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Le coNcoURs eT aPRès ?
174 Des parcours de formation au long cours après le concours
180 « Être le meilleur », « atteindre ses rêves » : des parcours de perfectionnement par la voie des concours professionels
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182 Des parcours d’insertion immédiate et durable
184 Des parcours de création d’entreprise
186 Des parcours « en demi-teinte » : reconversions et sentiment de déclassement
Cet ouvrage est l’histoire d’une rencontre entre deux sociologues, un photographe, et de jeunes apprenti·es engagé·es dans différents métiers et parti·es à la conquête d’un titre, celui de Meilleur Apprenti de France (MAF).
Le concours des Meilleurs Apprentis de France, organisé par la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France (SNMOF), réunit chaque année plus de 5 000 candidat·es s’inscrivant dans plus de 100 métiers et spécialités. Les jeunes se présentant aux épreuves sont âgés de moins de 21 ans, issus de la voie professionnelle en formation initiale (CAP, Bac Pro), étudiant dans des établissements publics ou privés, sous statut scolaire ou en alternance, ou sous contrat d’apprentissage1. L’organisation de ce concours a pour objectif de promouvoir les savoirs manuels et leur transmission dans une visée d’excellence professionnelle. Les candidat·es sont engagé·es dans diverses épreuves se déroulant au niveau départemental, régional et national. Des médailles de bronze, d’argent et d’or sont décernées à ces niveaux. Seul·es les médaillé·es or au niveau régional sont sélectionné·es pour participer aux épreuves finales nationales.
Le monde des jeunes apprenti·es de la voie professionnelle est, pour des sociologues, intéressant à plus d’un titre. En premier lieu parce que les études sur les formations professionnelles et l’insertion de ces jeunes sont relativement peu nombreuses au regard d’un nombre plus conséquent de travaux sociologiques sur ceux issus de la voie générale ou engagés dans des formations longues. La formation professionnelle peut parfois apparaître comme une sorte de « parent pauvre » des études en sociologie de l’éducation2, les jeunes apprenti·es étant alors comparé·es à ce qu’ils ne sont pas – ou ce qu’ils sont plutôt moins –, en référence à ce que sont – ou ce que sont plutôt plus – les lycéen·nes de la voie générale3
La référence à la voie générale et ses effets de comparaison par rapport à la formation professionnelle laissent entrevoir une forme d’opposition entre savoirs généraux et savoirs professionnels, savoirs intellectuels et savoirs manuels, savoirs abstraits et savoirs concrets. Cette dichotomie, relevée par des publics divers d’élèves et de parents, mais aussi par une partie du corps enseignant, souligne la difficulté sous-jacente à penser conjointement parcours de réussite et voie professionnelle. C’est le cas lorsque certain·es enseignant·es remettent en question l’orientation dans cette voie d’élèves considérés comme brillants d’un point de vue scolaire : « être brillant·e » se traduisant par avoir de bonnes notes dans les enseignements généraux. On interroge alors une telle orientation non seulement parce qu’avoir de bonnes notes dans des matières telles que le français, les mathéma-
1 https://www. meilleursouvriersdefrance.info/ concoursMAF.html
2 Lamamra N., Kuehni M., Rey S., 2021, « Introduction. La formation professionnelle : des finalités et des usages en tension », Finalités et usages de la formation professionnelle, Éditions Antipodes, Lausanne.
3 Moreau G., 2003, Le monde apprenti, Paris, tiques, l’histoire ou la géographie, n’est pas ici présenté comme une absolue nécessité, mais aussi parce qu’une forme de non-dit (voire un impensé) subsiste dans la possibilité d’associer réussite dans les matières générales et préparation à un métier manuel ou de service par un cursus court.
La Dispute ; Moreau G., 2021, « Les obstacles à une sociologie de la formation des futurs ouvriers et employés en France », Éducation et sociétés, p. 21-37.
Les jeunes apprenti·es que nous avons pu rencontrer ne sont pas dupes de ces appréciations et rapportent la dureté, parfois ressentie, des propos tenus à leur égard et qui a accompagné leur parcours scolaire. Ils perçoivent eux aussi la voie professionnelle comme voie de relégation de l’enseignement. Si les témoignages sont teintés d’esprit critique et de prise de recul par rapport à cette représentation, la violence qui a accompagné leur scolarité reste, pour beaucoup, marquante. Quelle lecture les jeunes apprenti·es font-ils alors de leurs parcours et d’une forme de réussite dans le travail et dans l’emploi ?
