Un siècle de cinéma américain (2. 1960-2000) (extrait)

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La Garçonnière THE APPARTMENT

Billy Wilder (1906-2002) 1960 - 120 minutes – noir et blanc États-Unis Production United Artists Genre Comédie Sortie Juin 1960 - Septembre 1960 (France)

New York. C.C. Baxter est employé d’une grande compagnie d’assurances et travaille d’arrache-pied dans un immense « open space » entouré de dizaines de collègues. Il espère une promotion que lui promettent différents petits patrons en échange d’un menu service: qu’il mette à leur disposition, sur demande, son appartement afin qu’ils puissent convoler, non pas en justes noces mais en odieux adultères. Célibataire, Baxter ne se sent pas contraint par ce mode de vie et est secrètement amoureux de Miss Kubelik, une ravissante hôtesse d’ascenseur de la compagnie. Sa vie change le jour où l’un des grands directeurs, J.D. Sheldrake, lui demande à son tour, contre promesse de promotion rapide, les clefs de son appartement. Baxter accepte, ignorant que Sheldrake y emmènera Miss Kubelik.

CRÉDITS Réalisateur Billy Wilder Scénario I.A.L. Diamond, Billy Wilder Producteur Billy Wilder Musique Adolph Deutsch Directeur de la photographie Joseph LaShelle Montage Daniel Mandell

ACTEURS Jack Lemmon (C. C. Baxter) Shirley MacLaine (Fran Kubelik) Fred MacMurray (Jeff D. Sheldrake) Ray Walston (Joe Dobisch) David Lewis (Al Kirkeby) Jack Kruschen (Docteur Dreyfuss) Hope Holiday (Mme Margie MacDougall) Naomi Stevens (Mme Mildred Dreyfuss) Johnny Seven (Karl Matuschka)

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Billy Wilder déclara un jour qu’il aimait raconter des histoires malheureuses lorsqu’il vivait un parfait bonheur dans sa vie, et des histoires heureuses lorsqu’il nageait en plein désespoir. Son œuvre alterne ainsi les drames crépusculaires – Le Poison, Sunset Boulevard – et les comédies burlesques – Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud. Le lien entre ses films est rendu très fort par l’implication du cinéaste dont ils reflètent l’état d’esprit, faisant de son œuvre non seulement l’une des plus prestigieuses du septième art mais également une formidable peinture de l’Amérique de l’après-guerre, ou plus exactement des Américains de l’après-guerre. Bien que classé dans les comédies, La Garçonnière est à la croisée des chemins dans la mesure où le film, dans un premier temps empreint de vaudeville, vire au drame mâtiné d’étude de mœurs, puis à la comédie sociale. Mélange de comédie américaine classique, de comédie italienne et de mélodrame en quelque sorte. Ce mariage des genres était délicat à gérer. Conserver une cohérence d’ensemble au film sans désorienter le spectateur était un pari risqué. Mais une idée a permis à Wilder non seulement de donner au film une dimension ironique ininterrompue, mais en outre de l’élever au rang d’œuvre maîtresse : l’utilisation de la narration de Jack Lemmon en voix off au début puis dans l’omniprésence de la parole du personnage ensuite, antihéros aussi naïf qu’attachant, aussi déterminé que complexé. Ce narrateur, plein d’humour, par moments déconnecté de la réalité, est le véritable fil conducteur du film, comme l’était en 1954 le narrateur de Sept ans de réflexion incarné par Tom Ewell. Grâce à ce personnage saisissant d’humanité, Wilder a réussi mieux que tout autre réalisateur, Frank Capra mis à part, à concilier l’étude sociale, l’étude de mœurs, le vaudeville et le mélodrame amoureux fondé sur un triangle classique : Baxter aime Fran Kubelik, qui elle-même aime Sheldrake, qui lui-même manipule les deux autres. La richesse de l’œuvre est d’abord thématique. Néanmoins, la mise en scène tout en nuance de Wilder, la magnifique photographie, les décors d’Alexandre Trauner sont autant de qualités indéniables qui contribuent à la force du film. Et même si on peut contester la décision prise in fine par l’Academy Award, le fait que Wilder ait reçu pour ce film l’Oscar du meilleur réalisateur2 au détriment d’Alfred Hitchcock qui cette année-là était nominé pour Psychose en dit long sur le talent déployé par le cinéaste. La Garçonnière est une œuvre drôle et émouvante ; elle trouve un juste équilibre entre optimisme et pessimisme ; il est impossible de ne pas s’impliquer dans 2. En 1960, La Garçonnière reçut au total 5 Oscars : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure direction artistique, meilleur scénario et meilleur montage.

