DIRE LA PRISONBERTRAND GAUDILLÈRE & CLARA GRISOT
Parler du temps, parler de la prison, mais comment ?
Le désespoir, la dure réalité des hommes incapables de se nourrir de la moisson de la vie suffisent à en laisser plus d’un sans voix.
Ce livre naît du parti pris suivant : les prisonniers partagent, quel que soit leur lieu d’incarcération, la durée de leur peine, leur genre, leur âge, leurs conditions matérielles de détention ou leur pays d’enfermement, une expérience commune. Celle de l’altération des sens par la privation prolongée de liberté.
Dans cette perspective, Bertrand Gaudillère a entretenu une correspondance photographique avec une douzaine de personnes détenues à travers le monde. Avec Prison Insider, ils ont mis en place un dispositif inédit : pendant un an, une fois par mois, ces prisonnières et prisonniers que tout sépare ont reçu une image du photographe. Toutes étaient évocatrices de l’ouïe, de la vue, du toucher, de l’odorat, du goût et, pour faire bonne mesure, du temps et de l’espace. Douze au total, chacune accompagnée d’une légende qui esquissait des éléments de contexte, des réflexions du photographe, les premiers mots d’un échange. Les personnes détenues avaient reçu pour consigne de réagir à ce courrier par un texte libre. Les réponses ont été traduites et publiées sur le site de Prison Insider. De cette aventure naît ce livre.
Cet ouvrage propose un dialogue entre photographie, récit, information, témoignage et graphisme. Le travail du graphiste Yannick Bailly invite le lecteur à plonger dans la sensorialité et réfléchir à ce que sont la liberté et l’enfermement. Des photographies en noir et blanc ponctuent l’ouvrage. Toutes racontent une histoire qui fait écho à la captivité, sa violence, la solitude, la promiscuité… et ses pendants : la liberté, la douceur, le lien, l’espace. Ces photographies sont issues des travaux de Bertrand Gaudillère, revisités sous l’angle des sens. Autour de l’univers des sensations, des interventions graphiques à même de résonner avec les textes écrits par les personnes détenues rythment, étouffent, suspendent la lecture le temps d’une contemplation sur ce que peut être l’ouïe, le goût, la vue, le temps… Ce sont des enveloppes, des cartes, des copies d’e-mails, des papiers reçus, comme autant de témoins de ce qui peut s’échanger entre le dedans et le dehors.
Le livre compte douze chapitres qui se composent comme suit :
- Une image en couleurs accompagnée de sa légende ;
- Un texte choral issu de l’agencement des réponses des personnes détenues ;
- Des données sur les conditions de détention ;
- Des images en noir et blanc qui rebondissent, dialoguent, poétisent ou explicitent les mots du texte choral ou ceux des données ;
- Les réponses des personnes détenues dans leur intégralité.
La technique d’écriture du texte choral vise à unir plusieurs paroles en une. Les réponses des personnes détenues ont été agencées, bribe par bribe, pour composer un récit unique. Les mots écrits par différentes personnes s’entremêlent et voici que leurs voix n’en font plus qu’une, forte et fragile à la fois. Un vertige des mots qui tente d’esquisser ce que fait la prison. Toutes les réponses originales sont publiées à la fin de chaque chapitre (pages noires).
Prison Insider, par la plume de Clara Grisot, propose douze tableaux sur la prison contemporaine. Toutes ces données disent, en peu de mots et sans jargon, les maux actuels de la prison : la santé mentale, la surpopulation, la peine à perpétuité, la torture… Ces informations datent toutes du xxie siècle, sauf mention contraire. L’intimité de ces personnes détenues jouxte ainsi des constats, des faits, afin que soient exposées les réalités de l’emprisonnement, ce panorama dont chacune d’entre elles fait partie.
InsideOutside est un ouvrage résolument collectif que tant de choses auraient pu entraver. Il place, en son cœur, les individus dont les mots sont si souvent tus. Ils disent ici ce que tant d’autres pourraient dire ou ont tenté de dire avant eux.
