15,00 € TTC
WWW.EDITIONS-LIBEL.FR ISBN : 978-2-917659-91-5 DÉPÔT LÉGAL : MARS 2020
Art-Cloche : les oubliés de l’Histoire ? Ce que la trajectoire des anciens d’Art-Cloche nous dit sur le fonctionnement du monde de l’art Yonna Soltner
COLLECTION | SCIENCES PO LYON
Yonna Soltner COLLECTION | SCIENCES PO LYON
Art-Cloche : les oubliés de l’Histoire ?
Ce livre retrace l’histoire du collectif artistique Art-Cloche. Il explicite le positionnement du collectif en marge de ce que Becker appelle le « noyau du monde de l’art ». Au travers du discours des artistes d’Art-Cloche, il montre que, malgré l’effritement progressif de la radicalité de ce positionnement initial, ils ont été constamment écartés de ce noyau. Ce rejet met en lumière non seulement l’existence d’une hiérarchisation, mais également de jeux de pouvoir à l’intérieur du monde de l’art, dont les artistes marginalisés ressortent généralement perdants : délégitimés ou dévalorisés par les acteurs du noyau de l’art, leurs travaux peinent à s’inscrire dans « l’Histoire de l’art », au risque de finir oubliés.
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Introduction
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Prologue : Art-Cloche et moi SCIENCES-PO-SOLTNER-interieur_LIBEL_OKBR.indd 6
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INTRODUCTION
Ma première rencontre avec Art-Cloche s’est faite lorsque j’étais encore très jeune, à travers les récits de mes parents. De ce collectif d’artistes des années 80 je ne connaissais alors que peu de choses. Chaque récit déroulait une facette de leur expérience dans le collectif, mais laissait toujours de larges parts d’ombre, que je comblais par mon imagination. Grâce aux immenses « polystyrènes » de mon père exposés dans la maison (une série de peintures sur polystyrène réalisée à l’époque d’Art-Cloche) et dont la hauteur dépassait les deux mètres, j’imaginais vaguement les hauts plafonds des hangars squattés dans Paris ; à travers le récit des performances de ma mère – particulièrement l’une d’entre elles dans laquelle, enroulée dans des sacs poubelles, elle perçait des cloisons en carton pour apparaître au public en se tortillant –, je ressentais la folie créative qui émanait du groupe d’artistes ; je retrouvais régulièrement en marque-page des livres de mes parents, des flyers d’invitation datant des années 80 pour des soirées-vernissage, ce qui attestait l’impressionnante dynamique du Paris « undergound » de ces années, que mes parents essayaient de me faire ressentir : « on avait une invitation tous les soirs, parfois plusieurs et il fallait choisir », « on rencontrait tout le temps de nouvelles personnes », etc. Ces moments dédiés à l’exploration imaginaire de leurs aventures (à Paris avec Art-Cloche ou dans le reste du monde) occupent une place particulière au milieu de mes autres souvenirs d’enfance. Mon père, si j’en crois le nombre important d’histoires racontées, appréciait réellement cet exercice d’introspection. Leur fréquence les avait accompagnés d’une espèce de rituel inventé par l’enfant avide de nouvelles histoires que j’étais alors : lorsqu’elles surgissaient au détour d’une conversation, je cessais toute autre activité et m’appliquais à les faire durer le plus longtemps possible en récitant une liste infinie de questions. Plus tard, lorsque les récits ont cessé, j’ai continué d’explorer l’univers d’Art-Cloche par mes propres moyens ; et en cherchant des images à associer à l’imaginaire visuel incomplet que je m’étais construit, je tombais alors sur le blog de Jean Starck, un ancien d’Art-Cloche, qui avait répertorié quelques photos des lieux d’activité du collectif. Cette découverte et la joie qui l’a accompagnée constituent également un souvenir important de ma vie. Aujourd’hui, il me plaît de concevoir ce mémoire comme la continuation d’un travail instinctif de recherche entamé dès mon plus jeune âge. COMMENT ÉTUDIER ART-CLOCHE ? Première étape : rester neutre Mon choix de sujet d’étude n’a pas été aussi logiquement mené que mon premier paragraphe pourrait le suggérer. Bien que j’entretienne un rapport très personnel à Art-Cloche, j’ai longtemps résisté à centrer mon analyse sur les seuls artistes du collectif, consciente 7
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INTRODUCTION
de la subjectivité de mes représentations et du risque de ne pouvoir distinguer « jugements de faits » et « jugements de valeurs » pour reprendre le vocabulaire wébérien. Revenons l’espace de quelques lignes sur la notion de neutralité axiologique et analysons les enjeux qui entourent le choix du sujet par le chercheur. Je me baserai ici sur un article très complet sur le sujet, écrit par d’Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon, et publié dans le journal du MAUSS, dans lequel les auteurs rappellent que tout chercheur a nécessairement un lien avec le sujet choisi : « Il n’y a pas de science sans présupposition (Freund, 1973), tout chercheur entretient un rapport aux valeurs dont Weber donne la définition suivante : “Je me contenterai seulement de rappeler que la notion de ‘rapport aux valeurs’ désigne simplement l’interprétation philosophique de l’intérêt spécifiquement scientifique qui commande la sélection et la formation de l’objet d’une recherche empirique” (Weber, 1917/1965, p. 395). Ainsi, il n’est pas contraire à la neutralité axiologique que le chercheur choisisse son objet de recherche, sa méthodologie, sa problématique en fonction de son rapport aux valeurs qui trouve notamment sa source dans sa biographie, dans ses engagements, de sa “vision du monde”, etc1. » En réalité, le plus grand risque pour le chercheur serait au contraire d’ignorer le lien qui l’unit à son sujet de recherche et de fait, de ne pas pouvoir adopter la posture critique adaptée. Il me tenait de débuter cette introduction avec cette rapide mise au point sur la neutralité du chercheur, car l’angoisse de ne pouvoir m’y tenir en orientant mon sujet vers Art-Cloche m’a accompagnée tout au long de mon travail et m’a obligée à sans cesse chercher un équilibre entre l’avantage d’accéder à des matériaux inédits grâce à ma position, et la nécessité de toujours adopter une posture critique et d’aborder avec distance ces mêmes matériaux. C’est également cette angoisse qui m’a menée à débuter mes recherches par un sujet dont j’étais beaucoup moins proche : les « Nouveaux Territoires de l’Art ». Ce premier axe de recherche m’a ensuite permis d’aborder mon étude sur les artistes d’Art-Cloche avec une perspective beaucoup plus historique, car basée sur l’apparente différence entre les squats d’artistes dans les années 80 et les « squats d’artistes » d’aujourd’hui. Deuxième étape : aborder le sujet de manière détournée Mes recherches se sont donc portées en premier lieu sur les squats d’artistes actuelle1 Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon, « La neutralité axiologique dans les sciences sociales, Une exigence incontournable et incomprise », Revue du MAUSS permanente, 18 décembre 2016, URL complète en biblio.