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cette histoire d’apparence si simple mais aux rebondissements justes et aux personnages touchants. De même il est impossible de ne pas être sensible aux dialogues percutants de I.A.L. Diamond, scénariste attitré de Wilder qui, une fois de plus, complète de son travail d’écriture la minutie du cinéaste. La Garçonnière se savoure comme L’Homme tranquille de John Ford ou La vie est belle de Capra : avec cette douce sensation que regarder un film peut nous rendre plus compréhensifs, plus psychologues. Ce type d’œuvre est rare, très rare.

L’étude sociale Chez Billy Wilder, comme chez Capra ou chez Ford, l’étude sociale est toujours accomplie sur deux niveaux : microsocial tout d’abord, avec une analyse comportementale des personnages au regard de leur environnement urbain, professionnel, sentimental ; macrosocial ensuite, avec une analyse approfondie des maux de la société et des dérives qu’elle induit. Sept ans de réflexion constituait une analyse jubilatoire de la psychanalyse américaine des années cinquante, déterministe en ce qu’elle tirait d’observations ponctuelles et empiriques des vérités générales sur la tentation de l’adultère et l’usure de la vie familiale, liée au rythme de la vie new-yorkaise. La Garçonnière, tout en reprenant ce thème de l’adultère et en plaçant son intrigue au cœur de New York, s’attache d’abord à placer les personnages dans leur cadre professionnel, à étudier les rouages de la compagnie d’assurances qui les emploie et qui, dans son fonctionnement hiérarchique, guide leur comportement. Le premier des deux films parlait de la tentation de l’adultère, le second, de sa consommation et de ses conséquences. Et dans cette perspective, rarement, pour ne pas dire jamais, le fonctionnement interne d’une entreprise a été si justement décrit, si bien compris par un cinéaste. La déconnexion du milieu cinématographique (tout du moins au niveau des réalisateurs, scénaristes et acteurs) du monde des entreprises industrielles et commerciales n’aide pas à la bonne compréhension des rapports humains qui en sont le moteur. Nombre de films consacrés à décrire des personnages dans l’entreprise sont ainsi ridicules à force de caricaturer l’objet même de leur étude, à savoir l’entreprise (ce travers est profondément agaçant dans le cinéma français). D’Hollywood on peut même dire que les cinéastes ont une connaissance bien plus grande et pertinente du milieu criminel et des mafias que du monde de l’entreprise… Wilder ne tombe jamais dans le piège et fait preuve d’une belle lucidité que traduisent nombre de répliques, le plus souvent énoncées par Sheldrake, le top manager sans scrupule qui sait pertinemment qu’il a besoin de l’efficacité de ses