Cette photo pour ouvrir la correspondance,
pour dire, ou plutôt montrer qui je suis… Immobile face à cette fenêtre, figé comme si le temps s’était arrêté, à l’image de la pendule sans aiguille à laquelle je tourne le dos, je plonge mon regard vers la lumière de l’extérieur. J’ai ce luxe de pouvoir regarder dehors, voir la vie suivre son cours dans les soubresauts d’une année qui se termine, j’ai ce luxe de courir ou de m’arrêter, de jouer avec les heures, de les occuper, de les perdre ou de simplement les voir filer…
le 25/01/2018
Prison Insider vous invite à répondre aux questionnements de Bertrand Gaudillère. Comment ressentez-vous le temps qui passe ? Comment l’expérience de l’enfermement peut-elle changer votre perception des secondes, des mois ou des années ?
Le temps n’a plus d’importance parce que je suis là pour encore longtemps. En six ans, j’ai constaté les rides naissantes sur mon visage, stigmates de mon incarcération et du temps qui passe. En prison, le temps semble immuable, plus on se débat contre lui et plus on se noie. La promesse de l’oubli est une illusion à laquelle on s’accroche néanmoins, un geste instinctif de préservation, presque animal, après tout ne sommes-nous pas en cage ?
Je me souviens qu’enfant, de temps en temps, j’allais avec mes parents au zoo. Voir les animaux enfermés me faisait de la peine. Privés de leur liberté de mouvement, certains semblaient vouloir désespérément sortir, tandis que le regard d’autres était perdu dans le vide ou qu’ils semblaient endormis. Quelle ironie : le temps a passé, et à présent, c’est moi qui suis enfermé. Parler du temps, parler de la prison, mais comment ? Il n’y a pas de secondes ni de minutes, pas de mois ni d’années, seulement des douleurs sans fin, des privations éternelles. C’est évident que l’enfermement transforme notre perception du temps. L’horloge n’a pas d’aiguilles, elle ne peut pas en avoir. Elle ne devrait marquer que les secondes, si belles. Rapides, très rapides. Les heures ne le sont pas ; elles sont affreuses. Si lentes, si laides.
Au fur et à mesure que nous purgeons la peine, nous semblons activer un compteur d’années. Puis nous entrons dans une routine définie par des occupations, des activités, des rendez-vous administratifs et médicaux. Chaque jour, je dois m’inventer une histoire pour noyer l’ennui. Dois-je renoncer à toute mesure du temps ? Anniversaires, vacances, commémorations, remises de diplômes ?
Souvenirs de qui je fus, de qui je suis devenu, de qui je veux être ? Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens, enfermés dans des lieux délabrés. Dehors, la vie poursuit sa course et prend tellement l’avantage que tu doutes de ta capacité à la rattraper, à l’atteindre, quand tu sortiras d’ici. Je n’ose pas sonder le temps passé ou me demander comment mes enfants sont devenus des adultes. Je suis devenu la proie du temps. J’ai peur du temps. Mais j’ai appris de lui. Dehors, la vie suit son cours, à l’intérieur, le temps s’est mis sur pause. Et tu réalises à quel point tu es insignifiant. Comme la réplique de ce vieux film : « Tu t’en iras, je m’en irai, et les oiseaux continueront à chanter. »
Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens
Les personnes condamnées à perpétuité sont de plus en plus nombreuses. Leur nombre augmente, entre 2014 et 2020, de 17 % au Canada, de 28 % en Afrique du Sud, de 50 % en Thaïlande. Près de 500 000 personnes sont aujourd’hui emprisonnées à vie à travers le monde. Cette sanction est l’une des plus sévères. Son recours s’accroît, dans un contexte répressif, à mesure que le chemin vers l’abolition universelle de la peine de mort se dessine.
