Le cinéma de Jeff Nichols L’intime et l’universel
Du même auteur, chez le même éditeur Barbet Schroeder, ombres et clarté Andrzej Zulawski, sur le fil Jean Eustache ou la traversée des apparences Thomas Liebmann, les derniers jours du Yul Brynner de la RDA (roman)
ISBN 978-2-36716-209-6 Dépôt légal septembre 2017 Imprimé dans l’Union européenne Maquette www.lettmotif-graphisme.com Couverture : en haut, Mud ; en bas, Take Shelter Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Jérôme d’Estais
Le cinéma de Jeff Nichols L’intime et l’universel
Une fois n’est pas coutume, un premier salut amical à l’équipe de La Septième Obsession dont le numéro spécial et hors du commun sur Nichols et ses collaborateurs est sorti au moment où j’allais terminer cet ouvrage et a été fort précieux. Le deuxième à Thomas Révay qui m’a permis le premier d’écrire sur Nichols pour l’excellente revue Ciné-Bazar. Merci à eux !
« Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites. » Jean-Luc Godard
Avant-propos En seulement cinq films (Shotgun Stories, Take Shelter, Mud, Midnight Special et Loving), Jeff Nichols est parvenu à construire une œuvre forte et ambitieuse. Entre classicisme et expérimentations, productions indépendantes et collaboration avec les studios. Un parcours sans faute, unique, qui le place aujourd’hui parmi les cinéastes les plus importants de sa génération, en digne frère cadet de James Gray ou de Kelly Reichardt. Des films nourris du cinéma américain de son adolescence, celui des années soixante-dix et quatre-vingt (de Malick à Spielberg, en passant par Eastwood ou Carpenter), ou de celui qui s’attachait à montrer ce territoire, ce Sud américain qu’il n’a jamais quitté, tout en ayant assimilé l’héritage des grands Maîtres (Ford, Hitchcock…) Des œuvres qui ont aussi su mettre en lumière le talent unique de Michael Shannon, son comédien fétiche, tout en en donnant de beaux rôles aux grandes stars hollywoodiennes (Matthew McConaughey, Reese Witherspoon, Jessica Chastain…) Entouré depuis ses débuts d’une solide équipe de collaborateurs (Adam Stone, son directeur de la photographie, en tête) qui le suit dans toutes ses aventures, Nichols filme le Sud, ses paysages et la nature, joue avec ses mythes, met l’Homme du Sud et la classe moyenne au centre de ses films, avec en arrière-plan les crises économiques, écologiques ou identitaires et
PRÉFACE
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les peurs diffuses qu’elles engendrent, entremêlées à des questionnements plus personnels qui touchent aussi bien à la foi, au couple et à la paternité qu’à l’enfance ou à l’héritage familial. Un metteur en scène qui est aussi scénariste. Un grand raconteur d’histoires qui privilégie le quotidien, le détail, l’intime pour atteindre à l’universel, fait se côtoyer le grand et le petit, l’infime et l’infini et laisse le spectateur entrer de plain-pied dans la vie de ses personnages, dans leur tête. Lui fait partager son empathie. Pour eux. Pour l’humanité.
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1. L’Americana et le Sud
1. L’Americana et le Sud Jeff Nichols ancre son cinéma dans cette terre qui est la sienne, ce Sud états-unien, y trouvant ainsi une perspective à la fois classique et nouvelle, nourrie de thématiques (famille, foi, crises…) personnelles aussi bien qu’universelles, irriguée d’influences (de John Ford à Mark Twain, en passant par Eastwood ou Sternfeld) profondément américaines. Américain, Nichols l’est, dans la captation de son pays, de cette terre mythique, conquise, séparée entre Nord et Sud. De son territoire, le Sud justement, ce Dixieland à la culture et aux héritages différents. Sudiste, à travers ses histoires et ses mythes, cette Histoire que l’autre Amérique n’a pas. Ses territoires et paysages qu’il filme quasi-amoureusement. De l’Arkansas au Texas, en passant par la Virginie, la Floride, la Géorgie, la Louisiane ou le Mississippi. Et quand il filme les terres de l’Ohio, c’est comme si on était resté de l’autre côté de la ligne Dixon… Nichols pourrait passer, à travers ses personnages aux origines modestes, avec leurs familles et leur terre, comme un des derniers descendants de l’Americana. Pas l’Americana pleine de nostalgie débordante ou celle lyrique et romanesque, celle de L’Intruse ou d’Autant en emporte le vent. Plutôt celle des récits simples, qui
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prennent leur temps pour installer leurs personnages dans un quotidien. Celle de la chronique des vies simples. Des récits familiaux et intimes qui se mélangent subtilement à d’autres influences, d’autres genres, du Southern Gothic à la tragédie antique, en passant par le western. C’est par ses racines que Nichols nous entraîne vers un ailleurs. Inconnu et universel, celui-là.