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collaborateurs pour exister lui-même mais qui sait également que les perspectives d’avancement desdits collaborateurs passent par une obéissance sans faille à lui. Une phrase est à ce titre éloquente lorsque Shledrake propose, à la fin du film, à Baxter de devenir son adjoint et qu’il voit celui-ci retenu par des scrupules moraux ; il lui rappelle une vérité du monde de l’entreprise : il faut des années pour arriver au vingt-septième étage, mais seulement quelques secondes pour se retrouver sur le pavé. Il sait que sa position sociale lui donne un pouvoir considérable et il sait que ses subordonnés n’auront, pour la plupart, pas le courage de s’opposer à lui. Il aura raison jusque dans les dix dernières minutes du film. Le fait que le moteur de l’avancement de Baxter, profondément immoral – il donne la faculté matérielle à des hommes mariés de tromper leur épouse –, paraisse comique et soit issu de la tradition du vaudeville (Feydeau aurait sûrement aimé cette idée) ne doit donc pas masquer la rigueur du travail de scénario accompli pour livrer à nos yeux un visage de l’entreprise aussi réaliste. Mais l’étude sociale ne se résume pas à cette peinture de l’entreprise. Elle est aussi la peinture de la bourgeoisie new-yorkaise, et cette peinture-là est cinglante. En quelques mots : les femmes sont des mères de famille fidèles et attentionnées, leurs maris, des coureurs sans scrupule prétextant de leur important travail pour tromper leurs épouses. La société dépeinte est celle des années cinquante, dans laquelle les femmes n’ont pas encore une place à part entière dans le monde du travail, tout du moins à un niveau équivalent à celui des hommes. Soit elles travaillent mais elles sont secrétaires ou hôtesses, soit elles sont mères de famille dépendantes sur le plan matériel de leur mari et donc plus enclines à fermer les yeux. Les femmes sont dépendantes économiquement de leur mari, la société américaine est donc discriminante. Wilder critique avec force cet état de fait. Sheldrake est le symbole du machisme de cette société, Fran Kubelik, la secrétaire Miss Olsen et Mme Sheldrake en sont les victimes, mais Wilder les met en situation de révolte dans la seconde partie du film. Tout à coup, il donne le pouvoir aux femmes tout en rendant compte de la nouvelle vulnérabilité de Sheldrake.

Sheldrake, finalement vaincu par les femmes qu’il croyait dominer Quinze ans plus tôt, Fred MacMurray était pour Billy Wilder l’amant tragique trahi par Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort, l’une des œuvres fondatrices du film noir hollywoodien. À l’époque, MacMurray incarnait certes un faible, mais la trahison qu’il subissait en faisait une victime somme toute sympathique pour le public. Ici, l’acteur incarne un homme parfaitement mauvais.

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Il est d’abord adultérin sans vergogne. Il a eu une demi-douzaine de maîtresses dans l’entreprise dont il est le chef des ressources humaines, ou plutôt, pour prendre un vocable plus conforme aux entreprises des années cinquante, chef du personnel… La gestion de carrière, comme le montre Wilder, n’était pas organisée selon des critères et un suivi aussi rigoureux qu’aujourd’hui dans les grandes entreprises, même si le modèle que celles-ci ont adopté depuis est encore perfectible. Sheldrake est en outre lâche, manipulateur. Il use de sa position sociale visà-vis de tous, de sa femme que jamais on ne voit ni n’entend, qui dépend matériellement de lui car ne travaille pas ; de ses amantes, dont il est le patron, ce qui lui permet d’user de son autorité professionnelle ; de Baxter dont il tient le sort professionnel entre ses mains sans devoir rendre compte à qui que ce soit et qui par conséquent subit en permanence un chantage. Mais il tombera par les femmes : sa secrétaire, sa femme puis finalement Fran Kubelik le perdront. Et tout se fera hors champ, idée là encore géniale de Wilder. Le hors-champ est très important dans La Garçonnière. Tout étant manipulateur, le cinéaste, avec beaucoup d’intelligence, ne montre ni ne fait entendre nombre de discussions pourtant cruciales.

Sheldrake ment, gagne du temps en permanence en faisant croire à une décision de divorce future que jamais il ne prendra mais jamais on ne le voit en direct tenir ce discours aux femmes. Et ces femmes justement, qui le perdront, restent également hors champ. Le spectateur sait que Miss Olsen rencontrera la femme de J.D. Sheldrake et a une idée assez précise de ce qu’elle dira, mais la conversation est hors champ. Et, ultime pied de nez au personnage, c’est également hors champ, et sans un mot, que Fran Kubelik laissera Sheldrake, dans une scène à la puissance dramatique rendue extraordinaire par Sheldrake lui-même, qui fait comprendre sans le vouloir à la jeune femme qu’elle peut sans doute croire aux hommes, à Baxter en l’occurrence, quand celle-ci était résignée. Cette séquence, concomitante à la célébration d’un nouvel an, est l’un des plus fortes de toute la carrière de Billy Wilder. Sheldrake fait ainsi l’objet d’une triple vengeance: celle, froide, sans doute la plus terrible, de Miss Olsen, ancienne amante qui trouvera dans le désespoir de la