Une majorité de pays prévoit un réexamen de la peine à perpétuité au bout d’un certain temps, sans que cela n’aboutisse nécessairement à une issue positive. D’autres pratiquent la perpétuité réelle, avec peu ou aucun espoir de libération. Une personne condamnée à perpétuité peut ainsi mourir en prison. Seuls une demidouzaine de pays en Europe et la plupart des pays d’Amérique latine ne prévoient pas de peine perpétuelle dans leur Code pénal.
Aux États-Unis, près de 45 000 personnes détenues purgent une peine dont la longueur excède leur espérance de vie. Les condamnations à 125 ans, 880 ans, 1200 ans de prison ne sont pas rares. Ces personnes purgeant une virtual life sentence s’ajoutent aux 160 000 personnes condamnées à perpétuité. Un prisonnier sur sept est ainsi enfermé à vie.
Le Conseil de l’Europe considère qu’une peine est longue à partir de cinq ans. L’organisation note une augmentation du nombre et de la longueur des peines sur le continent. Les longues peines sont parfois assimilées à une peine de mort lente. En France, dix personnes condamnées à de longues peines détenues à la prison de Clairvaux font parvenir clandestinement, en 2006, une tribune pour réclamer le retour de la peine de mort. Elles fustigent l’hypocrisie des longues peines et demandent à « en finir une bonne fois pour toutes » plutôt que de se voir « crever à petit feu ».
La peine à perpétuité est de plus en plus prononcée pour des infractions liées à la drogue. Les politiques de lutte contre le trafic, la possession et l’usage de stupéfiants intensifient la sévérité des peines.
C’est le cas par exemple en Indonésie, au Népal, au Liban et en Thaïlande.
PABLO — Argentine
Je purge ma troisième peine, et j’ai passé la moitié de ma vie ici, à l’ombre. Ma première condamnation ne m’a pas permis de me réinsérer ensuite dans la société. Au contraire, elle m’a permis de « me perfectionner ». J’étais jeune. J’ai été incarcéré à 18 ans et j’en suis sorti à 22. C’était horrible d’être aussi jeune et de vivre des choses aussi terribles. Les journées, si on ne s’efforce pas d’en faire quelque chose de différent, sont bien évidemment toutes les mêmes. C’est nécessaire de S’OCCUPER
L’ESPRIT, travailler, étudier, conserver une bonne hygiène de soi et du lieu au sein duquel on habite… En ce qui me concerne, pour ne pas perdre plus de temps que j’en ai déjà perdu, j’ai accepté de travailler pour une institution qui lutte contre la discrimination. Merci à Prison Insider de me donner l’opportunité de m’exprimer. SALUT
AUX CAMARADES DE LUTTE D’AUTRES
NATIONS.
SALUT À PRISON INSIDER.
BRAHIM — Belgique
Pas de réponse.
RICARDO — Colombie
C’est évident que l’enfermement transforme notre perception du temps. Au fur et à mesure que nous purgeons la peine, nous semblons activer un compteur d’années. Puis nous entrons dans une routine. Chaque semaine, chaque jour, mois et année, je dois m’inventer une histoire pour noyer l’ennui, devenu stress.
TEWHAN — États-Unis
L’horloge n’a pas d’aiguilles, mais le temps a une emprise tenace et se raccroche à une liberté que nombre d’entre nous n’a jamais connue. Car le regard de Bertrand est extérieur, je l’observe profondément, en jetant un œil aux nuances harmonieuses, qui semblent jouer une douce mélodie dans mon âme. Bertrand admire la vie qui passe. J’ai appris à apprécier la quiétude de la nuit. Ici, rien ne « passe », pas même le temps. Et c’est ainsi que les rêves s’éclipsent comme le soleil à la tombée de la nuit. Parler du temps, parler de la prison, mais comment ? Le désespoir, la dure réalité des hommes incapables de se nourrir de la moisson de la vie suffisent à en laisser plus d’un sans voix. Il n’y a pas de secondes ni de minutes, pas de mois ni d’années, seulement des douleurs sans fin, des privations éternelles. Jusqu’à ce que l’on découvre ceux qui sont prêts à « regarder » à l’intérieur, nous purgeons tous notre peine.