La notion de réussite est de fait difficile à définir. Elle peut varier selon que l’on se situe du point de vue de l’institution scolaire – elle est alors associée à l’obtention d’un diplôme, implicitement élevé –, ou selon que l’on se place du point de vue des personnes scolarisées, qui toutes ne souhaitent pas nécessairement poursuivre des études longues. Les orientations en CAP ou Bac professionnel peuvent répondre à un souhait d’insertion rapide sur le marché du travail, bien que ce souhait ne soit pas majoritaire parmi les MAF. Une autre acception de la réussite peut être entrevue dans le sens d’un épanouissement et d’une satisfaction au travail, d’un intérêt marqué pour le contenu des tâches. La réussite est alors pensée d’un point de vue professionnel en fonction du métier exercé. Elle peut aussi être envisagée selon l’accès à une certaine sécurité dans l’emploi, à des progressions possibles dans une carrière, à une amélioration de revenus et de statut. Si le diplôme constitue un rempart contre le chômage, les difficultés d’accès au marché du travail ne sont pas de mise pour l’ensemble des sortant·es de la voie professionnelle et l’on peut discerner des logiques d’insertion ou de satisfaction au travail plus positives4
Nous explorerons, tout au long de cet ouvrage, la manière dont les jeunes apprenti·es abordent ces questions et vivent la formation au métier dans lequel ils ou elles se sont engagé·es. Nous verrons alors quels sont les aspects positifs ou négatifs qu’ils et elles relèvent dans leur activité de travail et dans leur apprentissage, leurs modes d’engagement dans le monde du travail et la valeur qu’ils et elles y accordent et plus globalement leur rapport au travail5. Ce dernier est lui aussi difficile à cerner tant il comporte des types d’attentes variables selon les parcours en formation, l’orientation choisie ou subie dans le métier et l’accompagnement dont le jeune bénéficie lors de cette orientation. La perception du travail et l’attachement qu’on y porte sont sensibles aux premières expériences professionnelles et aux conditions de travail dans lesquelles les apprenti·es se trouvent placé·es. Le moment entre permanences et de l’apprentissage peut de ce point de vue constituer un moment marquant, perçu plus ou moins positivement selon les conditions de sa réalisation, les personnes y participant, la manière dont le métier est inculqué, les relations qui se nouent avec des enseignant·es, des maître·sses d’apprentissage et plus largement des collectifs de travail. L’étude du rapport au travail des jeunes apprenti·es peut par ailleurs être éclairée, comme nous venons de l’indiquer, par la qualité de l’emploi occupé (degré de précarité du contrat de travail, niveau de rémunération, de qualification, de conditions de travail…), par les possibilités d’insertion que le métier offre sur le marché du travail, ou les avantages économiques et sociaux qu’il peut procurer6
L’inscription des jeunes à un concours comme celui des Meilleurs Apprentis de France suppose un engagement relativement conséquent dans le métier et son apprentissage. Réussir au concours, au niveau départemental, régional ou national suppose une préparation aux épreuves qui se traduit souvent par de longues heures de travail et d’entraînement. Quels sont alors les ressorts de cet engagement, chez des apprenti·es parfois très jeunes (15 ou 16 ans) ? D’autres au même âge s’inscrivent dans des études longues, ou repoussent l’âge d’entrée sur le marché du travail en se laissant, avec parfois plus ou moins de conviction, porter par les études. Qu’est-ce qui anime alors ces jeunes et les amène à travailler parfois autant ?
Pas d’engagement sans passion, s’entend-on répondre. C’est entendu. Mais d’où vient alors cette passion et sur quoi repose-t-elle ? Comment se construit-elle ? La passion est souvent associée à un état qui échappe à toute intention, qui arrive un peu sans crier gare. Pour autant des facteurs déclencheurs sont bien là et ne relèvent pas toujours du hasard. Nous aurons l’occasion d’explorer certains d’entre eux, en portant notamment attention à la manière dont le métier et les collectifs de travail suscitent, voire convoquent, cette passion.
Ces différentes interrogations tissent petit à petit le cœur de notre ouvrage. Outre le souhait de comprendre les ressorts de l’engagement au travail des apprenti·es et la manière dont naît la passion du métier, notre démarche a pour objectif de cerner les « ingrédients » ou facteurs moteurs participant d’une forme d’excellence dans la voie professionnelle, qu’il s’agisse des parcours scolaires de ces jeunes, de l’apprentissage et de la transmission du métier, des relations au maître·sse d’apprentissage et à des collectifs professionnels, des gestes et savoir-faire associés à l’exercice d’un métier, ou encore de leur rapport au travail.
