Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette (extrait)

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Trajectoires balzaciennes dans le cinĂŠma de Jacques Rivette


Collection Thèses/mémoires À paraître : La Révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andrei Tarkovski et d’Andrei Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Déjà paru : L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud

ISBN 978-2-919070-86-2 ISSN 0753-3454 Dépôt légal décembre 2013 Imprimé en France Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


Francesca Dosi

Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette Out 1 La Belle Noiseuse Ne touchez pas la hache Thèse dirigée par Murielle Gagnebin Co-directeur de thèse Roberto Campari

Thèse de doctorat en études cinématographiques

Université Sorbonne Nouvelle Paris 3



Introduction Dynamiques d’échange entre littérature et cinéma Notre étude est centrée sur la démarche singulière d’un cinéaste, Jacques Rivette, qui élabore, au fil de sa carrière, un dialogue fécond entre son œuvre et celle d’un écrivain, Honoré de Balzac, en traçant un cheminement inhabituel d’assimilation, d’hybridation et de réinvention du fait littéraire au cinéma. La variété d’approches de l’œuvre de Balzac par Rivette ainsi que les traitements distinctifs de chacun des films analysés, confrontés à la continuité de cette interaction qui s’étale sur la durée et se caractérise par des récurrences énigmatiques, compliquent et enrichissent tout à la fois notre parcours d’analyse. Car la fréquentation assidue d’une œuvre romanesque offre à Rivette l’occasion de sa reprise transversale, sous des formes différentes et à diverses occasions, selon une intensité variable. Or, le risque de dispersion, s’agissant d’un sujet si vaste qui touche à deux ensembles aussi importants que le sont les œuvres de Balzac et de Rivette, nous oblige à centrer l’investigation sur trois films dans lesquels les liens avec La Comédie humaine sont revendiqués, Out 1, Noli me tangere (1971), La Belle Noiseuse (1991) et Ne touchez pas la hache (2006), et nous conduit à avancer dans notre analyse en suivant l’ordre chronologique des réalisations, c’est-à-dire la courbe temporelle dessinée par ce mouvement d’appropriation et de réinvention. Out 1, Noli me tangere est une œuvre ludique et hétérogène, simultanément collage et feuilleton, où les références balzaciennes (les citations de la préface d’Histoire des Treize et les allusions à La Duchesse de Langeais) rentrent dans un jeu de relations complémentaires et contradictoires. Si elle se prête donc à une lecture transversale, tenant compte des données historiques

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(les enjeux de la modernité au cinéma, le groupe des Cahiers, les expérimentations artistiques des années soixante-dix) ainsi que de l’intrication du tissu référentiel, les œuvres suivantes, portant sur une progressive structuration du récit autour d’un noyau narratif et sur une plus grande adhésion aux romans balzaciens dont elles s’inspirent, Le Chef-d’œuvre inconnu et La Duchesse de Langeais, pourraient faire l’objet d’une confrontation bipolaire « texte écrit/texte filmique ». Cependant, nous aurons tendance, au fil de notre travail, à nuancer cette idée d’un processus linéaire dans l’approche rivettienne de Balzac, au sens d’adhésion progressive aux « sources » balzaciennes, mais également de dérivation directe, de « filiation » filmique de l’œuvre littéraire. Notre analyse n’ira pas, sinon occasionnellement et en relation à Ne touchez pas la hache, dans la direction d’une confrontation ponctuelle entre les deux termes d’un processus de translation. Des questions s’imposent. Pourrait-on considérer le rapprochement du cinéaste de l’œuvre de Balzac à travers le prisme d’une traduction littérale ? La Belle Noiseuse, entièrement construit autour d’une « absence » romanesque, d’une ellipse (les séances de pose), peut-il être considéré comme une « transposition » à l’époque actuelle du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac ? Ne touchez pas la hache, désigné par son auteur comme une « compression à la César »1/, peut-il être envisagé comme une « adaptation fidèle à la lettre » de La Duchesse de Langeais ? Comment expliquer que dans Out 1, on retrouve de profondes empreintes balzaciennes disséminées sur la surface d’un récit qui exprime, à lui seul, le cinéma expérimental du Rivette des années soixante-dix ? Et que dans Ne touchez pas la hache, l’évocation absolue, parfaitement atteinte, de l’univers balzacien se réalise dans la plénitude de l’esthétique de Rivette, voire même dans la récupération de Out 1 ? Car les cercles rivettiens ne se clôturent pas, ils se resserrent et reviennent constamment sur eux-mêmes. 1. Ce que nous étions en train d’essayer de faire, à partir de ce texte, ce n’était pas une adaptation, encore moins une illustration, mais, si j’ose dire, une « compression », à la manière de César. RIVETTE, Jacques, in Entretien avec Jacques Rivette, Pascal Bonitzer et Martine Marignac, extrait tiré du dossier de presse de Ne touchez pas la hache, 2007, p. 10.

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Ces interrogations impliquent une remise en cause des définitions d’« adaptation » et de « transposition » couramment employées pour désigner aussi bien une pratique qu’un objet artistique. Quelle est la raison de notre réticence à définir par ces termes des œuvres qui, comme Ne touchez pas la hache, sont au plus près des romans qui les inspirent ? Quelles équivoques méthodologiques ces définitions pourraient-elles engendrer ? Pourquoi se révéleraient-elles inefficaces pour rendre compte de la complexité de l’approche de Balzac par Rivette ? C’est seulement très récemment que les théoriciens français ont commencé à repenser l’ensemble des relations entre littérature et cinéma autrement qu’en termes de filiation et d’échange à sens unique. L’œuvre critique de Jean-Louis Leutrat2/ est exemplaire à cet égard, car elle porte entièrement sur l’idée d’un croisement dynamique entre les deux moyens d’expression et fait de la notion d’adaptation, ainsi que de ses corollaires et du lexique conventionnel qu’elle entraîne, une question résiduelle. Une image cinématographique par excellence accompagne et renforce les propos que le théoricien introduit dans les deux volumes de Cinéma et littérature le grand jeu, celle de « deux trains qui se croisent sans arrêt »3/ par laquelle Jean-Luc Godard désigne les trajectoires d’échange entre cinéma et littérature. Évoquant des transactions qui ont lieu dans les deux sens, elle déséquilibre l’axe solide des confrontations bipolaires traditionnelles : On peut entendre cette image de plusieurs manières mais d’abord comme une façon rapide de rappeler que les voies se croisent et se recroisent

2. Très spécifiquement, les deux ouvrages qui ont inspiré notre démarche : LEUTRAT, JeanLouis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 1, Le Havre, De l’incidence éditeur, 2010 et LEUTRAT, Jean-Louis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 2, Le Havre, De l’incidence éditeur, 2011. Dans les deux volumes, que Jean-Louis Leutrat a dirigés et dont il a signé la dense partie introductive, la mise en relief des croisements incessants entre les deux moyens d’expression, euxmêmes hétérogènes, contribue à mettre en discussion une approche conventionnelle des relations entre l’écrit et l’écran, centrée sur l’idée d’un mouvement linéaire où seul le fait littéraire demeure point de départ et de repère. Au fil de l’œuvre, on se situe « du côté des écrivains » ou du côté « des cinéastes » pour parcourir : L’histoire de cette fascination (réciproque et néanmoins asymétrique) faite d’amour et de haine, les allers-retours, les rencontres, les allusions, les sous-entendus, les références cachées, déguisées, l’usage du cinéma par les écrivains, et inversement… (p. 14). 3. GODARD, Jean-Luc. « Duras/Godard, 2 ou 3 choses qu’ils se sont dites », propos exprimés pendant l’émission Océaniques, 28 décembre 1987. Cette métaphore a été supprimée dans la retranscription de l’entretien que l’on peut trouver dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 2, Cahiers du Cinéma 1998, p. 140-147.

