Les visions d’Orient de Josef von Sternberg
Collection Thèses/essais Déjà paru : Andrzej Zulawski par Jérôme d’Estais Gena Rowlands et le renouveau des actrices d’âge mûr par Paola Dicelli Scénario et scénariste par Gabrielle Tremblay Le populisme américain au cinéma par David Da Silva Bertolt Brecht et Fritz Lang Le nazisme n’a jamais été éradiqué par Danielle Bleitrach et Richard Gehrke Jean Eustache ou la traversée des apparences par Jérôme d’Estais Philippe Garrel, une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff La révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev par Macha Ovtchinnikova Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud
ISBN 978-2-36716-146-4 ISSN 2417-2995 Dépôt légal mars 2016 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com
Stéphane Benaïm
Les visions d’Orient de Josef von Sternberg
Introduction Enfant terrible d’Hollywood, Josef von Sternberg, né Jonas Sternberg à Vienne le 29 mai 1894, se trouve très tôt confronté à l’univers du cinéma. D’abord chargé de nettoyer et de réparer des films dans un entrepôt, il devient monteur pour une société de distribution, la World Film Company, puis opérateur au service de propagande des armées, avant d’être promu assistantréalisateur. Il signe son premier grand contrat avec la MetroGoldwyn-Mayer en 1925. En dépit d’une carrière chaotique faite de succès et d’échecs, de relations houleuses avec les studios et avec ses acteurs, le découvreur de Marlene Dietrich, décédé à Hollywood en 1969, laisse derrière lui vingt-six longs-métrages. Sur l’ensemble de sa production tournée entre 1925 et 1953, s’entremêlent des films de gangsters ou d’espionnage, des récits historiques, des films noirs, des films de marins, de grands mélodrames et des aventures exotiques. Cette dernière catégorie, particulièrement riche, compte cinq films : Morocco en 1930, Shanghai Express en 1932, The Shanghai Gesture en 1941, Macao en 1952 et The Saga of Anatahan en 1953. Les aventures exotiques qui jalonnent la création du cinéaste de manière récurrente témoignent d’une forte attraction de Sternberg pour l’Orient. Ce genre cinématographique, au même titre qu’un autre, possède certes ses règles et ses codes… mais il permet surtout d’accéder à l’ensemble d’une filmographie atypique. Disséminées à travers sa production, les péripéties exotiques permettent d’accéder à un univers singulier, riche et complexe, The Saga of Anatahan étant à la fois le point d’orgue des aventures orientales et la dernière œuvre de Sternberg.
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Josef von Sternberg réalise en 1925 son premier film, The Salvation Hunters (Les Chasseurs de salut) et tourne neuf longsmétrages entre 1925 et 1929. Après avoir signé son premier film parlant en 1929 avec Thunderbolt (L’Assommeur), Sternberg part en 1930 en Allemagne pour faire son deuxième film parlant, Der Blaue Engel (L’Ange bleu), qui marque sa rencontre déterminante avec Marlene Dietrich. C’est le début d’une collaboration mythique qui dure cinq ans, au total sept longs-métrages, tous produits par la Paramount Pictures, à l’exception de Der Blaue Engel, produit par Erich Pommer pour l’UFA, (Universum Film AG), l’une des sociétés de production cinématographique les plus importantes d’Allemagne dans cette première moitié du XXe siècle. Moins d’un an après le succès de Der Blaue Engel en Allemagne, l’Amérique découvre avec enthousiasme Marlene Dietrich aux côtés de Gary Cooper dans Morocco, une histoire d’amour impossible entre un légionnaire et une chanteuse de cabaret. C’est le début des aventures exotiques et coloniales de Sternberg. En 1932, Marlene Dietrich revient parée de plumes dans une aventure située en Chine avec Shanghai Express. Neuf ans plus tard, The Shanghai Gesture renoue avec les aventures exotiques orientales, cette fois-ci avec Gene Tierney dans le rôle principal. En 1952, Sternberg exploite encore l’Orient dans Macao, un film policier, avec le couple Jane Russell/Robert Mitchum. Enfin, en 1953, le réalisateur tourne son dernier film et clôt le volet exotique oriental avec une histoire intimiste tirée d’un fait divers: la difficile survie durant la Seconde Guerre mondiale d’un groupe de soldats japonais échoués sur une île du Pacifique où vit déjà un couple. Ce sera The Saga of Anatahan. Les destinations dépaysantes, les décors exotiques, les foules hétéroclites, les héros déracinés et le choc Est/Ouest sont une des premières curiosités de ce regard d’Hollywood porté sur un Orient de pacotille uniquement recréé en studio. Aux clichés incontournables inhérents au genre : soleil, chameaux, palmiers, Arabes malfaisants et Chinois mystérieux… s’ajoute la vision unique de Sternberg sur cet univers factice. Si ce style
