La FaBRiQUe De L’EXce LLeNce
DANS L’UNIVERS DES MEILLEURS APPRENTIS DE FRANCE
DANS L’UNIVERS DES MEILLEURS APPRENTIS DE FRANCE
DANS L’UNIVERS DES MEILLEURS APPRENTIS DE FRANCE
Lorsque Elise, Estelle et David sont venus nous exposer leur projet d’étude photo-sociologique sur la filière professionnelle et plus particulièrement sur les Meilleurs Apprentis de France, nous n’avons pas hésité à mettre à leur disposition toutes les ressources nécessaires pour la réussite de cette enquête.
Les recherches sur la voie professionnelle sont trop peu nombreuses et pourtant essentielles pour pouvoir en évaluer l’évolution au fil du temps, et nous étions curieux de lire ce que nos anciens lauréats avaient retenu de cette expérience et de découvrir quel chemin ils avaient emprunté pour la suite de leur carrière.
J’ai d’abord été très ému par les témoignages qui sont retranscrits dans l’ouvrage. Ils contiennent tous deux dénominateurs communs :
– La passion : tous les jeunes interrogés ont trouvé, par divers moyens et dans un temps plus ou moins long, leur voie et s’épanouissent professionnellement.
– La transmission : leur parcours de réussite est le fruit de rencontres avec des formateurs, des maîtres d’apprentissage, qui les ont inspirés et guidés dans l’exercice de leur métier.
Je tiens ici à souligner et saluer l’engagement de tous ces professionnels, formateurs ou artisans qui donnent de leur temps pour transmettre les beaux gestes et l’amour du travail bien fait. Ils sont déterminants dans le parcours d’un apprenant.
Les lauréats Meilleurs Apprentis de France sont engagés dans leur métier et se présentent comme la preuve vivante que ces filières peuvent être épanouissantes et s’inscrire dans des parcours de réussite et d’excellence dès le lycée.
Les 120 métiers présents au concours Un des Meilleurs Apprentis de France sont autant de filières et de formations qui sont souvent méconnues et mal identifiées, et je suis convaincu que cette étude permettra de porter un autre regard sur ces métiers et pourra peut-être susciter des vocations en comblant en partie le déficit d’image dont elles peuvent souffrir.
J’ai enfin été agréablement surpris de constater que 15 % des MAF sont déjà (3 à 5 ans après l’obtention du concours) à leur compte et que 88 % l’envisagent. S’il est évident que dans la majorité des cas le concours est un passeport pour l’emploi, je suis ravi qu’il soit également suffisamment moteur pour donner envie aux lauréats de devenir entrepreneurs et potentiellement de futurs employeurs qui à leur tour auront la passion de transmettre. Tout l’équilibre de notre écosystème repose sur ce cercle vertueux, c’est comme cela que les savoir-faire que nous défendons prospéreront dans le futur.
Jean-François Girardin, Président de la Société nationale des Meilleurs Ouvriers de France10 iNTRoDUcTioN
14 Aller à la rencontre des Meilleurs Apprentis de France et de celles et ceux qui les accompagnent dans leur formation
15 Capter l’excellence au travail
Regards photographique et sociologique
17 La rencontre d’apprenti·es et d’encadrant·es, mais aussi d’émotions au travail
19 Comprendre chemin faisant l’engagement des jeunes dans leur formation et la manière dont le travail les transforme
22 cHaPiTRe 1
La voie PRoFessioNNeLLe : Des PUBLics, Des PaRcoURs eT Des MeiLLeURs aPPReNTis De FRaNce
25 Qui sont les lycéen·nes, apprenti·es de l’enseignement professionnel
26 Et les « MAF », dans tout ça ?
30 cHaPiTRe 2
s’oRieNTeR veRs La voie
PRoFessioNNeLLe : eNTRe vocaTioN, coNTiNUiTé eT RUPTURe
34 La voie professionnelle un choix « naturel » pour des jeunes qui « ne se voyaient pas faire autre chose »
36 La voie professionnelle un choix « normal », puis un lieu de « révélation de soi » pour des jeunes au parcours scolaire chaotique
40 La voie professionnelle contre les institutions pour des jeunes au parcours scolaire « classique »
50 cHaPiTRe 3
L’aLTeRNaNce coMMe voie D’aPPReNTissaGe DU MéTieR
54 L’apprentissage contre l’école ?
58 Des savoirs faire distribués par des personnes de métier
64 La relation au formateur et au collectif de travail, un soutien relationnel indispensable
76 cHaPiTRe 4
La TRaNsMissioN DU MéTieR, UN PassaGe De ReLais
78 Une transmission centrale dans les processus d’apprentissage
80 La transmission, une mise en commun des ressources
84 La transmission, une prise de conscience des possibles
86 Une centralité de la relation dans les processus de transmission et de reconnaissance
92 cHaPiTRe 5
La PassioN, MoTeUR D’UN eNGaGeMeNT PRoFessioNNeL
96 Une passion qui ne tombe pas du ciel, mais qui se construit peu à peu…
100 Une vie au travail qui empiète parfois sur la vie privée…
112 cHaPiTRe 6
La « FaBRiQUe » De L’eXceLLeNce
PRoFessioNNeLLe DaNs
Les MéTieRs DU GesTe
116 L’acquisition du métier : répéter les gestes et se former à la patience
122 L’apprentissage d’un métier : sentiment d’utilité et dimensions expressives du travail
126 Apprentissage des normes professionnelles et présentation de soi
142 cHaPiTRe 7
144 Le concours MAF et ses épreuves
146 Connaissances techniques et savoir-faire associés au métier
150 Une évaluation pour les autres et pour soi
154 Le concours : une émulation individuelle
160 Le concours : un soutien et une émulation collective
170 cHaPiTRe 8
174 Des parcours de formation au long cours après le concours
180 « Être le meilleur », « atteindre ses rêves » : des parcours de perfectionnement par la voie des concours professionels
182 Des parcours d’insertion immédiate et durable
184 Des parcours de création d’entreprise
186 Des parcours « en demi-teinte » : reconversions et sentiment de déclassement
Cet ouvrage est l’histoire d’une rencontre entre deux sociologues, un photographe, et de jeunes apprenti·es engagé·es dans différents métiers et parti·es à la conquête d’un titre, celui de Meilleur Apprenti de France (MAF).
Le concours des Meilleurs Apprentis de France, organisé par la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France (SNMOF), réunit chaque année plus de 5 000 candidat·es s’inscrivant dans plus de 100 métiers et spécialités. Les jeunes se présentant aux épreuves sont âgés de moins de 21 ans, issus de la voie professionnelle en formation initiale (CAP, Bac Pro), étudiant dans des établissements publics ou privés, sous statut scolaire ou en alternance, ou sous contrat d’apprentissage1. L’organisation de ce concours a pour objectif de promouvoir les savoirs manuels et leur transmission dans une visée d’excellence professionnelle. Les candidat·es sont engagé·es dans diverses épreuves se déroulant au niveau départemental, régional et national. Des médailles de bronze, d’argent et d’or sont décernées à ces niveaux. Seul·es les médaillé·es or au niveau régional sont sélectionné·es pour participer aux épreuves finales nationales.