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comme à la sortie des gares, et qu’il se produirait ainsi des rencontres, des échanges, des transferts…4/

Il y a dans cette métaphore « une dynamique, une puissance de fermentation productrice d’un “troisième cinéma” tandis que forts de cette impulsion cinéma et littérature poursuivent leurs trajectoires. ».5/ Le choix de l’image d’un mouvement incessant, propulsant des rencontres fécondes, génératrices de nouvelles formes, comme emblème des relations entre littérature et cinéma, conduit Leutrat à poursuivre dans cette direction faisant appel « à des concepts topologiques tels que “pli”, “chiasma”, “voisinage”, “empiètement” (contact, embrassement) »6/. La reprise du lexique que la philosophie emprunte à la topologique mathématique pour restituer la pensée à l’espace, permettrait de désigner de manière emblématique les ponts qui se créent entre diverses disciplines. Littérature et cinéma « voisineraient, se croiseraient, se toucheraient sans se fondre ni se confondre en une même indistincte unité »7/, et, au sein de ces mouvements de rapprochement, de glissement et d’enlacement, les phénomènes de filiation linéaire s’avéreraient être partiels, voire même inexistants. L’image d’une ligne droite, ayant un commencement et une fin, serait remplacée par celle d’une trame toujours en train de se faire, où des lignes de fuites se départissent, apparemment sans direction, et forment des ramifications qui se croisent sans cesse. Nous y verrons la représentation la plus efficace du cinéma de Jacques Rivette et de ses liens avec l’œuvre de Balzac. Jean Cléder, tout en suivant une démarche plus traditionnelle, reformule à son tour la question « cinéma/littérature », en

4. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 1, op. cit. p. 14. 5. Ibid. p. 110. 6. Ibid. p. 26. 7. THOMAS-FOGIEL, Isabelle. Le Concept et le lieu, Paris, Éditions du Cerf, 2008, p. 53. Leutrat cite la première partie de cet essai où est examiné de manière détaillée le recours au lexique de la topologie pour désigner la « mise en relation ». L’extrait que nous avons rapporté est relatif à l’emploi philosophique de la part de Merleau- Ponty des concepts topologiques de voisinage, empiètement, chiasma, entrelacs, réversibilité et pli pour penser la relation du corps à lui-même en même temps qu’au monde. Ces notions permettraient également de réfléchir aux rapports entre les différents domaines du savoir, d’ici l’extension à la relation littérature/cinéma. Il est intéressant d’ailleurs de remarquer que ces notions accompagnent les études cinématographiques de Jean-Louis Leutrat ; on pourrait citer comme exemple le sixième chapitre de Échos d’Ivan le terrible (éd De Boek 2006) centré sur L’Entrelacs, le retournement, le chiasme (p.103).

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commençant « par dérouter le tracé de leurs échanges, et déconstruire les hiérarchies et les classements »8/. Il invite à parcourir des circuits complexes de transmission reliant l’écrit à l’écran par un jeu de déplacements et libérant ainsi la ré-invention filmique de l’idée d’une perfection, d’une suffisance, des textes littéraires. Par cette démarche, qui a le mérite de dérégler la frontalité de l’adaptation et de dés-inhiber le rapport à l’œuvre d’origine, le théoricien se rapproche du domaine anglo-saxon dans lequel la réflexion autour de l’adaptation cinématographique occupe encore une place fondamentale, mais est appréhendée dans le cadre d’une confrontation dissymétrique entre les arts9/. En dépit de ces réflexions, pourtant, « une bibliographie dissuasive par son ampleur et par ce qu’elle laisse percer de répétition »10/, comme le relève ironiquement Jean-Louis Leutrat, pèse toujours sur les rapports entre littérature et cinéma, qui continuent à être perçus à travers le filtre critique de l’adaptation dans l’acception conventionnelle du terme. La bibliographie à laquelle Leutrat fait référence compte autant d’essais théoriques autour de la pratique11/ que de confrontations ponctuelles livre/film et d’œuvres de compilation dressant la liste des « versions » filmiques d’un texte littéraire. Nous essaierons, tout au long de notre travail, de soustraire l’analyse des œuvres rivettiennes à ces formes de cloisonnement critique ainsi qu’à la confrontation bipolaire et frontale « roman-film », pour les insérer dans des ensembles hétérogènes et dynamiques au sein desquels il ne s’agit plus de dresser des listes comparatives, mais plutôt d’étudier des trajectoires et des relations. À l’écoute des résonances balzaciennes dans l’œuvre

8. CLEDER, Jean. Entre littérature et cinéma les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, p. 10. 9. Parmi les ouvrages les plus récents, nous renvoyons à : HUTCHEON, Linda. A Theory of Adaptation, Taylor & Francis, New York, 2006 ; SANDERS, Julie. Adaptation and Appropriation, Taylor & Francis, 2005 ; ELLIOTT, Kamilla. Rethinking the Novel/Film Debate, Cambridge University Press, Berkeley, Cambridge, 2003. 10. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 1, op. cit. p. 13. 11. Parmi les ouvrages français parus récemment et toujours centrés sur le sujet spécifique de l’adaptation : : VANOYE, Francis. L’Adaptation littéraire au cinéma, Armand Colin, Paris 2011 ; Sabouraud, Frédéric. L’Adaptation au cinéma, le cinéma a tant besoin d’histoires, Cahiers du Cinéma, coll. Les petits Cahiers, Paris, 2006 ; SERCEAU, Michel. L’adaptation cinématographique des textes littéraires, éditions du Céfal, Liège, 1999 ; sous un angle plutôt conventionnel : CLERC, Jeanne-Marie. CARCAUD-MACAIRE. Monique. L’Adaptation cinématographique et littéraire, Kliencksieck, coll. « 50 questions », Paris, 2004.

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de Jacques Rivette, nous suivrons les étapes progressives d’une confrontation cinéma/littérature qui se réalise par l’intrication entre deux univers et par la fréquence des croisements avec d’autres ensembles artistiques. Cela explique le choix de maintenir la question de l’adaptation – supposant la dérivation directe du film, ou œuvre/seconde, d’une œuvre littéraire/source, ou « mère », et conduisant à une analyse strictement comparative – en marge de notre étude. Cependant, puisqu’en niant un concept, on l’interpelle, une brève clarification de cette notion, qui a été centrale dans le débat autour des relations littérature/cinéma, s’impose. Le verbe « adapter », d’origine latine, signifie rendre aptus, « apte » ; il garde, donc, un sens très concret d’application, comme s’il s’agissait, dans le domaine cinématographique, d’« ajuster » l’œuvre littéraire pour l’accorder aux exigences du cinéma. Il en résulte que, lorsqu’on désigne un film par ce terme, l’on en fait une « œuvre seconde », fruit du travail de « conformation » de l’œuvre source aux codes linguistiques pluriels du cinéma ainsi qu’aux contraintes conjoncturelles, économiques et techniques auxquelles est soumise la réalisation filmique12/. La définition ellemême évoque donc la frontalité et la linéarité de l’échange et en sanctionne la bipolarité (le tête à tête roman/livre), excluant le croisement de circuits non-linéaires qui relieraient autrement les œuvres en question, oubliant également qu’il existe entre les deux des phases et des textes intermédiaires, des contaminations, des déplacements, voire même des camouflages, de fausses pistes et des suggestions destinées à disparaître une fois le processus achevé. Si l’idée de cet échange univoque est en elle-même réductrice et tend à fausser la pratique, elle l’est à plus forte raison pour un cinéaste tel que Jacques Rivette. La tendance à l’hybridation à travers l’insertion parcellaire de références diversifiées, qui caractérise son style et accompagne sa relecture de Balzac, est, en ellemême, une invitation à désaxer la linéarité et la frontalité d’une analyse traditionnelle, à prendre des « chemins de traverse ». 12. Cette conversion se ferait à travers la réécriture du texte littéraire en un texte/second, le scénario, fonctionnel à la nouvelle codification ayant lieu au cours du tournage et du montage et se concrétisant enfin en un troisième texte, l’œuvre filmique.