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ment en activité, plus communément appelés « Nouveaux Territoires de l’Art ». Comme le rappelle Boris Grésillon dans son article « Les friches culturelles et la ville, une nouvelle donne2 », l’expression « Nouveaux Territoires de l’Art » regroupe en réalité toute une constellation de lieux culturels alternatifs : les « squats artistiques » y sont associés aux « lieux alternatifs », « friches culturelles », « fabriques artistiques », « centres culturels off »… L’apparition de cette expression dans le jargon politique suit de peu la publication d’un rapport commandé par le secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle Michel Duffour : le rapport Lextrait3 consiste en une véritable rupture dans la manière de considérer les lieux dits « non-conventionnels » de la culture : « Les friches urbaines ne sont plus considérées comme du rebut » ; ainsi que dans les attentes qui sont progressivement ajointes à leur activité : « Les friches urbaines sont priées de faire du socioculturel, d’animer ou de revivifier les quartiers où elles sont implantées, de participer à la politique de la ville via différents dispositifs, bref de colmater les brèches et les blessures du tissu urbain et social. » Ce que l’on peut aujourd’hui encore appeler « squats artistiques » n’avait donc plus grand-chose à voir avec les espaces illégaux et marginalisés par les pouvoirs publics que me décrivaient mes parents : ils avaient tous les deux gardé en mémoire une expulsion assez violente d’un squat par les policiers, et plus généralement le souvenir de mauvais rapports avec les autorités publiques. C’est donc cette constatation qui m’a menée vers ma première interrogation : en quoi ces lieux, tout en étant conventionnés (et en un sens donc, conventionnels), pouvaient-ils encore consister en une alternative dans le paysage culturel français ? Je m’interrogeais particulièrement sur les modes de gouvernance à l’intérieur de ces lieux et leurs rapports avec les autorités publiques, ainsi que les types de public qui les fréquentaient et donc sur le caractère démocratique qui leur était affilié. C’est dans cette optique que je prenais contact avec Pilar, l’actuelle Pilar du Breuil, qui a fréquenté Art-Cloche et qui exposait alors dans le « squat 59 rue Rivoli » l’un des « squats artistiques » les plus connus de Paris. L’histoire de ce squat est particulièrement intéressante puisque le contexte de sa naissance, dans le tournant des années 2000, coïncide avec le début d’une politique plus favorable envers ces lieux. Le squat rue Rivoli a ainsi été l’un des premiers lieux à être non seulement « autorisé » (comme l’étaient déjà certains squats dans les années 90), mais à également profiter d’un soutien financier de la part de la mairie de Paris : 4,6 millions d’euros pour l’achat du bâtiment, auxquels s’ajoutent 4,3 millions d’euros pour sa rénovation. Lors de ma visite dans les lieux, j’ai eu l’occasion d’avoir un entretien avec son directeur, « Gaspard Delanoë », que j’interrogeais 2 Boris Grésillon, « Les “friches culturelles” et la ville : une nouvelle donne ? », L’Observatoire, 2010, no 36, p. 50‑53. 3 Fabrice Lextrait, « Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… : une nouvelle époque de l’action culturelle : rapport à M. Michel Duffour, secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle. », URL complète en biblio.
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notamment sur sa manière de concilier l’esprit alternatif revendiqué par cet « after-squat » avec la régularisation simultanée du lieu. Si ses réponses ne furent que peu concluantes, elles eurent néanmoins le mérite de soulever l’existence d’une véritable controverse dans le milieu des squatteurs, entre ceux qui acceptaient le compromis avec l’État et les plus « radicaux » qui le refusaient totalement. Cette même controverse fut soulevée lors de mon entretien avec Pilar. Assez clairement, elle me fit comprendre qu’elle ne considérait pas ces squats comme de « vrais squats » au regard de ce qu’elle avait elle-même connu avec Art-Cloche : les squats d’aujourd’hui n’étaient plus aussi sauvages (et violents) que ceux qu’elle avait pu connaître. Plus généralement, le discours de Pilar était particulièrement marqué par une distinction entre « un avant » et « un après », un « nous » et un « eux » : « Je dirais que ce n’était pas la même époque, nous étions, pour la plupart, des révoltés, des non conformistes, nous créions sans nous poser la question “Allons-nous vendre ?”. Nous n’avions pas des prix affichés ! » « C’est plus dangereux parce qu’on a vécu dans du danger. Moi j’ai vécu dans le vrai danger. Les squats pouvaient être squattés par des bandits. […] On est allé à la mairie, le maire de l’arrondissement venait nous voir et on défendait les lieux pour qu’ils soient artistiques. Mais évidemment ce n’était pas évident. C’est grâce à nous qu’ils ont eu ça. Mais c’est comme le féminisme : c’est parce que nous on a eu des discussions préalables (celles qui ont été dans la rue contre l’avortement, etc.) que maintenant les jeunes vous profitez de droits. » « Moi je savais qu’elle avait quelque chose [en parlant d’une de ses élèves]. Je l’avais eue en élève pendant 5 ans. Je lui avais dit : “faut que tu te lances !” Mais elle me disait : “comment je vais manger ?” Les jeunes n’ont pas la folie que nous on avait. » À travers ce premier entretien avec Pilar se profilaient les traits d’un « esprit Art-Cloche » : un esprit de liberté et de protestation dont Pilar semblait encore être marquée. Elle m’expliquait par exemple comment elle avait renoncé à un projet avec une mairie, car son service culturel n’acceptait pas toutes les conditions de Pilar, et tentait de modifier son projet : « J’ai vécu une expérience qui a marqué ma carrière. J’habitais à Saint-Ouen et j’étais impliquée dans la vie artistique de la ville. Un jour il y a eu un changement d’élu dans la culture et le projet que j’avais proposé, créer une biennale, a été soigneusement retiré et remplacé par un autre ! Bien sûr, moi, j’étais hors de ce projet ! J’ai parlé aux artistes de la ville leur proposant de boycotter ce projet, mais je me suis trouvée
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toute seule. Je ne voulais pas que cela reste dans les oubliettes, j’ai décidé d’envoyer une lettre aux élus de la ville en leur racontant ces changements et surtout que j’avais l’impression qu’on avait volé mon idée pour en faire une autre avec un autre nom. Je leur ai annoncé aussi que je ne participerai plus à aucun projet concernant la ville. J’étais fâchée pour du vrai ! » C’est à partir de cet entretien que je décidais d’orienter mon sujet vers les artistes d’Art-Cloche, et d’essayer de comprendre comment cette expérience collective dans l’un des premiers squats artistiques de Paris pouvait encore aujourd’hui diriger leur façon d’être artiste. Troisième étape : se poser des questions Se poser les mauvaises questions… La question que je me posais alors était de savoir si, comme semblait le suggérer l’entretien avec Pilar, l’expérience dans le collectif Art-Cloche peut encore avoir une incidence sur le discours et les pratiques des artistes qui l’ont vécue. En définitive, peut-on encore, plus de 30 ans après la fin du collectif (fin des années 80), identifier ces artistes comme des « anciens d’Art-Cloche » ? Cette question interroge nécessairement l’existence d’une « identité collective Art-Cloche », c’est-à-dire un ensemble de normes, représentations et pratiques partagées par les artistes qui ont participé au collectif. Faisons ici l’hypothèse que cette identité collective a effectivement existé et qu’elle se reflète aujourd’hui à travers le discours (sinon par les actes) de Pilar et de mes parents, qui peuvent associer à cette époque particulière un mode de vie et de pensée particulier, notamment basé autour des notions de liberté, d’autonomie de l’artiste vis-à-vis des institutions, et de vie en communauté. Une deuxième interrogation qui est suggérée par notre problématique est la question de la permanence de cette identité à travers le temps. La seconde hypothèse qui découle alors naturellement de la première est la suivante : si l’identité collective a effectivement existé, alors les artistes ont effectivement orienté leur choix en fonction des normes, représentations et pratiques collectives (comme lorsque Pilar décide d’abandonner un projet parce l’institution essaie de le modifier), de sorte qu’aujourd’hui la permanence de cette identité peut se matérialiser à travers différentes de leurs prises de décisions et donc leurs trajectoires. Il apparaîtra cependant assez rapidement que les hypothèses formulées en première instance se révèleront – très rapidement – être toutes deux erronées.