ERIC — États-Unis
Fenêtre du temps, fantômes du doute, l’instrument qui règle nos vies. Einstein a fait du temps une formule. Tesla lui a donné une existence multi-universelle, multi-dimensionnelle. Les procureurs décident de qui se voit voler le temps. Les surveillants gardent le temps. Quand le marteau du juge s’abat, le temps se fige. Des courants glaciaux d’une peur électrique me paralysent. Le doute apparaît, me fait du charme, veut me convaincre
d’arrêter le temps. Que faire ? Isoler une partie de moi-même ? Rester résolument tourné vers mon objectif de retrouver l’extérieur ? Dois-je renoncer à toute mesure du temps ? Anniversaires, vacances, commémorations, remises de diplômes ? Souvenirs de qui je fus, de qui je suis devenu, de qui je veux être ? Qu’ignorer du temps ? Ma réalité, grise, obscure, sous les ombres, me hante. Elle me hante surtout quand le soleil est le plus brillant. Mais je n’ose pas me retourner. Je n’ose pas sonder le temps passé ou me demander comment mes enfants sont devenus des adultes. Je suis devenu la proie du temps. Il massacre et dévore ma réalité. J’ai peur du temps. Mais j’ai appris de lui. Je dois massacrer le temps et le dévorer. Je dois le faire si je veux vaincre le temps. Si je veux survivre… Au moins pour un temps.
ANNE-MARIE — France
Le temps. L’horloge sans aiguilles nous fige dans un état léthargique et immuable. Je ressens le temps qui passe, comme une pendule de l’ancienne époque, avec son balancier qui sonne les heures qui défilent.
Le temps, je le perçois sur une journée définie par des occupations, des activités, des rendez-vous administratifs et médicaux. Impossible de compter secondes et minutes. Seule l’attente de sortir. Une éventuelle permission.
Là oui, les yeux restent figés sur le radioréveil, sur ces secondes qui dégoulinent, qui retentissent dans les méandres du confinement où l’on s’imagine les jours…
les secondes, les minutes, les années passent par différentes étapes ; les rendez-vous internes, les visites de l’extérieur pour maintenir les liens sociaux et familiaux.
On peut dire alors « le temps qui passe en prison ».
Ou encore : « la prison prise par le temps ».
Ou encore : « la prison épuise par le temps qui passe ».
Ou tout simplement : « la prison et le temps ? »
CHRISTOPHE — France
« Il est une propriété inséparable du temps et qui, d’une certaine manière, en constitue l’essence : toutes ses parties se succèdent et il est impossible que deux d’entre elles coexistent, si contigües qu’elles soient. » (Hume, L’entendement)
L’envers du miroir
À travers mon prisme je ne vois pas d’horloge sans aiguille, mais un cri intrusif, un œil à la vigilance cynique, le croisement des plis du rideau avec la fenêtre sont autant de barreaux qui me poussent à regarder en moi. Une fenêtre vers l’intérieur, un voyage introspectif où le temps a la consistance de sables mouvants ; plus on se débat contre lui et plus on se noie. La promesse de l’oubli est une illusion à laquelle on s’accroche néanmoins, un geste instinctif de préservation, presque animal, après tout ne sommes-nous pas en cage ? Murs, barres d’acier, fils barbelés, tout cela nous enferme moins que ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus, carcans de nous-mêmes.
