Gena Rowlands et le renouveau des actrices d’âge mûr
Collection Thèses/essais Déjà paru : L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi La Révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Philippe Garrel une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff Le populisme américain au cinéma de D.W. Griffith à Clint Eastwood : un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ? par David Da Silva Bertolt Brecht et Fritz Lang, le nazisme n’a jamais été éradiqué par Danielle Bleitrach Scénario et scénariste par Gabrielle Tremblay
ISBN 978-2-919070-141-9 ISSN 0753-3454 Dépôt légal octobre 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com Couverture : capture d’Opening Night
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0) 3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Paola Dicelli
Gena Rowlands et le renouveau des actrices d’âge mûr
Introduction Il n’y a pas de « bon acteur ». Ce qui existe en revanche, c’est une continuation de la vie. La façon dont vous jouez dans la vie, c’est la façon dont vous jouerez à l’écran.1
Depuis leur développement, les studios hollywoodiens ont fondé leur réussite sur le star-system : pilier du cinéma classique. Ainsi, les années 1920 ont vu naître de grandes figures du cinéma muet, comme Gloria Swanson ou Joan Crawford, qui suscitent l’admiration, devenant la représentation des studios auxquels elles sont affiliées. Mais, à l’arrivée du parlant, de nombreuses stars peinent à survivre artistiquement et laissent souvent leur place à une nouvelle génération d’acteurs, parmi lesquels se trouve notamment Bette Davis. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, ces-derniers commencent également à vieillir, provoquant pour certains un plus faible engouement des spectateurs. Dès lors, dans une quête d’image nouvelle, les studios les remplacent peu à peu par de jeunes acteurs. Dans les années 1940-1950, nous verrons donc éclore des Marilyn Monroe ou Elizabeth Taylor, façonnées pour devenir des stars déifiées par le public. Tandis que leur présence dans un film est gage de
1. John Cassavetes, Autoportraits, trad. de l’anglais par Serge Grunberg d’après Ray Carney, Paris, éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1992, p. 27.
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succès, les anciennes étoiles luttent difficilement pour donner un nouveau souffle à leur carrière. Bientôt, Hollywood s’empare de ce phénomène des stars nostalgiques de leur célébrité passée. On assiste, de ce fait, à l’émergence de films mettant en scène ces anciens mythes condamnés à (re)jouer sensiblement leur propre rôle. Joan Crawford, connue pour sa silhouette avantageuse, est ainsi réduite à un fauteuil roulant dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? d’Aldrich (1962), à la manière de Gloria Swanson, qui s’auto-caricature en ancienne star du muet dans Boulevard du crépuscule de Wilder (1950). Même si le cas de Bette Davis est un peu différent puisqu’elle se voit confier dès les années 1930 des rôles de femmes plus âgées, elle est tout de même, dans les années 19501960, cloisonnée dans des personnages d’actrices nostalgiques de leur jeunesse (The Star de Heisler, Ève de Mankiewicz ou Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?). En revanche, si le cinéma classique a beaucoup traité de cette difficulté des stars à se réinventer après le muet ou quelques décennies après leurs premiers succès, le Nouvel Hollywood n’a que rarement abordé la question de l’âge, mettant ainsi de côté une seconde vague de déchéance : celle des icônes des années 1940-1950. En effet, influencés par les nouvelles vagues en Europe et surtout par le vieillissement de ces stars qui ne font plus rêver, les Américains évoluent dans les années 1970 vers un idéal d’acteurs beaucoup plus accessibles, auxquels ils peuvent s’identifier. Dès lors, ces nouveaux visages s’attachent à montrer non plus une vie artificielle faite de strass et de paillettes, mais
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la réalité brute. D’ailleurs, dans son court-métrage The Big Shave en 1967, Scorsese représente parfaitement ce passage de l’âge classique (rasage propre et lisse) vers le « Nouvel Hollywood » (où le personnage se coupe à maintes reprises, la mare de sang symbolisant la réalité brute que l’on souhaite désormais montrer). Dans ce nouveau cinéma américain des années 1970, les anciennes stars n’ont donc plus leur place : « Le terrain est laissé à l’abandon : Audrey Hepburn est dans une semi-retraite, Ava Gardner et Elizabeth Taylor n’apparaissent plus que sporadiquement et souvent de manière allusive (allusion à leurs propres mythes)2 ». À ce titre, on constate que très peu de textes ont théorisé la question de l’âge3 dans la carrière des acteurs, et essentiellement dans celle des actrices, puisque les hommes sont beaucoup moins concernés par ce problème. On peut facilement expliquer ce phénomène par le fait que les actrices semblent davantage considérées pour leur physique que les hommes. C’est pourquoi ces derniers ne sont pas cloisonnés dans un type de rôles passé un certain âge, alors que les actrices vieillissantes se voient souvent enfermées dans des personnages de mères, de grand-mères, ou sont relayées au second plan du star-system. Si les comédiens sont
2. Christian Viviani, dossier Hollywood années 70, « L’ère des épiphanies : les actrices dans le cinéma américains des années soixante-dix », Positif, n°545-546, juillet 2006, p. 36. 3. Jodi Brooks, « Performing Agin/Performance Crisis for Norma Desmond, Baby Jane, Margo Channing, Sister George and Myrtle) » in Figuring Age : Women, Bodies, Generations, Bloomington, éd. Indiana University Press, 1999, p. 232.