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… mais en être conscient D’une part, l’existence d’une identité collective d’Art-Cloche – qui pouvait être imaginée à travers la lecture des documents d’archives – est immédiatement remise en cause par les premiers entretiens et la révélation de véritables discordances dans la manière de concevoir le collectif Art-Cloche et donc de concevoir « l’identité Art-Cloche ». Nous verrons ainsi que la notion de « liberté de l’artiste », pilier de l’identité Art-Cloche, était également la cause de l’impossible entente entre les artistes, chacun pouvant établir sa propre définition de cette liberté. La deuxième hypothèse, de fait, s’invalidait donc d’elle-même, puisqu’elle était impliquée par la validation de la première. De plus, cette potentielle trajectoire commune des artistes d’Art-Cloche semblait, de fait, contredite par la grande hétérogénéité des activités et pratiques des artistes : la plupart ne travaillent plus en collectif, avaient changé d’activité depuis Art-Cloche, etc. Surtout, on pourra observer que pour la plupart d’entre eux, la notion « d’autonomie » vis-à-vis de l’institution se verra elle-même réajustée au cours de la progression des artistes. Paradoxalement pourtant, et ce malgré la rapide invalidation des hypothèses par le terrain, il nous fallut constater la permanence d’un regard critique envers les institutions, qui se manifestait sous différentes formes, en fonction de l’artiste : critique de l’intrusion des galeries (et des conventions qu’elles soutenaient) dans le travail des artistes, critique du comportement des autorités politiques, critique de l’indifférence des institutions artistiques. Cette permanence d’un discours commun suggère que, malgré des trajectoires très différentes et malgré l’impression des acteurs de s’être totalement distingués les uns des autres, ils gardent tout de même une position commune d’artistes marginaux. Cette tension entre individualisation perçue et généralisation effective sera l’un de nos axes majeurs explicatifs. Nous choisirons ici de faire évoluer nos hypothèses en même temps que notre développement. Il s’agira donc bien dans un premier temps, d’analyser les éléments qui conduisent à penser cette identité commune (Partie 1), avant d’évoquer ceux qui l’invalident (Partie 2). Nous verrons ensuite, dans les Parties 3 et 4, que malgré des trajectoires disparates (ce qui pourrait invalider une nouvelle fois l’hypothèse de départ), les artistes d’Art-Cloche tendent à conserver un même discours, traduisant une position commune d’« oubliés de l’Histoire », ou tout du moins, d’oubliés du monde de l’art.
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Quatrième étape : choisir un titre Le titre de ce mémoire fait directement référence à un poème écrit par Henri Schurder, l’un des artistes interrogés pour ce travail. Les oubliés de l’histoire4 raconte l’aventure d’une « poignée d’artistes fauchés » qui décidèrent de conquérir Paris et de révolutionner « l’art de la pratique artistique par le squat ». Et si le poème ne raconte pas la fin de l’histoire, on la devine assez bien à travers son intitulé. On peut cependant se demander ce à quoi fait référence cet oubli : par qui les artistes sont-ils oubliés ? Ou plutôt par qui auraient-ils pu être reconnus ? Car l’Histoire ne s’écrit pas toute seule. C’est ici qu’intervient la notion de « monde de l’art » inventée par Howard S. Becker et développée en 1982 dans Les mondes de l’art5 ; ouvrage qui nous servira de repère théorique tout au long de ce mémoire. Le principal apport du travail de H. S. Becker est de considérer l’activité artistique comme une activité collective : les artistes sont intégrés dans des réseaux où ils coopèrent avec d’autres acteurs du monde de l’art pour la production de l’œuvre et à la construction de sa valeur. À première vue, cela semble aller à l’encontre des représentations collectives de « l’artiste solitaire » travaillant seul dans son atelier. H. S. Becker nous rappelle cependant que même les activités les plus « individuelles » (peinture, poésie, etc.) nécessitent la coopération de l’artiste avec d’autres acteurs pour la diffusion, la vente de l’œuvre, etc. Un monde de l’art se compose ainsi « de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art ». Il serait pourtant illusoire de penser que l’ensemble des personnes qui constituent ce réseau soient placées sur un même pied d’égalité. En réalité, certains acteurs apparaissent comme plus légitimes que d’autres dans ce monde, car ils connaissent et maîtrisent les conventions qui y sont à l’œuvre. C’est ceux que H. S. Becker nomme les « professionnels intégrés » du monde de l’art : « La possession d’une culture professionnelle caractérise donc un groupe de praticiens qui utilisent certaines conventions pour exercer leur métier artistique. L’essentiel de ce qu’ils savent, ils l’acquièrent dans le cours de leur pratique quotidienne et, en règle générale, aucun des autres participants au monde de l’art n’a besoin des mêmes connaissances pour jouer son rôle. Ce savoir facilite l’exécution du travail, mais il n’est pas nécessaire de le posséder pour comprendre les œuvres ellesmêmes. Le groupe qui se définit par la connaissance de ces conventions peut être considéré comme le noyau du monde de l’art. » 4 Voir Suppléments. 5 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 2015.
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Précisons qu’il ne s’agit pas ici seulement de « connaissance » des conventions, mais également du respect de celles-ci. Et c’est en ce dernier point que les artistes d’Art-Cloche se distinguent du « noyau du monde de l’art » puisque, nous le verrons, la notion de « liberté de l’artiste » va en contradiction avec l’existence de certaines conventions que l’artiste devrait respecter. Dans ce travail, il s’agira notamment d’expliquer en quoi le positionnement d’Art-Cloche le ramène en marge de ce « noyau de l’art », et que malgré l’effritement de la radicalité de ce positionnement initial à travers le discours des individus et à travers le temps, les artistes d’Art-Cloche seront constamment rejetés de ce noyau. Ce rejet mettra en lumière non seulement l’existence d’une hiérarchisation, mais également de jeux de pouvoir à l’intérieur du monde de l’art6 – jeux de pouvoir par ailleurs parfaitement illustrés par le face à face visuel (et très symbolique) du collectif Art-Cloche (de son nom peint sur le sol) au noyau du monde de l’art (au bâtiment mythique du Centre Pompidou7). C’est ce rejet par le noyau du monde de l’art qui entraînera fatalement la délégitimation et la dévalorisation de leur travail, et qui empêchera son inscription dans « l’Histoire de l’art » dont les acteurs du noyau de l’art sont les producteurs légitimes. Précisons cependant que tout l’enjeu de ce travail de mémoire sera certes de comprendre les mécanismes sociaux qui conduisent à ce rejet, mais également et surtout, de prendre en compte l’analyse qu’en font les acteurs (les individualités) qui l’expérimentent. Ce choix épistémologique se réfère notamment (et surtout) aux travaux de Nathalie Heinich dans Ce que l’art fait à la sociologie8. Citons, pour mieux comprendre ce qu’elle y développe, un extrait des premières pages de son travail : « L’individuel opposé au collectif, le sujet au social, l’intériorité à l’extériorité, l’inné à l’acquis, le don naturel aux apprentissages culturels : le domaine de l’art est par excellence celui où s’affirment les valeurs contre lesquelles s’est constituées la sociologie. Deux solutions s’offrent alors au sociologue. La première consiste à rabattre son objet (l’art) dans les cadres épistémologiques de sa discipline (la sociologie), en montrant que l’art est, “en fait”, un phénomène collectif, habité par le social, pris dans l’extériorité des conditionnements, déterminé par des propriétés essentiellement acquises, enracinées dans une culture […]. La seconde solution est toute différente : elle consiste, non pas à procéder à l’inverse, comme le voudrait le paradigme esthète qui, subordonnant les cadres sociologiques 6 Ce qui nous permettra d’intégrer à notre analyse l’approche bourdieusienne en termes non plus de « mondes de l’art », mais de « champs » et donc de rapports de domination entre les acteurs qui évoluent dans un même champ ; approche notamment développée dans Les règles de l’art. 7 Photo provenant de la page de couverture d’un Faux Art-Press publié par le collectif Art-Cloche. 8 Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, Paradoxe, 1998.
