Scénario et scénariste (extrait)

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Scénario et scénariste de la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique dans le monde de l’art cinématographique français


Collection Thèses/essais Déjà paru : L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi La Révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Philippe Garrel une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff Jean Eustache ou la traversée des apparences par Jérôme d’Estais Le populisme américain au cinéma de D.W. Griffith à Clint Eastwood : un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ? par David Da Silva Bertolt Brecht et Fritz Lang, le nazisme n’a jamais été éradiqué par Danielle Bleitrach et Richard Gehrke

ISBN 978-2-36716-133-4 ISSN 2417-2995 Dépôt légal août 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com

Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0) 3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


Gabrielle Tremblay

Scénario et scénariste de la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique dans le monde de l’art cinématographique français



Introduction Le scénario cinématographique n’est pas une œuvre, mais une étape en vue de la fabrication d’un film. Il s’agit là d’une conception largement répandue en France, autant auprès des professionnels et des théoriciens du septième art que du public. Et si le scénario n’est pas une œuvre, son auteur, le scénariste – à moins qu’il ne soit également réalisateur – ne saurait prétendre au statut d’artiste. L’écriture scénaristique est souvent perçue comme une forme de préparation technique en vue d’un film à faire, alors que la création cinématographique à proprement parler s’effectuerait plutôt du côté de la réalisation d’une œuvre filmique. L’importance du scénario peut ainsi être valorisée au moment de l’écriture et du développement d’un projet de film, cependant qu’on n’accorde que peu de crédit artistique à la forme textuelle scénaristique. Ce constat sommaire est l’origine du projet du présent mémoire, non pas en tant que situation à cautionner ou à déplorer, mais en tant que cadre discursif à analyser afin d’en exposer les tenants et les aboutissants. En abordant la question de la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique dans le monde de l’art cinématographique français, je m’intéresse donc plus particulièrement aux mécanismes sociaux et aux instances de légitimation exerçant leur influence au sein d’un milieu donné, légiférant sur la pertinence artistique

INTRODUCTION

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d’objets et modelant les conceptions jusqu’à produire ce que plusieurs tiennent pour des évidences. Le sociologue de l’art Howard S. Becker propose une analyse de la production des œuvres donnant à voir l’art comme une activité socialement structurée qui place l’artiste et l’œuvre au point de convergence d’une pluralité de ressources et d’actions déployées. Aussi, insiste-t-il pour dire [qu’un] sociologue n’a pas à décider qui est habilité à donner l’étiquette d’art (ou, pour reprendre la formule de Dickie, à conférer un titre à l’appréciation). Il lui faut simplement voir à qui les membres d’un monde de l’art accordent cette prérogative, au sens où, dès lors que les personnes en question ont décidé qu’une chose était de l’art, les autres se comportent en conséquence.1

C’est donc sur ces bases que Becker articule sa théorie des mondes de l’art. Il s’applique à mettre en lumière différents réseaux de coopération auxquels il intègre autant « la fabrication et la distribution des fournitures et du matériel nécessaires à la plupart des activités artistiques2 » que tous les éléments de discours qui « [justifient] le sens et l’intérêt de toutes les activités3 » menées. De fait, ces derniers éléments s’apparentent à une justification qui prend quasi invariablement la forme d’un discours esthétique plus ou moins naïf, d’une légitimation philosophique qui assigne à ce qui est en cours de réalisation la qualité d’art […]. [Il] s’agit d’évaluer les différentes œuvres et de déterminer si elles correspondent aux normes qui valent pour

1. Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, (1988) 2010, p. 165. 2. Ibid, p. 29. 3. Ibid., p. 30.

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la justification esthétique de leur classe d’appartenance, ou si ce n’est pas la justification esthétique elle-même qui devrait être considérée. Seul cet examen critique du travail accompli et du travail en cours permet à ceux qui participent à la réalisation des œuvres d’art de décider ce qu’ils doivent faire quand ils passent à l’œuvre suivante.4

L’approche élaborée par Becker considère l’art comme un travail « peu différent des autres » et s’intéresse « plus aux formes de coopération mises en jeu par ceux qui réalisent les œuvres qu’aux œuvres elles-mêmes ou à leurs créateurs au sens traditionnel5 ». L’idée de « monde de l’art » désigne ainsi « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art6 ». Mon projet transpose de grands pans de la théorie des mondes de l’art de Becker à l’étude de la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique. De l’aveu même du sociologue, sa théorie des mondes de l’art n’est pas sans avoir « un air de famille » avec la théorie institutionnelle de l’art et [les] diverses théories sociologiques qui prennent pour objet la façon dont les définitions sociales sont créatrices de réalités […], car toutes rapportent les caractères de leur objet d’étude à la façon dont le définissent des gens agissant collectivement.7

La principale critique qu’adresse le sociologue à ce type de thèses est un certain « manque d’épaisseur » qui s’explique essentiellement, dit-il, par la manière qu’ont 4. Ibid. 5. Ibid., p. 21. 6. Ibid., p. 22. 7. Ibid., p. 164.

