La révélation du temps par les figures sonores dans les films de Tarkovski et Zviaguintsev (extrait)

Page 1



La révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev


Collection Thèses/essais Déjà paru : L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola par Charles Beaud Trajectoires balsaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi À paraître : Philippe Garrel : une esthétique de la survivance par Thibault Grasshoff Jean Eustache ou la traversée des apparences par Jérôme d’Estais

ISBN 978-2-919070-87-9 ISSN 0753-3454 Dépôt légal septembre 2014 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com

Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


Macha Ovtchinnikova

La révélation du temps par les figures sonores dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev Mémoire dirigé par Térésa Faucon

Thèse de Master 2 en études cinématographiques et audiovisuelles, spécialité recherche

Université Sorbonne Nouvelle Paris 3



Corpus commenté Le corpus de notre mémoire, bien que restreint, est très riche. Il est composé de dix films. Il s’agit de sept longs-métrages d’Andreï Tarkovski et de trois longs-métrages d’Andreï Zviaguintsev. Nous décidons d’écarter de notre recherche les courtsmétrages réalisés par Tarkovski à l’école de cinéma VGIK : Les Tueurs (1956), Il n’y aura pas de départ aujourd’hui (1959), Le Rouleau compresseur et le violon (1960). Bien que ces œuvres cinématographiques esquissent déjà les traits esthétiques que le cinéaste développera dans ses longs-métrages, elles sont néanmoins réalisées dans le cadre d’études cinématographiques en URSS et sont imprégnées d’une idéologie soviétique qui n’est pas notre propos. De même, nous n’inclurons pas, dans le corpus, la série télévisée en trois épisodes Black Room (2000) d’Andreï Zviaguintsev. Commande pour la chaîne de télévision Ren TV, cette œuvre audiovisuelle ne s’inscrit pas dans le cadre strict de notre sujet. Nous nous pencherons sur les œuvres réalisées en toute liberté, même si cela n’exclut pas les concessions, les imprévus, ou la relation ambiguë des auteurs avec le pouvoir : qu’il s’agisse de l’époque soviétique sous Khrouchtchev ou de l’époque contemporaine sous Poutine. Au-delà de tout débat politique, nous tenterons de montrer, à travers les analyses filmiques précises, le cheminement spirituel et esthétique de nos réalisateurs vers la représentation du temps vrai et absolu. L’analyse comparée des figures est l’un des outils méthodologiques fondamentaux de notre étude. Tout au long du mémoire, nous comparerons et analyserons deux séquences extraites d’un film de Tarkovski et d’un film de Zviaguintsev afin de formuler les hypothèses esthétiques sur le temps suggérées par les images et les figures sonores des

CORPUS COMMENTÉ

7


cinéastes. Ensuite, nous alimenterons ces hypothèses par des concepts philosophiques et théoriques. Il convient dès maintenant de commenter le corpus et de présenter les synopsis des films que nous avons choisi d’analyser.

I. La composition du temps par les figures sonores Les variations temporelles sont retransmises dans l’image, comme si elle était le reflet du réel. Les cinéastes, Tarkovski et Zviaguintsev, montrent une volonté de reproduction mimétique de la temporalité telle qu’elle est vécue par les personnages. Tout d’abord, il nous semble que le réel est le matériau fondamental. Le reflet fidèle de ce réel dans toute sa durée dans les films d’Andreï Tarkovski et d’Andreï Zviaguintsev nous est apparu révélateur de leur appréhension du temps. Mais cette fidélité a des limites. La représentation de la durée ne peut s’opérer que de manière subjective, en conférant une place importante à l’imaginaire poétique. Mais si la durée est relative, il est un absolu temporel : l’instant. L’instant serait donc une unité temporelle qui contient toutes les ambivalences du temps.

