Barbet Schroeder Ombres et clartĂŠ
Du même auteur Andrzej Zulawski, sur le fil Jean Eustache ou la traversée des apparences Thomas Liebmann, les derniers jours du Yul Brynner de la RDA (roman)
Dans la même collection La comédie italienne Charles Béaud Les Noirs dans le cinéma français Régis Dubois Le cinéma noir américain des années Obama Régis Dubois Sylvester Stallone, héros de la classe ouvrière David Da Silva
ISBN 978-2-36716-184-6 Dépôt légal février 2017 Imprimé dans l’Union européenne Maquette www.lettmotif-graphisme.com Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Jérôme d’Estais
Barbet Schroeder Ombres et clarté
Préface Tel le héros de More qui cherche le soleil et trouve la froideur de la drogue et de la mort, le cinéma de Barbet Schroeder ondule entre le feu et la glace, se tenant à distance, tout en jouant continuellement avec le danger, flirtant avec les extrêmes et son contingent de drames, tout en maniant l’ironie, réfléchissant aux notions de fiction et réel pour en redessiner les contours. Voyage. Entre Europe et Amérique, stars et inconnus, petits budgets et films oscarisés. Quitte, comme Olivier, le personnage joué par Depardieu dans Maîtresse, bringuebalé entre la vie et le fantasme, le vrai et le faux, à d’abord s’y perdre. Pour mieux s’y retrouver. Différent. Ailleurs. Une possibilité. Car les films de Schroeder, en mettant en scène des histoires dans une réalité et des espaces sans cesse renouvelés, nous entraînent au-delà de ce que l’on connaît déjà. Une œuvre unique, personnelle. Insaisissable peut-être au premier abord, « pas ciblable »1, pour reprendre les termes de son ami Jean Douchet, mais en vérité irriguée par une vision et une morale profonde et rigoureuse. Un « parcours cohérent », comme écrivait Serge Daney. Un cinéma obsessif et engagé, malgré l’apparente distance de la caméra, où genres, catégories, pouvoirs, 1. Jean Douchet, L’Homme cinéma.
PRÉFACE
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évolutions et morale sont explorés. Questionnés. Tels ces territoires nouveaux, voire inconnus, qui lui servent de décor, et qu’il s’agirait de découvrir pour remettre en question l’ordre établi, l’histoire telle qu’elle nous est présentée. Afin de mieux comprendre le cinéma, le monde et nos semblables et de présenter, de proposer, une alternative. Peut-être. Un cinéma qui sait aussi marier la forme et le contenu, pour atteindre une sorte d’harmonie, irrigué par les flux contraires qui le traversent. Un apparent classicisme, dont Schroeder maîtrise si bien les codes qu’il peut en jouer, les disséquer et les mettre à l’épreuve des différents genres auxquels il s’essaie, faisant ainsi surgir l’inattendu. Avec élégance et sophistication. En marge dans la cohérence. Comme lui. Car si Schroeder met en scène pour explorer, observer, connaître le monde, les autres et le cinéma, c’est bien évidemment aussi lui-même qu’il questionne, recherche, dévoile et cache à la fois. Ombres et clartés.
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BARBET SCHROEDER, OMBRES ET CLARTÉ
1. Aventures et dĂŠcouvertes : une vie de cinĂŠma
« C’est l’aventure ! », nous prévient, dès l’ouverture de La Vallée, la voix off de Jean-Pierre Kalfon sur des images de territoires encore inexplorés. Quand Éric Rohmer, écarté des Cahiers du Cinéma, proposa à Barbet Schroeder de fonder une autre revue, celui-ci lui répondit : « Allons de l’avant, faisons des films… »2 Aller de l’avant. Leitmotif schroederien. Celui d’un artiste curieux, courageux, engagé, éclectique. De l’avant, toujours dans le même but. « C’est l’aventure, j’aime bien regarder derrière les façades », dit encore Olivier, dans Maîtresse, alter ego de Schroeder, pour qui l’« obsession dans la vie, un de [ses] fantasmes de toujours, était d’être capable de devenir quelqu’un d’autre – de traverser les murs, de [se] trouver dans n’importe quel milieu social, de pouvoir me rendre d’un endroit à un autre ».3 Observer, découvrir.