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Si on revient au lexique que l’on emploie couramment pour désigner une œuvre filmique qui avoue explicitement sa proximité avec une œuvre littéraire, on s’aperçoit comment ce même emploi, généralisé et instrumental, a contribué à masquer le sens des mots, à les rendre opaques. Le terme « transposition » indique une délocalisation du texte-source (le préfixe « trans » donne au mot le sens de passer « d’ici à là ») dans un nouveau contexte linguistique, et, bien qu’il nuance l’idée d’une « conformation » à ce même contexte, il visualise toujours l’échange sous forme de processus linéaire et binaire. Du roman au film. Les deux définitions, adaptation et transposition, impliquent donc l’idée de l’existence entre deux objets artistiques hétéroclites d’un hypothétique principe d’identité se produisant par la ré-configuration de l’un à l’intérieur du régime représentationnel de l’autre ou par une sorte de translation de l’un « dans » l’autre. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que la question de l’adaptation, « propice à la réflexion sur les rapports entre littérature et cinéma – mais propice également aux malentendus »13/ ait engendré des débats très vifs autour des notions de « fidélité » et de « trahison14/ » – « à la lettre » ou « à l’esprit » de l’œuvre/source – de la part de l’œuvre/seconde (pouvant fournir, dans le pire des cas, un prétexte à l’évaluation de cette dernière sur la base de sa « ressemblance » avec l’œuvre littéraire). Penser le rapport « littérature/cinéma » en ces termes reviendrait donc à l’insérer dans un mécanisme de dérivation et de contrainte, perpétuant ainsi une hiérarchie qui fait du texte littéraire le point d’origine et de référence du passage, dévalorisant d’emblée la « progéniture » filmique. Car ces expressions, fondées sur le principe d’une « restitution » du texte littéraire de la part de l’œuvre filmique, laissent envisager la possibilité d’une « traduction » de l’un 13. CLEDER, Jean. Entre littérature et cinéma les affinités électives, op. cit. p. 133. 14. En 1981 Tudor Eliad, dans Les Secrets de l’adaptation (Dujarric, 1981) parle encore de fidélité (minimale, partielle ou maximale, selon les mots de l’auteur) envers l’œuvre littéraire, et, la même année, Michel Klein distingue entre fidélité absente, plus ou moins présente ou très présente (KLEIN, Michael, PARKER, Gillian, The English Novel and the Movies, Frederick Unger Publishing Co. New York, 1981). Presque dix ans après Alain Garcia, dans L’Adaptation du roman au film (IF diffusion-Dujarric, 1990), hiérarchise les termes de la question en parlant d’illustration, d’adaptation libre et de transposition, tandis que André Gaudreault, dans Du littéraire au filmique (Méridiens-Klincksieck, 1989) et Michel Serceau, dans L’Adaptation cinématographique des textes littéraires (Éditions du Céfal, Liège, 1999) problématisent et ré-articulent la question tout en l’insérant dans une perspective narratologique.

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à l’autre15/. Elles invitent à une méthode d’analyse qui consisterait essentiellement à dénombrer des différences et des ressemblances entre les deux textes, l’écrit, ou texte « originaire » étant considéré comme une intégralité à retrouver, voire même « à illustrer ». Le débat autour de la légitimité de la pratique de l’adaptation, participe, à partir des années cinquante, des « querelles concernant la spécificité du médium cinématographique comme la notion d’auteur »16/, qui parviendront à établir l’irréductibilité d’un film à un livre et la vanité du débat autour de la fidélité. L’idée qu’un cinéaste puisse être considéré comme un créateur au même titre que l’écrivain17/, la mise en relief de l’impureté constitutive du cinéma de la part d’André Bazin18/, le réquisitoire de François Truffaut contre l’idée d’une « fidélité à l’esprit » de l’œuvre romanesque19/, sont autant d’étapes exemplaires d’une progressive reconnaissance de l’autonomie de l’art filmique, sanctionnée au cours des années soixante par l’élaboration de critères esthétiques spécifiquement cinématographiques (des théoriciens comme Christian Metz, et, par la suite, des narratologues comme André 15. Selon la tripartition introduite par Roman Jakobson dans son célèbre essai « On Translation », (traduction intralinguale ou reformulation, interlinguale, de langue à langue, et intersémiotique), il s’agirait ici d’une traduction intersémiotique, qui « consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques » (in JAKOBSON, Roman. « Aspects linguistiques de la traduction » (1959), in Essais de linguistique générale, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 79.). En Italie ont récemment paru sur le sujet : Dusi, Nicola (a cura di) « Sulla traduzione intersemiotica », in Quaderni di studi semiotici, 85/86/87 (2000) Bompiani ; Dusi, Nicola. Il cinema come traduzione. Da un medium all’altro : letteratura, cinema, pittura, Torino, Utet, 2003 ; BOSINELLI BOLLETTIERI, Rosa Maria, HEISS Christine, SOFFRITTI Marcello, BERNARDINI Silvia (a cura di) La traduzione multimediale. Quale traduzione per quale testo ?, Bologna, CLUEB, 2000 ; ECO, Umberto. Dire quasi la stessa cosa, Milano, Bompiani, 2003. 16. CLEDER, Jean. Entre littérature et cinéma les affinités électives, op. cit. p. 133. 17. Curieusement exprimée par la célèbre comparaison « littéraire » d’Alexandre Astruc : « L’auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain avec un stylo. » (ASTRUC, Alexandre. « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », in L’Écran français, 30 mars 1948, repris dans Du stylo à la caméra… Et de la caméra au stylo, Écrits (1942-1984), Paris, L’Archipel, 1992, p. 327.) 18. André Bazin juge Le journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, d’après l’œuvre de Bernanos « non point un film “comparable” au roman ou “digne” de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma » (BAZIN, André. « Le journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson », Cahiers du Cinéma n°3, juin 1951, repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? Édition du Cerf, coll. 7° art, Paris, 1959, 1983, p. 107-127). Il souligne, ensuite, l’impureté constitutive du cinéma et dénonce la vanité des objections faites à l’adaptation à travers la reconnaissance de la spécificité du film (Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation texte de 1952 repris dans Qu’est-ce que le cinéma ? Op. cit. p. 81-106) 19. François Truffaut ridiculise l’idée de « fidélité à l’esprit » que prônent les scénaristes-adaptateurs Jean Aurenche et Pierre Bost à travers l’adoption d’une méthode des « équivalences » (inventer des scènes « équivalentes » à celles qui ne seraient pas adaptées au tournage). Il leur reproche d’être « essentiellement des littérateurs » et de « mépriser le cinéma en le sous-estimant ». TRUFFAUT, François. « Une certaine tendance du cinéma français », Cahiers du Cinéma n° 31, janvier 1954).