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au sens commun, proclame l’irréductibilité de l’art au social ; mais à ouvrir les cadres de la discipline sociologique afin de prendre aussi pour objet l’art tel qu’il est vécu par les acteurs. Les représentations qu’ils s’en font – et que s’en font aussi, à l’occasion, les sociologues – ne sont plus dès lors ce contre quoi, mais ce à propos de quoi se constitue la vérité sociologique. » Cette tension entre individuel et collectif, que nous avons déjà évoquée lors de la présentation des hypothèses, prend ici tout son sens. Le choix du titre paraît d’autant plus justifié que sa construction suggère elle-même cette tension : le passage du singulier « Art-cloche » au pluriel « les oubliés » rappelle qu’un collectif d’artistes est avant tout un groupe « d’individus », en ce que l’artiste cherchera toujours à conserver sa singularité, sa liberté. Cette singularisation trouve cependant sa limite en ce que, quelle que soit la position de l’artiste (en collectif ou non), sa position au sein du monde de l’art restera la même : celle de l’artiste marginalisé, oublié. Comment cette tension est-elle vécue, aménagée par les individus ? La réponse demande, comme le suggère Nathalie Heinich, de ne plus simplement s’intéresser à leur position objective, mais aux représentations subjectives que les artistes se font de cette position. Si je n’utiliserai pas cet ouvrage9 en particulier de Nathalie Heinich dans mon développement, ma méthodologie en sera néanmoins fortement marquée et notamment visible dans la prise en compte et l’analyse quasi systématiques des discours des artistes et de leur « ressenti » (notamment dans le dernier chapitre). QUESTIONS MÉTHODOLOGIQUES Les entretiens comme matériau principal Ce n’est qu’avec la publication du rapport Lextrait en 2001 et l’intérêt de la sphère politique pour le milieu culturel alternatif, que le milieu scientifique semblera véritablement s’y intéresser également, ouvrant la voie à de nombreux travaux empiriques sur le rôle et l’impact de ces lieux dans les politiques urbaines10. Ainsi, si les enquêtes de terrain foisonnent sur le fonctionnement, les modes de gouvernance, les revendications des squats, friches et autres lieux alternatifs à partir des années 2000, il est a contrario très difficile, voire totalement impossible de trouver des études similaires pour les squats artistiques en activité dans les années 80 et 90. Il n’est pas rare que des études plus récentes fassent référence à ces « premiers » squats, notamment pour rétablir la paternité des squats artistiques actuels, ce qui nous permet tout du moins de rétablir un certain ordre chronologique entre les squats et de recontextualiser la naissance d’Art-Cloche. De manière plus générale, il n’existe que très peu d’études sur les « artistes marginaux » ou du moins ordinaires (dans 9 Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, Paradoxe, 1998. 10 Boris Grésillon, « Les « friches culturelles » et la ville », op. cit.
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le sens où ils ne sont pas reconnus). C’est ce que rappelle un article très pertinent de Marc Perrenoud et Géraldine Bois sur le sort réservé aux « artistes ordinaires » : « Tous les artistes étudiés dans ce numéro ont en commun de n’être ni riches (relativement au marché professionnel où ils exercent) ni célèbres. Ce ne sont ni des “stars”, ni de “grands” artistes, très reconnus et consacrés. Cette situation concerne la grande majorité des artistes et demeure pourtant peu étudiée. Cette sociologie de la banalité, qui s’intéresse au travail artistique y compris dans ce qu’il peut avoir d’ordinaire, n’a longtemps connu que peu de représentants. » Les travaux d’Howard S. Becker sur les musiciens de jazz font ainsi quasiment office d’exceptions dans les années 80. Nous verrons au cours du développement de nos hypothèses, que la question de l’inexistante mémoire sur le mouvement squat mobilise encore largement certains des artistes que j’ai pu interroger. J’ai été assez rapidement confrontée à cette absence de littérature lors de ma recherche. De sorte que la construction de ma problématique et de mes hypothèses de départ s’est principalement fondée sur le peu de matériau auquel j’avais alors accès concernant Art-Cloche : mon premier entretien avec Pilar, ainsi que quelques documents que mes parents avaient conservé (mais que nous n’avions pas pu retrouver tout de suite) de leur passage dans le collectif. Ce n’est qu’avec les rencontres avec les artistes d’Art-Cloche que j’ai pu, plus tard, récolter de nouveaux documents inédits et refaçonner mes hypothèses. Cependant, les documents archivés par les membres du collectif Art-Cloche sont principalement des documents produits par le collectif lui-même et, pour la majorité d’entre eux, produits après les années d’activité d’Art-Cloche dans une optique de restauration de la mémoire. L’origine, ainsi que la date de création de ces documents poseront problème, nous le verrons plus tard, pour la fiabilité et l’objectivité de l’information. Le principal matériau de ce mémoire a donc été, par nécessité puis par conviction, les entretiens avec les artistes. Construction de la grille d’entretien Dans les conditions qui ont accompagné mes débuts de recherche, faute d’informations sur les artistes d’Art-Cloche, la grille d’entretien n’a pu se construire qu’avec beaucoup de tâtonnement, au fil des entretiens. Mon deuxième entretien avec Pilar m’a servi de test pour une première grille d’entretien dans laquelle mes questions tournaient principalement autour de ce qu’avait été Art-Cloche et de son travail aujourd’hui. Je décidais ensuite pour mon troisième entretien d’intégrer davantage de questions concernant la trajectoire des artistes et l’explication qu’ils pouvaient développer pour donner sens à leur trajectoire.