1) Le contenu de l’évolution réelle et la représentation de sa durée Les séquences qui nous ont guidés dans cette réflexion sont extraites du Retour (2003) d’Andreï Zviaguintsev et de Stalker (1979) d’Andreï Tarkovski. Il s’agit de mettre en dialogue la fin du premier long-métrage de Zviaguintsev et le début de la seconde partie du film de Tarkovski. Réalisé à la manière d’une fable intemporelle et profonde, Le Retour raconte les relations difficiles entre les parents et les enfants. Deux frères, Andreï et Ivan, sont bouleversés par le retour inattendu de leur père qu’ils ne connaissaient qu’à travers quelques photographies. Leur quotidien est perturbé lorsque ce père, inconnu et étranger pour eux, les arrache à leur petite ville natale pour les amener sur une île déserte et abandonnée. Le trajet long et éprouvant, source de tensions insupportables, devient la

8

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


métaphore du passage de l’enfance à l’âge adulte pour les deux frères. L’extrait étudié suit la chute du père depuis un haut phare. Les garçons, seuls dans un lieu inconnu, tentent avec peine de rapatrier le corps. L’action du film Stalker, adapté d’une nouvelle des frères Strougatski, Pique-nique au bord du chemin, se déroule dans une Zone mystérieuse, protégée et défendue. D’après les rumeurs, au cœur de cette Zone se trouve la Chambre qui réalise tous les vœux les plus chers. Un Écrivain à la mode et un Professeur de grande renommée souhaitent à tout prix atteindre cette Chambre, chacun pour ses propres raisons qu’ils préfèrent ne pas dévoiler. Stalker est leur guide dans la Zone, mais aussi sur le chemin vers leur propre cœur et dans la découverte de la foi. La séquence choisie est située au milieu du film : Stalker, l’Écrivain et le Professeur se dirigent vers le « tunnel sec ». Mais durant ce voyage initiatique, ils se retrouvent dans un piège spatio-temporel. Ces deux voyages à travers un milieu aquatique se concluent par un échec, tant l’évolution dans l’eau destructrice est difficile. Les deux trajets sont retranscrits dans leur durée véritable, telle qu’elle est vécue par les personnages.

2) Le rythme fondé sur l’intensité temporelle dans le plan Selon Tarkovski, le fondement de l’image cinématographique est le rythme. Nous avons tenté de montrer comment le rythme temporel est rendu sensible à travers les figures sonores. Nous nous sommes penchés une fois de plus sur Le Retour de Zviaguintsev et Andreï Roublev (1966) de Tarkovski. La Russie du XVe siècle est déchirée par les guerres entre différentes principautés, exténuée par la misère, tiraillée entre le christianisme orthodoxe et les rites païens. À cette époque tragique vient au monde un grand peintre à la carrière et à la vie duquel est consacré le film. Peu de documents et de fresques d’Andreï Roublev sont parvenus jusqu’à l’époque contemporaine, mais les auteurs du film ont tenté de retranscrire l’atmosphère spirituelle dans laquelle évoluait le peintre. Il quitte le monastère, où il a reçu un enseignement religieux,

CORPUS COMMENTÉ

9


pour confronter sa foi à la vie réelle. Devant autant de misère matérielle et spirituelle, Roublev fait le vœu de silence. La séquence qui nous intéresse est située à la fin du film, lorsqu’au rythme répétitif de la cloche fondue par Boriska, Andreï Roublev rompt son vœu de silence pour consoler le garçon bouleversé par sa création. L’extrait du Retour que nous avons comparé à celui d’Andreï Roublev est situé environ au milieu du film. La tension devient de plus en plus forte entre Ivan et son père. L’homme, déterminé dans son but, se préoccupe très peu du plaisir de ses fils. Il n’a aucun scrupule à interrompre la pêche de Vanya pour ne pas perdre de temps sur la route. Épuisé par les plaintes de son fils, il le laisse en plein milieu d’une route déserte, entre un cours d’eau et un champ à perte de vue. L’attente de Vanya est filmée à un rythme lent, étiré et exténuant. Le temps comme l’espace n’ont pas de repères. Le sentiment d’abandon est angoissant. La dynamique des deux séquences nous paraît être semblable. Tarkovski, comme Zviaguintsev, semblent approcher une vision de chroniqueur. Ils portent à l’écran chaque instant décisif dans le déroulement du récit. Ces instants réunis forment le rythme temporel dans le champ visuel et sonore. Le rythme devient alors la sensation du temps qui s’écoule, qui passe à l’intérieur de chaque plan. L’union de la multiplicité des rythmes propres à chaque plan dans un montage harmonieux permet de donner au spectateur une sensation de continuité – une continuité qui est le fruit de la pensée.

