ISBN 978-2-36716-100-6 Dépôt légal novembre 2014 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com
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Bruno PICQUET
DIEU MERCI, LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS ET L’ENFER EST PAVÉ DE BONNES INTENTIONS…
UN SECRET PEUT EN CACHER… BIEN D’AUTRES Il faut bien une version officielle ! C’est par inadvertance que j’ai déchiré la photo prise le jour des cinq ans de Gilbert, cette espèce de petit cancrelat. Pour la partie de la belle-famille n’ayant pas connu les horreurs de la guerre, ce cliché est, à l’écouter, l’image même du bonheur. C’est oublier un peu vite les difficultés de l’immédiat après-guerre et cette façade lépreuse devant laquelle pose un groupe miteux de petites gens qu’on devine dans le besoin. La bicoque est le symbole criant de l’indigence et de la précarité. Les accoutrements vestimentaires sont faits de bric et de broc. Ce sont ceux du premier prix et les habits élimés des plus jeunes ont été échangés maintes fois en passant du plus grand au plus petit. Du populo-barbaro ; des « économiquement faibles » ! Les photos se faisaient rares : appareils Kodak hors de prix; restriction générale; pellicules introuvables. Le cliché date de l’été 1949. Je m’en souviens. Après neuf ans de privation, on venait juste d’abandonner pour la vente du pain l’usage des tickets de rationnement. Au centre et en culottes courtes, cet angelot blond qui croise les mains devant lui en donnant l’air de se
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tripoter les génitoires est une raclure de bidet. Debout près de moi, ce petit salopard dont on fête l’anniversaire n’est pas mon fils. Je ne me suis douté de rien. J’avais rejoint le maquis de Saffré, déserté Nantes et quitté l’usine des Batignolles. Il fallait échapper au STO ; ne pas mettre ses bras et sa compétence au service de l’Occupant. J’étais un Réfractaire, un de ceux qui avaient dit non à l’envahisseur. Un de ceux qui avaient dit non à une France faible et, pour ne pas dire lâche, douloureusement aveugle et complaisante. Le pays et ses valeurs devaient être défendus : le panache blanc d’Henri IV, la canonnade de Valmy, la ligne bleue des Vosges, la voix de Radio-Londres… J’étais peut-être recherché. Mes apparitions sous le toit conjugal étaient épisodiques et furtives. J’avais choisi la difficulté ; j’étais entré dans la Résistance. Pendant que je vivais dans la clandestinité, Thérèse s’adonnait de façon assez ignoble à la « collaboration horizontale ». Je suppose qu’elle le faisait avec conviction, mais en tout cas, elle pratiquait le vert-de-gris avec discrétion. À défaut, elle aurait probablement eu droit à la tondeuse dont la Libération réservera l’emploi aux femmes ayant succombé aux charmes du Germain. Je ne savais rien ; pas davantage, le voisinage, et pas plus, l’ensemble de la famille. À la maison, trônait sur le manteau de la cheminée un très modeste bouquet de mariée, protégé de la poussière par une cloche de verre. Défraîchi, ayant perdu toute élégance – à supposer qu’on ait pu lui en trouver une un jour –, l’objet diffusait en permanence dans toute la pièce une désagréable senteur de religieux
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et de funéraire comme s’il avait renfermé une bondieuserie. Ce qui n’était qu’un détail était pourtant si prégnant qu’on s’attendait à chaque instant à voir débarquer dans les lieux un curé bien dodu et porteur de l’onction des mourants. Ou encore, s’attardant au coin du feu, un de ces vieux paysans à moustaches si bien décrits par Maupassant. Bref, ça suffisait. J’avais été suffisamment patient. Et la démarche était sans grands risques, puisqu’il s’agissait, par une contrepartie flatteuse, de remplacer ce bric-à-brac par la toute récente photo de famille. Au cours de mes manipulations, un bout de carton s’est détaché du socle creux supportant le ridicule attribut nuptial : une sorte d’opercule qui lui faisait un double fond bricolé. Pliée en quatre, une feuille de papier est alors tombée. Je l’ai ramassée. Quelques lignes étaient griffonnées : « Ton Wilfrid doit retourner à la Feldkommandantur et n’oublie pas cette nouvelle nuit d’amour passée avec sa jolie Thérèse. À très vite. Aujourd’hui, 15 septembre : je suis triste. » Non content d’occuper mon lit, le Boche était francophone. L’invasion était totale. Ma surprise ne l’était pas moins. Triste, le Teuton transi d’amour pouvait l’être, et encore ne connaissait-il rien de son avenir à court terme. Le lendemain, le temps est magnifique. C’est jeudi et la rentrée des classes se prépare activement. 16 heures 02 : largués à trop haute altitude, des tapis de bombes alliées manquent leurs cibles, mais ravagent le centre de Nantes. En un quart d’heure, neuf cents