Le monde des jeunes apprenti·es de la voie professionnelle est, pour des sociologues, intéressant à plus d’un titre. En premier lieu parce que les études sur les formations professionnelles et l’insertion de ces jeunes sont relativement peu nombreuses au regard d’un nombre plus conséquent de travaux sociologiques sur ceux issus de la voie générale ou engagés dans des formations longues. La formation professionnelle peut parfois apparaître comme une sorte de « parent pauvre » des études en sociologie de l’éducation2, les jeunes apprenti·es étant alors comparé·es à ce qu’ils ne sont pas – ou ce qu’ils sont plutôt moins –, en référence à ce que sont – ou ce que sont plutôt plus – les lycéen·nes de la voie générale3
La référence à la voie générale et ses effets de comparaison par rapport à la formation professionnelle laissent entrevoir une forme d’opposition entre savoirs généraux et savoirs professionnels, savoirs intellectuels et savoirs manuels, savoirs abstraits et savoirs concrets. Cette dichotomie, relevée par des publics divers d’élèves et de parents, mais aussi par une partie du corps enseignant, souligne la difficulté sous-jacente à penser conjointement parcours de réussite et voie professionnelle. C’est le cas lorsque certain·es enseignant·es remettent en question
l’orientation dans cette voie d’élèves considérés comme brillants d’un point de vue scolaire : « être brillant·e » se traduisant par avoir de bonnes notes dans les enseignements généraux. On interroge alors une telle orientation non seulement parce qu’avoir de bonnes notes dans des matières telles que le français, les mathéma-
1 https://www. meilleursouvriersdefrance.info/ concoursMAF.html
2 Lamamra N., Kuehni M., Rey S., 2021, « Introduction. La formation professionnelle :
des finalités et des usages en tension », Finalités et usages de la formation professionnelle, Éditions Antipodes, Lausanne.
3 Moreau G., 2003, Le monde apprenti, Paris,
La Dispute ; Moreau G., 2021, « Les obstacles à une sociologie de la formation des futurs ouvriers et employés en France », Éducation et sociétés, p. 21-37.
tiques, l’histoire ou la géographie, n’est pas ici présenté comme une absolue nécessité, mais aussi parce qu’une forme de non-dit (voire un impensé) subsiste dans la possibilité d’associer réussite dans les matières générales et préparation à un métier manuel ou de service par un cursus court.
Les jeunes apprenti·es que nous avons pu rencontrer ne sont pas dupes de ces appréciations et rapportent la dureté, parfois ressentie, des propos tenus à leur égard et qui a accompagné leur parcours scolaire. Ils perçoivent eux aussi la voie professionnelle comme voie de relégation de l’enseignement. Si les témoignages sont teintés d’esprit critique et de prise de recul par rapport à cette représentation, la violence qui a accompagné leur scolarité reste, pour beaucoup, marquante. Quelle lecture les jeunes apprenti·es font-ils alors de leurs parcours et d’une forme de réussite dans le travail et dans l’emploi ?
La notion de réussite est de fait difficile à définir. Elle peut varier selon que l’on se situe du point de vue de l’institution scolaire – elle est alors associée à l’obtention d’un diplôme, implicitement élevé –, ou selon que l’on se place du point de vue des personnes scolarisées, qui toutes ne souhaitent pas nécessairement poursuivre des études longues. Les orientations en CAP ou Bac professionnel peuvent répondre à un souhait d’insertion rapide sur le marché du travail, bien que ce souhait ne soit pas majoritaire parmi les MAF. Une autre acception de la réussite peut être entrevue dans le sens d’un épanouissement et d’une satisfaction au travail, d’un intérêt marqué pour le contenu des tâches. La réussite est alors pensée d’un point de vue professionnel en fonction du métier exercé. Elle peut aussi être envisagée selon l’accès à une certaine sécurité dans l’emploi, à des progressions possibles dans une carrière, à une amélioration de revenus et de statut. Si le diplôme constitue un rempart contre le chômage, les difficultés d’accès au marché du travail ne sont pas de mise pour l’ensemble des sortant·es de la voie professionnelle et l’on peut discerner des logiques d’insertion ou de satisfaction au travail plus positives4
Nous explorerons, tout au long de cet ouvrage, la manière dont les jeunes apprenti·es abordent ces questions et vivent la formation au métier dans lequel ils ou elles se sont engagé·es. Nous verrons alors quels sont les aspects positifs ou négatifs qu’ils et elles relèvent dans leur activité de travail et dans leur apprentissage, leurs modes d’engagement dans le monde du travail et la valeur qu’ils et elles y accordent et plus globalement leur rapport au travail5. Ce dernier est lui aussi difficile à cerner tant il comporte des types d’attentes variables selon les parcours en formation, l’orientation choisie ou subie dans le métier et l’accompagnement dont le jeune bénéficie lors de cette orientation. La perception du travail et l’attachement qu’on y porte sont sensibles aux premières expériences professionnelles et aux conditions de travail dans lesquelles les apprenti·es se trouvent placé·es. Le moment
entre permanences et
4 Bonnet E., Pietropaoli K., Verley E., 2018, « S’insérer dans l’emploi et s’engager dans le travail : parcours types de réussite des sortant·es de l’enseignement professionnel », Formation Emploi, n° 142, p. 143-166. 5 Bonnet E., Mazari Z., Verley E., 2018, « De la qualité de l’emploi au rapport au travail des jeunes : des évolutions paradoxales », in Couppié T., Dupray A., Epiphane D., Mora V., 20 ans d’insertion professionnelle des jeunes : évolution, Céreq Essentiels, p. 85-93.de l’apprentissage peut de ce point de vue constituer un moment marquant, perçu plus ou moins positivement selon les conditions de sa réalisation, les personnes y participant, la manière dont le métier est inculqué, les relations qui se nouent avec des enseignant·es, des maître·sses d’apprentissage et plus largement des collectifs de travail. L’étude du rapport au travail des jeunes apprenti·es peut par ailleurs être éclairée, comme nous venons de l’indiquer, par la qualité de l’emploi occupé (degré de précarité du contrat de travail, niveau de rémunération, de qualification, de conditions de travail…), par les possibilités d’insertion que le métier offre sur le marché du travail, ou les avantages économiques et sociaux qu’il peut procurer6
L’inscription des jeunes à un concours comme celui des Meilleurs Apprentis de France suppose un engagement relativement conséquent dans le métier et son apprentissage. Réussir au concours, au niveau départemental, régional ou national suppose une préparation aux épreuves qui se traduit souvent par de longues heures de travail et d’entraînement. Quels sont alors les ressorts de cet engagement, chez des apprenti·es parfois très jeunes (15 ou 16 ans) ? D’autres au même âge s’inscrivent dans des études longues, ou repoussent l’âge d’entrée sur le marché du travail en se laissant, avec parfois plus ou moins de conviction, porter par les études. Qu’est-ce qui anime alors ces jeunes et les amène à travailler parfois autant ?