PASCAL — France
Privé de sa liberté, le détenu est seul face à lui-même, quand les portes se verrouillent en fin d’après-midi. L’individu est confronté à son passé, ses réussites, mais surtout ses fautes et ses échecs. Quand je regarde au travers des barreaux de ma fenêtre, je ne vois qu’un mur, au bout duquel la cime d’un arbre dépasse à peine. Les grillages et les barbelés obstruent ma vision du ciel. De l’extérieur, je ne vois rien, je n’entends rien. Les seuls bruits perceptibles sont souvent dus au chaos interne, ils ricochent dans ma tête. Je préfère mettre des bouchons d’oreille pour être dans le silence et me concentrer sur moi-même. Le temps n’a plus d’importance parce que je suis là pour encore longtemps. En six ans, j’ai constaté les rides naissantes sur mon visage, stigmates de mon incarcération et du temps qui passe. En prison, le temps semble immuable, tellement les journées se ressemblent, malgré un emploi du temps bien rempli par mes études, le travail, les jeux d’échecs et le sport. Aujourd’hui j’emploie mon temps à ne pas le perdre, car j’attends ma libération, aussi lointaine soit-elle, mais tangible. En prison comme dehors, le temps est relatif, il dépend de ce que l’on en fait. J’imagine difficilement la vie à l’extérieur, seule ma mémoire m’évoque l’extérieur, la liberté. Que se passera-t-il dehors quand je redeviendrai libre ? Comment vais-je retrouver mes repères ? Quelle sera ma condition sociale ? Où seront mes amis, ma famille ? Il me reste beaucoup d’incertitudes. Aller dans quelle direction ? Comment em-
ployer au mieux ce temps que la vie m’a donné ? Des regrets ? Oui. Des remords ? Non. À d’autres !
CARLOS — Guatemala
Je me souviens qu’enfant, de temps en temps, j’allais avec mes parents au zoo. Voir les animaux enfermés, ça me faisait de la peine. Privés de leur liberté de mouvement, certains semblaient vouloir désespérément sortir, tandis que le regard d’autres était perdu dans le vide ou qu’ils semblaient endormis. Quelle ironie : le temps a passé, et à présent, c’est moi qui suis enfermé. Apparemment, les barreaux tirent les larmes à tout le monde. Avec un ami, Raúl, nous parlons depuis cinq ans, chaque nuit, dans un rituel presque religieux. Nous avons pu trouver une solution théorique à tous les problèmes les plus graves de l’humanité. Une nuit, il m’a demandé : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas heureux d’être prisonnier ? » Quelle question ! J’ai failli répondre par une insulte, mais je me suis ravisé, l’idée m’étant venue qu’il fallait plutôt saisir l’occasion de donner une bonne réponse. Je me suis souvenu que mon ami Raúl n’a ni femme, ni enfant : il se bat pour lui seul. Alors je lui ai répondu : jamais au grand jamais personne n’a pu, personne ne peut, personne ne pourra être heureux prisonnier, et moi encore moins. Soyons honnête : les prisons ont beau faire, elles ne peuvent être bonnes. Comme les hôpitaux, ce sont des lieux de puanteur, de crasse, où la maladie prolifère. Tous autant que nous sommes,
notre peine nous ronge, nous croulons sous le poids d’illusions perdues, d’espoirs abandonnés, de vies dévorées par le temps… Les prisons sont des cimetières où s’entassent les morts-vivants.
GIUSEPPE — Italie
Demain ? Ou était-ce hier ? L’attente du lendemain. Un lendemain pareil à aujourd’hui, à hier, avant-hier, à ce jour de la semaine passée. De l’année passée. Du siècle passé. Et tout autant pareil à après-demain. Et tout autant pareil à ce jour dans trois mois, un an. Un siècle. Notre pendule n’a pas d’aiguilles, elle ne peut pas en avoir. Elle ne devrait marquer que les secondes, si belles. Rapides, très rapides. Les heures ne le sont pas ; elles sont affreuses. Si lentes, si laides. Ces choses sont peut-être banales, compréhensibles par le premier venu. Elles n’en sont pas moins difficiles à transmettre à qui se trouve de l’autre côté de la fenêtre. Eux, ceux du dehors, ont leur propre temps. Nous avons le nôtre. Ce temps, c’est même un espace pour les rêves, les projets de la « deuxième époque » de notre vie. Mais il est limité. Et laisse soudainement place à ce constat : c’est ici que nous mourrons. L’espoir est de courte durée : mais quelle est-elle exactement ? Nous ne le savons pas. Peut-être est-il temps d’inventer notre propre mesure du temps. Je pense à tout cela… mais il est temps de prendre congé : c’est l’heure du repas. Chez vous, quelle heure est-il ?