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tués ou blessés à l’agonie. Parmi les victimes, deux uniformes de fridolins écrabouillés Place Royale. L’amant d’outre-Rhin était l’un des deux. Sa mort a entraîné que la preuve écrite et palpable de mon infortune s’est trouvée, au titre du souvenir, devant mon nez et à portée de main pendant près de six ans. L’endroit choisi pour cette cachette était une véritable profanation. Les explications conjugales relatives à cet amour exotique ont été douloureuses. Autre découverte : justifiant sa blondeur, Gilbert était né des œuvres du Barbare. Thérèse en se tordant les mains de désespoir m’a imploré, supplié. Alors, j’ai fini par recoller les deux parties de la photo déchirée ce soir-là. La vie a repris. Maintenant, je suis très vieux. Quelques poignées d’années encore et je serai centenaire… Le morveux de la photo a soixante-dix ans. Ce benêt croit toujours qu’il est né dans un chou-fleur breton. Le 16 septembre 1943, jour du bombardement meurtrier, le père de ma femme a lui aussi été tué en allant livrer quelques kilos de patates à des cousins habitant en ville. Il s’est trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ; à moins que ce ne soit l’inverse… Devant l’ampleur du chagrin de Thérèse, chacun sera ému aux larmes par un si bel amour filial. Quelle blague ! Quelle était la part réservée à l’amant ? Quelle était la part réservée au père ? Une semaine avant sa disparition brutale, bouleversé, celui-ci m’avait révélé un secret à garder de la manière la plus absolue. Encore sous le choc, malgré sa méfiance de paysan madré et son naturel taiseux, il
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fallait qu’il parle. Il fallait qu’il se confie pour absorber la secousse. Il faut dire aussi que la veille, un homme de loi, venu tout exprès, lui avait dévoilé l’étrangeté de ses origines. Il n’en avait jamais rien soupçonné et la nouvelle était de taille. Ses ancêtres étaient des Acadiens, victimes du « Grand Dérangement » : une manière d’euphémisme pour qualifier la déportation d’une population suspectée par les Anglais de sympathie à l’égard d’une France lui disputant au XVIIIe siècle la possession du sol canadien. Pendant plusieurs dizaines d’années, des milliers de familles trimballées comme du bétail d’un continent à l’autre ont connu le déracinement et l’errance. Certaines d’entre elles, au cours de cet épisode historique un peu oublié, ont transité par Nantes autour des années 1780. Les unes ont fait souche le long du port dans ce qui est aujourd’hui le quartier populaire de Chantenay. Les autres ont été contraintes de retraverser l’Océan en s’embarquant pour la Louisiane. Un frère avait repris la mer, l’autre non. Puis, le temps… la distance… Conséquences inattendues et tardives: décès d’un « Oncle d’Amérique » célibataire et mort à BâtonRouge sur une montagne de dollars ; ouverture de la succession de ce lointain parent disparu sans postérité ; tâtonnements généalogiques aboutissant de fil en aiguille aux abords du champ de tubercules du beaupère. Il se voyait déjà troquant ses habits fatigués de travailleur de la terre contre ceux qu’on porte avec assurance dans les salons quand ils viennent de chez
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un grand faiseur. Passer du statut de petit paysan sans le sou, à celui, ô combien alléchant, de rentier riche à millions… Lui, ou plutôt sa veuve. Hélas encore ! La malheureuse n’a pas profité de son argent tout neuf. C’était un an après le déroulement de la tragicomédie devant la cheminée qui m’avait permis de faire la connaissance posthume de Wilfrid. Elle venait de signer le dernier acte notarié relatif à la succession et, sortant de l’étude, rentrait à son domicile. Avait-elle l’esprit accaparé par l’évaluation du nombre de chiffres composant le montant de son nouveau compte bancaire ? Toujours est-il qu’elle n’a pas vu surgir ce camion qui arrivait sur elle à toute allure. Morte sur le coup ! L’auteur de l’accident court toujours. Ma chère Thérèse n’était pas seule ; elle m’avait. Nos familles – ou plutôt ce qu’il en reste – ignorent tout de ses égarements amoureux sous fond d’Occupation. Grâce à mon geste magnanime, grâce à mon silence, depuis la fin de cette période troublée, ma femme loue ma grandeur d’âme et mes qualités de cœur. Elle vante à qui veut bien l’écouter ma profonde humanité et ma noblesse de caractère. Elle en rajoute même un peu. Nous sommes deux à savoir pourquoi. Je suis décoré pour fait de Résistance. Mon nom est respecté dans toute la ville. Je suis honoré par les attentions flatteuses, civiles ou militaires, qu’on me témoigne de toute part… Et riche aussi ; ou plutôt, Thérèse est riche. Mais quand on aime, on partage tout : souvenirs, épreuves ; argent surtout…