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cinématographique répond aux archétypes d’une époque ancrée dans l’histoire des colonies, il délivre autant de mensonges que de vérités sur les multiples facettes de l’Orient, mais il révèle aussi beaucoup de l’Occident. C’est également un prétexte pour offrir à des personnages tourmentés des lieux fantastiques. Entre décors incroyables et figures grotesques, le style exotique oriental de Sternberg porte avec cynisme un regard critique sur un Occident qui se pense supérieur. Dans le monde « sternbergien », les aventuriers tourmentés, les escrocs sans foi, les militaires rebelles, les joueurs impénitents et les femmes fatales se côtoient dans une danse de nuit perpétuelle. Josef von Sternberg décrit avec délectation les colonies : les concessions internationales françaises pour le Maroc, anglaises pour Shanghai, ou encore portugaises pour Macao, des lieux évocateurs qui offrent un cadre esthétique et thématique idéal au réalisateur et servent de refuges rêvés à des protagonistes exilés aux passés douteux. Le jour et la nuit se confondent, les repères temporels s’estompent, les individus se croisent, se déchirent et se séparent sur fond de déserts arides, de ports mal famés ou de brousses hostiles. Le réalisateur dépeint les errances de personnages déracinés arrivés au bout du monde. Ces lieux insolites s’avèrent encore plus déstabilisants et envoûtants une fois confrontés à des femmes fatales comme Marlene Dietrich, Jane Russell, Gene Tierney ou Akemi Negishi. Des souks marocains aux marchés de Shanghai, en passant par les tripots de Macao, jusqu’à la jungle d’une île perdue dans le Pacifique, il n’y a pourtant qu’un pas à franchir… celui des studios où se complaît le réalisateur. Les rues étroites et sombres de Mogador seront remplacées en dernier lieu par la végétation luxuriante d’Anatahan, tourné également en studio, mais cette fois-ci au Japon, loin des dictats des grandes firmes.
Pourquoi l’Orient ? En 1829, dans sa préface aux Orientales, Victor Hugo écrivait : « Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit
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comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d’elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l’avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l’Espagne c’est encore l’Orient ; l’Espagne est à demiafricaine, l’Afrique est à demi-asiatique. »1 Le vaste champ de l’orientalisme, bien illustré dans cette description lyrique du grand écrivain, expose un Orient géographique qui conserve des contours flous où Victor Hugo n’hésite pas à annexer l’Espagne au Proche-Orient. À la lecture des Orientales, le lecteur se sent gagné par les descriptions pittoresques, les couleurs et la fantaisie où se mêlent minarets, palmiers et couleurs chaudes. La richesse des mots appelle celle des images. Les poèmes tendent vers des régions dépaysantes qui donnent accès à de nouveaux horizons inconnus. Mais comment expliquer le choix de l’auteur pour l’Orient ? Victor Hugo s’interroge. Un début d’indice se trouve dans la préface : « Si donc aujourd’hui quelqu’un lui demande à quoi bon ces Orientales ? Qui a pu lui inspirer de s’aller promener en Orient pendant tout un volume ? Que signifie ce livre inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du public […] ? Où est l’opportunité ? À quoi rime l’Orient ? Il répondra qu’il n’en sait rien, que c’est une idée qui lui a pris ; et qui lui a pris d’une façon assez ridicule, l’été passé, en allant voir coucher le soleil. » Victor Hugo feint d’ignorer la réponse, mais il reconnaît s’être laissé envoûter par la beauté imaginaire d’un paysage, d’une couleur. Cette fascination pour l’Orient que décrit Le Feu du Ciel, poème des Orientales, n’est pas sans rappeler les derniers plans arides et brûlants de Morocco :