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Gaudreault et François Jost20/ configurent des catégories d’analyses destinées à penser le cinéma, démontrant l’impossibilité d’exporter telles quelles – ou « transposer » – les catégories littéraires). Si l’on constate l’impossibilité de s’attendre à des rapports de ressemblance ou d’imitation entre deux ensembles hétérogènes, relevant de codes divers et multiples de représentation et de narration, il en résulte que l’on ne peut pas concevoir l’adaptation comme une opération simple, linéaire, de traduction. On aura tendance donc à privilégier des termes qui soulignent autant le lien avec un passé (ou un présent) littéraire agissant comme impulsion, comme transport (une œuvre, un thème, une idée, une simple allusion aussi bien que l’ensemble produit par un écrivain) que l’activité créatrice qui s’ensuit, des termes comme « réinvention » ou « réécriture » où le texte filmique est conçu comme enquête de ce qui se dérobe à l’écrit, comme remise en œuvre et point de départ vers de nouvelles trajectoires artistiques. Dès le début des années soixante-dix, la théorisation de la notion d’hybridation21/ dans le domaine artistique a ouvert la voie à l’acceptation critique des dynamiques d’échange, de transaction et de contamination entre les arts et, par conséquent, entre cinéma et littérature, sans que les notions de fidélité et de trahison soient

20. METZ, Christian. Essai sur la signification au cinéma (I). Éd Klincksieck, 1968, Langage et cinéma. Éd. Larousse, 1971. Nouvelle édition augmentée en 1977, Essai sur la signification au cinéma (II). Ed Klincksieck, 1973. GAUDREAULT, André, JOST François. Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990, GAUDREAULT, André. Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris/Québec, Armand Colin/Nota Bene, 1999. 21. En biologie l’hybride est le produit d’un croisement entre des espèces différentes (étymologiquement, d’ailleurs, le terme apparaît lui-même comme une « greffe », car il est le fruit de la contamination entre le mot latin « ibrida », désignant le produit de l’union d’un sanglier et d’une truie, et le grec « hybris », qui signifie excès ou démesure). Si le terme hybridation, qui désigne donc une rupture ou une transgression des limites entre catégories biologiques, est appliqué aux catégories artistiques, il en évoque la perméabilité et se prête à signifier tout processus de contamination, de croisements et de dépassement des frontières. Théorisée dans les premiers ouvrages qui définissent la « condition postmoderne » autour des années 1970 (Hassan, Lyotard), l’hybridation se manifeste par des pratiques telles que la citation, le pastiche ou le collage et, plus en général, par les détournements, les déplacements et les croisements entre langages, genres, œuvres. La notion de l’hybride occupe aujourd’hui une place privilégiée dans les études littéraires (tout langage littéraire est, selon Bakhtine, un hybride linguistique : BAKHTINE, Mickhaïl. Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984), car elle met en question la délimitation des genres et des styles et entraîne des problématiques plus vastes touchant aux sujets de l’hétérogénéité, l’indétermination ou le métissage. En France ont paru récemment : BABY, Hélène (dir.). Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, Harmattan, 2006, BOYER, Henri. Hybrides linguistiques, L’harmattan, 2010.

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à nouveau un sujet de débat22/. Nous sommes pleinement conscients, à l’heure actuelle, du fait que l’œuvre est destinée à une assimilation, provoquant à son tour des mouvements de réécriture collective ou individuelle. La notion d’intertextualité, soumise à une investigation critique dès la fin des années soixante à nos jours23/ a permis d’explorer librement diverses formes de reprises textuelles, allant de la citation au plagiat, de la réminiscence involontaire à la réécriture intentionnelle, pour enfin s’élargir aux différents systèmes sémiotiques. Au début des années quatre-vingt, Gérard Genette24/ a porté un regard exhaustif sur le phénomène qu’il a rebaptisé transtextualité et qu’il a élaboré à travers l’image du palimpseste (du grec ancien παλίμψηστος/palímpsêstos, « gratté de nouveau »), un parchemin manuscrit dont on a effacé la première inscription pour pouvoir écrire dessus un nouveau texte. Par extension, on parle donc de palimpseste dans le domaine artistique ou littéraire, pour un objet qui porte les traces, en transparence, de son historique de destructions et de reconstructions successives. Comment ne pas songer aux jeux de transparence rivettiens, où l’on relève les empreintes visibles d’autres œuvres, qui parcourent en filigrane le texte filmique, faisant de la reprise une constante réinvention, et inversement, de l’invention une reprise ? Comment ne pas réfléchir à la cathédrale littéraire balzacienne, hétéroclite, composée elle-même par addition, se prêtant

22. Au début du siècle, le réalisateur Marcel l’Herbier désigne par le terme d’adaptation, employé de manière très libre et spontané, le mouvement incessant de reprise et de répétition artistique : Créer, c’est adapter […] Racine n’est qu’un adaptateur. Corneille aussi. La Fontaine de même. Molière, Schiller, Byron, Balzac. Français, Anglais, Allemands ; poètes, musiciens, peintres, tous ces créateurs ne sont que des adaptateurs. Bien plus, des adaptateurs d’adaptateurs. Car les devanciers chez qui ils ont puisé les thèmes qu’ils n’empruntaient pas à l’histoire, à l’actualité, à la vie, sont eux-mêmes des adaptateurs de leurs devanciers. Et ainsi de suite jusque dans la nuit assyrienne, la nuit sanscrite des temps, se repassent, se prostituent, de poète à poète, d’artiste à artiste, les mêmes thèmes, tombés de toute éternité dans le domaine public… L’HERBIER, Marcel. « Créer c’est adapter » in Cinémagazine, Paris, 1er mai 1931. 23. En 1969, J. Kristeva pose les fondements de l’intertextualité en France avec son essai Semeiotikè, recherches pour une sémanalyse (Paris, Seuil, 1969) où l’on peut lire que « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations et tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (p. 74) et que « le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte) » (p. 145). En 1976, Laurent Jenny propose un modèle d’interprétation poétique de l’intertextualité (La stratégie de la forme, Poétique n° 27, 1976, p. 257-281) et M. Riffaterre l’insère dans le cadre d’une théorie de la réception. 24. GENETTE, Gérard. Palimpsestes, la littérature au second degré, Seuil, 1982.

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à toute forme de réinvention et de réécriture ?25/ Toutes les productions du passé, comme l’explique Jacques Rancière en parlant de notre époque en tant qu’« âge esthétique »26/, sont à disposition comme ressource et impulsion pour une appropriation et une relecture. Selon Jean-Luc Nancy27/, l’art, hybride, perméable, en mutation, met en question son unité présumée et interroge son « essence essentiellement multiple »28/. Le cinéma manifeste, en outre, une « multiplicité interne », car il est comme lui-même en équilibre entre le dessin, l’écriture et la musique (mais il faudrait peut-être pousser l’analyse pour considérer ce qui relève aussi de la danse, de la sculpture, voire de l’architecture : non pas que le cinéma ait un privilège de totalisation, mais chaque « art » est une totalité ouverte sur les autres et configurée avec eux, à les toucher).29/

Si on restreint le discours au cinéma, on est donc obligé de penser la reprise et la réinvention du fait littéraire à l’intérieur d’une forme par essence multiple, autonome et pourtant susceptible plus que d’autres d’hybridation. Les dissymétries entre littérature et cinéma n’empêchent pas leurs intrications, sous forme d’apports et de « transports » de l’un à l’autre et inversement30/. Des micromouvements ou des mouvements d’ensemble ne cessent de traverser l’espace de la création. Quelques exemples pourraient éclairer cette idée de croisement incessant qui efface toute hypothèse de dérivation linéaire. En 1942, Luchino Visconti signe l’acte de naissance du néoréalisme italien avec son premier film, Ossessione (Les Amants diaboliques), qui se révèle être, en revanche, un mélodrame axé sur l’outrance visuelle et l’omniprésence de la partition

25. Il serait intéressant de voir comment aujourd’hui le texte balzacien peut jouer un rôle d’hypotexte par rapport à l’hypertextualité réalisée dans le roman. En Italie, Patrizia Oppici poursuit ce chemin en analysant les romans de F. Sanvitale, L’inizio è in autunno (Torino, Einaudi, 2008), et de E. Rasy, L’Autre maîtresse (traduit de l’italien par N. Castagné, Paris, Rivages, 1992), qui partagent le choix d’œuvres moins connues de La Comédie humaine comme textes sousjacents, dans l’article Balzac Palimpseste, in Parole rubate fascicolo n°4 dicembre 2011. 26. RANCIÈRE, Jacques. La Fable cinématographique, Éditions du Seuil, 2001. 27. NANCY, Jean-Luc. L’Évidence du film, Yves Gevaert Éditeur, Paris 2001. 28. Ibid. p. 23. 29. Ibid. p. 49. 30. Jean-Louis Leutrat introduit de manière très ponctuelle les enjeux du rapport entre les deux arts vu du versant littéraire, en partant de la question « Quels usages la littérature faitelle ou a-t-elle fait du cinéma ? » (in Cinéma et littérature le grand jeu 1, op. cit. p. 60) et de ses premières théorisations (MAGNY, Claude-Edmonde. L’Âge du roman américain, Paris, Éditions du Seuil, 1948) pour élargir ensuite le terrain de son investigation aux diverses empreintes que l’écran « trace » dans l’écrit.