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nouvelle amante une force et un courage nouveaux; celle, à chaud, de Mme Sheldrake, qui jettera son mari au dehors de la maison conjugale et qui de fait, sans que jamais on ne la voie à l’écran, devient un symbole de la résistance des mères de famille soumises… Lui n’a jamais voulu du divorce, c’est elle qui l’y forcera; la troisième vengeance est celle de Fran Kubelik, qui comprendra, malgré l’amour qu’elle porte pour Sheldrake, que d’autres histoires sont possibles, qu’un autre amour est à portée de main, qu’un autre homme est bien plus digne de son affection. Sheldrake est vaincu et, suprême ironie, ne comprendra jamais comment ni pourquoi : jamais il ne saura rien des sentiments de Baxter pour Miss Kubelik, jamais il ne saura pourquoi elle le quitte, et on peut même penser – là est la richesse du hors-champ car le spectateur doit deviner – qu’il ignorera que c’est Miss Olsen qui aura parlé à Mme Sheldrake. Toutes ces femmes aiment ou ont aimé profondément cet homme séduisant, ce cadre supérieur dominant et cynique, mais elles le perdront, et le message de Wilder est bien sûr en soutien de ces femmes. Fred MacMurray est excellent à tous les égards dans ce rôle ingrat : crédible, insupportable, intelligent, séduisant, il trouve là l’un des très grands rôles de sa carrière. Et que dire du rôle de Baxter, et de Jack Lemmon…

Baxter/Lemmon : l’humanité dans toute sa noblesse Jack Lemmon fut, avec Cary Grant avant lui et Peter Sellers après lui, l’un des géants de la comédie américaine classique. Son abattage comique dans des films tels que Certains l’aiment chaud, tourné un an auparavant par Billy Wilder, ou La Grande Course autour du monde de Blake Edwards cinq ans plus tard est impressionnant. Cet abattage se retrouve ici durant les trente premières minutes du film : dans ses mimiques, dans son rythme de voix, dans l’expression de l’absurdité de la situation dans laquelle il se trouve, il est l’acteur comique par excellence. Il faut le voir passer une série de coups de téléphone angoissés à ses petits chefs pour organiser l’agenda de leurs « coucheries » dans son appartement, ou encore multiplier les maladresses dans le bureau de Sheldrake lorsque celui-ci le convoque pour la première fois. Même dans ses rapports avec Miss Kubelik, à qui il n’ose évidemment pas avouer ses sentiments même s’il l’invite à un spectacle (auquel elle ne viendra pas car elle sera au même moment dans son appartement avec Sheldrake), il est l’insouciance incarnée. Puis Wilder opère une cassure brutale dont la mécanique est d’une force inégalée dans le cinéma. Alors que Baxter est tout à l’euphorie de sa récente promotion

