupe Octobre. 19. Il y a eu quelque chose de cet ordre-là autour de mai 68 en France. Notons que, dans les deux cas, les mouvements, qui avaient pris une connotation européenne, ont débouché sur une vague contre-révolutionnaire, y compris en matière artistique.
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multitude qui ne se vit pas comme étrangère à cette ville en effervescence. Les points de rendez-vous sont multiples : cafés, cabarets, expositions, congrès, galeries, l’atelier de Pougny, le club Constructif. Le groupe berlinois le plus important de cette période est le groupe Novembre (Novembergruppe) puis le Rote Gruppe qui reste allemand tout en travaillant avec l’Est. Des manifestes sont lancés tels que Aufruf für Elementarum Kunst, manifeste réaliste, Constructivisme, Système de force dynamico-constructif. Ils donnent volontiers un caractère international à ces recherches. Il existe un personnage qui à lui seul peut être considéré comme une des figures les plus illustratives de cette capacité à constituer, autour de la Révolution soviétique, tout un système de propagande qui unit la presse, les comités de défense avec de nombreux intellectuels qui soutiennent des causes humanitaires, mais s’engagent à partir de là dans des causes politiques. Ce personnage est un Allemand, du nom de Willi Münzenberg, qui connut un destin singulier20. Ayant conscience de l’importance des médias, il eut l’idée de les développer au service du communisme, ce qui lui a valu le surnom de « Hugenberg rouge ». Dès 1921, il crée AIZ, « Arbeiter Illustrierte Zeitung », le plus grand hebdomadaire photographique ouvrier des années trente, diffusé à 420 000 exemplaires, dans lequel travaille le dadaïste Franz Jung. Il mène conjointement ce travail de presse et d’image avec des campagnes humanitaires et même du matériel pour la reconstruction de l’économie soviétique dans le cadre du Secours ouvrier international qui agit dans le monde entier et en particulier aux États-Unis. Il crée des centres de secours pour les chômeurs allemands. Münzenberg a reçu son mandat de Lénine, puis du Kommintern. Dans ce cadre complexe, il a créé une maison d’édition et des filiales de AIZ dans toute l’Europe. 20. Un colloque international a eu lieu autour de Willi Müzenberg, du 20 au 26 mars 1992 à Aix-en-Provence, organisé par la bibliothèque Méjanes et l’Institut de l’Image dont les actes ont été publiés par Le Temps des Cerises, en 1993.
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Couverture de AIZ. On pense à Mabuse se faisant grimer par son valet.
C’est un magazine d’une rare qualité, qui publie des reportages sur le monde ouvrier ou des photomontages de John Heartfield. Il rachète Die Welt am Abend et rend attractive la presse communiste.
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Mabuse, le Joueur de Fritz Lang se laisse grimer par son valet.
Il est un des premiers à saisir l’importance du cinéma. Il fonde une revue Film und Volk et un organisme de diffusion. C’est grâce à lui que les Allemands découvrent Eisenstein, Poudovkine. Il crée une firme cinématographique, Pometheus. Il publie des auteurs communistes et progressistes, constituant une véritable bibliothèque pour les ouvriers. En 1933, il doit émigrer à Paris où il met rapidement en place un centre d’activités antifascistes. Il recrée des réseaux, met en place des activités spectaculaires, Le Livre brun dans lequel est exposée la terreur qui sévit en Allemagne. Parmi les contributions, il y a celles de Regler qui décrivent les tortures dans les camps de concentration. Au centre du Livre brun, il y a la dénonciation de l’incendie du Reichstag par les nazis, mais aussi l’exposé des tentacules que lance le pouvoir nazi dans tous les pays démocratiques. Münzeberg n’était pas un théoricien mais un propagandiste, un homme d’action. Après sa rupture avec le Komintern, ce personnage qui demeurait trop communiste pour être récupéré comme un renégat a été gommé littéralement par l’histoire communiste. Pourtant, Brecht l’a côtoyé, a
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partagé son aventure et Lang, quand il participe à des activités antinazies, se retrouve dans l’univers qu’il a mis en œuvre dans le monde intellectuel et du cinéma. En particulier lorsqu’il tourne Les Bourreaux mais aussi avant ce film, avec Kurt Weill, lors du tournage de You and Me. C’est tout un pan de la lutte antifasciste qui se poursuit à Hollywood et auquel Lang continue à être activement mêlé et qu’il aide financièrement, mais aussi dans l’échange d’idées et de lettres. La société américaine découvre, avec ces exilés et leur poids dans l’industrie cinématographique, un monde qui lui est étranger, celui de l’affrontement des masses et des appareils tels qu’ils ont pu se construire dans le continent européen. Le film Les Bourreaux est celui du triomphe du mensonge, mais aussi la description d’une organisation de résistance bolchevique. Ce n’est donc, selon nous, pas un hasard si une grande partie de ceux qui ont travaillé au film Les Bourreaux meurent aussi passent devant la Commission des activités anti-américaines ou sont surveillés par le FBI21, si le film fait partie d’une liste noire, si à l’arrivée en France, au titre des accords BlumByrns, il est censuré sous des prétextes commerciaux. Il s’agit bien sûr des débuts de la guerre froide et de la traque des communistes, mais ce que nous définissons