ISBN 978-2-36716-153-2 Dépôt légal novembre 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Bruno PICQUET
DANS LA RÉPUBLIQUE DES IMBÉCILES, QUAND UN DE SES MEMBRES A PARLÉ EN DERNIER, UN AUTRE LUI SUCCÈDE POUR BIEN MONTRER QUE LE GENRE EST PERFECTIBLE. CHEZ LES GENS INTELLIGENTS, QUAND LE SAGE SE TAIT, CHACUN EN FAIT AUTANT POUR RÉFLÉCHIR À CE QU’IL A DIT. MAIS PERSONNE NE SAIT EXACTEMENT SUR QUELLE PLANÈTE HABITENT LES SECONDS…
L’HABIT FAIT LE MOINE « La mère ? Elle avait qu’à donner à manger aux cochons ; voilà, c’est tout ! » C’est la seule phrase à peu près correctement construite que le président de la cour d’assises de Rouen avait pu obtenir de l’accusé. Il faut reconnaître que ce dernier n’y était pas allé de main morte. La mère avait été éventrée par cet ami déclaré des bêtes. Il avait ensuite éviscéré la pauvre femme dont les entrailles avaient été données en festin aux occupants de la porcherie. En fait, et comme l’enquête devait l’établir, ces animaux sympathiques ne souffraient aucunement de malnutrition. Commis d’office, l’avocat de ce criminel, comme pour alléger la responsabilité pénale de son client, avait fait de la défunte un portrait cauchemardesque. Il avait décrit un grand échalas à la mine sévère et blafarde. Une femme laide, sans âge; une engeance déplaisante, revêche. N’inspirant pas la moindre empathie. Pour appuyer sa démonstration, le défenseur l’avait campée, attifée comme au début du siècle dernier dans les campagnes les plus attardées de notre pays. Une sempiternelle robe noire tombant jusqu’aux chevilles et enlaidie par un boutonnage à petits boutons en ligne, du haut jusqu’en bas. Sur la tête, un fichu qui ne la quittait jamais. Contenant et contenu n’auraient
L’HABIT FAIT LE MOINE
9
donc été qu’un repoussoir, pour ne pas dire un épouvantail, voire une erreur de la nature. Avec de grands effets de manche, l’homme de loi s’était ainsi acharné sur l’apparence physique de la paysanne et sur son accoutrement vestimentaire. Il n’avait eu aucun mal à forcer le trait, la cour, en ses magistrats et son jury, étant parfaitement instruite du contexte géographique du dossier. En effet, la défunte femme et le mis en cause habitaient le reculé pays de Caux et un de ses endroits isolés s’il en est, Vattetotsous-Beaumont dont la réputation de consanguinité et de vie en autarcie n’était plus à faire. Tous les deux, pour en être des « nés natifs », avaient été habitués aux voisins taiseux, aux sorciers et aux exorcistes. Tous les deux avaient vécu au milieu des envoûteurs et des rebouteux. Bref, parmi les « J’teux d’sorts », dans un monde étrange et mystérieux qui se partageait, tour à tour et selon les évènements, l’une ou l’autre de chacune de ces fonctions. L’ombre de Maupassant semblait même planer au-dessus du prétoire. Du terrain judiciaire, l’affaire avait finalement dérivé vers un autre plus approprié relevant du domaine médical. Après dix-huit mois de détention, le meurtrier avait connu l’internement d’office, puis, au bout de quelques années, des dispositions prises par les autorités avaient mis fin à cette longue période de privation de liberté. Pendant tout ce temps, autre « né natif », l’abbé Langlois, lui avait régulièrement rendu visite, aussi bien en milieu pénitentiaire qu’en milieu hospitalier fermé. Progressivement et les soins aidant, l’assassin, le malade, était devenu un patient calme et doux. Il
10
RECHUTE AGGRAVÉE D’UN CERVEAU CONVALESCENT
paraissait même être entré, autrement que par intérêt ou opportunité, dans une édifiante piété rédemptrice. Il avait encore accepté de suivre l’enseignement scolaire qu’il avait si peu pratiqué à l’extérieur. Progressivement, le changement avait été constaté et reconnu. Aussi, est-ce tout naturellement que le vieil ecclésiastique avec ses allures de prêtre à l’ancienne était un beau jour venu, au volant de sa poussive 2CV, chercher son protégé pour lui assurer un nouveau départ. Une destination aussi… par un retour à sa Normandie natale et la découverte de Criquebeuf-en-Caux, une minuscule commune de quelques centaines d’âmes se mourant à petit feu. Il s’agissait de remplacer le sacristain qu’on venait d’enterrer dans le petit cimetière de la paroisse. Le comportement du nouvel arrivant, tantôt marguillier, tantôt homme à tout faire et même cuisinier, avait confirmé le bon choix fait par son soutien qui louait, tout à la fois, le Seigneur et sa propre clairvoyance. L’entretien du presbytère, la tenue de la comptabilité des maigres quêtes et des offrandes, l’accommodement de ce « bifteck du pauvre » qu’était le hareng local valaient au bedeau polyvalent félicitations et témoignages de satisfaction. Puis, des années encore se sont écoulées avec leurs cohortes de cérémonies religieuses marquées par un fort déséquilibre entre les enterrements répétitifs et les trop rares baptêmes. Cette situation montrant que la mort finit toujours par avoir le dernier mot n’empêche pas, cette nuit-là, le petit village de dormir tranquillement. Tranquillement, et baigné par la lumière irréelle d’une pleine lune dont la lueur découpe en
L’HABIT FAIT LE MOINE
11
ombres chinoises les arbres immobiles et les toits des maisons du petit bourg assoupi. Il se lève sans faire de bruit ; entre silencieusement dans la chambre voisine de son bienfaiteur endormi. Posé sur la commode, il empoigne le lourd crucifix en bronze utilisé par le serviteur de Dieu pour faire ses dévotions au Créateur. En trois coups d’une incroyable violence, il lui fracasse le crâne avec le socle du pesant objet liturgique de telle sorte que la cervelle s’étale sur l’oreiller blanc devenu sanguinolent. Puis, l’assassin s’empare de la pauvre soutane élimée posée sur une chaise branlante près du lit où gît le cadavre. Il va jusqu’à la fenêtre qui grince en s’ouvrant et jette par l’ouverture le vêtement sacerdotal en lançant d’indécents cris de joie par-dessus les toits ensommeillés. Sorti de dessous l’armoire où il s’était réfugié, le chat de la maison saute et s’enfuit par le même passage en poussant des miaulements apeurés et plaintifs. Dans les habitations voisines, l’une après l’autre, quelques lumières hésitantes s’allument dans une pénombre crépusculaire et douloureuse annonçant ce qui deviendra dans toutes les mémoires « le jour du crime ». Dans la matinée, alors qu’il se terre dans un mutisme borné, les gendarmes arracheront un premier commentaire au meurtrier : « Le curé ? Il n’avait qu’à pas s’habiller comme ma mère ; voilà, c’est tout ! »
12
RECHUTE AGGRAVÉE D’UN CERVEAU CONVALESCENT