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(obtenue bien sûr grâce à l’appartement prêté à Sheldrake), il s’achète un chapeau melon qu’il veut à tout prix montrer à Fran Kubelik. Emmenant celle-ci dans son bureau, il devra se regarder dans le miroir de la jeune femme, un petit miroir brisé qu’il avait retrouvé chez lui. La brisure de ce miroir est aussi la cassure du scénario qui fera basculer le film vers une seconde partie dramatique. Et Diamond d’imaginer ces admirables lignes de dialogue : Baxter : The mirror, it is broken (Il est cassé, le miroir) ; Kubelik : Yes, I like to look the way I feel (J’aime ressembler à ce que je ressens). L’euphorie de Baxter laisse la place à la stupéfaction puis à une tristesse insondable que l’acteur exprime avec une économie de gestes et d’expressions aussi impressionnante qu’il était au contraire dans la surenchère comique l’instant d’avant. Jack Lemmon est dans cette scène un comédien complet, d’une grandeur insoupçonnée. Et on comprend mieux qu’il soit dans l’histoire du cinéma le seul acteur américain à avoir reçu les quatre plus grands prix d’interprétation existants (Oscar, Festival de Cannes, Biennale de Venise et Festival de Berlin). À compter de cette scène, Le duo Baxter/Lemmon passera par toutes les émotions – déprime, combativité, espoir, résignation puis force et sérénité – et offrira au spectateur un personnage d’une humanité débordante, réconfortante et optimiste. Le vaudeville est toujours présent et les quiproquos, nombreux, notamment dans la relation entre Baxter et son merveilleux docteur juif, son voisin. Mais la force du personnage et celle du scénario donnent au film sa grandeur qui dépasse largement le simple cadre de la comédie américaine. Baxter sera le sauveur incompris de Fran Kubelik, l’amoureux résigné devant le sentiment que celle-ci continue de porter pour Sheldrake, puis enfin l’homme complet qui rejettera Sheldrake, qui sera prêt à saborder sa carrière, qui décidera de ne plus dépendre de personne. Un vrai être humain, « a Mensch » comme le dit le docteur Dreyfus en utilisant ce terme allemand si difficile à traduire d’un simple mot. Baxter devient l’être humain dans toute sa noblesse, il renaît à la vie et découvre sa propre profondeur et sa force en décidant d’abandonner tout cet univers new-yorkais qui soudain le dégoûte. Grâce au petit miroir brisé, Wilder ouvre une étude de mœurs subtile. Il laisse de côté, passagèrement, l’aspect burlesque du film. Sa caméra se fait plus présente et intime, elle pénètre les pièces jusqu’alors interdites de l’appartement (chambre, salle de bains, cuisine) mais sans être voyeuse. Wilder laisse s’exprimer toute l’étendue des sentiments, positifs ou négatifs, sans pathos ni surenchère. Et Jack Lemmon est pour beaucoup dans la perfection narrative de la seconde partie du film, comme il était pour beaucoup dans la légèreté de l’humour de Certains l’aiment chaud qui pourtant alignait les scènes potentiellement scabreuses et pouvant aisément tomber dans le vulgaire.

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La rencontre de Billy Wilder et de Jack Lemmon est sans doute l’une des plus belles du cinéma (sans oublier le scénariste I.A.L. Diamond), et C.C. Baxter est probablement le plus beau des personnages nés de cette association et l’un des plus beaux personnages du cinéma dans son ensemble. Et pourtant, il n’est pas certain que Baxter trouve finalement l’amour. C’est encore le hors-champ, celui laissé par le générique de fin, que Wilder utilise pour donner matière à réflexion au spectateur. Dans Certains l’aiment chaud, le cinéaste fermait son film sur une réplique devenue légendaire, le nobody’s perfect lancé par le milliardaire excentrique à Jack Lemmon qui, déguisé en femme, venait de lui avouer qu’il était en réalité un homme. La dernière réplique de La Garçonnière est tout aussi remarquable. Pour la seule et unique fois du film, Lemmon lance à Miss Kubelik la phrase I love you. Et elle répond, prenant un jeu de cartes : Shut up and deal ! (Taisez-vous et donnez). Et voilà en une réplique le scénario relancé, grâce cette fois-ci à Fran Kubelik.

Fran Kubelik, héroïne nocturne perdue dans le New York de l’après-guerre Fran Kubelik n’est pas au premier abord un personnage aussi intéressant que Baxter ou même que Sheldrake. Elle incarne la faiblesse des jeunes femmes de condition professionnelle et sociale modeste, séduites par un homme vaguement puissant qui leur fait croire qu’il abandonnera sa vie pour elles, ce qu’il ne fera évidemment jamais. Elle est faible et son geste de désespoir vis-à-vis de Sheldrake est l’expression de cette faiblesse. Elle l’aime du fond de son cœur même si elle a l’intuition qu’il la manipule. Mais deux symboles vont faire surgir une personnalité forte chez cette jeune femme, jolie sans être belle, encore en peu enfant et en même temps déjà abîmée, incarnée avec justesse par Shirley MacLaine dont c’est clairement le plus beau rôle au cinéma. Le premier symbole est bien sûr le miroir brisé. Le second est un billet de cent dollars.

