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ISBN 978-2-3796-000-7 Dépôt légal septembre 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
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ÉDITORIAL Cette fois-ci ce sera plus grave. Que les neurasthéniques, les hypocondriaques, les mélancoliques chroniques et les dévots (si tant est qu’il s’en trouve parmi nos lecteurs) fassent un détour par un Mickey Parade de trois cents pages au moins (en couleur), parce que notre humeur ne s’est pas arrangée, à proprement parler. Non que nous ayons quelque propension malsaine à nous vautrer dans les sujets sensibles, mais c’est plus fort que nous. Donc, n’en déplaise aux vivants, nous allons parler aux morts. Et voilà, dîtes-vous. Ça les reprend. À force de grincer des dents et de souffrir du monde (un mal, des mots) comme d’une vieille blessure, ils vont raviver nos plus anciennes douleurs. Les nôtres ! Fouler nos tombes ! Réveiller nos défunts, marcher dans nos allées de peine, poser sur nos granits des cyclamens rouges, fleurir nos mémoires de chrysanthèmes échevelés et nous rappeler que nous sommes mortels ! Comme s’il ne nous suffisait pas de nous débattre dans la vie comme dans une fosse commune… Allons, ce sera grave parce qu’ils nous manquent. Il est bon de s’en souvenir. Ne sommes-nous pas plus mortels encore depuis qu’ils sont partis ? Ne les suivrons-nous pas en cette absence terrible comme dans un pays innommable ? Nous hantent-ils doucement,
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nous poussent-ils parfois à vivre plus vite ou à mourir lentement, eux qui eurent à peine le temps d’apprendre à lire, de faire un enfant, de vivre à la campagne, d’aimer ou de haïr ? Et ceux qui ont répondu à l’appel du vide, perclus d’intolérable, ceux-là nous interrogent, mêmes fondus dans les profondeurs de nos cœurs. Ceux-là nous parlent tout bas du monde inacceptable auquel nous persistons à croire en dépit du bon sens et des larmes. Entendez leurs voix lointaines dans le vacarme de l’Histoire, leurs voix coupées court par le hasard, la nécessité, le courage. Où sont-ils disparus ? Leur inventer des séjours paradisiaques ou infernaux ne nous soulage de rien. Ils n’ont pas tout dit. Ils sont en nous, pourtant, suspendus aux perspectives d’une pierre d’angle. Pourvu qu’ils reposent. Annick Delacroix
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BERNARD COSSON
L’ÉGLISE ROMAINE ET LE SUICIDE S’intéresser aujourd’hui à la position de l’Église romaine face à la mort volontaire, c’est aller au cœur des multiples remises en question qui ébranlèrent la civilisation occidentale. La longue période de christianisation du monde connu – du IVe au IXe siècle – voit s’élaborer un système de plus en plus globalisant et dont la cohérence ne peut s’accommoder d’aucune pensée libre, sauf à la qualifier d’hétérodoxe. Augustin d’Hippone, aux alentours de 420, rumine longuement l’utopie qui va imprégner la société durant mille cinq cents ans : il délivre sa géniale synthèse sous le titre : La Cité de Dieu. C’est un monument ! Bien peu de touristes s’aventurent à le visiter. Dommage. Il vaut le détour.
Le titre – programme – annonce la couleur et deux mots y suffisent : la vie humaine participe à ce point de la vie divine qu’elle n’a d’autre finalité que d’organiser la terre entière en « Cité de Dieu ». À défaut d’une visite complète du monument en question – ce qui exigerait un rare courage ! – on peut
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du moins y risquer un coup d’œil, histoire de céder à la manie du digest. Laissant de côté de gigantesques constructions fuligineuses, des paysages mirobolants, il suffit de porter son regard sur un angle bien précis : dans la Cité de Dieu, quid du suicide ? Dans cet anglelà (obtus, cela va sans dire) dégringole une cascade. Une cascade… de corollaires. Pour qu’il y ait des corollaires, il faut qu’il y ait un postulat… Bien sûr, le postulat est d’autant plus incontestable qu’il est transcendant ! Donc, à ce point de la visite, la description pourrait se présenter à peu près comme ceci : Dieu seul est. (Postulat, dogme, mystère… L’œil du lecteur-visiteur y mettra la nuance de son choix). Il crée = il insuffle la vie à de la matière inerte ou plutôt, il prête la vie car il en reste l’unique propriétaire. (Cf. « Petit poisson deviendra grand, pourvu que Dieu lui prête vie. » La Carpe et les carpillons. Comme quoi la fable, en plus de la sentence morale, peut dispenser un aperçu d’enseignement théologique !) Puisque l’humain n’existe que dans une vie d’emprunt, il n’a pas le droit d’en disposer à sa guise. Donc attenter à sa propre vie, c’est nier la souveraineté de Dieu. Tel est le blasphème primordial. C.Q.F.D. Si l’enchaînement logique de cause à effet n’apparaît pas encore suffisamment rigoureux, il faut maintenant braquer le projecteur sur l’environnement de la cascade.