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les théoriciens de cette école de pensée d’appuyer « leurs raisonnements sur des exemples hypothétiques8 ». La théorie des mondes de l’art de Howard S. Becker s’attache rigoureusement, quant à elle, à une perspective empirique afin de rendre compte adéquatement de la complexité sociale et organisationnelle ayant cours dans les sphères d’activités étudiées. En m’outillant de cette approche, j’ai ainsi été en mesure de réfléchir la dimension institutionnelle de mon sujet tout en interagissant directement avec la matière rencontrée dans le cadre de mes recherches. L’objet scénaristique combine un aspect textuel – le scénario – et un aspect socioprofessionnel – le scénariste. Cette double composition conjuguée à la problématique de la reconnaissance institutionnelle dans le monde de l’art cinématographique français m’a conduite à investiguer différents horizons. Qui plus est, si l’idée de reconnaissance institutionnelle s’énonce ici au singulier, elle prend forme nécessairement au pluriel par la réalité d’organismes divers, d’établissements d’enseignement, de manifestations culturelles, de personnalités influentes, etc. Il s’est donc rapidement avéré nécessaire pour moi de multiplier les entrées autour de mon objet d’étude et ainsi développer une démarche arborescente afin de produire un état des lieux de la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique en France aujourd’hui. Le premier chapitre de ce mémoire vise à rendre compte principalement de préoccupations et de réflexions d’ordre textuel autour de l’objet scénaristique, 8. Ibid.

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dans des perspectives tantôt théoriques, tantôt pratiques. Dans ce chapitre, je cherche à identifier les éléments discursifs qui traduisent une forme de « réticence littéraire » autour du scénario, de même que les usages qui tendent à entretenir une certaine conception utilitariste du texte scénaristique. Dans le deuxième chapitre, les postures institutionnelles seront plus précisément abordées en lien avec différents aspects de la réalité socioprofessionnelle des scénaristes de cinéma. Ce sera l’occasion d’évaluer la corrélation entre la valorisation du scénariste en tant que professionnel œuvrant dans le monde de l’art cinématographique et la reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique de manière générale. Je m’intéresserai également aux structures et aux phénomènes contribuant potentiellement à la reconduction de certaines postures discursives. Dans ses travaux, Becker parle de l’activité des mondes de l’art en convoquant l’image d’une chaîne de coopération reliant l’ensemble des gens qui, d’une manière ou d’une autre, collaborent à l’existence d’une œuvre. Si l’on peut concevoir le scénario et le scénariste comme des éléments constitutifs d’une telle chaîne se mettant en branle dans le cadre de la fabrication d’un film, il est à reconnaître que le type de reconnaissance institutionnelle de l’objet scénaristique s’apparente de même à une chaîne de coopération mettant en réseau bon nombre de membres du monde de l’art cinématographique.

Avant de poursuivre, quelques éléments méthodologiques qui balisent mon projet de recherche sont à préciser.

INTRODUCTION

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Comme mentionné ci-dessus, l’objet scénaristique regroupe les figures du scénario et du scénariste. L’emploi des mots « scénario » et « scénariste », dans ce mémoire, est réservé aux moments où sont abordés plus spécifiquement des éléments en lien avec l’aspect textuel du scénario, sinon avec la réalité socioprofessionnelle du scénariste. Pour réfléchir l’articulation globale de mon sujet d’étude, j’utilise l’appellation « objet scénaristique ». Je m’intéresse essentiellement à des éléments de discours entourant la production et la réception du scénario de long-métrage. Bien des choses pourraient être dites sur ce qui se passe du côté du court-métrage ou de la télévision, par exemple, mais là n’est pas mon propos. Cela dit, je ne prétends pas que ce qui est à l’œuvre dans la sphère scénaristique cinématographique lui soit exclusif. Selon Becker, la théorie des mondes de l’art peut être étendue à n’importe quel monde social, puisque « parler de l’art, c’est une façon particulière de parler de la société et des mécanismes sociaux en général9 ». Une telle perspective me porte à croire que mes observations en ce qui a trait à l’objet scénaristique de long-métrage de cinéma pourront ultérieurement servir à comprendre ce qui peut s’observer ailleurs, dans d’autres sphères scénaristiques de l’audiovisuel, sinon en ce qui concerne les mécanismes de reconnaissance institutionnelle agissant autour d’un différent objet. À quelques reprises, je cite les propos et les avancées théoriques de professionnels et d’universitaires qui ne sont pas français. Si, dans la plupart des cas, les éléments 9. Ibid., pp. 363-364.

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rapportés servent à illustrer une comparaison entre ce qui se passe en France et à l’étranger, il arrive également qu’une certaine proximité culturelle, en ce qui concerne le monde de l’art cinématographique (notamment entre la France et le Québec), me permette d’inclure à mon étude les propos d’individus ne résidant et ne travaillant pas exclusivement sur le sol français. Au total, j’ai interrogé une trentaine de personnes – scénaristes, formateurs, universitaires et autres professionnels. Elles ne sont pas toutes citées directement dans le corps du mémoire. Toutefois, mon étude repose sur l’ensemble des propos recueillis.