Pas d’engagement sans passion, s’entend-on répondre. C’est entendu. Mais d’où vient alors cette passion et sur quoi repose-t-elle ? Comment se construit-elle ? La passion est souvent associée à un état qui échappe à toute intention, qui arrive un peu sans crier gare. Pour autant des facteurs déclencheurs sont bien là et ne relèvent pas toujours du hasard. Nous aurons l’occasion d’explorer certains d’entre eux, en portant notamment attention à la manière dont le métier et les collectifs de travail suscitent, voire convoquent, cette passion.
Ces différentes interrogations tissent petit à petit le cœur de notre ouvrage. Outre le souhait de comprendre les ressorts de l’engagement au travail des apprenti·es et la manière dont naît la passion du métier, notre démarche a pour objectif de cerner les « ingrédients » ou facteurs moteurs participant d’une forme d’excellence dans la voie professionnelle, qu’il s’agisse des parcours scolaires de ces jeunes, de l’apprentissage et de la transmission du métier, des relations au maître·sse d’apprentissage et à des collectifs professionnels, des gestes et savoir-faire associés à l’exercice d’un métier, ou encore de leur rapport au travail.
Car c’est bien d’excellence au travail dont on parle. Les rencontres et observations réalisées tout au long de notre étude et lors des concours le rappellent de manière prégnante. Au fil de nos déambulations dans les salles de ces concours où sont exposées les réalisations des apprenti·es – maquettes ne pouvant être confectionnées en direct en raison des temps longs nécessaires à leur réalisation –, nous avons été emportés par la beauté d’un tableau électrique, la majesté d’une charpente, la perfection de la mosaïque d’un sol ou d’une couverture en zinguerie, ou encore la trame d’un filet de pêche. Lors de prestations réalisées en direct dans des
6 Sur la qualité de l’emploi, voir Clark A. E., 2015, « What makes a good job ? Job quality and job satisfaction », IZA World of Labour, p. 1-10 ;
Centre d’études de l’emploi, 2006, La qualité de l’emploi, La Découverte ; Paugam S., 2000, Le salarié de la précarité, Paris, PUF.
métiers tels que ceux de la coiffure, de l’esthétique, de fleuriste, du service en salle, de la cuisine, nous avons été fascinés par la précision des gestes, la virtuosité des mains, la concentration des visages, la parfaite orchestration dans l’enchaînement des tâches, et ce qui nous est apparu comme une forme de perfection dans la réponse aux épreuves du concours.
Bien sûr, nous ne disposions pas des critères de jugement utilisés par les membres des jurys pour évaluer les travaux présentés. Notre compréhension en la matière a alors été favorisée par la rencontre d’autres personnes centrales participant aux concours tels que les Meilleurs Ouvriers de France (MOF), les enseignant·es et maître·sses d’apprentissage qui accompagnent les jeunes dans leur formation et dans la préparation au concours. Cet ouvrage est bien sûr aussi l’histoire de ces rencontres qui nous ont éclairées sur les attendus des métiers, sur la transmission des savoirs manuels et la qualité exigée dans leur réalisation.
Les témoignages recueillis ont alimenté notre souhait de nous intéresser à l’activité de travail telle qu’elle est perçue, vécue et exécutée. Nous avons souhaité saisir la manière dont ce travail est mené à bien par les jeunes apprenti·es lors de leur formation, en réponse aux exigences de leurs formateurs et formatrices et aux épreuves d’un concours auquel ils et elles participent, à la manière dont ce travail fait sens pour les personnes et les collectifs engagés dans l’activité. Les paroles échangées au gré de nos rencontres sont revenues sur l’apprentissage des gestes, l’acquisition des savoir-faire, les réponses apportées aux exigences du métier.
Lors du concours, et dans les différentes situations de travail, les candidat·es sont amené·es à trouver des réponses à toute une série de problèmes susceptibles de se poser (une matière résiste, un soufflé s’effondre, une texture obtenue ne répond pas aux attentes…), à déterminer la nature des problèmes rencontrés et à émettre des suggestions pour les résoudre, à réaliser des recherches et des explorations7, à développer leurs connaissances, à expérimenter de nouvelles manières d’agir et de penser. Les savoirs professionnels réveillent des interrogations relatives à l’essence du métier, aux différents types de savoirs qui le constituent. Le travail des mains, le travail du corps, mobilisent l’investissement de savoirs professionnels pouvant amener un réinvestissement de savoirs généraux – histoire, géographique, mathématiques, français… – qui avaient pu être, pour un temps, délaissés au cours d’un cursus scolaire difficile. Nos observations nous montrent ainsi comment le travail est de l’intelligence en action8, une activité au cours de laquelle on pose et on résout des problèmes. Elles ont laissé apparaître la forte articulation entre travail manuel et travail intellectuel, la pleine communication entre main et tête9. L’activité engage en effet des initiatives, des efforts cognitifs et corporels, une attention de travail et de coordination, des conventions et un partage de significations10
7 Thievenaz J., 2019, « La théorie de l’enquête de John Dewey : réexplorations pour la recherche en sciences de l’éducation et de la formation », Recherche et formation, n° 92.
8 Tripier P., 2012, « Histoire de la sociologie du travail en France », Sociologies pratiques, n° 25, p. 157-168.
9 Sennett R., 2010, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel.
10 Ughetto P., 2018, Les nouvelles sociologies du travail. Introduction à la sociologie de l’activité, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures sociologiques.
Le concours MAF couvre aujourd’hui plus d’une centaine de spécialités et métiers. Nous n’avons pu, au cours de notre enquête, couvrir l’ensemble d’entre eux. À défaut d’une représentation exhaustive, nous avons opté pour la rencontre de quelques grandes familles de métier : soin à la personne (esthétique ou coiffure, par exemple) ; hôtellerie restauration et alimentation (arts de la table, cuisine froide, employés barman, boulanger…) ; métiers du bois (marqueterie, sculpture ornemaniste, charpente, menuiserie) ; du bâtiment (couverture zinguerie, carrelage, soudure, électricité) ; de l’automobile (maintenance de véhicules, peinture ou restauration en carrosserie) ; du verre (souffleur, tailleur) ; du cuir (maroquinerie) ; de la bijouterie, horlogerie ; de la prothésie dentaire ; de la fleuristerie… La diversité de ces domaines nous permet d’illustrer différentes formes d’excellence et savoirs professionnels. Elle permet dans le même temps de cerner les points communs qu’ils peuvent entretenir dans la construction de cette excellence au travail.