HV — Japon
Le temps n’a pas grand sens lorsqu’on est piégé dans une cellule qui n’éveille que la claustrophobie. On peut se sentir seul, mais ce n’est pas mon cas. Depuis le début, je suis décidée à survivre. On ne rattrape pas le temps perdu, le temps que l’on n’a pas passé avec ceux que l’on aime est perdu à jamais. L’emploi du temps strict qui nous est imposé un jour après l’autre ne nous fait pas gagner de temps. J’aime me dire que j’ai mis à profit toutes ces années avec sagesse, que je suis devenue meilleure, en restant toujours tournée vers l’avenir. Au bout de cet isolement, de nouveaux horizons m’attendent. Je suis toujours capable de contrôler le temps, que les aiguilles soient là ou non ; le temps est en moi, je m’en sers comme je l’entends.
CALADEL — Japon
Dos à l’horloge, comme s’il voulait ignorer ce qui ne peut pas l’être : on n’échappe pas au temps. Tentative futile, puérile, même. Le mépris me prend. Thickening to the backs of my fingers, je ne vois qu’un pantomime, un portrait grandiloquent. Une solidarité empreinte de sympathie dégouline par tous ses pores en un épais sirop d’ignorance, écœurant. Aucune connaissance véritable ne vient encore combler le manque de compréhension sincère des mots, du cadre. Son but ? Obtenir de moi, des autres, une réponse. Il se fait une image de ce qui me déchire, de ma souffrance, à travers les mots d’une étude de cas. Il ne connaît pas les ténèbres qui étouffent ceux qui se trouvent piégés entre
ces murs. Ce n’est pas moi qu’il prend en photo, c’est lui. C’est tout ce que je peux voir de plus, l’immobilité, le dogmatisme, la ruine. Voilà l’ennemi ultime, prédateur et cruel. Tenter de l’effacer derrière une couche de peinture, recouvrir sa surface lisse et glacée d’un enduit de nostalgie plus claire : folie pure. La surface change, mais en dessous, sa nature reste la même. Des milliers d’autres avant moi les ont fixés, les visages de ma cage, et des milliers d’autres le feront après moi, regards aveugles alors que les heures se brouillent en de successifs aujourd’huis, se fondent en semaines puis sombrent dans les mois et les années, comme tout le reste se perdra : désirs, sentiments, souvenirs, espoirs, identité. J’espère que vous allez bien, Bien à vous.
ISMAT — Liban
Voici un homme rebelle dans son silence et sa méditation, dans sa passion et ses rêves qui s’infiltrent dans l’isolement et passent au travers des barreaux, qui percent l’obscurité et résonnent dans le bruit de ce lieu. Je n’ai aucune emprise sur l’injustice, tout comme je n’ai aucune emprise sur les trous par lesquels s’infiltre la lumière sans qu’elle y ait été invitée. Je ne suis qu’un corps et quelques pensées en suspens, enfermés dans des lieux délabrés et attendant le pont qui me conduira de l’autre côté. L’horloge peut s’arrêter, mais mes pensées continueront de jaillir et de tourbillonner sans cesse, car les battements de la vie ne s’arrêtent pas, le temps ne s’arrête pas et le silence ne s’arrête pas. Mes pensées, mes réflexions et mes rêves
bouillonnent malgré le froid de ce lieu isolé, car la chaleur ne vient pas de la cheminée, mais de l’amour et de la tendresse que je cache en moi.