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Influences
Le cinéma de Nichols puise donc son inspiration dans l’Amérique, et dans le Sud dont il est issu, tout particulièrement. Ses mythes, ses hommes, ses territoires et leurs paysages dont il restitue la beauté et la rugosité, à l’instar des photographes qui l’ont marqué, tel Sternfeld, ou des cinéastes qui, comme Malick, ont toujours fait corps avec la Nature. Son cinéma est un héritage personnel, intime et digéré, constitué à partir de héros (Paul Newman) ou de cinéastes (Ford, Eastwood…) mais surtout et avant tout, de films découverts pendant l’adolescence : ceux de Spielberg ou de Scorsese, mais aussi ceux qui montraient ces paysages et ces gens qu’il connaissait, côtoyait tous les jours (de Tender Mercies au Plus sauvage d’entre tous). Un héritage, donc. Plus encore : un dialogue ininterrompu.
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L’Arkansas, la North Carolina School of the Arts et David Gordon Green Jeff Nichols est né en 1978 et a grandi à Little Rock, en Arkansas. En banlieue, entre ville et campagne. Dans une famille de la classe moyenne, de celles qu’il va filmer. Dans ce Sud qu’il n’a jamais quitté (il vit aujourd’hui à Austin, au Texas), malgré les appels du pied d’Hollywood. Initié aux films par son père et par la télévision, Nichols s’est dirigé, après l’école, vers le département de cinéma de la North Carolina School of the Arts, alors que celui-ci venait à peine d’être créé. « Le programme n’était pas encore établi et nous étions assez libres de toucher les caméras et d’essayer beaucoup de choses. Au lieu de faire des répétitions, nous faisions directement des films. Nous étions un petit groupe avec David Gordon Green, Jody Hill et Adam Stone, mon chef opérateur […] On est passé très vite de la théorie à la pratique […] Elle (l’école) m’a donné une approche très manuelle du cinéma1 », raconte-t-il. Nichols y réalise quelques courts-métrages, avant de devenir directeur de production sur le documentaire de Margaret Brown consacré au chanteur texan Townes Van Zandt, Be Here to Love Me. Il y rencontre le directeur de la photo de Génération rebelle (Dazed and Confused) de Richard Linklater (avec McConaughey…), Lee Daniel. 1. Cahiers du Cinéma, janvier 2012.
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À la North Carolina School of the Arts, il fait deux autres rencontres décisives. Celle d’Adam Stone qui va devenir son chef opérateur et travaillera sur les cinq films qu’il a tournés. Et celle de David Gordon Green qui, en troisième année de licence au moment où Nichols entre à l’école, va non seulement devenir son ami, mais aussi celui qui produira son premier film, Shotgun Stories. Gordon Green, qui s’enorgueillit d’aimer des films tels que Le Canardeur, 2001, l’Odyssée de l’espace, Délivrance ou Nashville, va vite passer à la réalisation (il est également scénariste). En 2000, son premier film, George Washington, va assez profondément marquer Nichols. Non seulement parce que celui-ci peut observer le processus de travail de l’équipe et du réalisateur sur le tournage, mais aussi parce qu’il aime le film en tant que spectateur. George Washington suit le quotidien d’une bande d’enfants dans une ville pauvre de Caroline du Nord qui, après la mort accidentelle de l’un d’entre eux, vont basculer dans un nouvel univers où ils doivent faire face à leurs responsabilités et prendre des décisions. Le film s’inscrit dans une géographie (le Sud) et un milieu social (les classes plutôt défavorisées) que Nichols connaît, et traite de thématiques qui lui sont proches et reviendront tout au long de sa filmographie : l’autre, l’enfance et le passage à l’âge adulte, l’errance. De même, le film de Gordon Green oscille entre le réalisme et le rêve (ou le cauchemar) éveillé, la tension sourde et la monotonie du quotidien. Des confrontations, des oppositions sur lesquelles Nichols travaillera aussi. Après All the Real Girls en 2003, Gordon Green tourne L’Autre Rive, coproduit par Malick et proche de
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