Afin de recueillir les matériaux nécessaires à notre enquête, nous avons privilégié diverses sources d’informations et mode d’accès aux personnes, et en premier lieu la rencontre d’apprenti·es lors d’entretiens (plus de quarante). Ces rencontres se sont déroulées dans les lycées, lors des concours ou encore sur les lieux de formation et nous ont permis d’entrevoir divers contextes d’apprentissage. Les apprenti·es nous ont livré leurs points de vue sur la formation suivie et leur orientation, l’engagement dans le concours et sa préparation, les qualités considérées comme importantes pour sa réussite, la place de l’entourage (famille, proches) dans l’accompagnement aux épreuves, l’engagement et l’insertion dans le métier pour les MAF les plus anciens.
D’autres entretiens se sont déroulés en dehors des lieux de formation lorsque les personnes avaient obtenu le concours au cours des années antérieures. Ces derniers nous ont alors permis d’entrevoir le devenir de ces Meilleurs Apprentis de France, qui ont investi le marché du travail ou qui parfois ont fait le choix de poursuivre leurs études.
Des entretiens ont par ailleurs été menés auprès d’enseignant·es, maître·sses d’apprentissage et Meilleurs Ouvriers de France (MOF, vingt entretiens). Ils ont éclairé les modes de préparation aux épreuves du concours et de transmission du métier, les formes d’engagement de ces accompagnant·es dans le concours et auprès des jeunes, les attendus en matière d’excellence au travail plébiscités lors des épreuves.
Des journées d’observations ont été réalisées lors des concours régionaux et nationaux. Les moments de concours permettent d’accéder aux œuvres et pres-
tations réalisées et d’en cerner toutes les exigences, donnent à voir les qualités et compétences attendues des candidat·es et la manière dont s’organisent les jurys. Les échanges avec certains membres de ces jurys nous ont permis de comprendre plus finement les jugements formulés à l’adresse des candidat·es et in fine les critères de l’excellence professionnelle. L’observation des épreuves montre un ensemble d’attitudes, de postures, de présentations de soi et permet là aussi de capter les normes professionnelles qui sont au cœur des métiers.
La réalisation d’un bref questionnaire à l’adresse d’ancien·nes lauréat·es médaillés Or a permis d’éclairer les parcours professionnels des jeunes MAF et leur insertion dans l’emploi11 à l’issue du concours. Il a également constitué un mode d’accès fructueux aux personnes afin d’approfondir le rapport au travail des jeunes.
Cet ouvrage est aussi l’histoire d’une collaboration étroite entre sociologie et photographie, disciplines qui offrent des lectures complémentaires des scènes de travail et de l’excellence dans l’activité.
Du côté de la sociologie, les journées de concours sont des moments où les compétences professionnelles se donnent particulièrement à voir, tant elles sont performées dans les signes d’appartenance au métier, dans la présentation de soi, dans la réalisation des gestes professionnels accomplis dans les règles de l’art. Les traits de « l’excellence » se lisent dans les prestations réalisées et dans la précision des gestes, mais aussi dans la présentation des corps et les tenues des candidat·es.
Le concours MAF bénéficie d’une relative notoriété. Les métiers se donnent à voir au travers des jeunes y participant et des jurys composés en grande partie par les Meilleurs Ouvriers de France portant col bleu blanc rouge ou médaille emblématique du titre. L’entrée d’un photographe dans les concours, auprès de jeunes concentrés sur les épreuves professionnelles auxquelles ils doivent répondre, n’a rien d’incongru. Le moment est solennel, les jeunes et les adultes prennent parfois la pose, ils y sont habitués et en particulier les MOF, figures de l’élite ouvrière. Lors des concours, la photographie met en lumière le travail réalisé, permet une perception des situations de travail et l’accès à un ensemble de détails que l’œil
11 900 lauréat·es médaillé·es Or entre 2011 et 2014 ont été contacté·es, 200 ont répondu à notre questionnaire administré en ligne, soit un taux de réponse de 34 %, taux relativement conséquent pour ce mode d’administration.
nu ne parvient pas toujours à décrypter. La photographie saisit un moment par un cadrage, une composition, une esthétique, des objets, des attitudes corporelles. Les clichés produits nous permettent de saisir des émotions, une atmosphère particulière. Ces émotions se lisent dans des gestes, des attitudes, des échanges de regards parfois. Sur les clichés se décèlent de la tension, de la concentration, du stress, des moments d’anxiété ou d’hébétude dans l’attente de résultats, des moments de joie aussi. En regardant ces images, on peut voir et ressentir ces émotions, ou se placer dans une situation de compréhension ou d’identification avec certains personnages. On ressent12
Nous avons choisi de ne pas accompagner les clichés de légendes ou de commentaires, laissant ainsi liberté aux lecteurs d’en faire leur propre lecture et d’associer ou non ces images aux textes écrits. Images et textes peuvent ainsi se lire de manière indépendante ou concomitante, peuvent éclairer mutuellement une situation, offrant deux regards juxtaposés, apports réciproques de données contextuelles dont le lecteur peut s’emparer.
La photographie devient en quelque sorte outil d’enquête dont chacun pourra ou non se saisir. La compétence de l’œil est énorme13, compétence particulièrement utile lorsque les seuls mots sont insuffisants. Texte et regard photographique ainsi juxtaposés invitent à une lecture plurielle du monde qui nous entoure.
12 Bonnet E., Desaleux D., Drouet J., 2022, « Croisement de regards entre sociologie et photographie autour du travail », dans revue ¿ Interrogations ?,
n° 34. Suivre l’image et ses multiples états dans les collaborations arts/sciences [en ligne].
13 Goffman E., 1977, « La ritualisation de la féminité », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, p. 34-50.
L’enseignement professionnel, qui scolarise un lycéen·ne sur trois, est loin de constituer une réalité marginale. Il recouvre des situations très contrastées, en termes de formations, de publics, de trajectoires scolaires et de parcours d’emploi. On peut se demander si les Meilleurs Apprentis de France avec 300 lauréat·es par an pour environ un million de lycéen·nes dans la voie professionnelle, constituent des figures d’exception, des contre-modèles ou s’ils partagent un certain nombre de caractéristiques communes avec les autres élèves ou apprenti·es.
En 2020, l’enseignement professionnel concerne plus d’un 1 million d’élèves ou apprenti·es, une orientation sur trois à l’issue de la 3e et donc un·e lycéen·ne sur trois20. Le poids quantitatif de cette population est paradoxalement masqué par la faiblesse des travaux sur ce champ éducatif, a contrario de ceux portant sur les autres jeunes, les « décrocheurs21 », les lycéen·nes de la voie générale, les étudiant·es inscrits dans l’enseignement supérieur, les jeunes actifs entrant sur le marché du travail.