1. Victor Hugo, Les Orientales, NRF, Gallimard, Paris, 1996, tiré de la préface originale, janvier 1829, p. 23.
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Du sable, puis du sable ! Le désert ! Noir chaos Toujours inépuisable En monstres, en fléaux ! Ici rien ne s’arrête. Ces monts à jaune crête, Quand souffle la tempête, Roulent comme des flots ! Parfois, de bruits profanes Troublant ce lieu sacré, Passent les caravanes D’Ophir ou de Membré. L’œil de loin suit leur foule, Qui sur l’ardente houle Ondule et se déroule Comme un serpent marbré. Ces solitudes mornes, Ces déserts sont à Dieu ; Lui seul en sait les bornes, En marque le milieu. Toujours plane une brume Sur cette mer qui fume Et jette pour écume Une cendre de feu. L’Orient fascine et cette fascination occidentale traverse les âges et les arts où chacun apporte sa vision, son interprétation et sa touche personnelle, façonnant un univers plus ou moins crédible. Certains excelleront dans cet exercice sans jamais se déplacer, d’autres au contraire, tels que Lamartine ou Chateaubriand, partiront avec famille, armes et bagages. Les artistes orientalistes ont donc appréhendé l’Orient de deux façons, soit en voyageant physiquement, soit en privilégiant les voyages intérieurs, préférant rester dans les salons et les ateliers où se
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développe l’imaginaire au profit de la réalité. Si le goût de l’enquête scrupuleuse est une option, elle ne doit pas empiéter sur les espaces de liberté où se jouent tous les possibles. Bien qu’inspirés par les contrées lointaines, de nombreux artistes ne céderont pas à la tentation du voyage, se documentant sur place ou laissant libre cours à leur imagination pour ne pas être prisonniers de la réalité. Comme les écrivains, les cinéastes fonctionnent de la même façon, entre images réelles et images façonnées de toutes pièces. Les descriptions de l’Orient de Sternberg ne possèdent qu’une mince part de vérité sur laquelle l’emporte la fiction. Même lorsque le réalisateur conçoit des décors réalistes et s’inspire de faits historiques comme les colonies (Morocco, Shanghai Express, The Shanghai Gesture et Macao), ou de faits divers (The Saga of Anatahan), il s’accapare la vérité afin de créer ses univers fictionnels. La voie de l’exotisme sonne comme une invitation ultime vers un au-delà terrestre quelque peu mythique. Avant Sternberg, d’autres l’ont entendu, comme Baudelaire, évoquant de façon poétique la délicate question de l’attraction/fascination de l’Occident pour l’Orient et du lien qui unit ou sépare ces deux Mondes. La relation Ouest/Est met aussi en avant la théorie d’un rapport dominant/dominé. C’est de cette étrange relation que naît un discours orientaliste en Occident, alors que l’inverse n’existe pour ainsi dire presque pas. Que l’on évoque un audelà mythique, ou l’idée d’un Orient créé par un Occident en quête d’un double ou d’un contraire, cette relation étroite et ambiguë ne manque pas de livrer de nombreux discours esthétiques, politiques, historiques ou géographiques. Il existe bien un Orient géographique, soit le côté qui se trouve à notre droite, « The East », comme l’appellent les Anglais. L’ensemble des pays de l’Asie orientale (Chine, Japon, Corée, États de l’Indochine et de l’Insulinde, extrémité de l’URSS) constitue l’ExtrêmeOrient. Le Proche-Orient regroupe l’ensemble des pays riverains de la Méditerranée orientale (la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël
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et l’Égypte). Mais l’Orient s’étend bien souvent, à tort ou à raison, au-delà de ces frontières. L’empire ottoman, de la Turquie à l’Égypte et aux provinces danubiennes, l’Afrique du Nord et la Perse composent aussi cet Orient plus culturel que géographique, où se rejoignent le « Levant » et le « Couchant », c’està-dire le Maghreb. Le Maghreb, source d’inspiration pour de nombreux orientalistes, représente l’ensemble des pays du nord-ouest de l’Afrique (Maroc, Algérie, Tunisie): le Couchant; et les pays arabes comme l’Égypte et la Libye : le Levant. Si les limites géographiques de l’Orient semblent difficiles à établir pour des raisons politiques et économiques, c’est aussi parce qu’il existe effectivement un Orient culturel qui abolit toutes les frontières. Mais qu’est-ce que l’orientalisme ? Dans sa définition la plus stricte tirée du Littré, il s’agit de désigner l’ensemble des connaissances, des idées philosophiques et des mœurs des peuples orientaux. L’orientaliste serait l’artiste qui emprunte ses sujets et ses couleurs à l’Orient. L’orientalisme serait un genre pictural et littéraire qui s’attache à la description de paysages, de scènes et de personnages de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. On constate de nouveau la présence de l’Afrique du Nord dans « l’Orient » culturel, alors qu’elle n’apparaît pas dans « l’Orient » géographique, peu importe. Ce paradoxe ne doit pas nous surprendre et nous permet au contraire d’approfondir notre compréhension et notre approche de l’orientalisme par rapport à l’Orient. Il existe bien plusieurs « Orients », celuici sera tantôt géographique, historique, politique ou culturel. Si les frontières sont certes avant tout géographiques, elles marquent aussi l’existence d’un fossé idéologique, culturel entre l’Occident et l’Orient. C’est de cette méconnaissance de l’Orient que se développe notre imaginaire, une savante combinaison entre éléments de réalité et de fantasmes, parfois les plus fous. Chacun a son Orient où s’épanouit l’exotisme. L’exotisme est un thème général qui fonctionne sur l’articulation du binôme science
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– rêve, faisant appel à la fois à la connaissance et à l’imagination. Il éveille simultanément le désir de connaître et d’imaginer. L’Orient représente une source de création intarissable, riche en couleurs et en histoires qui se construit aussi bien sur des faits que sur des spéculations, ou des délires. Le mélange entre la science et le rêve fait écho à la citation de Victor Hugo qui évoque à la fois les intelligences et les imaginations. La confrontation entre, d’un côté, l’Histoire, la connaissance des peuples lointains, de leurs coutumes et, de l’autre, les représentations plus ou moins imaginaires, que l’Occident s’est forgées au fil des temps et des récits, constitue la base même de l’orientalisme. À l’origine de ces récits, la Bible et l’Ancien Testament ont sans nul doute une part d’inspiration dans cette attraction pour l’Orient. En effet, la Bible et l’histoire ancienne contiennent un grand nombre de sujets et de personnages singuliers qui inspirent l’Occident. L’Orient, ce sont les terres et les histoires mystérieuses, étranges ou méconnues, qui constituent un ailleurs passionnant pour l’artiste comme pour le public. Les grandes découvertes, les voyages des marins, les premières Croisades dès 1096, la prise de Rhodes par les Turcs de Soliman en 1522, les voyageurs-marchands aux XVIe et XVIIe siècles qui achètent des manuscrits orientaux permettent l’accès de l’Orient à l’Occident. À l’initiative de Colbert, l’envoi de nombreux agents en quête de manuscrits littéraires et scientifiques à travers l’empire ottoman et en Perse permet l’ouverture d’une bibliothèque orientale à Paris en 1697. À la fin du XVIIe siècle, les récits de voyages sont à la mode. Tavernier transporte ses lecteurs en Turquie, en Perse, aux Indes ; Bernier et P. Le Comte visitent la Chine ; Chardin, la Perse et les Indes ; à son retour d’Amérique, le baron de Lahontan publie ses Voyages, ses Mémoires, ses Dialogues (1703). Mais c’est indiscutablement au XVIIIe siècle que l’on assiste à la naissance de l’orientalisme en tant que mouvement artistique littéraire, pictural et musical. C’est notamment la période des « turqueries », des turbans et des babouches.