3) Poésie langagière et musicale Il est un travail poétique du rythme qui suggère l’exception. Souvent, chez Tarkovski et Zviaguintsev, la musique et le rêve supplantent la réalité froide et implacable du temps. Il est un ailleurs esthétique, un rythme à contretemps, un rythme et un temps poétiques qu’il reste à saisir et développer à travers deux séquences extraites du Miroir (1974) d’Andreï Tarkovski et d’Elena (2011) d’Andreï Zviaguintsev. Œuvre autobiographique, Le Miroir raconte les angoisses du héros principal, Alexei, invisible, dont on ne connaît que la voix. Il craint de perdre l’amour et la compréhension de ses

10

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


proches : sa mère, son ex-femme, son fils. Il ressent profondément que la vie les éloigne de plus en plus. Pour protéger et sauver sa famille, il se tourne vers ses souvenirs d’enfance afin de trouver dans la perception infantile un refuge et un soulagement à ses inquiétudes d’adulte. L’extrait étudié est un moment poétique qui se situe au croisement de la mémoire et des traditions poétiques et littéraires. Macha, la mère du narrateur qu’on découvre dans sa jeunesse, court dans les couloirs de l’imprimerie afin de corriger une erreur qu’elle pense avoir commise. Lorsqu’elle retrouve le document, elle se rend compte qu’il n’y a aucune faute. Soulagée mais toujours émue, elle marche dans un long couloir qui semble interminable à cause de la représentation poétique de cet instant présent. Durant ce trajet, la voix-off du père du cinéaste, Arseni Tarkovski, lit son propre poème qui raconte la rencontre manquée et difficile entre un homme et une femme. Le texte est une métaphore de la complexité des relations entre les hommes et les femmes. Suivie de près par sa collègue Liza, Macha la retrouve dans le bureau. C’est à ce moment que Liza formule à son amie des reproches à travers une métaphore littéraire : elle la compare au personnage de Dostoïevski, Maria Lebyadkina. Le film Elena est centré une fois de plus sur la cellule familiale. Elena et Vladimir forment un couple de retraités. Il est un homme d’affaires riche, et sa femme, infirmière à la retraire, occupe une place de domestique et d’amie. Tous deux ont des enfants du précédent mariage : Vladimir a une fille gâtée et cynique tandis qu’Elena a un fils fainéant. La séquence étudiée retrace le long trajet d’Elena depuis son appartement luxueux et moderne du quartier chic de Moscou jusqu’à la banlieue misérable où logent son fils et sa famille. Elle emprunte plusieurs transports en commun pour apporter l’argent de sa retraite à son fils. Mais ce long et ennuyeux trajet est transfiguré par la musique répétitive et entêtante de Philipp Glass, qui tente de se frayer le chemin parmi les bruits citadins et confère à cette séquence une temporalité poétique et « verticale » (Gaston Bachelard). La poésie comme la musique métamorphosent le rythme du récit, autrement dit l’écoulement du temps dans les champs visuels et sonores d’un

CORPUS COMMENTÉ

11


plan. Contre le cours du temps appréhendé habituellement de manière horizontal, elles instaurent un temps vertical. Matérialisées par les figures sonores, la poésie et la musique déconstruisent la continuité du temps, brisent la durée pour concentrer toutes les simultanéités temporelles (et les événements que ces simultanéités contiennent) en un seul instant.

II. L’instant présent comme dialogue entre le passé réel et le futur virtuel La poésie et l’imaginaire au centre de la quête de la vérité du temps révèlent au spectateur les simultanéités, les ambiguïtés et les virtualités, qui surgissent de l’instant présent. Nous nous intéresserons à la complexité du temps, représentée dans le dispositif cinématographique.