Le bac professionnel a pourtant connu une expansion considérable au cours des dix dernières années avec des effectifs qui ont presque doublé entre 1998 et 2018, tandis que ceux des baccalauréats généraux n’ont que très peu varié. Ces évolutions prennent place dans un contexte de réforme qui a égalisé la durée des parcours entre le baccalauréat général et professionnel22. L’objectif recherché par les pouvoirs publics est que la moitié d’une classe d’âge accède à la fin de son parcours à un diplôme de l’enseignement supérieur, en faisant du baccalauréat professionnel un diplôme d’entrée dans l’enseignement supérieur, plutôt qu’un diplôme de sortie vers le marché du travail, comme il l’a initialement été conçu en 198523. Il deviendrait donc un tremplin vers l’enseignement supérieur pour des jeunes d’origine sociale plus modeste, majoritaires dans ces formations.
Dans les faits, en 2020, alors que la quasi-totalité (92 %) des néo-bacheliers généraux accède à l’enseignement supérieur, ce ne sont encore que quatre bacheliers professionnels sur dix qui sautent le pas (40 %). Si l’accent est mis sur le développement de l’enseignement supérieur, il ne faut toutefois pas oublier « qu’un tiers des jeunes entrent sur le marché du travail avec pour bagage un diplôme de l’enseignement professionnel secondaire24 ».
20 L’ensemble des données statistiques présentées dans ce chapitre sont issues de trois publications : DEPP-MENJSMESRI, 2020, Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche ; DEPP, État de l’école, 2021 ; MESRI, État de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, n° 14, 2021.
21 Les décrocheurs sont les jeunes ayant interrompu précocement leurs études sans obtenir le diplôme préparé.
22 Le développement de la voie professionnelle accompagne les objectifs plus généraux d’expansion scolaire, promus par les pouvoirs publics, qui affichent une ambition de développer des parcours de « bac-3 à bac+3 » en établissant un « continuum de formations articulant les trois années qui précèdent et les trois années qui suivent le baccalauréat » (circulaire MEN-MESR n° 2013-2012 du 18/06/2013). Des parcours plus diversifiés sont ainsi susceptibles de
se développer et la frontière entre filières générales et professionnelles deviendrait plus lâche.
23 Maillard F., 2017, « Le baccalauréat professionnel de 1985 à nos jours : d’une singularité à l’autre », Revue française de pédagogie, 198, p. 11-22.
24 Ilardi V., Sulzer E., 2015, « Enquête 2013 auprès de la Génération 2010. CAP-BEP : des difficultés d’insertion encore aggravées par la crise », Bref, n° 335.
L’enseignement professionnel, ce sont des lycéen·nes (pour les trois quarts) et des apprenti·es (pour un quart), qui suivent un même programme, mais dans des conditions différentes. Les un·es au lycée, les autres alternant formation théorique en CFA et pratique en entreprise. Au total, on compte 731 000 lycéen·nes (lycées publics ou privés) et 306 000 apprenti·es aux niveaux Baccalauréat, Brevet professionnel et CAP.
En 2020, les élèves/apprenti·es dans les formations professionnelles peuvent être inscrit·es soit en CAP ou à un autre diplôme de niveau 3 (30 %) soit en Baccalauréat professionnel ou Brevet professionnel (70 %)25. Vingt ans plus tôt les proportions étaient inversées. En 1998, on recensait 78 % d’élèves/apprenti·es au niveau CAP/BEP et 22 % au niveau Baccalauréat.
Dans le système éducatif, les publics sont très différents, en particulier du point de vue du genre26 et du milieu social d’origine, de la filière (générale ou professionnelle), du domaine d’études (production, services).
Ainsi les jeunes issus de catégories plus modestes (dont les parents sont ouvriers ou employés) sont plus présents dans les filières professionnelles que les jeunes issus des milieux plus favorisés (dont les parents sont cadres)27 .
La voie professionnelle, ce sont aussi majoritairement de jeunes hommes (près de 59 % des effectifs)28, qui s’y orientent davantage et plus précocement que les filles. Dans les faits, tout dépend du domaine d’études. La mixité des cursus (le fait qu’il y ait à peu près autant d’hommes que de femmes) est exceptionnelle. La plupart des spécialités professionnelles sont sans ambiguïté à « dominante » masculine ou féminine29 .
Les filles représentaient, à la rentrée 2018, 15 % des effectifs de l’ensemble des spécialités de production et 65 % de l’ensemble des spécialités de service. Elles sont invisibles (moins de 3 %) dans les filières du bâtiment, de l’énergie, du génie civil, de la mécanique, de l’électricité ou de l’électronique. Elles sont très marginales (moins de 10 %) dans les filières du travail du bois et de l’ameublement, de la plas-
25 Le BEP a disparu progressivement à la suite de la réforme de 2009.
26 Jarlégan A., 2009, « De l’intérêt de la prise en compte du genre en éducation », Recherches & éducations, 2 | p. 11-21.
27 En 2019, le Baccalauréat professionnel est composé de 28,2 % d’enfants d’ouvriers, de 23,4 % d’enfants d’employés,
c’est-à-dire un peu plus de la moitié des élèves de cette filière. Ces mêmes catégories (employés, ouvriers) ne représentent que 29 % des bacheliers généraux. À l’inverse, on ne compte que 10 % d’enfants de cadres en Baccalauréat professionnel contre 34 % chez les élèves de Baccalauréat général.
28 Les filles vont aussi peu en apprentissage : en 2018, 19 % des filles et 31 % des garçons qui suivent une formation dans le second degré professionnel de niveau V et IV le font dans le cadre de l’apprentissage.
29 MENJ-MESRI-DEPP, 2020, Filles et farçons sur le chemin de l’égalité de l’école à l’enseignement supérieur
turgie, de l’aménagement paysager des parcs, des jardins et des espaces verts. A contrario, elles sont très largement sur-représentées dans les formations initiant au travail du textile, de l’habillement et du cuir (89 %) et quasi à parité dans la métallurgie (59 %) et les formations portant sur les matériaux de construction, du verre, de la céramique (47 %). Dans le domaine des services, ce sont à leur tour les hommes qui sont absents des filières de coiffures, d’esthétique, des services à la personne (7 %) et des spécialités sanitaires et sociales (11 %). La mixité est donc rarement atteinte dans l’enseignement professionnel.
La comparaison des Meilleurs Apprentis de France à l’ensemble de la population de la voie professionnelle est complexe, car nous ne disposons pas de données précises et exhaustives sur ces derniers. Néanmoins l’enquête que nous avons réalisée auprès des lauréat·es MAF (ayant remporté le concours entre 2011 et 2014) permet d’avoir un aperçu de ce qui les rapproche ou les différencie de la population d’ensemble des jeunes évoluant dans l’enseignement secondaire professionnel.