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Jusqu’à lors cantonné aux récits de grands voyageurs, de Marco Polo à Chardin ou Tavernier en passant par l’exotisme des pièces de Molière, des Lettres persanes à L’Enlèvement au sérail, parmi d’autres turqueries et chinoiseries littéraires et musicales, la barrière de l’invention va finir par tomber pour permettre un accès à la réalité. Les Contes des Mille et une nuits, les lettres de la Chine de pères jésuites, la création de l’école française d’orientalisme sont autant de signes qui ouvrent les yeux sur des civilisations vivantes ou disparues, issues de pays lointains. La campagne d’Égypte de 1798 (accompagnée de la découverte de la pierre de Rosette en 1799 et des travaux de Champollion en 1822), la campagne de Napoléon en Espagne entre 1808 et 1814, l’insurrection grecque de 1821, la prise d’Alger en 1830, l’occupation de certains ports de Chine en 1895, la colonisation de l’Afrique ou l’ouverture des frontières du Japon sont autant d’événements favorables à l’orientalisme. Ces événements historiques, politiques, économiques et culturels constituent un terrain favorable aux inspirations exotiques-orientales des écrivains, des musiciens, des peintres, des architectes, des photographes, puis des cinéastes. Au XIXe siècle, l’orientalisme connaît un élan formidable et s’étend à tous les arts et dans toute l’Europe. L’Orient occupe l’intérêt général. De nombreux romantiques cultivent une attirance pour « l’Orient ». Des écrivains (Chateaubriand, Hugo, Rousseau, Musset, Baudelaire, Flaubert, Gautier…), des peintres (Delacroix, Gros, Géricault…) et des musiciens affirment leurs goûts orientalistes. L’ouverture du commerce entre le Japon et le monde occidental en 1854 permet l’entrée de l’art et la culture japonaise en Europe. Les Expositions universelles de Londres en 1862 et de Paris en 1867, où était présenté un ensemble d’art japonais, déclenchent une véritable vogue. La communauté artistique, lassée de l’exotisme des palmiers du Moyen-Orient, trouve une nouvelle source d’inspiration dans les estampes japonaises de ton pastel finement ciselées. Cette vogue pour
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l’art japonais marque profondément le goût de l’époque, aussi bien dans le domaine de la peinture que dans celui de la mode et des arts décoratifs. Van Gogh et Monet font l’acquisition d’estampes. Des écrivains comme les Goncourt, Zola, Baudelaire ou Loti s’y intéressent de près. Depuis 1884, la France était en guerre contre la Chine. Embarqué à bord de La Triomphante, Pierre Loti, alors officier de marine, arrive en Extrême-Orient en 1885. Son navire fait escale pendant un mois à Nagasaki, au Japon. De ce séjour naîtra le roman semi-biographique Madame Chrysanthème (1887). Ce mouvement artistique né de la fascination de l’Orient traverse l’Europe, de l’Angleterre (Le Mikado de Gilbert et Sullivan) à l’Italie (Madame Butterfly et Turandot de Puccini) en passant par l’Autriche-Hongrie (Mahler, Das Lied von der Erde). En France, les Expositions universelles de 1878, 1889 et 1900 attirent encore davantage de compositeurs sur la vie coloniale. En 1872, Camille Saint-Saëns compose La Princesse jaune, un opéra-comique. C’est aussi le début des prises de vues photographiques orientalistes. Dans l’ouvrage Voyage en Orient consacré à la photographie orientaliste, Sylvie Aubenas note que depuis 1839, date officielle de l’invention de la photographie, de