1) Le visible et l’invisible dans le champ sonore Chez Tarkovski et Zviaguintsev, la dialectique qui existe entre le visible et l’invisible suggère plus qu’elle ne matérialise le récit. L’image est portée par un décor invisible qui a un effet physique sur l’image. La voix in ou off, complètement libérée de la parole humaine, dirige l’image, instrument de celle-ci. L’instant présent apparaît comme un moment ambigu : le passé étant dissimulé et l’avenir, incertain. Les séquences qui révèlent, à notre avis, le paradoxe du visible et de l’invisible dans le champ sonore sont issues des films Le Miroir de Tarkovski et Elena de Zviaguintsev. Nous avons déjà évoqué les sujets de ces films. La séquence du Miroir est précédée du rêve du narrateur qui voit sa mère jeune dans un univers onirique. Le héros est réveillé par une sonnerie de téléphone. À l’autre bout du fil, il y a la voix de sa mère qui l’appelle pour annoncer la mort de sa collègue Elizaveta. Mais Alexei, encore sous l’emprise de son rêve, fait appel à la mémoire de sa mère afin de connaître les dates du départ de son père, de l’incendie au village. Les voix off se font chair pour reconstituer la mémoire, réactualiser le passé et éclairer le présent.

12

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


L’extrait d’Elena est situé au cœur du drame, il le prépare et l’annonce. La femme âgée est seule dans la petite chambre à coucher. Elle regarde une émission de télévision tout en écrivant une lettre à son époux. Ce dernier est allongé dans son lit et s’endort devant une émission sportive. Elena entre dans la chambre de Vladimir pour éteindre le poste et pour laisser la lettre sur sa table de chevet. Dans ce courrier, elle demande à son époux une somme d’argent qui permettra à son petit-fils bientôt majeur de s’inscrire à l’Université payante et éviter ainsi le service militaire. Cette demande est dissimulée par la communication ou plutôt la correspondance ritualisée entre les deux époux. Mais la parole est révélatrice du passé réel comme de l’avenir virtuel. Le dialogue de Vladimir et Elena dévoile au spectateur les passés respectifs, les familles que les deux époux entretiennent chacun de leur côté. Vladimir est manifestement contrarié par cette demande. Ces deux dialogues, dialogue invisible mais qui prend chair entre Alexei et sa mère, dialogue dissimulé, partie intégrante d’un échange ritualisé, puis révélateur, entre Elena et Vladimir, explorent les différentes couches temporelles du passé réel, imaginé ou fantasmé, du présent insaisissable et du futur virtuel et inconnu. La dialectique du visible et de l’invisible à travers les variations dans le champ sonore complexifie le dialogue entre les diverses couches temporelles.

2) Les figures sonores interrogent le passé et ouvrent un éventail d’actions possibles dans l’avenir La matérialité et la réalité du passé suggèrent l’insaisissable présent et l’avenir virtuel. Puisque le récit est sans cesse soumis à l’interprétation, le spectateur doit définir son impact, en saisir les influences. Les difficultés de communication réelles entre les personnages trouvent leur source dans un passé dissimulé qui rend l’avenir incertain mais surtout ouvert à un champ incalculable de possibles. L’avenir inconnu devient le vaste champ de virtualités qui subsistent au moment même où l’une d’elle est actualisée, activée dans le présent.

CORPUS COMMENTÉ

13


Constructrices de la temporalité de l’image, les figures sonores interrogent le passé. Elles y font appel pour le prolonger dans le présent qui s’en enrichit. Nous étudierons un autre extrait du Miroir et une séquence du Bannissement (2007) d’Andreï Zviaguintsev. La séquence qui suit le générique du film Le Miroir nous dévoile à l’image le sujet du film et la figure centrale : il s’agit de la mère jeune, telle qu’elle était lorsque le narrateur était enfant. La voix-off du narrateur décrit le cadre du récit et semble presque communiquer avec sa mère à travers sa solitude. Un médecin s’approche de la maison et tente d’instaurer une conversation avec la jeune femme, Macha. Mais tout échange est impossible car la solitude déchirante, l’attente douloureuse dans laquelle elle est plongée l’empêchent d’ouvrir son cœur. Cette solitude est suggérée par les figures sonores et par la parole, génératrice d’ambivalences. La source de la difficile communication entre les personnages est à chercher dans le passé. Les figures sonores explorent donc le passé dissimulé, oublié ou refoulé afin d’en saisir la matérialité et révéler la vérité de l’instant présent. Il s’agit d’une démarche semblable dans Le Bannissement de Zviaguintsev. Seulement, les figures sonores vont encore plus loin dans leur exploration des couches temporelles : elles permettent d’ouvrir un champ infini d’actions possibles dans l’avenir virtuel. Dans ce second long-métrage, le cinéaste s’attache de nouveau au sujet dont le cœur est la cellule familiale. Or cette fois, les protagonistes du récit sont le mari et sa femme, l’homme et la femme. Vera, Alex et leurs deux enfants, Eva et Kir, s’installent en vacances dans la maison familiale de campagne. Dans un décor désert, paradisiaque, qui rappelle le Jardin d’Eden, se joue un drame humain. Les problématiques de la nature de l’amour, de l’adultère, de la nécessité du choix, l’incompréhension, la mort, la révélation se matérialisent et prennent la forme des figures visuelles et sonores. Cette fable biblique s’empare des visages humains pour dévoiler les mystères des relations conjugales et humaines en général. La séquence qui nous intéresse met en scène l’intrigue et installe le doute sur le passé, le passé qui sera à l’origine du drame futur. Vera et Alex se retrouvent sur la terrasse.