Les MAF sont aussi majoritairement des hommes (67 %), les femmes étant moins présentes dans les filières professionnelles, moins représentées dans ce type de concours et, de fait, moins souvent lauréates. À titre d’exemple, en 2014, 71 % des lauréat·es au concours étaient des hommes. Cette surreprésentation masculine doit être rapportée aux métiers préparés et à la composition sexuée des filières représentées.
À l’issue de la troisième, une moitié des MAF n’avait pas de projet professionnel. Pour celles et ceux qui en avaient un, celui-ci était très orienté vers l’exercice d’un métier spécifique et identifié : coiffeur·se ; cuisinier·e, électricien.ne, etc. La formulation des projets peut aussi toucher à une orientation prestigieuse : devenir fleuriste de luxe, horloger « grande complication », perruquier·e pour le cinéma, première main haute couture, créateur·trice de mode ; intégrer un prestigieux atelier de haute joaillerie place Vendôme, travailler chez un sculpteur reconnu, devenir MOF. Il peut aussi s’agir de se perfectionner : rentrer chez les compagnons, se mettre à son compte, apprendre le métier en évoluant au sein de différentes entreprises. De ce point de vue, 70 % des jeunes interrogés disent avoir réalisé leur projet, 20 % l’avoir partiellement réalisé et 10 % ne pas l’avoir réalisé (pour plus de précisions voir le chapitre 8).
Une majorité de MAF indique que l’engagement dans la voie professionnelle correspondait à leur premier vœu d’orientation (76 %). Si cette proportion peut paraître à première vue importante, elle ne différencie pas les MAF de l’ensemble de la génération à laquelle ils appartiennent puisqu’une enquête auprès des sortants du système éducatif menée en 201330 montre que c’était le cas, dans des propor-
30 Les enquêtes Génération du Céreq sont des enquêtes nationales réalisées auprès d’un
échantillon représentatif de l’ensemble des jeunes sortant du système éducatif une année
donnée. Quels que soient leur niveau de qualification et leur classe de sortie, ceux-ci sont...
› 1 million d’élèves (731 000 lycéen·nes et 306 000 apprenti·es)
› Une orientation sur trois à l’issue de la 3e
› Une majorité de jeunes hommes (59 %)
› Une rare mixité dans les spécialités de formation :
. des spécialités de production (le bâtiment, la mécanique, l’électronique, le travail du bois, etc.) à dominante masculine (85 % d’hommes)
. des spécialités de service (coiffure, esthétique, services à la personne, sanitaire et sociale) à dominante féminine (65 % de femmes)
tions équivalentes, pour l’ensemble des sortants la voie professionnelle. Ayant donc majoritairement choisi leur orientation, les MAF font aussi état d’une importante satisfaction à l’égard de la formation suivie, 65 % s’en déclarent très satisfait·es et 33 % plutôt satisfait·es.
Au moment de la candidature au concours MAF, une majorité des postulant·es préparaient un CAP (52 %), un Bac pro (33 %) ou un autre diplôme (type Mention Complémentaire, Brevet de Maîtrise, Brevet professionnel). Pour un quart des MAF, le diplôme préparé au moment du concours est le plus haut diplôme obtenu, alors que pour les trois quarts restants, il a été un diplôme intermédiaire vers une poursuite d’étude. L’inscription à ce concours, qui, nous le verrons, est le signe d’un investissement important dans l’activité et la formation, inaugure une poursuite potentielle des études dans une logique de perfectionnement, notamment dans l’enseignement supérieur, pour nombre de MAF. Ainsi, après le concours, les lauréat·es ont accédé à un Brevet de Technicien Supérieur (27 %), un Bac professionnel (17 %), une Licence (7 %) ou un autre diplôme (50 %) de type BMA, DMA31, un Baccalauréat technologique ou général32. Pour celles et ceux qui ont arrêté leurs études à l’issue de l’obtention de leur CAP ou Baccalauréat professionnel, une majorité a arrêté ses études, car ils et elles souhaitaient entrer dans la vie active (46 %). D’autres considéraient avoir atteint le niveau souhaité (25 %) ou ont trouvé un emploi (23 %). Enfin, une minorité a arrêté par lassitude (11 %) ou pour des raisons financières (7 %).
Une majorité des MAF a obtenu le diplôme préparé en apprentissage (58 %), ce qui constitue une part bien plus considérable que le poids relatif de l’apprentissage dans la voie professionnelle. L’apprentissage semble constituer la voie de prédilection pour la réussite au concours, tous niveaux confondus.
Au final… Ce qui distingue les MAF des autres élèves de la voie professionnelle, c’est avant tout la satisfaction qu’ils retirent de leur formation et de leur apprentissage. Cela ne tient pas seulement à leurs caractéristiques ou parcours antérieurs, ni au fait qu’ils aient accédé à la formation de leur choix (pas plus que les autres lycéen·nes professionnel·les), mais à ce qu’ils ont trouvé dans leur formation comme reconnaissance, encouragements, rencontres, transmission, autant d’ingrédients qui ont contribué à l’émergence d’un engagement dans leur formation, dans le concours, dans le travail et in fine à la naissance d’une passion et à la fabrication d’un futur professionnel. C’est ce que nous allons découvrir tout au long des chapitres suivants.
... interrogés 3, 5 ou 7 ans après la sortie du système éducatif pour étudier la transition école / vie active ainsi que le début de leur parcours professionnel.
31 Le brevet des métiers d’art (BMA) est un diplôme de niveau IV qui permet aux titulaires de CAP d’accéder aux diplômes des métiers d’art (DMA).
Le DMA (Diplôme des Métiers d’Art) se prépare en deux ans, comme le BTS.
32 Pour l’ensemble des bachelier·es de la voie professionnelle, l’orientation dans l’enseignement supérieur s’effectue majoritairement en Section de Techniciens Supérieurs (31 % des néobacheliers) et rarement à l’université (3 %). La comparaison aux MAF est complexe, car ces derniers étaient majoritairement inscrits en CAP au moment de la
préparation du concours, la propension à la poursuite d’étude dans l’enseignement supérieur est plus difficilement mesurable, les temporalités de l’interrogation ne permettant pas toujours un suivi de l’ensemble du parcours de formation.