nombreux voyageurs partis pour l’Orient n’ont pas hésité à ajouter à leurs bagages le lourd et encombrant équipement du photographe. La période qui s’étend de 1850 à 1880 environ est l’âge d’or de la photographie en Orient. Auparavant quelques voyageurs se sont servis du daguerréotype, mais il n’en reste guère de traces. Le voyage de Maxime Du Camp en 1849-1851 marque donc pour la postérité le début visible des voyages d’exploration photographique. Après les vagues orientalistes des XVIIIe et XIXe siècles, pendant la période de « l’entre-deux-guerres » on voit une nouvelle émergence d’exotisme submerger l’Europe. Les écrivains de l’époque (Paul Morand, Dorgelès, Pierre Benoît, Jean Dorsenne, MacOrlan…), le succès des toiles de Gauguin et l’arrivée de la musique nègre donnent une nouvelle impulsion à l’exotisme dans les
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années 1920-1925. Ce regain d’exotisme pour les Occidentaux vient avec la musique et l’art « nègres », et plus spécifiquement le goût pour l’art primitif qui suscite dans notre inconscient des réminiscences lointaines, remontant peut-être aux premiers âges de l’humanité. C’est aussi bien sûr la période qui voit les premières manifestations cinématographiques exotiques.
Exotisme et cinéma Comme la peinture ou la poésie, le cinéma exotique s’appréhende de plusieurs façons. La première forme d’exotisme cinématographique concerne les voyageurs-cinéastes, ou plus exactement les premiers opérateurs qui partent à la conquête du monde dès 1896 grâce à des caméras et un matériel portable. En France, parmi ces pionniers se trouvent Alexandre Promio, Félix Mesguich ou encore Francis Doublier, qui sont envoyés à l’étranger, notamment en Orient, pour présenter le Cinématographe Lumière ; ils rapporteront des vues de leurs voyages2. Par la suite, de nombreux opérateurs partiront effectuer des prises de vues pour Pathé (Jean Nédelec, François Le Noan), Gaumont et Edison (James H. White et Frédéric W Blechyden). Ces opérateurs traverseront les mers et les continents, ils seront les pionniers de l’exotisme au cinéma. Des expéditions couvriront les Pôles, l’Afrique, l’Asie, le Maghreb… Le reportage, le souci scientifique et l’aspect documentaire l’emportent au début sur la fiction. Le cinéma d’exploration est une forme d’exotisme. Mais l’existence du cinéma exotique en tant que reportage ou film documentaire n’exclut pas et ne se fait pas au détriment
2. Dès le XVIIe siècle, les premières plaques de verre avec des images exotiques projetées par la lanterne magique apparaissent. Mais il faut attendre le milieu du XIXe siècle, avec la création en 1838, à Londres, de la Royal Polytechnic Institution pour voir les plus belles plaques peintes sur les thèmes du voyage et de l’exotisme. Comme l’explique Laurent Mannoni, dans un article intitulé Le Thème du voyage à travers les plaques de lanterne magique de la Royal Polytechnic (extrait de la revue 1895, p. 25, numéro hors série de mai 1996, Exotica, l’attraction des lointains), « c’est là que furent présentées les plus belles plaques, peintes avec un soin inouï par les meilleurs artistes de l’époque ; c’est là encore que des milliers de personnes, riches et pauvres, vinrent s’instruire et rêver des pays lointains. Car les thèmes du voyage, de l’exotisme, des pays connus et inconnus figuraient en première place dans le répertoire de la Royale Polytechnic. »
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