14

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


La jeune femme avoue à son époux qu’elle attend un enfant qui « n’est pas à lui », autrement dit qui ne lui appartiendrait pas. Or, Alex ne comprend pas l’ambiguïté de la phrase et se trouve meurtri par la trahison de sa femme. L’échange est difficile entre les deux époux qui ne s’aiment plus mais n’osent pas l’avouer. Le présent douloureux devient une véritable souffrance lorsque le passé, qu’Alex pensait être réel et certain, est assombri par le doute. Les figures sonores interrogent le passé, afin d’ouvrir le champ d’actions possibles dans l’avenir. Un choix est nécessaire, et c’est à Alex de prendre une décision. La source de l’échange impossible est le passé mystérieux et préservé par Vera et par Macha. L’interrogation de ce passé ouvre la voie à l’imprévisible nouveauté qui surgirait au sein même des virtualités. Mais il semblerait que l’accomplissement de cette action neuve et libre a pourtant une condition sonore – celle du silence.

3) Le silence comme condition de « l’action neuve » (Bergson) au présent C’est à travers le silence que se révèle le possible. L’action lui est intrinsèquement soumise, elle n’est rendue possible qu’à cette condition. Elle surgit dans l’immédiat, l’instant, comme libérée de toutes les contingences temporelles qu’on serait tenté de lui attribuer. Le champ d’actions possibles s’ouvre dans l’instant présent à travers la parole exprimée par la voix humaine ou d’autres figures sonores. Ces possibles demeurent dans le temps jusqu’à ce que l’action neuve se révèle et vienne s’inscrire dans le temps et l’espace. Les séquences qui reflètent le mieux la dynamique son/ silence/action sont deux extraits de L’Enfance d’Ivan (1962) d’Andreï Tarkovski et du Retour d’Andreï Zviaguintsev. Il s’agit de deux séquences d’ouvertures dans les deux premiers films de nos cinéastes. L’enfance d’Ivan, un garçon de 12 ans, s’est achevée lorsque les nazis ont tué devant ses yeux sa mère. Le père du garçon est mort au front. Devenu orphelin, Ivan s’engage dans l’armée et devient un insaisissable espion. Il risque sa vie pour obtenir des informations précieuses sur l’ennemi. Mais la guerre aura raison

CORPUS COMMENTÉ

15


de lui. Le film est organisé autour de quatre rêves du petit garçon et s’ouvre sur le cauchemar : la mort de la mère. Réveillé en sursaut, dans un moulin détruit au milieu d’un champ désert, le garçon doit traverser ce milieu hostile (le champ, le fleuve, le marécage), sous la pluie des obus ennemi. Le temps de l’action est étiré et ponctué de « points de synchronisation » (Michel Chion). Elle se déroule, tel un parcours initiatique, dans le silence qui apparaît comme condition de survie. À l’ouverture du film Le Retour, il est également question d’un voyage d’initiation à travers un milieu aquatique. Andreï, Ivan et deux autres garçons sont obligés de sauter depuis un haut plongeoir dans l’eau sombre d’un lac, sous peine d’être traité de trouillard. Tous les garçons y parviennent sauf Ivan, angoissé par la hauteur et le liquide sombre. Il reste pétrifié et gelé en haut du plongeoir avant que sa mère ne vienne le chercher et le rassurer. Cette action manquée, imprévisible et originale, se déroule dans le silence. Nous observons que ces deux séquences, mettant en scène un rite initiatique, sont fondées sur la dynamique émergeante de la relation entre la parole, l’acte, le silence et la temporalité. La parole peut donc déclencher et guider l’acte, mais seul le silence permet d’agir. L’action apparaît alors comme un surgissement nouveau dans la temporalité jalonnée de « points de synchronisation ». Dans une telle dynamique, la figure sonore de la musique ne complète ni n’accompagne simplement l’image. Son rôle est, en effet, plus subtil et plus important. La musique évolue en contrepoint du champ sonore diégétique et transcende l’image.