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donc épargnés, le public refuse de voir vieillir des stars à la beauté parfaite qu’il a anciennement adulées, ou de les voir se métamorphoser (l’exemple le plus probant étant celui d’Elizabeth Taylor qui, dans les années 1970, semble être bien loin de son rôle de Cléopâtre, par sa transformation physique et surtout sa maturité). Par ailleurs, ce cinéma ne s’est que rarement inspiré de cette deuxième vague d’essoufflement des icônes féminines, préférant leur octroyer des rôles de faible envergure. Pourtant, si le problème est éludé, il n’en est pas moins présent et Gena Rowlands est l’exemple par excellence de l’actrice ayant abordé explicitement ou en filigrane les tourments liés à l’âge, notamment dans ses films avec John Cassavetes, son mari. Ensemble, ils réalisent sept films qui, à l’exception de Gloria (produit par la Columbia), ont eu un succès tardif, probablement parce que le réalisateur met davantage en scène des pans de vie que de véritables actions. En France, ses longs-métrages ont d’ailleurs été exportés des années après leurs sorties, notamment grâce à l’intervention de Gérard Depardieu, admirateur du cinéaste. Ainsi, dans des histoires personnelles et intimistes, Gena Rowlands paraît incarner son propre rôle, en faisant corps avec ses personnages écrits pour elle par Cassavetes. Ce dernier, en brouillant les frontières entre la réalité et la fiction pourrait donner l’impression de voir l’actrice avant le personnage, et c’est particulièrement le cas d’Opening Night (1977) et de Gloria (1980).
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Ayant été réalisés à trois ans d’intervalle, ils semblent apparemment antithétiques, puisque le premier est considéré comme le film le plus personnel de John Cassavetes et le second, le plus éloigné de son esthétique à cause de son caractère commercial. Opening Night raconte en effet le cheminement intérieur de l’actrice Myrtle Gordon en plein questionnement sur l’âge, lors d’une pièce de théâtre dans laquelle elle doit interpréter une femme d’âge mûr. Gloria, lui, traite d’une ex call girl solitaire qui se voit confier un petit garçon pour le protéger de la mafia. Pourtant, si nous les réunissons autour de la figure de Gena Rowlands et de la question de l’âge, nous pouvons remarquer que ces films se complètent et sont centraux dans sa carrière. Chacun lui permet de faire son introspection et plus encore, comme nous le démontrerons, de faire un bilan de sa carrière qui amorcera une renaissance à l’écran. L’acceptation de l’âge par l’humour dans l’un et par la découverte de l’instinct maternel dans l’autre lui permettra d’envisager de nouveaux types de personnages, correspondant davantage à son évolution. Notre attention s’est portée sur cette actrice car les effets de l’âge sont une composante forte de sa persona, qui découle sur le caractère ambivalent de ses personnages. D’une part, parce qu’elle représente à la fois la force et la fragilité, la stabilité et la folie, la séduction et le mal-être, tant d’oppositions que la peur du vieillissement ne fait qu’accroître. D’autre part, Gena Rowlands n’est vraisemblablement pas la comédienne que l’on peut classer dans un système. Si nous ne doutons pas de son caractère indépendant par ses choix
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cinématographiques avec John Cassavetes, elle possède pourtant l’aura des mythes des années 1940-1950. Les critiques s’accordent d’ailleurs à dire qu’elle aurait pu devenir une icône comme les Joan ou Bette d’antan4 si elle n’avait pas appartenu à la « mauvaise décennie ». Toutefois, Gena Rowlands la « star indépendante » (lecture personnelle que nous développerons dans ce mémoire) possède aussi dans son jeu la modernité des actrices des années 1970, et cela contribue à son ambiguïté. Surtout, le choix de cette actrice est intéressant pour illustrer la question de l’âge, puisque contrairement à ses consœurs telles que Diane Keaton ou Barbra Streisand, qui ont une trentaine d’années entre 1970 et 1980, Gena Rowlands, elle, n’a percé que tardivement. Née le 19 juin 1930, elle est donc de la même génération que certaines des anciennes icônes et, de ce fait, a toujours incarné des personnages complexés par leur âge. Ainsi, l’actrice interprète Myrtle Gordon et Gloria aux âges respectifs de quarante-sept et cinquante ans, c’est-à-dire entre la jeunesse et la maturité. Mais, plutôt que de se laisser submerger par une « dictature » de l’âge, elle puise dans celle-ci pour mieux la détourner à travers ses personnages. En marge du système et portés par une actrice indépendante, Opening Night et Gloria traitent donc chacun à leur manière de la peur du vieillissement. Dès lors, la question est de savoir comment les personnages de Gena Rowlands contournent le stéréotype de l’actrice 4. Ibid, p. 38.