› 300 lauréat·es par an
› Majoritairement des jeunes hommes (67 %)
› Le plus souvent en apprentissage (58 %)
› Inscrit·es en CAP (52 %) ou Bac pro (33 %)
› Des orientations choisies : pour 76 % c’est le 1er vœu d’orientation à l’issue de la 3e
› Des jeunes très satisfait·es (65 %) ou plutôt satisfait·es (33 %) de leur formation dans la voie professionnelle
› Des poursuites d’études fréquentes (75 % à l’issue du concours)
› Des projets professionnels initiaux qui se concrétisent à l’issue de la formation (70 %)
› Des projets fréquents de création d’entreprise : 88 % envisagent de se mettre à leur compte
S’orienter, c’est déterminer la « meilleure » voie scolaire ou professionnelle en fin de cycle, en fonction de ses aptitudes et ses motivations. Dans le processus de choix de leur future filière, les élèves ne se débrouillent pas seuls pour arbitrer entre plusieurs voies possibles et sont l’objet de diverses incitations ou prescriptions. L’orientation peut ainsi s’inscrire dans une logique « vocationnelle » ; se déployer dans la « continuité » d’un parcours scolaire difficile ; ou à l’inverse pour les plus « performant·es » scolairement, elle peut s’inscrire en « rupture » avec le parcours scolaire engagé, avec les projets parentaux ou ceux de l’institution scolaire.
« Moi faut savoir que j’ai choisi la cuisine pas par obligation, mais parce que je voulais le faire. Parce que je n’avais pas forcément de mauvaises notes à l’école, j’aurais pu aller en général, mais c’était pas du tout mon objectif. (…) Quand j’étais petit, j’aimais bien cuisiner avec mes sœurs, ma mère. Ma mère, elle faisait pas mal de cuisine française, de pot-au-feu, des plats régionaux, elle achetait des demicochons et on faisait de la charcuterie. J’ai toujours aimé cuisiner, passer des heures à cuisiner. (…) Et puis quand j’étais petit, je voulais être inventeur, on peut toujours inventer plein de choses, réinterpréter. Ça, j’aimais bien. Et la cuisine pour ça c’est pas mal ! »
MAXIME | MAF PÂTISSERIE
De nombreuses représentations négatives existent sur la voie professionnelle courte : espace de « relégation scolaire », accueillant majoritairement des élèves « en difficultés » d’apprentissage, peu attirés par les études, à la scolarité chaotique, « orientés » et socialement triés33. Les MAF, eux-mêmes, décrivent leur orientation en se référant à ces images de la voie professionnelle courte, qu’ils présentent, pour reprendre leurs expressions, comme « dévalorisée », « facile d’accès », « voie de garage », « filière poubelle », « fréquentée par des personnes qui ne savaient pas quoi faire d’autre » ou « qui n’ont pas la possibilité de faire de grandes études, d’aller en milieu général ».
Emprunts de ces images, certains MAF se considèrent comme partie prenante d’un modèle de jeunes « orientés », car leur niveau de formation, jugé insuffisant, ne les habilitait pas à se diriger vers la voie générale. Ou à l’inverse ils font état de la réprobation sociale, familiale, professorale à laquelle ils ont dû se confronter ou s’opposer, car on ne les trouvait justement « pas assez mauvais » ou « trop bons » pour s’y orienter. En ce sens, les stéréotypes qui marquent la voie professionnelle et les jeunes qui y transitent fonctionnent comme des prophéties auto-réalisatrices34 : les jeunes y sont, le plus souvent, poussés ou empêchés selon leur niveau scolaire à l’issue de la troisième.
Les MAF apparaissent pourtant a priori comme des contre-modèles, parce qu’ils « s’investissent » et « réussissent » dans leurs études, parfois au prix de re-
33 Sur ce point voir l’ouvrage Palheta U., 2012, La domination scolaire, Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF.
34 Situation dans laquelle une prédiction ou un événement auquel on s’attend, souvent négatif, conduit
à une modification des comportements en fonction de cette croyance, ce qui a pour conséquence de faire advenir la prophétie. En l’occurrence, l’image négative de la voie professionnelle limiterait dans les faits les orientations d’élèves de tous
niveaux de formation dans cette voie (indépendamment de leur projet ou aspiration) et en conséquence, renforcerait ces phénomènes de relégation scolaire, en accueillant de façon quasi exclusive (ou très majoritaire) des publics en difficultés d’apprentissage.
conversions (d’une filière générale, technologique, de l’enseignement supérieur vers la voie professionnelle), parfois en transposant des dispositions acquises dans l’enfance dans un choix de formation professionnelle adaptée, qui se présente sous la forme de l’évidence. L’orientation peut alors s’inscrire dans une logique vocationnelle qui conduit « naturellement » vers la voie professionnelle, de façon indépendante du niveau scolaire. Elle peut aussi se déployer dans la continuité d’un parcours scolaire jugé chaotique, de recommandations ou d’injonction des enseignant·es. Pour les plus « performant·es » scolairement, elle s’inscrit en « rupture » avec le parcours scolaire engagé, avec les projets parentaux ou ceux de l’institution scolaire.
Un premier type de parcours, d’orientation et de rapport à l’école se dessine. Il concerne des élèves qui inscrivent leur choix d’orientation dans une démarche de projet (professionnel et de vie), s’apparentant à une logique « vocationnelle ». Ce qui caractérise ces jeunes, c’est l’existence d’un projet affirmé et précoce, souvent en lien avec un goût décrit comme « naturel » pour une activité, apprise et pratiquée dès l’enfance, et souvent transmise dans un cadre familial (parents, grands-parents, ami de la famille…).
« J’ai toujours baigné dedans. En fait depuis tout p'tit je fabrique des cabanes, j’ai été scout pendant 4 ou 5 ans et justement j’ai toujours eu du bois entre les mains, donc c’est quelque chose que j’aimais faire. Je ne me voyais pas faire autre chose en fait. Et puis vu que j’étais plutôt bon dedans ben voilà. Disons que la question est venue assez naturellement en tout cas. Donc je pense que c’est une chance que j’ai, d’avoir su tout de suite ce que je voulais faire. »
CHRISTOPHE | MAF MENUISERIELes choix scolaires s’affirment alors comme relevant de l’évidence, car guidés par une passion née précocement : « depuis le début », « depuis tout petit », « naturellement je me suis tourné vers ça », « j’ai toujours baigné là-dedans », « c’est vraiment un choix par envie », « je ne me voyais pas faire autre chose ». Le choix de la voie professionnelle ou d’un métier manuel, qui « s’est sûrement fait inconsciemment », s’affirme avec certitude. Sa pertinence ou sa légitimité n’est jamais remise en question ni par le jeune ni par son entourage.
Quand les préférences s’affirment avec autant d’évidence et de force, il est rarement besoin d’engager un quelconque travail de persuasion ou de conviction auprès des référents (famille, école). Au final, ce qui est évident, normal, naturel pour
La vOie PROFessiONNeLLe UN cHOiX « NaTUReL »
le jeune l’est ou le devient pour ses proches. Cette conformité du projet scolaire au projet professionnel est, en outre, souvent facilitée par le fait d’avoir baigné, depuis la prime enfance, dans un univers familial, professionnel, ou d’avoir eu une pratique de loisir en lien direct avec l’orientation visée. Dans ce cas, le soutien et les encouragements parentaux s’expriment sans retenue.