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Personne n’a su que j’accompagnais le beau-père croisé par hasard à Saffré alors qu’il allait livrer ses patates le jour de ce terrible bombardement. Il m’avait fallu donner le change puisqu’il m’avait surpris de bon matin quittant le Café des Chasseurs par une porte qui n’était pas celle des clients. Je lui ai fait croire qu’un contact rencontré secrètement dans l’arrière-salle m’avait chargé d’un message à remettre à un agent de Londres stationné à Nantes. Une fois de plus, la clandestinité – même relative – et la juste cause – qui faisait la dévotion des autres – endormaient l’esprit critique et le simple bon sens. Mais, à sa proposition de faire la route ensemble en toute fin de matinée, je ne pouvais plus reculer, et j’ai bien fait. En réalité, je sortais du lit de la boniche employée dans le débit de boissons. En dehors de ses prestations nocturnes, elle servait en salle ses fillettes de muscadet pour l’essentiel, et ses vermouths et ses quinquinas en fin de semaine et les jours de paie. Je n’avais pas eu beaucoup de mal à épater la gamine en exhibant mon revolver Le Faucheux, modèle 1872, que je posais sur le comptoir de l’établissement devant tout le monde pour me donner de l’importance. En même temps que cette fille facile, d’autres ont été sensibles à ce jeu au point de m’ouvrir, elles aussi, leurs lits sans beaucoup de réticences. La fille du facteur, la femme de l’épicier et je ne dis rien de celle du garagiste ni de la godiche de la pharmacie… Dieu merci, il restait quelques domaines d’activités qui ne tombaient pas sous le coup de la restriction générale. Pourquoi avais-je quitté l’usine des Batignolles à Nantes ? Je venais d’en être renvoyé pour m’être battu
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avec le contremaître qui, sans avoir tout à fait tort, me soupçonnait d’avoir détourné du matériel dans l’atelier. Une fois dehors, je ne m’en suis pas vanté. Le STO ? J’ai été à deux doigts de partir volontairement : l’envie de voir autre chose… mais, je redoutais le retour de manivelle en devinant que la domination allemande ne serait pas éternelle. Être au bon endroit au bon moment est une chose ; savoir deviner l’avenir pour mieux lire le présent en est une autre. Si je n’avais pas encore vingt-cinq ans et sans rien laisser paraître, j’en avais ma claque de la monotonie de la vie conjugale. Finalement, j’ai trouvé le dépaysement souhaité à Saffré, non loin de la ferme du beau-père. Il m’avait recommandé. Une aubaine. La clandestinité me convenait, enfin… vue sous un certain angle. Elle me permettait de naviguer entre deux eaux. Il n’est pas compliqué de faire croire qu’on agit par patriotisme tout en cachant son insensibilité aux trois couleurs et à La Marseillaise. De s’attribuer après coup des mérites imaginaires pour obtenir la reconnaissance d’autorités faciles à abuser. Combattant de l’ombre, j’évoluais plutôt à travers un nuage de fumée qui me permettait de privilégier mes propres intérêts. Essentiellement: régler des petits trafics en profitant de cette période noire et séduire des femmes naïves un peu déboussolées par la tournure des événements. Il n’y a pas que la nuit que tous les chats sont gris. En tout cas, jouer les partisans redorait un blason que je n’avais jamais eu. Dans ce contexte, faire semblant d’être couleur de muraille m’auréolait d’une apparence vertueuse. Elle était appréciée par mon entourage qui
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n’ignorait rien de ce secret de polichinelle, puisqu’ici, pour avoir de l’intérêt, il fallait que le secret n’en soit pas un. La frime, je connaissais. Pour l’action et les coups de main, j’économisais mon talent. Il est difficile d’être le meilleur partout. On a dit par la suite que c’était à cause de fumistes comme moi que les Allemands ont d’abord eu la puce à l’oreille, puis que le maquis a été liquidé avec l’aide de la Milice. De nombreux morts. Les uns tués au combat, et les blessés achevés. Les autres, fusillés après un simulacre de procès expéditif programmant l’exécution des condamnés aussitôt la sentence prononcée. J’ai survécu… et pour cause. Ce jour-là, à l’insu de mon chef de section qui y laissera la peau, j’avais quitté mon poste de sentinelle pour aller plus intelligemment besogner la soubrette… ou la fille de l’épicier… à moins que ce ne soit… Je ne sais plus. La mémoire ; décidément, il ne faudrait pas vieillir… Mais, il y a aussi ce que je tairai, même s’il y a prescription et le fait qu’à part le bon « Maréchal nous voilà », on n’a jamais envoyé un quasi centenaire en détention. Les cousins n’ont pas eu le temps de voir la couleur de leurs patates. Ils sont morts dans l’effondrement de leur immeuble. Sous le porche d’entrée qui n’était plus que ruines, le beau-père et moi étions indemnes. Lui était simplement immobilisé au sol par une poutre qui l’empêchait de s’extraire des gravats. En tentant de le dégager, un gros moellon qu’il fallait déplacer m’a échappé des mains. La tête du beau-père a explosé comme la coque d’une noix de
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coco récalcitrante et les morceaux de son crâne ont volé dans tous les sens. Maladresse aussi, quand bien plus tard, le camion que j’avais dérobé pour la circonstance a fâcheusement écrasé la belle-mère qui aurait dû être plus prudente en traversant la chaussée.
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