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INTRODUCTION
Ma grille d’entretien finale11 était composée de 5 thématiques : « ce qu’était Art-Cloche », « le lien des artistes avec Art-Cloche », « l’influence potentielle de cette expérience sur la suite de leur carrière », « leur activité artistique aujourd’hui » et enfin « leur trajectoire ». Pour chaque thématique, je prévoyais une dizaine de questions, que je posais en fonction du cours de l’entretien. Tout en essayant de suivre le cours du questionnaire, je m’attachais cependant avant tout à pousser les artistes à développer les points sur lesquels ils semblaient les plus à l’aise et à même de développer leur propos. Le croisement des données a pu à ce titre poser quelques problèmes puisque les artistes n’abordaient pas toutes les thématiques de manière proportionnelle. En réalité, l’orientation volontaire (ou involontaire) qu’ils donnaient à leur entretien, par préférence d’une thématique ou rejet d’une autre, en disait parfois plus elle-même que leurs réponses à mes questions. Les entretiens Mes parents se souvenaient de certains noms d’artistes qu’ils avaient fréquentés, mais la plupart étaient introuvables sur internet (soit parce qu’ils avaient arrêté leur activité artistique, soit parce qu’à l’époque d’Art-Cloche ils utilisaient des pseudonymes). J’ai tout de même réussi à recontacter Pilar, puis un autre artiste du nom de Bocal que mes parents avaient connu. C’est ensuite grâce à leurs réseaux respectifs que j’ai réussi à contacter d’autres artistes, même si, généralement, ces derniers n’étaient pas véritablement restés en contact les uns avec les autres. J’ai finalement pu m’entretenir avec huit personnes, dont les profils étaient particulièrement hétéroclites. Mon premier entretien a donc été celui avec Pilar. Je l’ai rencontrée à Paris où elle exposait dans le 59 rue Rivoli. À cette occasion nous n’avions qu’un peu discuté, de manière assez informelle, sur ses années Art-Cloche. Je l’ai donc recontactée plus tard avec une nouvelle grille d’entretien, et cette fois-ci par téléphone. Nous nous sommes enfin revues une dernière fois, à Paris, et j’avais complété mes deux précédents entretiens avec les nouvelles questions que j’avais introduits dans ma grille entre-temps. Ces échanges répétés avec Pilar m’ont permis d’élaborer puis perfectionner ma grille, mais aussi de comprendre comment me positionner en tant que chercheuse et « fille d’amis ». Je craignais en effet de ne pas être prise au sérieux pour mon travail de recherche. Il apparut au contraire (et cela fut confirmé par les entretiens qui suivirent), que les artistes prenaient véritablement l’entretien au sérieux et surtout, qu’ils avaient énormément de choses à me raconter sur leur participation au collectif ou plus généralement au mouvement squat. Les trois entretiens accumulés ont duré approximativement deux heures et demie. Le second entretien a été mené auprès de Luis Pasina, dont Bocal m’avait donné le contact. Luis Pasina est aujourd’hui directeur du Théâtre de Verre, un « espace d’art 11 Voir Suppléments.
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INTRODUCTION
pluridisciplinaire » en friche au cœur de Paris (là où nous nous sommes rencontrés pour l’entretien). À la différence des autres artistes interrogés, il n’a pas réellement participé au collectif Art-Cloche à proprement parler, mais a collaboré avec certains d’artistes d’Art-Cloche et a pu exposer dans les lieux du collectif. Il était intéressant d’avoir son témoignage, car il est l’un des rares artistes de cette époque à avoir connu et fréquenté les squats aussi longtemps, ce qui nous permettra notamment de resituer Art-Cloche dans son contexte. Ma mère était présente lors de l’entretien. Ses quelques interventions ont permis de développer des détails intéressants sur le point de vue artistique, que je ne maîtrisais pas forcément, faute d’expérience. Ce second entretien dura environ deux heures. Le troisième entretien a été mené auprès de Bocal, aujourd’hui directeur artistique du collectif Les grandes personnes, qui crée des spectacles de rue avec des sculptures, des objets et des marionnettes géantes. Nous nous sommes donné rendez-vous dans le lieu où travaillait le collectif : un immense hangar où cohabitaient et travaillaient des personnes de différentes associations, différents projets, différentes activités. L’entretien avec Bocal dura à peu près trois heures. Son discours m’étonna par ses réflexions particulièrement éclairées sur les phénomènes de société qui avaient accompagné le mouvement squat (qu’il avait pu suivre un temps). Contrairement à Luis Pasina, Bocal avait bien été intégré dans le collectif Art-Cloche. Ma mère fut également présente lors de l’entretien, mais n’est intervenue que peu de fois. Il fut toutefois assez intéressant de remarquer que tous deux avaient des références communes, des personnages ou des évènements qui avaient marqué leur mémoire, et dont ils pouvaient encore se souvenir avec beaucoup de détails. Le quatrième entretien eut lieu chez Jean Starck, dans son atelier d’artiste à Évry, où il avait archivé des œuvres, mais aussi des documents « Art-Cloche ». Par rapport aux trois entretiens que je venais d’avoir, le discours de Jean Starck était particulièrement marqué par des références à des courants artistiques, les origines esthétiques d’Art-Cloche et plus largement sur l’Histoire de l’art. Nous verrons plus tard en quoi ce discours très orienté vers des références esthétiques est révélateur d’un positionnement particulier au sein d’Art-Cloche, typique des artistes qui ont vu naître le collectif et qui aujourd’hui encore s’occupent d’en rétablir la mémoire. Notre entrevue dura à peu près deux heures. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de beaucoup aborder son activité actuelle avec Jean Starck. Mon cinquième entretien avec Elco eut lieu à mon retour de Paris. N’habitant qu’à quelques minutes de chez moi, nous l’avions invité pour l’entretien. Il est le seul des artistes que j’ai interrogé à ne pas être resté vivre à Paris, mais à s’être installé dans le sud de la France, où il travaille seul dans un appartement-atelier. Notre entretien, qui a lui aussi duré près de deux heures se révéla particulièrement intéressant et complet puisqu’Elco avait pu lire
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ma grille de questions avant que l’entretien ne commence, de sorte qu’il s’orientait parfois tout seul vers les questions que je m’apprêtais à lui poser. Elco dit n’avoir fréquenté le collectif que par intermittence, tout en fréquentant d’autres collectifs. Au cours de mes recherches sur les archives documentaires, je découvrais néanmoins qu’il avait été « rédacteur en chef » de la « revue Art-Cloche » qui sera publiée dès 1989, après la fermeture de la dernière base d’Art-Cloche. Mes deux derniers entretiens se déroulèrent par téléphone. Lolochka et Henri Schurder se sont connus à Art-Cloche et vivent ensemble depuis cette époque. Mon entretien avec Lolochka dura environ une heure et demie et fut particulièrement touchant par la lucidité qu’elle exprimait sur sa situation actuelle, parfois avec beaucoup d’ironie et d’humour. J’eus quelques jours plus tard mon dernier entretien avec Henri Schurder. Celui-ci dura environ une heure et quart, le plus court de tous. Je pense qu’à ce moment-là, j’en savais suffisamment sur le collectif pour ne lui poser des questions que sur sa trajectoire personnelle et son activité actuelle. Je ne ciblais plus que les questions pour lesquelles je n’avais pas obtenu suffisamment de réponses. De plus, les entretiens téléphoniques ne permettent pas de relancer la personne autrement que par la voix (je suis très expressive lorsque j’interroge les personnes en face à face), de sorte que parfois je pouvais peutêtre ne pas avoir l’air suffisamment impliquée dans l’entretien. Le huitième entretien (premier chronologiquement) est celui avec Gaspard Delanoë dont j’ai déjà raconté le déroulement au cours de l’introduction. J’ai décidé de ne pas interroger mes parents parce qu’il me semblait trop difficile de garder une posture de neutralité face à eux. De plus, leur profil correspondait