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musicale aussi bien qu’une tragédie en double partition ternaire. Simultanément issu du genre noir classique hollywoodien et du réalisme poétique français le film, serait-il l’adaptation du roman The Postman Always Rings Twice de James Cain ou le remake du Dernier tournant réalisée en 1939 par Pierre Chenal d’après l’œuvre du romancier américain ? Ou plutôt la première des œuvres exemplaires du syncrétisme viscontien rejetant toute étiquette et assimilant toute sollicitation pour la réinventer au sein d’une esthétique personnelle ? Les airs de La Traviata scandent le récit joint aux refrains de chansons populaires de l’époque, les archétypes dostoïevskiens font écho au conflit tragique Eros/Thanatos, les références à la nouvelle littérature américaine que Pavese et Vittorini contribuent à divulguer en Italie se mêlent aux suggestions théâtrales dont le cinéaste se nourrit depuis sa jeunesse, les réminiscences romanesques du réalisateur traversent l’espace filmique et contribuent à l’accentuation d’un romantisme noir qui caractérise le récit dans sa globalité. Les trames du tissu référentiel se font et se défont sans cesse. Le cinéma est lui-même traversé par ces œuvres essentiellement composites où la littérature tient une place fondamentale, mais hybride. Pourrait-on parler d’adaptation pour La maison Nucingen (2008) de Raul Ruiz, tiré du roman homonyme de Balzac, mais traversé par la question de la « spectralité »31/ liée à son tour aux fantasmes et aux souvenirs personnels du cinéaste ainsi qu’à l’univers fantastique de Théophile Gautier ou d’Edgar Poe ? Les limites ne sont pas nettement définies, les œuvres/sources s’enchevêtrent. Comme pour Rivette, les voies se croisent et de multiples références les traversent sans cesse. Nous suivrons donc les indices épars d’une présence balzacienne au sein du réseau filmique rivettien où des références mixtes s’additionnent et des récurrences s’établissent, formant des nœuds, des liens. Créant un tissu solide par des renvois multiples et fragmentaires, sous forme d’échos indiciels qui demandent constamment une élucidation tout en la repoussant par leur évidence énigmatique. 31. VERA P. Adolfo. « Les spectres de Raúl Ruiz. La maison Nucingen (2009) », Revue Appareil Articles, Varia, mis à jour le : 10/02/2010, URL : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=934.

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Dans Bruissements de la langue32/, un écrit qui date des années soixante-dix et qui n’a rien perdu de sa force d’évocation et d’anticipation, Roland Barthes définit le « Texte » comme « un pluriel irréductible » n’étant pas « coexistence de sens, mais passage, traversée »33/. Ce pluriel ne tiendrait pas « à l’ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l’on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent »34/. Or, Barthes se réfère au sens étymologique du mot texte, celui de « tissu », du latin texere, « tisser », un tissu comportant une chaîne et une trame, c’est-à-dire un dispositif vertical sur lequel la trame s’insère transversalement à travers des anneaux : le processus de tissage serait celui du mouvement dans l’espace, de la traversée. Une traversée plurielle, car ce même Texte (en majuscule chez Barthes) serait tissé « de citations, de références, d’échos : langages culturels (quel langage ne le serait pas ?), antécédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans une vaste stéréophonie. »35/. Le terme stéréophonie, qui achève l’assertion barthésienne, est issu de la combinaison des mots grecs stereo, spatial, solide, et phono, le son, il indique donc une technique de reproduction spatialisé des sons enregistrés. La stéréophonie viserait à créer une illusion de corps sonores dans l’espace, à multiplier et à visualiser les modulations musicales, comme si les sons réverbérés et mélangés s’entrelaçaient dans un tissu aux trames multiples. Nous pourrions aisément lire dans cette perspective, dûment résumée par une image, les résonances balzaciennes dans le cinéma de Rivette. De manière générale, et au sens strictement métaphorique, nous pourrions également parler de polyphonie, comme combinaison, enchaînement simultané de plusieurs sons indépendants qui parviennent à constituer un tissu musical harmonieux, unique. Tapisserie sonore aux nuances énigmatiques, retentissant les échos balzaciens ainsi que d’autres réponses sonores, le cinéma de Jacques Rivette demande à ce que l’exégète relie les fils entre

32. BARTHES, Roland. Bruissement de la Langue, Paris, éd. du Seuil, 1984. 33. Ibid. p. 73. 34. Ibid. p. 73. 35. Ibid. p. 73.

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eux, se mette à l’écoute en cherchant des correspondances. Car la rencontre entre le cinéaste et l’écrivain produit des directions qui parfois se dispersent, parfois reviennent sur elles-mêmes, mais croisent toujours d’autres directions potentielles jusqu’à former un puissant réseau référentiel. Le croisement de ces lignes (et non la reprise exacte d’un texte littéraire) est le point de départ d’un travail de création essentiellement combinatoire, même lorsqu’il s’agit, comme dans le cas de Ne touchez pas la hache, d’une « compression » des matériaux présents dans le roman balzacien dont le réalisateur s’inspire. Sans jamais fusionner, les deux ensembles « Balzac » et « Rivette », comme deux tissus qui se déploient l’un à côté de l’autre, « voisineraient » et « se toucheraient » donc, tantôt s’effleurant, tantôt intriquant leurs lignes. Cela produirait des effets à chaque fois inattendus. Selon Jean-Louis Leutrat, […] la question des relations entre littérature et cinéma se poserait […] surtout en termes d’effets. Le corps littérature affecte le corps cinéma ou l’inverse. La rencontre ne s’effectue plus sous une forme réglée mais sous celle d’effets d’intensités variables36/.

Nous pourrions affirmer, suivant cette idée, que le « corps littérature » Balzac affecte le « corps cinéma » Rivette sous forme « d’effets d’intensités variables ». Et réciproquement. Le cinéaste ausculte l’œuvre de l’écrivain et en saisit le rythme. Il lui invente des pauses ou en casse les silences, parvenant même à travailler autour des ellipses (La Belle Noiseuse), cherchant la fidélité à une écriture et l’oubliant consciemment en faveur du jeu de ses comédiens (Ne touchez pas la hache), ou, à l’opposé, travaillant sur l’improvisation et laissant les mots de Balzac guider les trajectoires des personnages dans le labyrinthe parisien (Out 1, Noli me tangere). L’image des deux ensembles qui se croisent, qui s’affectent, suivant des mouvements transitoires, donne une direction à notre parcours, car, chez Rivette, « Venues de leurs profondeurs d’ombre, les structures sous-jacentes des films laissent apparaître leurs ramifications ».37/ Même en travaillant autour de textes achevés 36. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 1, op. cit. p. 27. 37. COUREAU, Didier. « Poétique des flux », in LIANDRAT-GUIGUES, Suzanne (dir.). Jacques Rivette : critique et cinéaste, Paris, Lettres modernes Minard, 1998, p. 47.