INTRODUCTION

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Chapitre 1 Du scénario comme texte de fiction, du scénario comme outil de travail



1.1 De la « réticence littéraire » autour du scénario Howard S. Becker, dans ses travaux, explique qu’un « système esthétique clairement formulé sert à divers usages dans un monde de l’art10 ». En effet, un tel système « rattache les activités des participants à la tradition de l’art, et les autorise à réclamer les ressources et les avantages dont disposent normalement les personnes qui produisent cette sorte d’art11 ». Pour le sociologue américain, [une] esthétique démontre, à l’aide d’arguments suffisamment généraux et convaincants, que les activités de certains membres d’un monde de l’art sont du même ordre que d’autres activités déjà bénéficiaires des privilèges attachés à l’« art ».12

Un siècle après l’avènement du septième art, le scénario en tant que forme textuelle de fiction ne semble pas avoir trouvé encore les « arguments suffisants » pour se constituer en tant que « système esthétique clairement formulé » et ce, ni du côté du monde de l’art cinématographique, ni du côté littéraire. Dans le cadre de mes recherches, j’ai observé dans les ouvrages consultés, sinon lors des entretiens réalisés, une certaine ambivalence quant à la légitimité textuelle du scénario, voire quant au désir même de sa reconnaissance littéraire. En effet, le scénario est davantage perçu comme un 10. Ibid, p. 148. 11. Ibid. 12. Ibid., pp. 148-149.

1. DU SCÉNARIO COMME TEXTE DE FICTION…

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« outil de travail », voire un « jalon créatif » en route vers le film à faire qu’en tant que texte de création à part entière. Jacqueline Viswanathan, professeure à l’Université Simon Fraser de Vancouver, s’intéressant aux liens que tisse une écriture dite cinématographique avec le monde littéraire, remarque que « [si] les textes de théâtre occupent une place de choix dans les études littéraires, les scénarios originaux n’y ont pas encore droit de cité13 ». Vingt ans nous séparent du constat ici formulé par Viswanathan, mais il est encore d’actualité. Comment expliquer que l’évolution qui a touché le théâtre n’ait pas suivi son cours dans le milieu du cinéma? En remontant en amont de la production scénaristique, afin de mieux comprendre les éléments caractérisant le rapport entretenu par différents acteurs – tant scientifiques que professionnels – au scénario, est-il possible d’identifier les avenues que certaines instances espèrent voir l’écriture scénaristique emprunter? Pour Christian Biegalski, scénariste et pionnier de l’enseignement scénaristique au sein de l’université française, le scénario est à considérer en tant qu’objet problématique, notamment parce que [contrairement] au roman ou à la pièce de théâtre qui jouissent d’emblée de statut d’œuvres (même si le premier n’a jamais été édité et la seconde jamais jouée), le scénario, lui, ne bénéficie pas de cette légitimité juridique et ontologique, considérant qu’il n’y accédera que le jour où le film […] auquel il sert d’argument narratif et dramatique [aura] été [tourné, réalisé, exploité et diffusé].14

13. Jacqueline Viswanathan, « Une écriture cinématographique? », Études littéraires, vol. 26, n°2, 1993, p. 9. 14. Christian Biegalski, Scénarios : modes d’emplois, Paris, Dixit, 2003, p. 269.

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Aux yeux de Biegalski, ce type « d’observation liminaire suffit à décrire l’indignité (la relativité ou la précarité) dans laquelle on a toujours voulu tenir et enfermer le scénario15 ». Dans cette perspective, le scénario est tour à tour un objet « bizarre », « hybride », « confidentiel » et « paradoxal16 » : Objet bizarre et évanescent dont le destin est de s’effacer et de disparaître derrière l’œuvre dont il sert de (ou est le) prétexte. Objet hybride, texte de transit et de transition, le scénario n’est qu’une étape dans le processus qui mènera au film. Il n’est qu’un moment dans le long processus de gestation et d’élaboration. Objet confidentiel qui ne circule que dans les sphères restreintes de la production, objet technique qui sert de fil conducteur et de mémoire à toute l’équipe technique d’un film, le scénario ne vit que pour mieux mourir, n’existe que pour mieux disparaître, sachant que pour être, il doit ne plus être. Objet paradoxal, le scénario est tout et rien à la fois (souvent, mais pas toujours), nécessaire, mais pas automatiquement suffisant.17

Cette façon de qualifier le scénario est à l’image du regard que plusieurs posent sur le texte scénaristique et qui n’est pas sans influer sur la façon d’en concevoir l’écriture et la lecture. Texte de fiction, la potentielle littérarité du scénario pose pourtant problème. En fait, ce qui semble se dessiner dans – et autour de – la sphère scénaristique relève d’une certaine « réticence littéraire », voire d’une « méfiance du littéraire ». 15. Ibid. 16. Cette idée du statut paradoxal du scénario et du scénariste au sein de la sphère scénaristique est au cœur de la pensée théorique de Biegalski. Cf. Chrisitian Biegalski, Op cit., chapitres 2 et 8. 17. Christian Biegalski, Op cit., p. 269.

1. DU SCÉNARIO COMME TEXTE DE FICTION…

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