Car c’est bien d’excellence au travail dont on parle. Les rencontres et observations réalisées tout au long de notre étude et lors des concours le rappellent de manière prégnante. Au fil de nos déambulations dans les salles de ces concours où sont exposées les réalisations des apprenti·es – maquettes ne pouvant être confectionnées en direct en raison des temps longs nécessaires à leur réalisation –, nous avons été emportés par la beauté d’un tableau électrique, la majesté d’une charpente, la perfection de la mosaïque d’un sol ou d’une couverture en zinguerie, ou encore la trame d’un filet de pêche. Lors de prestations réalisées en direct dans des
6 Sur la qualité de l’emploi, voir Clark A. E., 2015, « What makes a good job ? Job quality and job satisfaction », IZA World of Labour, p. 1-10 ; métiers tels que ceux de la coiffure, de l’esthétique, de fleuriste, du service en salle, de la cuisine, nous avons été fascinés par la précision des gestes, la virtuosité des mains, la concentration des visages, la parfaite orchestration dans l’enchaînement des tâches, et ce qui nous est apparu comme une forme de perfection dans la réponse aux épreuves du concours.
Centre d’études de l’emploi, 2006, La qualité de l’emploi, La Découverte ; Paugam S., 2000, Le salarié de la précarité, Paris, PUF.
Bien sûr, nous ne disposions pas des critères de jugement utilisés par les membres des jurys pour évaluer les travaux présentés. Notre compréhension en la matière a alors été favorisée par la rencontre d’autres personnes centrales participant aux concours tels que les Meilleurs Ouvriers de France (MOF), les enseignant·es et maître·sses d’apprentissage qui accompagnent les jeunes dans leur formation et dans la préparation au concours. Cet ouvrage est bien sûr aussi l’histoire de ces rencontres qui nous ont éclairées sur les attendus des métiers, sur la transmission des savoirs manuels et la qualité exigée dans leur réalisation.
Les témoignages recueillis ont alimenté notre souhait de nous intéresser à l’activité de travail telle qu’elle est perçue, vécue et exécutée. Nous avons souhaité saisir la manière dont ce travail est mené à bien par les jeunes apprenti·es lors de leur formation, en réponse aux exigences de leurs formateurs et formatrices et aux épreuves d’un concours auquel ils et elles participent, à la manière dont ce travail fait sens pour les personnes et les collectifs engagés dans l’activité. Les paroles échangées au gré de nos rencontres sont revenues sur l’apprentissage des gestes, l’acquisition des savoir-faire, les réponses apportées aux exigences du métier.
Lors du concours, et dans les différentes situations de travail, les candidat·es sont amené·es à trouver des réponses à toute une série de problèmes susceptibles de se poser (une matière résiste, un soufflé s’effondre, une texture obtenue ne répond pas aux attentes…), à déterminer la nature des problèmes rencontrés et à émettre des suggestions pour les résoudre, à réaliser des recherches et des explorations7, à développer leurs connaissances, à expérimenter de nouvelles manières d’agir et de penser. Les savoirs professionnels réveillent des interrogations relatives à l’essence du métier, aux différents types de savoirs qui le constituent. Le travail des mains, le travail du corps, mobilisent l’investissement de savoirs professionnels pouvant amener un réinvestissement de savoirs généraux – histoire, géographique, mathématiques, français… – qui avaient pu être, pour un temps, délaissés au cours d’un cursus scolaire difficile. Nos observations nous montrent ainsi comment le travail est de l’intelligence en action8, une activité au cours de laquelle on pose et on résout des problèmes. Elles ont laissé apparaître la forte articulation entre travail manuel et travail intellectuel, la pleine communication entre main et tête9. L’activité engage en effet des initiatives, des efforts cognitifs et corporels, une attention de travail et de coordination, des conventions et un partage de significations10
7 Thievenaz J., 2019, « La théorie de l’enquête de John Dewey : réexplorations pour la recherche en sciences de l’éducation et de la formation », Recherche et formation, n° 92.
8 Tripier P., 2012, « Histoire de la sociologie du travail en France », Sociologies pratiques, n° 25, p. 157-168.
9 Sennett R., 2010, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel.
10 Ughetto P., 2018, Les nouvelles sociologies du travail. Introduction à la sociologie de l’activité, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures sociologiques.