trop peu avec celui des autres artistes du corpus, puisqu’eux avaient arrêté depuis bien longtemps déjà leur activité artistique. Il serait malhonnête de prétendre que j’ai été totalement sourde à leurs réflexions, au contraire : j’évitais la plupart du temps de les interroger, mais lorsqu’ils abordaient le sujet, cela me permettait de vérifier certaines informations que j’avais collectées. La présence de ma mère lors de certaines visites aux artistes fait également pleinement partie de mon travail d’observation : je pouvais alors observer leurs retrouvailles et constater les premiers souvenirs abordés, etc. J’ai eu la chance, malgré moi – car je n’ai pas particulièrement sélectionné les artistes que j’allais interroger – de former en définitive un corpus d’artistes assez hétérogène, dont les pratiques et représentations dans Art-Cloche étaient suffisamment différentes pour me permettre d’invalider plus tard la thèse d’une identité collective forte. J’imagine que sans l’intermédiaire de mes parents et ma position un peu singulière je n’aurais pu interroger que les artistes les plus visibles d’Art-Cloche, ceux qui se présentent encore en tant que tels sur internet par exemple, et dont finalement les parcours et pratiques sont à peu
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près similaires. Certaines personnes que j’ai interrogées ne sont en effet que difficilement assimilables au mouvement encore aujourd’hui, car ils n’incluent pas forcément leur expérience dans Art-Cloche à leur « présentation d’artiste ». J’ai également pu constater, et ceci bien que mon père m’ait prévenu que les artistes « n’aimaient pas les journalistes et les questions », que les artistes étaient au contraire particulièrement bienveillants envers ma posture de chercheuse et semblaient très contents de me raconter leurs histoires, parfois avec beaucoup de confiance et de complicité. La longueur des entretiens ne reflète que l’excellent déroulement de ces derniers. L’analyse des entretiens Concluons cette introduction par un débat sur les « entretiens biographiques » qui a animé le monde scientifique et qui est particulièrement intéressant en ce qui concerne notre sujet, puisque les personnes interrogées au cours de ce travail de mémoire ont dû répondre à des questions qui faisaient référence à un intervalle temporel relativement long ; et que parfois aussi je les ai consciemment amenées à me révéler les logiques qu’elles appliquaient à leurs propres trajectoires. Dans L’illusion biographique, Pierre Bourdieu dénonce la pratique de ce qu’il appelle « l’entretien biographique » et le traitement qui en est généralement fait. Il rappelle qu’on ne peut pas identifier les déterminants d’une trajectoire à travers le seul discours de l’acteur en question, bien que ce dernier parvienne à travers son récit et tant bien que mal (malgré les oublis, les confusions chronologiques) à structurer les éléments de sa vie avec cohérence. Cependant il ne condamne pas totalement l’utilisation scientifique des « récits de vie », mais rappelle les conditions qui permettent son bon traitement scientifique : « C’est dire qu’on ne peut comprendre une trajectoire (c’est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu’il l’accompagne inévitablement, est indépendant du vieillissement biologique) qu’à condition d’avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée, donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré — au moins, dans un certain nombre d’états pertinents du champ — à l’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontés au même espace des possibles. Cette construction préalable est aussi la condition de toute évaluation rigoureuse de ce que l’on peut appeler la surface sociale, comme description rigoureuse de la personnalité désignée par le nom propre, c’està-dire l’ensemble des positions simultanément occupées à un moment donné du temps par une individualité biologique socialement instituée agissant comme support d’un ensemble d’attributs et d’attributions propres à lui permettre d’intervenir
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comme agent efficient dans différents champs12. » Nous tenterons ainsi lors de notre développement de confronter tant que possible, les logiques défendues par les discours des acteurs et les logiques de champ dans lesquelles ces trajectoires s’intègrent effectivement ; logiques sociales dont les acteurs n’ont pas forcément conscience. Il n’y aurait cependant pas de débat sans une réponse ; en l’occurrence, celle de Nathalie Heinich. Dans En finir avec l’illusion biographique, Nathalie Heinich dénonce la virulence avec laquelle P. Bourdieu avait pu dénoncer la naïveté des sociologues qui utilisaient le récit de vie en tant que matériau scientifique. Elle lui oppose au contraire la naïveté de croire que le discours d’un acteur peut effectivement prendre en compte toutes les logiques qui dirigent ses actions : « À naïf, qui “croit” à la transparence du discours, naïf et demi : celui qui croit, comme Bourdieu, qu’un “bon” discours serait un discours transparent à la réalité qu’il vise. » Elle rappelle également l’intérêt d’utiliser ce discours « illusionné » des acteurs : « Ici, la principale confusion porte sur le fait que dans une perspective explicative et objectiviste, le récit biographique n’est qu’un outil, faute de mieux, pour atteindre la réalité à laquelle il réfère tout en la déformant ; alors que dans une perspective compréhensive (qui ne serait subjectiviste, soit dit en passant, qu’à condition de s’exonérer de toute comparaison entre les différentes expériences, et de toute tentative pour dégager la structuration de l’espace des possibles telle qu’elle s’offre aux acteurs), ce récit fait partie de la matière même de l’investigation : non pas seulement ce qui permet de comprendre, mais aussi ce qui doit être compris13. » Et si, dans leurs formes, ces deux perspectives semblent s’opposer, elles sont en réalité très complémentaires et nous orienterons toutes deux également dans l’analyse que nous ferons des discours des artistes : expliquer par le collectif, mais ne pas oublier de comprendre par l’individuel.
12 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, vol. 62, no 1, p. 69‑72, doi:10.3406/arss.1986.2317. 13 Nathalie Heinich, « Pour en finir avec l’“illusion biographique” », L’Homme, 10 novembre 2010, no 195‑196, p. 421‑430, doi:10.4000/lhomme.22560.
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Qui est Art-Cloche ?
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« L’étranger et seulement lui est ici chez lui L’ART CLOCHE EST COMPOSÉ D’INDIVIDUS RADICALEMENT ÉTRANGERS LES UNS AUX/LES AUTRES c’est ce qui fait leur CHARME14. » « Qui est Art-Cloche ? » Cette question interroge à la fois la composition sociale du groupe Art-Cloche, et l’identité collective qui y est produite. Comme le suggère le court poème de Lolochka qui ouvre cette première partie, Art-Cloche est composé « d’individus radicalement étrangers ». Mais la simple existence et utilisation du nom (ou de l’étiquette, c’est selon) « Art-Cloche », suggère aussi paradoxalement que ces individus radicalement différents, en répondant tous sous un même nom, acceptent de renoncer à leur identité personnelle (et leur nom propre) pour faire exister une identité collective (et le nom « Art-Cloche ») ; et acceptent finalement de se rendre anonymes. Ici, il n’est pourtant guère question d’anonymisation : la diversité des individus composant le collectif est pleinement revendiquée et intégrée dans l’identité collective (le poème de Lolochka n’est pas le poème d’une artiste dissidente, mais a été publié dans les premières pages du faux Artpress, et sert de référence pour décrire « l’art-clochien »). Nous le verrons, Art-Cloche aime jouer avec ses paradoxes, et ceux de la société : cet exercice occupe d’ailleurs une place centrale dans la définition de l’esthétique « Art-Cloche ». L’intérêt de cette première partie sera de comprendre comment la structure sociale du collectif Art-Cloche, hétérogène et en constante évolution, a été compatible avec une dynamique et identité (relativement stable) collective permettant de faire connaître le groupe.