comme un champ artistique et qui est selon nous commun à Brecht et à Lang va bien au-delà de cet aspect lié à l’actualité d’un nouvel affrontement mondial, dans lequel les protagonistes de la seconde, voire de la Première Guerre mondiale, sont recyclés comme l’a très bien décrit Kubrick dans Docteur Folamour. Pourquoi parler de déterminants de l’œuvre d’art ? S’agitil du contexte économico-social et politique qui en définirait les conditions de possibilité historique ? Oui, mais d’autre chose aussi, d’une autre temporalité qui est celle des phénomènes 21. Le scénariste de Man Hunt, Dudley Nichols, qui a pourtant souvent travaillé avec des metteurs en scène suspects, à commencer par Lang, ne sera jamais inquiété. Est-ce qu’il faut pousser plus loin le parallélisme entre l’enthousiasme encore aujourd’hui de la critique pour Man Hunt et le relatif mépris dans lequel est tenu Les Bourreaux meurent aussi ? Cela nous conduirait à une interrogation sur les critères esthétiques…
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culturels et de la manière dont sont façonnées la perception et la sensibilité des individus, dans une époque déterminée. Il ne s’agit pas, sauf événements datés dont l’influence immédiate et sur le long terme peut être décelée22, de chercher des déterminants simplistes. Souvent même, ils se constituent a contrario de ce qui est attendu. Heinrich Böll raconte la manière dont toute une littérature, à son retour d’exil, une littérature interdite sous le nazisme, comme Thomas Mann ou Tucholsky, se trouva inutilisable après 1945 : « Chose étrange, nous ne pouvions rien en faire. Presque rien en tirer. Pas moi en tous les cas ; je ne sais pas ce qu’il en a été pour mes confrères. Plus tard, j’ai relu Döblin et cette lecture m’a permis de renouer avec la tradition allemande : mais ces douze années de dictature nazie avaient changé la langue allemande, pas dans un sens uniquement négatif : une mutation s’était produite. Le vocabulaire courant s’était transformé ; les réfugiés, les soldats s’en étaient chargés. Un certain cynisme, familier surtout aux femmes, à ces femmes que l’on appelait les femmes sous les bombes, s’était largement répandu : dans les lazarets, les hôpitaux, les trains, les salles d’attente, on était confronté à ce vocabulaire qui assurément n’était pas conforme aux concepts national-socialistes. Nous avons participé à cette transformation de la langue allemande, nous l’avons pratiquée, cette langue a été également la nôtre et il y avait en elle très peu de lien avec la langue de la littérature émigrée »23. Peut-être faudrait-il repenser le retour de Lang et les films qu’il a tentés en Allemagne à son retour en relation avec cette remarque. Ce besoin qu’il avait toujours su porter
22. Par exemple, les accords Blum-Byrns et la lutte à laquelle leur imposition a donné lieu en France de la part du Parti Communiste et de la CGT mais qui a mobilisé la quasi-totalité du monde du cinéma et a débouché sur des dispositions qui ont garanti jusqu’à aujourd’hui non seulement l’existence du cinéma français, mais celle d’autres cinémas dans le Tiers-Monde. 23. Heinrich Böll, Une mémoire allemande, entretiens avec René Wintzen, Seuil, 1978. Dans les mêmes entretiens, Heinrich Böll qui se montre très critique envers la RDA, souligne en même temps l’existence dans cette autre Allemagne d’une littérature éthique. Heinrich Böll ne parle pas de Brecht, mais on ne peut s’empêcher de penser, à propos de cette langue née de la guerre, à celle que revendique Brecht, celle du malotru, la manière dont il proteste contre la personnalité du poète chez les otages dont il voudrait faire un pilier de taverne, alors que Lang lui donne un aspect de dandy snob.
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de recherche esthétique et d’un cinéma qui s’adresse à un public populaire n’avait plus de sens. Il a cherché des racines, Mabuse, les scénarios de Thea von Harbou, mais la langue n’était plus la même, l’UFA n’existait plus24. Nous avons choisi de restituer le champ artistique d’un film. Il a été produit à Hollywood, mais le sujet autant que le background de ses auteurs, scénariste, réalisateur, et même musicien conseiller politique25 Hanns Eisler, renvoient à un espace-temps générationnel, celui de la tentative de recréer un univers germanique, avec un projet culturel du peuple. Nous avons choisi d’en regarder les images, comme le dit Didi-Huberman, « à travers l’exercice d’un double regard. L’image est un choc, un montage dialectique, au sens du dialogue, mais aussi du conflit. Voilà pourquoi les images ne sont pas des objets mais des actes. C’est un champ de bataille. À chaque fois que l’on parle d’images, on fait de la politique ». L’image telle que l’envisagent Fritz Lang et Brecht n’est pas plus ni moins politique que celle dont nous abreuve le film dit de divertissement. Simplement, elle choisit de montrer la lutte au lieu d’approuver le crime et l’injustice par la complicité et ce faisant elle est suspecte, mais elle le devient tout autant dans le camp adverse ou presque.
24. On pourrait également repenser à sa querelle avec Godard, quand celui-ci entre dans le groupe Dziga Vertov, le cinéma ce n’est pas ça… il dénonce son orgueil qu’il compare à celui du dieu des juifs. 25. Dont le frère est accusé d’être le représentant du Komintern aux États-Unis.
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