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vieillissante, en surmontant une conception hollywoodienne liée à l’âge. Celle-ci toucherait d’ailleurs toutes les femmes, quelle que soit l’époque, comme nous le démontrerons. Pour répondre à notre interrogation, nous avons divisé notre analyse en deux grandes parties. La première s’attachera à faire une sorte d’état des lieux de l’esthétique de John Cassavetes, permettant de comprendre le jeu de Gena Rowlands. Celle-ci se servant de Myrtle Gordon et Gloria comme instruments introspectifs de sa propre carrière et comme solutions pour contrer sa peur du temps qui passe. Nous montrerons par ailleurs qu’à travers l’actrice, les films du cinéaste forment une continuité narrative, permettant de construire un discours interfilmique. Si les histoires sont différentes, les personnages féminins évoluent autour de la figure de l’actrice. La seconde grande partie montrera qu’en plus d’être des tournants dans la carrière de Gena Rowlands, Opening Night et Gloria sont des réécritures des films des années 1960 sur les anciennes stars hollywoodiennes, notamment Boulevard du crépuscule et Ève, que Cassavetes et l’actrice détournent dans une entreprise commune pour montrer que le cinéma peut repenser la place des stars vieillissantes.
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I. Gena Rowlands et l’évolution de Myrtle et Gloria vers l’acceptation de l’âge
1. Un jeu « Cassavetien » Lorsque l’on considère le style de John Cassavetes, il est courant de le qualifier de « cinéma d’acteurs », et ce, au stade même de l’écriture. Ayant depuis ses débuts formé autour de lui un noyau d’acteurs fidèles que l’on retrouve dans la plupart de ses longsmétrages, le réalisateur écrit toujours ses scénarios avec les acteurs en tête5, inversant le procédé le plus répandu du système hollywoodien. Dès lors, dans le cas de Gena Rowlands, « on est dans un au-delà de la fusion, l’acteur devenant la seule apparition possible du personnage, construit à partir de la silhouette de Rowlands6 ». Ainsi, dès l’écriture, les héroïnes féminines de John Cassavetes sont destinées à être représentées par la comédienne et fabriquées uniquement d’après sa physionomie. Mais si Jacqueline Nacache utilise le mot « fusion » pour qualifier l’acteur et le personnage cassavetien, on peut aisément dépasser la barrière du physique pour se concentrer davantage sur la personnalité propre de l’acteur dans la fabrication du personnage. À ce titre, Gena Rowlands représente 5. Nicolas Schaller, « Gena Rowlands : le vrai héros des films de Cassavetes, c’était le cameraman », NouvelObs, publié le 12 juillet 2012, consulté le 7 février 2014, http://cinema.nouvelobs.com/articles/19588. 6. Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, Paris, éditions Armand Colin cinéma, 2003, p. 82.
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cette « fusion » avec le rôle, d’abord parce que Cassavetes écrit pour elle, et surtout car elle est ainsi en pleine possession de ses personnages. De ce fait, le jeu de l’actrice serait naturel et fluide parce que ces derniers lui ressemblent, et que sur le tournage, la comédienne est seule maîtresse de ses rôles. En effet, lorsque le cinéaste donne un rôle à un acteur, il se détache totalement de lui, comme le montre cette déclaration à Gena Rowlands lorsqu’elle lui a posé des questions sur son rôle dans Une femme sous influence (1974) : « J’ai écrit ce rôle pour toi, il est à toi. Tu es en possession de ce rôle. Personne n’en sait autant que toi. À présent, j’en connais moins que toi sur le personnage7 ». Paradoxalement, il y avait donc peu de directives de la part de celui qui est considéré, encore aujourd’hui, comme un cinéaste d’acteurs. Le plus important dans son esthétique, ce n’est pas tant de diriger, mais de montrer au travers des femmes qu’il (d)écrit, combien Gena Rowlands devient l’auteur de ses personnages en les incarnant physiquement et moralement devant la caméra. Ainsi, dans le cas de notre corpus d’Opening Night (1977) et de Gloria (1980), l’actrice façonne, à la manière d’un sculpteur, le corps et la personnalité de Myrtle Gordon et de Gloria Swenson, d’après elle-même. Si Cassavetes écrit seul, l’acteur devient donc co-auteur du rôle dès l’instant où il passe devant la caméra, puisqu’il est l’unique personne à pouvoir lui donner vie. Par ailleurs, en tant que réalisateur indépendant qui a toujours eu très peu de
7. Stig Björkman, Gena Rowlands, Mable, Myrtle, Gloria… et les autres, Paris, Cahiers du Cinéma livres, 2001, p. 47.
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