III. La révélation du temps à travers le champ sonore comme cheminement vers l’éternel Nous avons analysé la complexe relation entre les différentes temporalités – le passé réel et le futur virtuel – au sein d’un instant présent. Cette étude nous permet donc de penser qu’il existe une puissance métaphysique suggérée dans le plan cinématographique que le son détermine.

16

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


1) La profondeur de champ se construit par le son Nous supposons que tout comme dans le champ visuel, il existe une profondeur de champ sonore. Or cette profondeur est intimement liée au temps et à son écoulement. Il s’agit de montrer comment les figures sonores creusent la profondeur de champ, transfigurent l’image et emmènent le spectateur vers un au-delà temporel, voire imaginaire. Nous entendons par l’au-delà temporel une simultanéité plutôt qu’une confusion de diverses temporalités. Les extraits qui ont attiré notre attention sont issus de Solaris (1972) d’Andreï Tarkovski et du Bannissement d’Andreï Zviaguintsev. Sur la station spatiale, où les scientifiques tentent en vain de découvrir le mystère de la planète Solaris, arrive un nouveau professionnel, le psychologue Chris Kelvin. Sa mission est de comprendre les messages confus qui parviennent de la station et de décider si oui ou non, il faut fermer la station et cesser la stérile science de solaristique. Tout d’abord, il prend ses collègues survivants pour des fous. Mais très vite, il se retrouve victime de ses propres fantômes. Son épouse qui s’était suicidée plusieurs années auparavant revient hanter Chris. Dans l’extrait analysé, nous observons la seconde apparition de Khari dans la chambre de Chris, en pleine nuit. Dans le décor sonore du murmure des feuilles d’arbres, imité par les bandes de papier accrochées au ventilateur, Khari revient auprès de son époux. Chris cesse de lutter contre cette apparition et s’abandonne à une étreinte amoureuse. Le lendemain matin, il tente de quitter la chambre en silence pour laisser la jeune femme dormir. Mais lorsque la porte se referme derrière lui, Khari, avec une force inhumaine et acharnée, se jette contre la porte et la brise. À la suite de cet effort, la jeune femme décède à cause des graves et profondes blessures sur ses bras. Pendant que Chris se dépêche de préparer un soin médical, ses blessures se referment, les cellules se régénèrent : Khari est de nouveau en vie. Les différents sons illusoires – le bruit du papier imitant celui des feuilles d’arbres, la voix du « fantôme » de Khari, la musique électronique extra-diégétique – construisent la profondeur de