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Signe d’humiliation, de « petite mort », puis de renaissance de Fran Kubelik. Pour Noël, Fran Kubelik offre un disque vinyle à Sheldrake, qui en retour ne lui offre rien mais lui donne un billet de cent dollars avec lequel, comme il le dit, elle pourra s’acheter ce qu’elle veut. Ce billet de cent dollars est symbolique à plus d’un titre. Il évoque en premier lieu la prostitution et c’est d’ailleurs la première réaction de Fran qui demande à Sheldrake si c’est là la valeur qu’il lui accorde. Cet homme marié pourrait très bien, au lieu d’avoir une « maîtresse régulière », aller à la rencontre de prostituées. Cette dimension symbolique du billet de cent dollars est évidemment très sombre. Mais ce billet deviendra aussi le symbole du rachat de Fran. Voulant par-dessus tout rendre ce billet à Sheldrake, elle l’utilise d’une certaine manière pour se racheter, pour racheter sa faute d’être une femme faible aimant un homme marié qui jamais ne pourra la rendre heureuse. Et elle prend à témoin Baxter, ne se rendant pas compte qu’à chaque nouvelle évocation de l’amour qu’elle éprouve pour Sheldrake, elle lui brise un peu plus le cœur. Mais l’argent est bien dans la deuxième partie du film l’instrument de la rédemption. Le billet de cent dollars pour Fran, la nouvelle situation professionnelle de cadre supérieur de C.C. Baxter, que lui aussi retournera à Sheldrake comme signe de rédemption. L’argent ne peut tout, semble dire alors Wilder, l’amour est plus fort, pourrait-on entendre… … sauf que Fran ne dira jamais à Baxter qu’elle l’aime, et la dernière réplique laisse à penser qu’elle n’éprouve pas d’amour pour lui, pas encore. Elle a d’ailleurs précédemment énoncé une autre phrase forte : Pourquoi une fille comme moi ne peut-elle tomber amoureuse d’un homme gentil comme vous ? Elle sait que si elle veut le bonheur, le bien-être, le respect, c’est auprès de Baxter qu’elle les trouvera, mais elle continuera d’aimer jusqu’à la dernière minute Sheldrake, jusqu’à ce qu’elle trouve une trace de courage chez Baxter, le courage qu’elle-même n’a pas et que Sheldrake n’aura jamais. Le film se referme sur l’idée d’une histoire d’amour mais rien ne peut assurer que cette histoire prendra forme. C’est la magie du hors-champ. Et celle de la nuit. Car Fran Kubelik est aussi un personnage nocturne. Le jour, elle est une hôtesse d’ascenseur inaccessible. C’est la nuit qui la révèle, d’abord comme maîtresse de Sheldrake, ensuite comme femme brisée, enfin comme femme forte. Wilder, d’une manière générale, associe le jour à la compagnie d’assurances et la nuit à la vie privée des personnages. Jamais il ne promène sa caméra dans les rues de New York, dans le parc ou dans les bars, de jour. Là où il inondait Sept ans de réflexion de la lumière estivale du soleil de New York, il est en permanence dans la nuit hivernale dans La Garçonnière, ce qui traduit encore une fois la complémentarité des deux films. Et Fran Kubelik est une héroïne nocturne car sa vie n’existe qu’après la tombée de la nuit.

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Une nuit profonde, froide comme le désespoir de Fran et celui de Baxter. Une nuit qui traduit l’obscurité de la société machiste, éminemment matérialiste du New York de l’après-guerre. Une nuit qui est également le symbole de l’adultère dont l’appartement est l’instrument, un appartement que jamais on ne verra baigné d’une lumière diurne. Cet appartement, la garçonnière du titre, fut inspiré aux dires de Billy Wilder par la scène où un ami du personnage incarné par Trevor Howard prêtait son appartement aux deux amants magnifiques du film de David Lean Brève rencontre. Dans le film de Lean, l’histoire d’amour était réelle mais impossible. Dans le film de Wilder, elle est possible… mais pas encore réelle. Cela dépend de Fran, et uniquement d’elle. C’est bien la Femme, avec un grand « F », qui est au cœur du film, qui doit chercher sa libération du joug d’hommes tels que Sheldrake pour trouver le bonheur. Fran a fait la moitié du chemin… au spectateur d’imaginer une suite à cette histoire, à accompagner ces personnages si attachants, si bouleversants, à ces acteurs si merveilleux de naturel. La Garçonnière n’a pas pris une ride. Il est l’un des films les plus essentiels de l’histoire du cinéma. n

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