14 Extrait d’un poème de Lolochka publié dans le faux Artpress, Collectif Art-Cloche, revue Art-Cloche, Galerie Monti Curi, 1988, no 1-Éléments pour une rétrospective.
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CHAPITRE
1
Les trois temps d’Art-Cloche : évolution historique et sociale du collectif SCIENCES-PO-SOLTNER-interieur_LIBEL_OKBR.indd 26
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PARTIE 1 | QUI EST ART-CLOCHE ?
Dans ce premier chapitre, nous nous intéresserons particulièrement à la composition sociale d’AC15, et aux motivations de ces occupants-participants (car nous le verrons, Art-Cloche est avant tout un lieu). Cette première partie nous donnera l’occasion de donner quelques précisions historiques sur l’évolution du collectif en revenant par occurrence sur les trois périodes d’AC identifiées par plusieurs des acteurs interrogés ; ici par exemple et très clairement, par Bocal : « Art-Cloche pour moi il y a 3 époques. Il y a l’époque de la rue d’Arcueil où c’était vraiment un squat avec des clochards et tout ça. Puis après tu as l’époque du musée AC, rue d’Oran, qui avait été repéré par Ody Saban il me semble. Et puis la 3e époque c’est après, c’est celle de la galerie Monti-Curi et du Bar-Cloche… » Précisons tout de suite que ce découpage se base essentiellement sur des changements de lieux d’occupation du collectif, mais que les continuités et ruptures concernant les aspects sociaux, culturels, etc. ne suivent pas systématiquement cette construction mentale. Nous nous en servirons dans cette première partie afin de simplifier la lecture historique du mouvement, mais nous reviendrons sur l’évolution de certains objets (motivations économiques ou idéologiques des squatteurs, etc.) qui ne suivent pas cette logique.16 À L’ORIGINE D’ART-CLOCHE : CLOCHE-ART La cohabitation clochards-artistes « Cloche-Art », le premier nom d’Art-Cloche, faisait référence aux clochards qui fréquentaient le lieu avant et pendant l’arrivée des artistes en 1981, au 6 rue d’Arcueil, dans un ancien entrepôt de bombes de la Seconde Guerre mondiale qui devint la première « base » d’Art-Cloche. Ce premier temps d’Art-Cloche sera effectivement marqué par cette cohabitation avec les « clochards » au point de donner son nom au collectif. Certains des premiers artistes du collectif ont déjà connu la pratique du squat artistique. C’est le cas d’Henri Schurder qui a connu le Jean Moulin, « premier squat parisien autodéfini comme artistique dont se souvient la « mémoire collective »17. Le rejoindront rue d’Arcueil, Jean Starck et Nicolas Pawlowski qui deviendront avec Henri Schurder les trois fondateurs historiques d’Art-Cloche. 15 Nous simplifierons par moments l’écriture d’Art-Cloche sous le sigle « AC ». 16 Pour une chronologie détaillée de l’évolution du collectif, se référer à celle proposée en fin d’ouvrage, provenant du faux Artpress publié par le collectif en 1988. 17 Frédérique Dorlin-Oberland, Squats d’artistes, perspectives d’un mode d’action. Usages et politiques, mémoire de DEA en sociologie politique, sous la direction de I. Sommier, Paris, Université Paris 1, 2002. Le travail universitaire de Frédérique Dorlin-Oberland regroupe certaines informations concernant les premiers squats artistiques parisiens qui sont très difficiles à trouver (il disposait par exemple du livre de Monti que je n’ai pas réussi à me procurer). Dorlin-Oberland évoque dans son travail la difficulté qu’il a d’ailleurs eue à regrouper des informations sur un mouvement « qui n’a pas de mémoire ».
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PARTIE 1 | QUI EST ART-CLOCHE ?
Si tous les artistes interrogés n’ont pas fréquenté cette première base et n’ont pas connu cette cohabitation avec les « sans-abris de la rue d’Arcueil », tous sont néanmoins capables d’y faire référence, souvent avec amusement. La figure du clochard fait partie de la mythologie d’Art-Cloche. De nombreuses références y sont faites dans le faux Artpress18 édité par le collectif en 1988. On retrouve par exemple plusieurs collages exposant « le colonel Pon-Pon », personnage mythique dont parlera Lolochka lors de notre entretien : « C’est un peu l’idée d’AC d’ailleurs : c’était né rue d’Arcueil, il y avait un vrai chiffonnier, un ancien, pas le SDF avec son portable comme on voit aujourd’hui, mais le chiffonnier quoi, une personne qui vivait d’ailleurs de manière invraisemblable, au 6 rue d’Arcueil, dans une petite maison. Il y avait une pièce, pardonnez-moi, où il petit-déjeunait et il faisait ses besoins journalièrement. » L’étonnement de Lolochka devant ce mode de vie marginal reflète la distance qui pouvait séparer certains artistes des clochards. Henri Schurder précise que, malgré cette distance, la cohabitation entre les deux groupes se passait généralement bien : « Eh oui, parce qu’au début, Art-Cloche c’était plutôt des clochards et des artistes ; et donc c’était tout à fait différent que lorsque c’est seulement des artistes. Il se trouve que quand c’est les deux, les clochards ils disaient : “Vous faites chier, rien à foutre de tout ça.” Mais la communication se faisait bien parce que justement ils apportaient aussi quelque chose. Par exemple quand nous on faisait une exposition, ben là ils se pomponnaient un petit peu. Et puis, ils aimaient bien faire les guides, faire visiter aux gens, les orienter, ils participaient… Mais bon, ils aimaient bien aussi être tout seuls, tranquilles, et ils picolaient ensemble quoi. Et donc la communication se faisait bien. » À côté du poème de Lolochka, sur la page dédiée à la description du personnage de « l’Art-Clochien », un court texte de Braconnard décrit le membre d’Art-Cloche comme un hybride entre l’artiste et le clochard : « Un Art-Clochien commence à savoir tout sur tout, mais finit par ne savoir rien sur rien et ceci est dû en ce qui le concerne à la fréquentation des artistes et des clochards. » On peut ici faire un parallèle entre l’évolution évoquée par Braconnard et la notion « d’effet de lieu » développée par Pierre Bourdieu dans La misère du monde19 : le partage d’un même espace par des groupes sociaux différents peut contribuer à forger des représentations communes et conduire à une homogénéisation sociale. Ainsi l’identité de l’Art-Clo18 Collectif Art-Cloche, revue Art-Cloche, op. cit. 19 Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, Points Essais, n˚ 569, 2007.