CORPUS COMMENTÉ

17


champ sonore de chaque plan en lui donnant une réalité supplémentaire, bien qu’illusoire. Dans la séquence étudiée du Bannissement d’Andreï Zviaguintsev, le dénouement du drame annoncé depuis le début du film est suggéré. Alex, ayant appris que sa femme, Vera, était enceinte d’un enfant qui « ne lui appartiendrait pas », a beaucoup de mal à prendre une décision. Il envoie ses enfants chez les amis de la famille et invite Vera à aller se balader. La mise en scène visuelle et sonore sépare une fois de plus les deux protagonistes. Ce dialogue creuse une profondeur de champ dans l’histoire. Le temps s’accélère puisque Vera pousse Alex à prendre une décision. Elle le prie de la libérer de son attente et lui suggère une décision généreuse et salvatrice. Mais Alex ne comprend pas, une fois de plus, les paroles de sa femme et choisit la destruction : il appelle son frère afin d’organiser un avortement clandestin. Un chœur chante la perte des deux protagonistes. Dans la séquence précédente, Vera parle au téléphone avec son ami Robert. Elle semble être sur le point de lui confier ses inquiétudes mais ne lui dit rien et affirme que tout va bien. Cependant, si Vera a la force de taire sa douleur et son mauvais pressentiment, Robert, lui, est trop faible. Il n’arrive pas à entendre la douleur que Vera prononce à mimot. La séquence étudiée esquisse le dénouement du drame annoncé depuis le début du film. Alex doit prendre une décision et propose à Vera une promenade pour lui en faire part. La sensation sonore creuse la profondeur de champ en suggérant les virtualités d’actions possibles. Ces virtualités inaccomplies mêlées aux souvenirs réels annoncent l’avenir avant de nous plonger dans l’imaginaire salvateur accessible par les figures sonores. À la fin de la séquence, Vera dit à son mari de faire ce qu’il a à faire au plus vite. Sa voix prononce sa propre sentence et referme le champ des possibles : la profondeur de champ sonore où la liberté pouvait encore se manifester. Alors une autre profondeur de champ sonore se creuse par l’annonce du futur réel et inévitable. Sur ce point théorique, nous pouvons donc remarquer un écho entre la séquence de Solaris et celle du Bannissement : le virtuel se brise contre le réel, le champ des possibles se referme, le dénouement devient fataliste.

18

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


2) L’intemporalité dans le dispositif visuel et sonore Les différentes couches temporelles qui se superposent et s’entremêlent dans les profondeurs de champ sonore lui attribuent un statut temporel spécifique. Le champ sonore surplombe la linéarité du temps biologique, composé du passé, présent et futur, et suggère l’intemporalité. Les séquences qui nous ont révélé la puissance intemporelle du champ sonore sont celle du rêve d’Alexander dans Le Sacrifice (1986) d’Andreï Tarkovski et celle d’une confrontation violente entre deux clans de garçons dans Elena. Le dernier long-métrage de Tarkovski soulève les questionnements qui ont sillonné toute l’œuvre du maître. Il y est question du sacrifice, bien sûr. Mais qu’est-ce qu’Alexander, le héros de l’histoire, doit sacrifier pour sauver sa famille et toute l’humanité d’une catastrophe mondiale ? Doit-il sacrifier ses biens, son mode de vie ou sa vie ? Seul un miracle, simple et humain, pourrait sauver le monde de sa perte. Dans la séquence du Sacrifice d’Andreï Tarkovski, suite à l’annonce d’une catastrophe mondiale, Alexandre erre dans la maison avant que son rêve ne surgisse. Il s’enfuit de sa maison dont le sol est couvert d’eau. Un chant folklorique suédois résonne au loin. Il erre dans un lieu indéfini, intemporel, enneigé. Le paysage est apocalyptique. Quelques traces d’une civilisation indéfinie sont visibles et audibles : les bruits de la bicyclette, de pièces de monnaie, d’eau qui coule. Alexander appelle son fils dont on n’aperçoit que les pieds. Le garçon s’enfuit et Alexander se réveille en sursaut dans un vrombissement assourdissant d’une foudre ou d’un avion de chasse. L’intemporalité propre aux rêves envahit l’instant de violence presque métaphorique dans le film Elena. L’extrait sélectionné suit l’assassinat de Vladimir, l’époux d’Elena. Elle se rend au domicile de son fils pour lui apporter de l’argent et lui annonce la bonne nouvelle concernant son important héritage. La séquence étudiée est précédée d’un moment de joie autour d’une bouteille d’alcool que la famille d’Elena partage avant d’être interrompue par la coupure d’électricité. Sacha, le fils aîné, part retrouver ses amis