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(et d’ailleurs, y a-t-il un véritable achèvement chez Rivette ?), nous chercherons plutôt des trajectoires que des ressemblances et des divergences (ou alors les pistes qui se départissent de ces ressemblances et de ces divergences). S’il y a confrontation au cours de notre analyse (et, puisqu’on met en relation deux systèmes, il y a obligatoirement une forme de confrontation), elle ne se traduira pas en une comparaison frontale texte/film, sinon partiellement dans le cas de Ne touchez pas la hache où la notion de fidélité est introduite par le cinéaste même. Nous chercherons à débusquer des contaminations profondes parfois traduites par des allusions légères ou masquées sous les faux-semblants de proximité littérale (le cas cité ci-dessus de Ne touchez pas la hache), parfois reproduites avec variation dans le système de boîtes gigognes ou de miroirs si chers à Rivette. Nous travaillerons essentiellement autour du procédé de mise en abyme38/ pour comprendre en quelle mesure

38. On désigne couramment par ce terme tout procédé qui consiste à répéter (parfois à l’infini) un élément à l’intérieur d’autres éléments similaires au premier. L’appellation est relativement récente, car elle est utilisée une première fois par André Gide, en 1893 dans son Journal, et se rapproche des nombreuses définitions employées en narratologie pour désigner ce phénomène de réflexivité : « énoncé gigogne », « mirror text », « récit métadiégétique » (Sur l’origine du procédé : Magny, Claude-Edmonde. Histoire du roman français depuis 1918, Paris : Seuil, 1950). Parmi les ouvrages théoriques dédiés au procédé de mise en abyme, Le Récit spéculaire, que Lucien Dällenbach publie en 1977 demeure incontournable (DÄLLENBACH, Lucien. Le Récit spéculaire : contribution à l’étude de la mise en abyme, Paris, éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1977, 247 p.s). Il propose trois typologies de mise en abyme élémentaires: la mise en abyme de l’énoncé, fondée sur le contenu, qui revient à « mettre en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (p. 18.), de l’énonciation, qui souligne l’acte énonciatif, en rendant présente la production et la réception du récit, et du code, visant à rendre intelligible le mode de fonctionnement du récit, car fondée sur les principes structurants du texte (p. 127). On parlera de « réduplication simple » lorsqu’un récit enchâssé dans un autre récit, entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude, de « réduplication à l’infini » quand le fragment emboîté entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude et enchâsse lui-même un fragment qui reproduit ce rapport de similitude et ainsi de suite, de « réduplication aporistique »: (ou « aporétique ») quand le fragment emboîté est censé « inclure l’œuvre qui l’inclut » (p. 51) et présente donc une quasi-identité avec son contenant. Au fil de notre étude, nous nous référerons également aux ouvrages de Jean Ricardou, qui travaille autour du concept dans ses écrits sur le nouveau roman : RICARDOU, Jean. Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1967 – Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1973 – Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978. Pour Ricardou, la mise en abyme relève de deux fonctions principales : la révélation (d’une manière générale par la répétition et selon des formes distinctes : condensation, et anticipation) et l’antithèse, qui tendrait à briser l’unité du récit selon une stratification de récits métaphoriques. Plus récemment, ont paru des essais centrés sur la mise en abyme filmique : Févry, Sébastien. La Mise en abyme filmique. Essai de typologie, Liège, éd. de fournitures et d’aides pour la lecture, coll. « Grand écran, petit écran. Essais », 2000. LECONTE, Bernard. L’Écran dans l’écran et autres rectangles scopiques, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « De visu », 2004. UNWIN, Timothy Andrew. Textes réfléchissants. Réalisme et réflexivité au dix-neuvième siècle, Bern, Peter Lang, 2000. Toujours dans le domaine cinématographique, Jacques Aumont contredit l’acception générale qui fait de la mise en abyme l’insertion du même dans le même et constate que la mise en abyme est une duplication du sujet et non de la forme, in AUMONT, Jacques, MARIE, Michel (dir.). Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Armand Colin, 2008, (p. 154).

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et de quelle manière le phénomène de la réflexivité s’inscrit dans le cinéma de Jacques Rivette et connote sa reprise de Balzac. Des questions pourtant demeurent ouvertes. Comment réfléchir au rapport du cinéaste à l’œuvre de l’écrivain en le mettant constamment en relation avec le puissant système référentiel qui sous-tend son cinéma, sans le réduire à une reprise occasionnelle et fortuite parmi tant d’autres ? Comment analyser la présence constante, méditée de Balzac au sein d’une œuvre filmique essentiellement composite où les références majeures sont parfois occultées ? Comment retrouver l’unité puissante qui traverse les films, sous forme de « flux multiples, lignes fuyantes qui se conjuguent »39/ ? Tout en centrant notre analyse sur trois œuvres spécifiques, nous travaillerons sur la continuité d’un processus ayant son origine dans une forme d’assimilation culturelle que nous définirons dans les pages qui suivent comme innutrition. Nous considérerons donc le processus combinatoire qui préside au travail de Rivette en y retraçant des indices balzaciens pour les entrelacer dans le tissu référentiel qui les incorpore et essayer ainsi d’en motiver la récurrence et de proposer des possibilités d’interprétation.

De l’innutrition balzacienne au bricolage filmique Auteur au sens le plus strict du terme et balzacien « par vocation », Rivette nous donne trois œuvres filmiques où les liens avec Balzac sont d’autant plus évidents qu’ils se situent dans la durée. Les dates de réalisation des trois films montrent que le cinéaste revient à Balzac avec une certaine régularité, à une vingtaine d’années de distance d’une œuvre à l’autre. Selon AnneMarie Baron, qui étudie l’œuvre de Balzac à l’écran40/, On pourrait aussi parler d’« innutrition » pour des cinéastes qui, comme Rivette lisant Balzac, engagent une constante méditation sur une œuvre dont ils sont nourris, suscitant ainsi, entre les différentes étapes de leur propre création, une intra textualité, génératrice de nouvelles cohérences 41/ 39. COUREAU, Didier. « Poétique des flux », op. cit. p. 47. 40. Anne Marie Baron, présidente de la Société des Amis d’Honoré de Balzac et exégète balzacienne a travaillé autour de Balzac et le cinéma dans un essai qui a été précieux pour ce travail et dont le titre est Balzac cinéaste (Méridiens Klincksieck, 1990) ainsi que dans Romans du XIXe siècle français à l’écran. Problèmes de l’adaptation (Presses de l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2008).

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Notre étude suivra donc la courbe d’« innutrition balzacienne » pour en tracer la germination à travers l’analyse ponctuelle des trois films précédemment cités, car les cohérences dont Baron parle se dessinent sur la longue durée, transversalement à l’œuvre du réalisateur. L’emploi du terme « innutrition », introduit par Émile Faguet en relation à la théorie de l’imitation littéraire illustrée par Joachim Du Bellay42/, renvoie à l’idée d’une assimilation personnelle des sources livresques qui serait à l’origine d’un phénomène de reprise féconde et non d’un fade mimétisme produisant des copies, des contrefaçons. La réinvention artistique ne serait jamais fortuite, elle tiendrait d’une sorte d’imprégnation, d’une forme de « cannibalisme » culturel sous-jacent, faisant du processus d’assimilation une véritable incorporation des œuvres, rendues ainsi disponibles au travail de la fantaisie créatrice43/. Le cinéma en tant que système ouvert et composite, centré sur la relation, serait particulièrement propice à la remise en œuvre d’une nourriture culturelle auparavant assimilée et même, parfois, oubliée44/. Comment réfléchir sinon en ces termes aux « traces de