Une carrière de cinéaste teintée d’humilité et d’obstination, un parcours de producteur singulier régi par une vénération des artistes, derrière lesquels il accepte de s’effacer pour les mettre en lumière. Tout donner, tout risquer et apprendre. Un immense amour du cinéma qu’il sert et dont il se sert car il lui permet de chercher et de comprendre. Pour continuer.
2. Antoine de Baecque et Noël Herpe, Éric Rohmer. 3. Film Comment, 1995.
1. AVENTURES ET DÉCOUVERTES : UNE VIE DE CINÉMA
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Influences « Il n’y a qu’un angle possible pour aborder une scène de crime », explique le personnage interprété par Sandra Bullock à son partenaire dans Calculs meurtriers, tandis qu’elle lui intime de suivre sa trace et ses empreintes. Marcher dans les pas de ses maîtres, un précepte que Barbet Schroeder pourrait faire sien. Des cinéastes découverts en France à la Cinémathèque. « Le premier film que j’ai vu, c’était un dessin animé, à Bogota: Bambi. Il a fallu me sortir de la salle avant la fin […] J’étais en larmes. Quelque temps après, vers l’âge de dix ans, j’ai peut-être vu un ou deux péplums. Mais très rapidement, j’ai fait le saut: je suis allé à la Cinémathèque française par moi-même. »4 C’est là que Schroeder découvrira les classiques du cinéma, mais aussi les films des auteurs défendus par Les Cahiers du Cinéma dont il intègre la bande. Hawks, Hitchcock, Lang, Ray, Aldrich, Fuller, Preminger, Minnelli chez les Américains, Renoir, Rossellini, Becker en Europe. La Cinémathèque, ce sera son école. Les films américains, sa Bible. Quant aux Cahiers, ils seront son bureau. Ce sont ses amis, ces cinéastes qu’il produira (Rohmer, Rivette, Chabrol…), par eux – et surtout par Rohmer – qu’il apprendra l’économie du cinéma, qu’il forgera son esthétique et sa morale. 4. Gauthier Jurgensen, Allociné 2015
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La Cinémathèque Barbet Schroeder est né en 1941, à Téhéran, d’un père suisse et d’une mère allemande et, après avoir passé une partie de son enfance en Afrique Centrale et en Colombie, il arrive, adolescent, suite au divorce de ses parents, à Paris. Il entre d’abord au Lycée Condorcet, puis à Henri IV (avant de commencer, par la suite, des études de philosophie à La Sorbonne). Schroeder raconte volontiers que, lors de sa scolarité à Condorcet, il se retrouve confronté à un monde assez violent, lui qui avait pourtant côtoyé la violence en Colombie. Un monde nouveau. Inconnu et assez hostile. La cinéphilie, à travers la Cinémathèque de la rue d’Ulm, devient alors une sorte de refuge. Il y voit près de trois films par jour entre l’âge de quatorze et dix-huit ans. C’est là aussi qu’il se fait de nouveaux amis. Il y a ceux qui viennent du lycée Henri IV, comme Bernard Eisenschitz, Pierre Cottrell ou Bertrand Tavernier. Et les autres, comme Jean Douchet, à la recherche de nouvelles plumes pour Les Cahiers. « Douchet captivait les jeunes cinéphiles; Rohmer les écoutait et les mettait au travail », raconte la monteuse de Rohmer, Jackie Raynal.5 Schroeder intègre rapidement la bande des Cahiers du Cinéma, pour lesquels il écrit quelques articles, notamment sur Le Puits et le pendule d’Alexandre Astruc et Les Liaisons coupables de George Cukor (même s’il le reconnaît lui-même, il n’était pas le plus doué pour cet exercice) et continue assidûment à découvrir des films. 5. Antoine de Baecque et Noël Herpe, Éric Rohmer.