CORPUS COMMENTÉ

19


dehors. Ils se regroupent pour aller se confronter à un autre groupe de jeunes hommes. On ne sait s’il s’agit d’un clan opposé ou d’étrangers venus dans le quartier, mais on assiste à une violente séquence de bagarre. Les sons de coups de poing et les cris sont oppressants. Le temps semble s’arrêter pour laisser place à un moment intemporel de pure violence. De par l’anonymat des garçons, cette bagarre pourrait être assimilée à la métaphore de la confrontation entre deux groupes de gens, esquissée tout au long du film. Elena, prête à tous les sacrifices pour la famille de son fils chômeur fauché, se trouve confrontée à plusieurs reprises à son époux, riche homme d’affaires, et sa fille gâtée et cynique. Cette confrontation aboutit dans le récit au meurtre froid : Elena tue son mari pour récupérer un héritage conséquent et continuer à entretenir son fils. Elle se sacrifie pour sa famille. La séquence que nous allons étudier exprime à notre avis toute l’horreur, la violence, voire l’injustice, contenues dans le geste d’Elena. Si on retrouve la thématique du sacrifice dans Elena, elle est le fondement même du dernier long-métrage d’Andreï Tarkovski, Le Sacrifice. À travers les séquences extraites de ces deux films, nous analyserons leurs temporalités internes. Les figures sonores détachent la narration de ces deux extraits et y instaurent une temporalité et un rythme particulier. La narration devient alors un objet temporel en soi et le temps s’y écoule de manière spécifique. Le temps est intimement lié à la relation avec l’Autre car la compréhension du temps ne pourrait s’opérer qu’à travers l’échange avec l’autre. Les figures sonores élèvent le récit au-delà du temps vers l’intemporel spirituel.

3) Les figures sonores transfigurent et transcendent l’image et l’élèvent vers l’éternel S’ils ne peuvent saisir l’éternel, nos deux cinéastes ont pourtant essayé de s’en approcher et d’en deviner la forme en empruntant différentes voies. La voie qui nous intéresse est celle du travail sonore. L’infini suggéré par l’addition des figures sonores transfigure l’image et la porte à une certaine transcendance, où plus rien

20

LA RÉVÉLATION DU TEMPS PAR LES FIGURES SONORES…


finalement ne semble réel ou palpable que le son. Nous avons choisi d’analyser trois séquences – deux extraits de Nostalghia (1983) de Tarkovski et un extrait du Bannissement de Zviaguintsev. Un écrivain russe, Andreï Gortchakov, vient en Italie à la recherche de documentation sur le musicien cerf Pavel Sosnovski. Accompagné de sa traductrice Eugenia, Gortchakov se rend compte que la nostalgie qui avait tiraillé le musicien est similaire à sa propre mélancolie et solitude. Il se sent étranger à ce pays et à ce monde. Le profond manque de son pays se transforme en maladie. Et c’est au contact d’un marginal italien, Domenico, qui avait enfermé sa famille pendant sept ans, qu’Andreï comprend sa douleur et celle de son ami. Dans la première analyse, il s’agira de rapprocher deux séquences du film Nostalghia : la première visite qu’Andreï Gortchakov rend à l’ermite Domenico dans sa maison. La longue observation d’Andreï est accompagnée par la musique de L’Hymne à la joie de Beethoven. Mais la musique s’interrompt brusquement pour être reprise plus loin dans le récit, à la fin du film. L’Hymne à la joie accompagne alors l’immolation de Domenico. Nous nous pencherons également sur la séquence d’ouverture du film Le Bannissement. Un long trajet en voiture est accompagné de la musique extra-diégétique Kyrie Eleison d’Andreï Dergatchev. Ce long voyage de la campagne – paysage paisible et paradisiaque – à la ville indéfinie et sombre est ponctué par les sons angoissants de l’univers citadin : le bruit des freins, des sirènes, des klaxons, du train, de la pluie. Ce trajet semble très long – les changements de lumière étant considérables. Le film débute par le Kyrie Eleison – le premier chant de nombreuses messes. On pourrait supposer qu’il s’agisse de l’ouverture d’une grande fresque religieuse – et ce sont les figures sonores qui élèvent l’image au statut du récit éternel dont le point de départ est la Bible. Nous étudierons la manière dont les figures sonores, et la musique plus particulièrement, dépassent l’écoulement du temps de l’image et le transfigurent. La musique se substitue alors au temps. Ensuite, nous verrons les figures éternelles que la présence musicale bâtit, avant d’analyser l’événement sonore qui propulse le récit vers l’éternité rendue sensible.

CORPUS COMMENTÉ

21



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.