« Mon père était carrossier peintre. Dès que j’ai eu 10 ans j’allais dans la carrosserie, parce qu’ils m’ont connu tout bébé les patrons qui étaient avec lui, ils étaient toujours à côté. J’adore les voitures, donc c’est venu comme ça, de fil en aiguille et puis du coup j’ai repris derrière. Je me voyais pas faire autre chose. Moi l’école, on va dire que j’étais pas très très bon non plus, tout ce qui est grandes études et tout ça j’aime pas, j’aimais bien sortir et puis être manuel, c’était le seul truc que je voulais. »
Pour les plus fragiles scolairement, la voie professionnelle se présente comme la suite « logique » d’un parcours scolaire semé d’embûches. Désignés comme « mauvais » élèves à l’école, se décrivant comme peu enclins aux matières théoriques, les parcours tels qu’ils se dessinent assez précocement sont jalonnés d’échecs ou de difficultés scolaires, objectivés par de faibles résultats, des réticences à l’égard de l’école et du travail scolaire, des situations de décrochage. Dans ce cas, ce n’est pas forcément l’évidence d’un projet professionnel qui se dessine, mais la certitude d’une impossibilité à s’orienter vers la voie générale.
« Je me suis orientée quand j’avais 14 ans parce qu’en fait j’ai eu un parcours un p'tit peu compliqué, j’étais en famille d’accueil, après je suis revenue avec ma maman, et puis elle a eu des problèmes (…) et puis j’aimais pas du tout l’école, donc je n’allais jamais à l’école. Pratiquement je loupais tout le temps l’école, tout le temps, tout le temps, à un point où à un moment ils ont dit : “C’est bon, si tu veux pas venir à l’école, nous on va prendre des dispositions pour que tu sois plus avec ta mère et puis qu’on t’oblige à aller à l’école.” Du coup, ma mère a parlé avec son patron qui était chef cuisinier, qui lui a expliqué qu’il y avait
UN cHOiX « NORMaL », PUis UN LieU De « RévéLaTiON
un dispositif justement qui était la DIMA35, que je pouvais tout de suite arrêter l’école et aller dans ce dispositif, et donc je touchais pas d’argent, mais je faisais des extras à côté pour gagner de l’argent justement avec ma maman. »
Pour autant, ces orientations de prime abord négatives, prennent une tournure relativement inattendue lorsque la découverte d’un métier, la confrontation à un univers professionnel, à des professionnel·les, les encouragements, la valorisation d’un·e enseignant·e, d’un·e maître·sse de stage, reconfigurent le parcours initial. Certains « événements » deviennent alors des moments clés de la révélation de soi, de ses goûts, de ses aptitudes. « Avoir trouvé son truc », se sentir enfin « doué pour quelque chose », « y arriver », « prendre ou gagner la confiance » sont autant d’expressions mobilisées par ces jeunes pour exprimer leur conversion professionnelle et personnelle.
« C’était une enfant qui avait de grosses difficultés scolaires. Il n’y a rien eu d’inné chez elle, tout ce qu’elle a c’est à force de travail. Il y a 2 ans, personne ne misait sur elle. Au niveau scolaire, c’était des 4-5 de moyenne. C’était compliqué, elle lâchait complètement. Après c’était une enfant qui était très discrète, qui n’avait jamais de souci de comportement, mais scolairement ça ne suivait pas. (…) Au final elle s’est révélée dans son métier, quand on lui a fait confiance, quand on lui a montré qu’elle était capable, elle a avancé. »
NATHALIE | MAÎTRESSE D’APPRENTISSAGE
Les disciplines théoriques ou académiques, au cours d’un parcours scolaire trop abstrait, finissent par trouver leur justification dans l’exercice d’un métier. Le fait de « commencer par faire avant d’apprendre » permet par exemple de découvrir la géographie grâce aux vins ou aux fromages, de se rendre compte que « le fait d’être bon en maths ça ouvre énormément de choses » pour le travail du bois. La découverte d’un métier, la révélation de ses aptitudes et de ses envies sont ainsi susceptibles de générer un engagement fort dans la formation.
« J’ai pas beaucoup été à l’école, un p'tit peu, mais pas énormément, parce que j’aimais pas les matières générales. Du coup la géographie, j’ai pas trop appris, les maths j’avais du mal. J’ai appris la géographie grâce aux vins, grâce aux fromages, parce que dans le concours on devait reconnaître les fromages, la région, l’appellation. C’était difficile pour moi alors qu’il y a des choses qui paraissent évidentes pour les autres. Pour le vin, par exemple, quand on voit Blaye on sait que c’est à Bordeaux, et pour moi pas forcément. Donc j’ai appris comme ça, et maintenant je connais ma géographie grâce aux vins, grâce aux fromages. J’ai commencé par faire avant d’apprendre. »
Édition
Libel, Lyon
www.editions-libel.fr
Textes
© Estelle Bonnet, Elise Verley
Photographies
© David Desaleux
Conception graphique
Pauline Chaffard
Photogravure
Résolution HD, Lyon
Impression
Graphius
Dépôt légal : juin 2023
ISBN 978-2-491924-39-3
Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, y compris des systèmes de stockage d’information ou de recherche documentaire, sans l’autorisation écrite de l’éditeur.
Première édition © Libel.
Cet ouvrage est l’histoire d’une rencontre entre deux sociologues, un photographe et de jeunes apprenti·es parti·es à la conquête d’un titre, celui de Meilleur Apprenti de France Ce concours réunit chaque année de nombreux métiers dans des domaines aussi divers que la mécanique, l’esthétique, la cuisine, la fleuristerie, la zinguerie, le service en salle, la coiffure, la prothésie dentaire, la bijouterie… Sociologues et photographe rendent compte des processus complexes qui mènent ces jeunes apprenti·es sur les chemins de l’excellence professionnelle. « La fabrique de l’excellence » se donne à entendre, au travers des discours des jeunes, dans la façon dont ils évoquent leur engagement dans la formation et le travail, leur parcours scolaire, la passion du métier, le rôle des pairs dans l’apprentissage. Elle se donne à voir dans la précision des gestes, la virtuosité des mains, la concentration des visages, la parfaite orchestration dans l’enchaînement des tâches. Elle s’illustre dans la beauté d’un tableau électrique, la perfection d’une couverture en zinguerie ou de la mosaïque d’un sol, ou encore la trame d’un filet de pêche. Elle révèle la forte articulation entre travail manuel et travail intellectuel, la pleine communication entre main et tête.
Cet ouvrage a été réalisé en partenariat avec la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France.