41. BARON, Anne Marie. Romans du XIXe siècle français à l’écran. Problèmes de l’adaptation, op. cit. p. 26. 42. Émile Faguet (Faguet, Émile (ed.) Seizième Siècle, études littéraires. Paris : Boivin & Cie, pas de date) désigne comme véritable théorie de l’imitation littéraire une théorie de l’innutrition, qu’il retrouve dans la Seconde préface de l’Olive (1550) de Du Bellay, lequel, se faisant porteparole de la Pléiade, verrait dans l’imitation des Anciens une possibilité d’intégrer des formes nobles délaissées par le Moyen Âge et d’enrichir ainsi le vocabulaire français, se démarquant pourtant d’une forme de servilité. L’imitation, venant de l’assimilation des anciens serait spontanée et productive : Si, par la lecture des bons livres, je me suis imprimé quelques traits en la fantaisie, qui, après […] me coulent beaucoup plus facilement en la plume qu’ils ne me reviennent en la mémoire, doit-on pour cette raison les appeler pièces rapportées? (DU BELLAY, J. La deffence et l’illustration de la langue françoyse & l’Olive, éd. Jean-Charles Monferran et Ernesta Caldarini, Genève, Droz, 2007). 43. Le concept d’innutrition se rapprocherait ainsi de la notion d’introjection, étudiée en psychanalyse. Notion qui a été élaborée entre 1909 et 1912 par Sándor Ferenczi (Transfert et introjection, 1909, in Œuvres complètes T 1, Payot, coll. : Science de l’homme, 1990) reprise par Freud (FREUD, Sigmund. « Pulsions et destins des pulsions », (1915) in Métapsychologie, Éd. Gallimard, Coll. Folio essais, 1986) et diffusément analysée dans les œuvres de Karl Abraham à partir de ses expériences cliniques avec des mélancoliques et dans celles de Mélanie Klein qui l’emploie pour décrire un mécanisme de défense contre des expériences précoces vécues qui se traduisent par une angoisse du monde interne et de ses objets internes. 44. Le cinéaste David Cronemberg en parlant du roman de J.G. Ballard Crash, qu’il a porté à l’écran en 1996 (CRONENBERG, David. « Entretiens avec Serge Grünberg », in Cahiers du Cinéma, Paris, 2000 p. 150) explique que : le livre reste (...) quelque part et, brusquement, on s’aperçoit qu’il est installé dans votre système nerveux, mystérieusement, comme un projet légitime, et avec assez de force pour qu’on ait envie d’en faire un film... il faut qu’il occupe un lieu très profond en soi ; ce n’est pas quelque chose de superficiel. Il faut éprouver une sorte de passion à son endroit et que cette passion ait un sens.

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Proust dans les films de Visconti », qui « témoignent de la passion inextinguible que portait le cinéaste à l’auteur de La Recherche »45/ sans pourtant parvenir à faire de cette passion une œuvre achevée ? Car jamais Visconti n’a véritablement porté à l’écran son écrivain d’élection, mais ses œuvres révèlent une profonde affinité avec le romancier, une imprégnation diffuse. Si parfois il suffit d’une image suggérée par une lecture pour réaliser un film, ainsi « il peut exister dans une œuvre cinématographique un implicite, un savoir supposé relatif à l’œuvre de tel écrivain ou à la littérature »46/ sans que jamais ce savoir ne prenne forme concrète. Il peut ainsi s’instaurer un réseau de résonances « amoureuses » qui ne se traduisent pas nécessairement en un objet artistique. Le cas de Rivette diffère dans la mesure où cette innutrition contribue à ce que des œuvres filmiques soient réalisées, elle prend forme selon la récurrence chronologique auparavant mentionnée. Cependant, puisque nous suivrons une démarche historique, nous commencerons par introduire cette notion dans un contexte limité, celui du groupe des Cahiers, des futurs cinéastes dits de la Nouvelle Vague qui rendent hommage à Balzac en multipliant les citations et les allusions dans leurs premières aventures filmiques, considérant la connaissance de son œuvre comme étape essentielle à tout discours artistique et parvenant à lui vouer un véritable culte. L’innutrition balzacienne de Rivette est donc initialement inscrite au sein d’un envoûtement collectif : qu’est-ce qui fait que seul dans son cas la fascination exercée par l’écrivain dépasse le statut d’hommage et se transforme en impulsion concrète à la réalisation ? Comment s’opère la progressive transformation d’un fait de groupe en instance individuelle ? Nous réfléchirons à la « méditation constante » dont Anne-Marie Baron parle, issue d’une curiosité « amoureuse » et motivée par la reconnaissance de soi dans la création de l’autre, et à comment elle s’inscrit de manière de plus en plus précise dans l’œuvre de Rivette, interpel-

45. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.). Cinéma et littérature le grand jeu 1, op. cit. p. 39. Leutrat cite à ce propos LIANDRAT-GUIGUES, Suzanne. « La lettre volée ou la trace littéraire dans l’œuvre cinématographique de Visconti », Versants, Slatkine n°42, 2002, p. 111-142. 46. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.), Cinéma et littérature, le grand jeu 1, op. cit. p. 37.

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lant de façon personnelle le cinéaste. Un témoignage d’artiste, celui d’Orson Welles, répondant à ses détracteurs au sujet du Procès de Kafka qu’il porte à l’écran en 1962, renforce cette idée de « retrouvailles » dans une œuvre dont il dit : C’est une image personnelle et il est complètement faux de dire que je suis dans un monde étranger qui n’a pas de relation avec moi. C’est le film le plus autobiographique que j’ai jamais fait, le seul dont je me suis senti proche.47/

Nous lirons donc la rencontre entre Balzac et Rivette comme une mise en relation du moi du cinéaste à un autrui emblématique qui l’aide à construire son parcours artistique, lui fournissant non seulement des sujets, des personnages ou des histoires toutes faites, mais les instruments d’une réflexion sur sa propre œuvre. Puisque, comme le rappelle Jean-Louis Leutrat en relation non à deux auteurs en particulier, mais aux ensembles cinéma/littérature : « La rencontre […] est cardinale lorsqu’elle force les partenaires (ou l’un des deux) à penser, chacun étant mis en présence de son “propre” qui le concerne essentiellement, chacun étant affronté à sa limite ».48/ Nous détecterons les potentialités inscrites dans les emprunts balzaciens de Rivette, en y lisant à chaque fois un retour en arrière, le renvoi aux œuvres précédentes, et une puissance, l’appel aux œuvres à venir. Notre lecture progressive sera donc ponctuée de sauts en arrière et en avant, nous permettant à chaque fois de considérer le renouveau – indéniable – de l’approche balzacienne de Rivette, en l’insérant pourtant dans un ancrage culturel auquel le cinéaste demeure fidèle, malgré le détachement – presque physiologique – du contexte artistique et idéologique de la fin des années soixante. Comment le réalisateur relierait-il l’esthétique sérielle ainsi que les notions de reprise et de performance à l’univers balzacien ? Cette même esthétique serait-elle perdue dans son œuvre plus récente ou réintroduite dans de nouveaux contextes et en cela métamorphosée ? Nous nous interrogerons sur la permanence et la transformation dans 47. TRIAS, Jean-Philippe. « Le Procès d’Orson Welles », coll. Cahiers du Cinéma/Les petits Cahiers/SCEREN- CNDP, Paris, 2005. 48. LEUTRAT, Jean-Louis (dir.), Cinéma et littérature, le grand jeu 1, op. cit. p. 37.

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le rapport de Rivette à Balzac, cherchant à comprendre comment ces notions s’inscrivent dans l’esthétique du cinéaste. Une imprégnation balzacienne diffuse, mais souvent dissimulée, se manifeste dans l’œuvre de Rivette à une fréquence intermittente et par la contamination d’autres sollicitations et d’autres sources que nous interrogerons pour mieux pouvoir la retracer. Un deuxième exemple pourrait éclairer la démarche rivettienne et, par conséquent, l’approche que nous lui réserverons. Il se peut que l’œuvre entière d’un réalisateur soit « hantée » par des présences littéraires assimilées et mêlées entre elles jusqu’à former un seul « corps littéraire », se prêtant à des variations autobiographiques aussi bien qu’à un discours narratif et esthétique. Dans le cinéma de Raul Ruiz, l’empreinte surréaliste, les fantasmagories et l’hallucination tiennent une place centrale, bien que les références majeures viennent de la grande tradition romanesque du XIXe siècle. Pourrait-on donc parler de dérivation directe pour une œuvre-fleuve telle que Les Mystères de Lisbonne (2010), inspirée du classique portugais de Camilo Castelo Branco (1854) mais nourrie du roman-feuilleton français (Balzac, Sue, Dumas) et scandée par des récurrences oniriques ? L’œuvre de Ruiz, au sens élargi du terme, pourrait-elle être définie comme balzacienne ? Dans ce cas, elle ne serait pas nourrie par le maître du réalisme dont l’image a été transmise par les manuels scolaires, mais par un Balzac composite, réinventé dans un ensemble référentiel aussi vaste que diversifié. Un tel processus d’assimilation, non univoque, plurielle, caractérise l’approche rivettienne de Balzac. L’œuvre de l’écrivain imprègne en profondeur l’ensemble filmique du cinéaste, mais se diversifie en relation avec d’autres emprunts, tout aussi fondamentaux que celui de Balzac. Dans un article daté 1989, Gilles Deleuze affirme que « Le cinéma de Rivette n’a pas cessé d’être proche de la poésie de Gerard de Nerval, c’est comme si Rivette était habité par Nerval »49/. Cette assertion, serait-elle inconciliable avec l’idée d’une innutrition balzacienne du cinéaste ? Y verrions-