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Et alors là ! Horreur ! La pollution est partout. À peine née, la vie est irrémédiablement pourrie, absolument impropre à la consommation. Par la faute d’Adam, la mort va régner dans la cité terrestre à la place de la vie. Alors que les Évangiles restent muets sur la question du péché originel, Paul dans sa Lettre aux Romains esquisse la systématisation : l’homme déchu ne peut transmettre à ses descendants que son état de déchéance. On l’aura compris : le péché originel est le premier mal sexuellement transmissible. À partir de cette ébauche paulinienne, Augustin fait une peinture effroyable de l’humanité perdue. Tout y est vicié et la nature pécheresse de l’homme est communiquée de générations en générations jusqu’à la fin des Temps. Peut-être comprend-on mieux, après cette brève croisière sur les rives de la pensée augustinienne comment et pourquoi l’Église a officiellement exclu les suicidés des funérailles ecclésiastiques. Cette exclusion n’est que logique. Elle ne fait que manifester aux yeux de tous que celui ou celle qui a mis fin à ses jours, de son propre chef, est un impardonnable rebelle : il a usurpé un droit qui n’appartient qu’à Dieu. Il est un insoumis… définitif et irrécupérable par définition. D’une telle doctrine, dont les implications vont perdurer du Ve siècle à… 1983, il faut mesurer l’impact dans la mentalité générale. Durant tout le Moyen-Âge,
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le suicide, homicide volontaire, est un péché plus grave encore que le meurtre d’un autre humain car il supprime toute possibilité de repentir. En effet, la « secte chrétienne » du début de notre ère ne coupe le cordon ombilical qui la relie à la religion juive que le jour où elle professe le dessein de Dieu rétabli par la venue de Jésus. Les conciles œcuméniques décrètent que, par l’Incarnation et par la Rédemption, l’humanité en général et chaque homme en particulier sont sauvés. Pourtant, ô paradoxe, ce salut a encore quelque chose de virtuel! Pour qu’il ait son plein effet, l’homme doit acquiescer, avec crainte et tremblement, se soumettre aux impératifs divins tels que l’Église les lui traduit. Et puisque le monde est demeuré mauvais – malgré la Rédemption – puisque l’homme est demeuré pécheur – malgré son baptême –, il lui faut se repentir… Constamment et à perpétuité. À cette fin, l’Église romaine a bouclé la boucle quand elle a mis au point la confession. Elle a mis du temps, mais elle y est arrivée. Alors elle peut contrôler la qualité du repentir de chacun. Enfin elle détient la clé d’accès au plus intime de l’humain. D’où l’on voit bien que le suicide annulait cette emprise et cet empire. Partant, le cadavre de ce sous-homme qui avait refusé le salut, par manque de contrition, scandale absolu, ne pouvait qu’être voué aux gémonies. L’attitude de l’Église s’est ainsi figée dans sa logique, rappelant régulièrement l’interdiction de la
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sépulture chrétienne, seul moyen qu’elle avait de stigmatiser l’état d’abjection. Il est relativement facile de récapituler les innombrables interdits qu’en ce domaine, comme en tant d’autres, l’Église a fulminés au cours des temps. Cependant la tâche est beaucoup plus délicate – et combien plus essentielle – de dessiller les yeux sur les comportements d’une société pétrie et modelée par ces mêmes interdits. Aujourd’hui, on a du mal, surtout les jeunes générations, à imaginer l’opprobre, la honte qui frappait alors les proches parents du suicidé. La privation de tout le décorum funèbre, la suppression de toutes prières publiques pour le défunt et surtout de messes célébrées à son intention « pour le salut de son âme », autant d’aspects qui poussaient le bon peuple à ranger cet individu hors la norme et à éclabousser la famille. Le chuchotement du voisinage courait alors, bref, concis, horrifique et fatal : « Il a été enterré comme un chien. » Quant à l’influence du Droit Canon sur notre Droit Civil, elle est encore patente dans la censure de la récente réédition du livre Suicide, mode d’emploi. Le catéchisme de Pie X, publié en France en 1906, affirme encore: « L’Église punit le suicide par la privation de sépulture ecclésiastique. » Onze ans plus tard, en 1917, dans la première édition du Code de droit canonique, on lit le même type d’interdiction à l’adresse de « ceux qui se sont donné la mort de propos délibéré ».
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Au début de ce siècle, la discipline de l’Église gardait encore la sévérité déductive d’Augustin, assortie toutefois du bémol que Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, y avait ajouté, à savoir : tout homme, même immergé dans le péché congénital, garde son libre arbitre, Dieu le laisse libre de choisir le bien ou le mal ; or il peut arriver, selon certaines circonstances, que ce libre arbitre soit paralysé et comme aveuglé… Celle restriction à la condamnation du suicide a débouché tardivement sur un assouplissement de l’enseignement officiel. À la fin du XIXe siècle et surtout au XXe, « il suffisait de demander au médecin un certificat médical, affirmant que le mort avait eu un moment de faiblesse, pour qu’il ait droit à un enterrement religieux […] Le médecin déclarait que le défunt s’était donné la mort “dans un accès de démence” ou avec “perte de la raison”. Ainsi le suicide cessait d’être blasphème public. Il entrait dans l’Église comme une maladie. » (Mgr Albert Rouet, Le Nouvel Observateur, 20.05.1993). À chacun de mesurer la dose d’hypocrisie nécessaire pour contourner l’une des conséquences de la sotériologie catholique. Et ce n’est qu’en 1983 que le nouveau Code de Droit Canon confirme que « pour l’Église, le suicide n’est plus blasphème, mais le signe d’un désespoir auquel elle se doit d’être miséricordieuse » (A. Rouet, même interview). Il aura suffi à l’Église romaine d’un millénaire et demi pour se donner les gants de la miséricorde.
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