DENIS — Ukraine
Le temps passe, toujours. Mais lorsque l’on s’affaire à quelque chose qui nous intéresse, il file, c’est sans appel. C’est pourquoi il nous faut accepter chaque moment de la vie, le vivre, et l’apprécier : ce sont ces moments qui font la valeur de la vie. Il n’y a pas de mauvaise expérience ; toute chose apporte sa pierre à la construction d’une personne. Il y a toujours un choix, et c’est à l’homme de trancher. Le temps n’existe pas ; seul existe l’instant, ici et maintenant. « La vie est parfois dure, mais sacrément belle » « Ne propage pas ton agitation intérieure » « La conscience d’exister dans un monde qui nous entoure ».
INMA — Suisse
Encore sous le choc de ton arrestation, on te met dans une cellule qui sera ton « foyer » pendant les prochains jours, mois ou années… C’est toujours l’inconnue. Parfois tu imagines te trouver dans l’une des pièces de ta maison. Tu regardes par la fenêtre, et tu crois voir se dérouler la routine de tous les jours, mais tout ça n’est qu’un mirage. La fenêtre par laquelle tu regardes ne donne que sur les barbelés qui entourent les murs de la prison. Ce n’est pas un rêve, c’est juste que tu es encore sur le chemin de l’acceptation, tu te demandes encore si c’est bien toi le protagoniste de cette histoire, à qui on a ôté la liberté.
Cette liberté qui a emporté avec elle bien d’autres choses. Alors que dehors, la vie suit son cours, à l’intérieur, le temps s’est mis sur pause. Et tu réalises à quel point tu es insignifiant. Comme la réplique de ce vieux film : « Tu t’en iras, je m’en irai, et les oiseaux continueront à chanter. » Dehors, la vie poursuit sa course et prend tellement l’avantage sur toi que tu doutes de ta capacité à la rattraper, à l’atteindre, quand tu sortiras d’ici. Je ne vais pas te mentir, il est important que tu saches que l’homme qui entre aujourd’hui, peu importe le temps qu’il passera dans ce sous-monde, ne sera plus jamais le même quand il retournera à une vie qui ne l’attend plus. Tout à coup tu sens la solitude t’envahir, comme le silence atroce des murs froids de ta cellule…
Et alors tu te réveilles et tu ne sais pas si tu survivras à ça. Tu devras travailler dur pour réussir à tuer le temps, à moins que ce ne soit lui qui finisse par te tuer. Le temps… Toujours si relatif. Parfois il est lent, si lent qu’on pourrait le prendre dans ses mains et le sculpter, comme quelqu’un qui jouerait à la pâte à modeler. Dans ces moments-là, il vaut mieux ne pas trop regarder l’heure, car cela devient franchement un supplice d’attendre que l’aiguille fasse un tour complet, seconde après seconde, pour arriver à une minute de plus. Pourtant, quand je regarde en arrière, j’ai du mal à croire que cela fait déjà neuf mois que je suis ici, dans cette impasse. Je me souviens qu’il y a quelque temps, dans l’intimité, j’ai dit à quelqu’un « avec toi, les heures seront toujours des secondes » et, paradoxe de cette triste vie, aujourd’hui
chaque seconde semble être un temps indéterminé, une pause, une interruption, qui, avec un peu de chance, te semblera durer un peu plus d’une minute ; et si tu n’as pas de chance, il finira par te faire mourir d’inertie et de solitude. Dehors, personne n’a le temps ; dedans, ce ne sont pas les heures qui manquent, ni celles qui viendront après, et encore moins les suivantes. La détention change tout, pas seulement la perception du temps ; elle change ta manière de sentir, ta manière de vivre, la façon de t’exprimer, tes états d’âme, en faisant de toi une personne cyclothymique. Une personne qui passe au mieux du rire aux larmes, et de la volonté de se battre à celle de mourir.