49. DELEUZE, Gilles. « Les trois cercles de Rivette » in Cahiers du Cinéma n° 416, février 1989, p. 19.

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nous la mise en question de la présence même de Balzac dans le cinéma de Rivette ou plutôt la marque de la présence d’un « autre » Balzac, d’un écrivain visionnaire, plus proche de l’onirisme surréaliste que d’un réalisme platement imitatif ? Notre investigation ne pourra se faire qu’autour de ces entrelacs complexes, où même de vagues résonances, se répondant d’un film à l’autre, peuvent renvoyer de manière indirecte à Balzac et à son œuvre. Car, chez Rivette la citation fait souvent place à l’allusion hermétique et même la reprise revendiquée d’une œuvre peut cacher des échos souterrains qui détournent le chemin d’analyse. Comment cette mixité, souvent contradictoire, se manifesterait-elle dans les œuvres où Rivette se confronte à Balzac ? Nous ne pouvons donner ici qu’un bref aperçu des exemples de contaminations qui seront matière et sujet de notre étude. Tout en travaillant spécifiquement autour d’Histoire des Treize et du Chefd’œuvre inconnu, Rivette puise à l’ensemble de La Comédie humaine de manière libre, spontanée et diversifiée. Il étend indirectement sa reprise aux Études philosophiques et aux contes d’artistes balzaciens qu’il ne cesse de mettre en relation au fantastique noir d’Edgar Poe, d’Hoffman et de Barbey d’Aurevilly. Lorsqu’il s’approche du « père » du réalisme, il s’adonne à une rêverie surréaliste (Les Chimères de Gérard de Nerval, mais également les flâneries parisiennes de Breton et d’Aragon) et reconnaît en Balzac le visionnaire chanté par Baudelaire. Sa mise en scène revisite, selon les codes de la distanciation brechtienne, le « théâtre du monde » dramatisé par Balzac, et reprend, en parallèle, autant les tragédies classiques que « les pantomimes du muet qui ont enfanté Lubitsch et Feuillade »50/. À ce dernier, il emprunte la notion de série et le récit à mystère (Fantomas) qui le conduisent au feuilleton romanesque du XIXe siècle et aux récits énigmatiques balzaciens. La fréquentation culturelle de La Nouvelle Figuration lui offre des complices (le peintre Bernard Dufour, le sculpteur César) pour remettre en œuvre les instances créatrices balzaciennes et les interroger. Intermédiaires envers Frenhofer, les 50. FRAPPAT, Hélène. Jacques Rivette, secret compris, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs, 2001, p. 12.

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figures de Balthus, de Bellmer et de Picasso, produisent les résonances picturales qui sous-tendent la symphonie composite de La Belle Noiseuse. Sous l’égide de l’héroïne romantique de Mme de Staël, Delphine, Antoinette de Langeais recompose une nouvelle Carte de tendre destinée au général napoléonien Armand de Montriveau dans Ne touchez pas la hache. Les mythes classiques, de Prométhée à Pygmalion, d’Orphée à Protée, rentrent dans ce jeu de miroirs. Les visages de son cinéma (ses acteurs, ses techniciens, mais également ses thématiques récurrentes, ses motifs iconographiques, ses figures emblématiques) traversent ponctuellement ses œuvres, se laissent reconnaître. Jacques Rivette parcourt à chaque nouvelle réalisation les chemins de sa propre mémoire culturelle et l’historique de ses films confond les pistes et dissémine les effets, et, lorsqu’il se confronte aux récits et à l’écriture balzacienne, il parvient à effacer toute idée de traduction. Car, au fur et à mesure qu’il avance dans son œuvre filmique, le réalisateur parvient à tisser une tapisserie aux nuances multiples où chaque élément représente un ensemble de relations, concrètes et imagées, et acquiert une signification additionnelle grâce à cette même mise en relation. Nous suivrons en détail cette mécanique réitérée d’insertion parcellaire et de remaniement du matériel de départ, ayant à l’esprit la notion de bricolage telle qu’elle a été définie par l’anthropologue Claude Levi-Strauss en relation à La Pensée sauvage51/, puisque Rivette même, selon le témoignage de ses collaborateurs52/, l’évoque régulièrement au sujet de sa manière de construire un récit. L’anthropologue compare la pensée scientifique moderne et « la pensée mythique » des populations dites primitives, laquelle s’exprime, dans sa réalisation, par le bricolage. Celui qui s’apprête à 51. LEVI-STRAUSS, Claude. La Pensée sauvage, Paris, Éd. Plon, 1960. 52. Le scénariste Pascal Bonitzer a introduit ce concept en relation au scénario de La Belle Noiseuse, à l’occasion d’une interview qu’il nous a concédée (entretien avec Pascal Bonitzer à propos des scénarios de La Belle Noiseuse et Ne touchez pas la hache, 26 juin 2009) : On a bricolé, mais ce n’est pas un collage, c’est plus qu’un scénario, j’emploie le terme bricolage parce que c’est un terme de Jacques, de Rivette, qui aime l’utiliser pour parler de la façon dont il fabrique ses films, ça vient de Lévi-Strauss.

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TRAJECTOIRES BALZACIENNES DANS LE CINÉMA DE JACQUES RIVETTE


la construction prend ce dont il dispose, outils improvisés et indifférenciés, et procède dans sa démarche au gré des opportunités: […] la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.53/

Et, de la même manière : La pensée mythique […] combine ces éléments pour construire un sens, comme le bricoleur, confronté à une tâche, utilise les matériaux pour leur donner une autre signification, si je puis dire, que celle qu’ils tenaient de leur première destination.54/

Le travail de bricolage qui sert et exprime la pensée sauvage, fait que les matériaux hétéroclites acquièrent un sens supplémentaire une fois recombinés ou au cours même de ce processus combinatoire. Jacques Rivette recycle les bribes d’ouvrages antérieurs et récupère aussi bien des fragments que des œuvres, en mêlant ses sources sans aucune inhibition envers les autorités artistiques qu’il interpelle, car le respect qu’il leur voue est issu d’une constante méditation. Réinventant ses instruments au gré d’un hasard singulièrement maîtrisé et combinant entre eux ses matériaux, il n’adapte pas Balzac, il « fait » du Balzac en bricoleur. Ainsi, il remet en œuvre les récits balzaciens jusqu’à les transcender. Car, selon Levi Strauss, le geste du bricoleur permettrait de dépasser le point de départ en le revivifiant, mais également d’y reconnaître l’auteur du travail : […] la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il raconte […] le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.55/

Il s’agira donc de « reconnaître » Rivette – et de retrouver « son » Balzac – dans ce processus de construction filmique par hybridation et par addition, et pas seulement dans l’œuvre achevée. À travers le jeu de miroirs balzaciens que le cinéaste intègre et

53. LEVI-STRAUSS, Claude. La Pensée sauvage, op.cit. p 27. 54. Ibid. p. 25. 55. Ibid. p. 25.

INTRODUCTION

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