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Un soir, ayant raté le dernier métro et contraint de rentrer à pied de la Cinémathèque jusque chez lui, il a longuement le temps de réfléchir aux deux films qu’il vient de voir, Le Cuirassé Potemkine et L’Âge d’or, et comprend subitement qu’il a envie de faire du cinéma. « Le point de vue des Cahiers à cette époque-là […] c’est qu’un film est bon s’il donne envie de prendre une caméra et de filmer »6, explique André Labarthe. Schroeder suivra ce précepte. Mais pas à la lettre, comme souvent chez lui. Il attendra encore avant de devenir cinéaste. Les films de cette nuit-là, ces deux œuvres cristalisatrices de son désir, sont éloignées du goût prononcé, et qui va aller en s’accroissant, de Schroeder pour le cinéma américain et il s’en distanciera même par la suite pour admettre les aimer de nouveau aujourd’hui (Maîtresse a d’ailleurs, par instants de faux airs du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel ou de La Voie lactée et le metteur en scène mexicain trouvera d’ailleurs le film de Schroeder à son goût puisqu’il ira jusqu’à le voir deux fois, pour la plus grande fierté de Schroeder). Il est à cet effet intéressant d’observer de près la liste de ses dix films préférés (la liste d’un cinéphile étant évidemment amenée à évoluer et se transformer) : Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder, Preminger), Derrière le miroir (Bigger than Life, Nicholas Ray), Europe 51 (Europa 51, Rossellini), Les Musiciens de Gion (la version de 1953, Mizoguchi), Ordet (Dreyer), 6. Antoine de Baecque et Noël Herpe, Éric Rohmer.
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BARBET SCHROEDER, OMBRES ET CLARTÉ
Printemps tardif (Ozu), Rio Bravo (Hawks), L’Aurore (Sunrise, Murnau), Règlements de comptes (The Big Heat, Lang), Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock). Cinq films américains. Cinq metteurs en scène essentiels qui l’accompagneront pendant toute sa carrière : Hawks, Hitchcock, Lang, Preminger et Ray, auxquels il faudrait ajouter Samuel Fuller. Cinq maîtres européens ou japonais : Mizoguchi, Rossellini, Ozu, Dreyer et Murnau. La forme du regard qui était porté sur les choses est importante pour la bande des Cahiers et la pensée d’un cinéaste prend forme par la mise en scène. Bazin disait de ces « hitchcocko-hawksiens », comme il surnommait ces jeunes critiques appelés à mettre en scène : « Ils regardent à ce point la mise en scène parce qu’ils y voient dans une large mesure la matière même du film, une organisation des êtres et des choses qui est à ellemême son sens, aussi bien morale qu’esthétique. »7 Grâce aux rétrospectives, et en particulier celles consacrées à Hawks et à Mizoguchi à la Cinémathèque, Schroeder découvre l’œuvre complète de ces cinéastes. Mizoguchi l’a rapproché de Douchet et Hawks de Rohmer. « Mizoguchi est un cinéaste du désir violent. Son cinéma est donc soumis à la loi du désir. Fait surgir le vrai du réel, en jouant évidemment sur tous les réels, c’est-à-dire le réel même, le symbolique et l’imaginaire », écrit Jean Douchet8. Comme Lang, c’est un 7. Les Cahiers du Cinéma : La Nouvelle Vague, une légende en question, hors-série 1998. 8. Jean Douchet, « Mizoguchi : la réflexion du désir », Les Cahiers du Cinéma n°463, janvier 1993.
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De More à Amnesia, en passant par Général Idi Amin Dada, Maîtresse ou Barfly, du documentaire à la fiction, de la Nouvelle Vague à Hollywood, les films de Barbet Schroeder nous entraînent, sur près d’une cinquantaine d’années, au-delà des genres, des catégories et des frontières vers des territoires vierges, une marge, dans laquelle morale, évolutions et pouvoirs sont observés et questionnés, sans rien imposer. Avec élégance et distance. Ironie et bienveillance. Un cinéma tout en ombres et clarté. Jérôme d’Estais a précédemment publié deux essais aux éditions LettMotif : Jean Eustache ou la traversée des apparences et Andrzej Zulawski, sur le fil. Il a aussi collaboré à l’ouvrage sur Hal Hartley et écrit deux romans, 178 et Thomas Liebmann, les derniers jours du Yul Brynner de la RDA, paru chez LettMotif en septembre. Il est par ailleurs le correspondant en Allemagne de La Septième Obsession et collabore aux revues Mondes du Cinéma et Ciné-Bazar.
ISBN 978-2-36716-184-6 Prix : 22¤ TTC