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PARTIE 1 | QUI EST ART-CLOCHE ?
chien serait modifiée par sa cohabitation avec les autres groupes sociaux fréquentant les squats (sans-abris ou autres). Il faut cependant apporter quelques nuances à cette hypothèse d’homogénéisation : la première étant qu’au fil des années d’existence d’AC et des lieux occupés par le collectif, l’endroit s’est progressivement homogénéisé socialement certes, mais davantage par la disparition ou l’éloignement des autres catégories sociales que par une réunion de celles-ci. Par exemple, la seconde base rue d’Oran est devenue un espace quasi-exclusivement dédié à la pratique artistique avec la création du « musée Art-Cloche ». Bien que l’ouverture sociale ait toujours été revendiquée et soutenue par une partie des artistes d’Art-Cloche20 et que l’espace soit généralement resté ouvert aux visites, les artistes disposaient tout de même d’une clé pour fermer les locaux et réguler l’accès aux espaces du collectif, comme le rappelle ici Pilar : « En fait Art-Cloche, le premier (emplacement) dans le 18e arrondissement, dans l’usine Citroën, il n’y avait pas que des artistes. À côté, il y avait beaucoup d’Africains, et on accueillait des enfants de la rue et quelques clochards. Mais c’était fermé, on ouvrait pour eux, on les accueillait. » Deuxième nuance à apporter : la plupart des artistes du collectif ne considéraient pas le squat comme un espace d’habitation, mais plutôt comme un espace de travail. Le partage de l’espace avec les autres utilisateurs ne se faisait ainsi ni pour les mêmes raisons, ni avec la même régularité. Un espace de travail avant tout La plupart des artistes que j’ai pu interroger relient leur entrée dans Art-Cloche (dans la première « base » ou celles qui ont suivies) à la recherche d’un espace de travail. Une recherche dont se souvient ici Lolochka : « Et on cherchait un atelier, parce qu’on avait perdu la boutique, on ne pouvait pas continuer de payer. » Pilar : « On m’a parlé d’un endroit où je pouvais avoir de l’espace, et moi j’étais en train de faire de grandes palissades et j’avais un atelier de 16 mètres carrés… » Ou encore Bocal : « J’avais rencontré Valérie, elle montait un spectacle de danse autour de l’homme et du taureau, et elle m’avait demandé de faire la scénographie, j’étais très jeune, j’avais 22 ans. Et j’avais besoin d’un lieu pour faire ça, du coup on a ouvert Boinod. » On peut relier l’émergence des squats comme solution pour les artistes en recherche de lieu de création à la désindustrialisation progressive de la ville de Paris, qui a eu pour 20 Ma mère donnait par exemple des cours de danse aux « Africaines du quartier ». Un autre artiste du collectif, Strubel, militait pour accueillir des sans-abris et des immigrés sur les lieux collectifs.
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PARTIE 1 | QUI EST ART-CLOCHE ?
conséquence l’apparition de nombreux espaces en friche au centre de la capitale et dont le potentiel d’habitation ou d’activité n’a pas tout de suite été exploité par les autorités publiques et les acteurs privés qui disposaient de bâtiments. Cette situation politico-économique singulière sera notamment évoquée par Bocal et Pasina dans leur entretien : « Le squat artistique correspond à une réalité sociologique particulière qui est la fin de l’artisanat. L’espace dont a besoin un artisan pour travailler, c’est le même dont a besoin un peintre. Tant qu’il y avait une activité artisanale forte, les espaces étaient occupés. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, car on ne peut pratiquement plus vivre de l’artisanat en France. » « […] il y avait beaucoup de friches à cette époque, parce que Paris vidait les ateliers et les petites usines, et cherchait de plus en plus à devenir une ville dortoir : tout ce tissu d’artisans, des quartiers vraiment populaires, vont disparaître dans les années 60-70, et dans les années 90 il n’y avait vraiment quasiment plus rien.” » Comparativement aux autres solutions qui étaient alors proposées aux artistes (espaces privés très couteux ou bien résidences d’artistes), le squat présente deux avantages majeurs : la gratuité et l’absence de barrière à l’entrée. Lors de son entretien, Pilar est revenue sur l’impossibilité pour elle d’accéder aux ateliers proposés par la ville, ainsi que sur sa première rencontre avec le collectif Art-Cloche et la facilité avec laquelle elle a pu l’intégrer : « Les ateliers (privés) étaient donnés à des artistes qui étaient presque connus déjà. Pour avoir un atelier, il fallait un bon dossier […] » « […] (dans le squat AC) “bienvenue mademoiselle”. Et puis après Jean Starck me dit : “ben écoute si tu n’as pas peur tu peux t’installer dans la grande mezzanine” et j’ai dit : “la grande mezzanine là-haut”, il me dit “oui, c’est pour toi, tu la nettoies et tu la prends”, ça faisait environ 300 mètres carrés (rires). Alors c’est parti ! Je suis venue avec tout mon matos et j’ai commencé à vivre un petit peu avec des fous. » Le squat était donc avant tout un espace dédié à l’activité artistique. La majeure partie des artistes interrogés disposaient d’un « pied-à-terre » qui leur permettait de ne pas vivre sur place, même si cela ne les empêchait pas, occasionnellement, de dormir dans les lieux collectifs ; et plus généralement, d’y passer une grande partie de leur temps. Le travail d’artiste n’étant pas régulé par des jours et des horaires de travail fixes, l’hypothèse d’un parfait cloisonnement entre espace de travail et espace d’habitation n’est donc pas valable ici, même si la disponibilité d’un habitat auxiliaire leur permettait de ne pas être pleinement dépendants des lieux collectifs. Les artistes oscillaient, avec plus au moins de régularité, entre les espaces collectifs et des espaces personnels.
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Cet ouvrage est publié dans le cadre du Prix du Mémoire de Sciences Po Lyon. Le texte est issu du travail rédigé par Yonna Soltner en Master 1 « Relations Internationales Contemporaines » sous la direction de Max Sanier et soutenu le 3 septembre 2018.
ÉDITION Libel, Lyon www.editions-libel.fr
CONCEPTION GRAPHIQUE Frédéric Mille
ILLUSTRATIONS Pages 2-3 : Installation Art-Cloche Beaubourg Pages 38-39 : Collage Les artistes d’ArtCloche (p. 20-21 du faux Artpress) Page 46 : Jeu d’échecs géant de Lolochka Page 175 : Peintre français attendant le succès, Schurder Page 176 : Que le succès attende je suis occupé, Schurder
PHOTOGRAVURE Résolution HD IMPRESSION Imprimerie Corlet Dépôt légal : mars 2020 ISBN : 978-2-917659-91-5
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15,00 € TTC
WWW.EDITIONS-LIBEL.FR ISBN : 978-2-917659-91-5 DÉPÔT LÉGAL : MARS 2020
Art-Cloche : les oubliés de l’Histoire ? Ce que la trajectoire des anciens d’Art-Cloche nous dit sur le fonctionnement du monde de l’art Yonna Soltner
COLLECTION | SCIENCES PO LYON
Yonna Soltner COLLECTION | SCIENCES PO LYON
Art-Cloche : les oubliés de l’Histoire ?
Ce livre retrace l’histoire du collectif artistique Art-Cloche. Il explicite le positionnement du collectif en marge de ce que Becker appelle le « noyau du monde de l’art ». Au travers du discours des artistes d’Art-Cloche, il montre que, malgré l’effritement progressif de la radicalité de ce positionnement initial, ils ont été constamment écartés de ce noyau. Ce rejet met en lumière non seulement l’existence d’une hiérarchisation, mais également de jeux de pouvoir à l’intérieur du monde de l’art, dont les artistes marginalisés ressortent généralement perdants : délégitimés ou dévalorisés par les acteurs du noyau de l’art, leurs travaux peinent à s’inscrire dans « l’Histoire de l’art », au risque de finir oubliés.