Hubert Munier, Sublimer le réel (extrait)

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Hubert Munier novembre 2018

Vieux cerisier en fleurs (détail) huile, 76 x 120 cm, 2017


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La peinture est mon aveuglement, en même temps qu’elle est le chemin qui devrait m’amener à VOIR.

Autoportrait 2 crayon sur papier, 50 x 65 cm, 2011

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Sublimer le réel Quand je peindrai la neige, je mourrai.

1. Tous les textes en italique sont des paroles recueillies d’Hubert Munier ou des extraits de son journal (orthographe respectée)

Jean-Yves Loude écrivain

« Quand je peindrai la neige, je mourrai 1. » Il dessina le Mont Blanc vu du col des Aravis. Une robe noire couverte d’un linceul blanc. Et il s’en est allé. Le 4 février 2018. Hubert Munier avait le don d’intuition. À force de dialoguer avec les esprits qui animent la Nature et garantissent son équilibre. À force de suggérer leur invisible présence, de tableau en tableau, tout au long de sa vie. Hubert Munier a toujours su qu’il serait peintre ; mieux, qu’il se glisserait dans la lignée de ses aînés, Fra Angelico, Michel-Ange, Dürer, Courbet, Turner, Monet, David Caspar Friedrich… Il trouverait sa place, en toute humilité. Il laisserait une empreinte dans cette histoire. Il n’avait pas le choix, c’était ça ou ne pas vivre. Il faudrait l’accepter tel qu’il avait choisi d’être : un réaliste méticuleux, un capteur de paysages, un messager de la lumière, un traducteur de l’invisible. Déterminé, il s’est assis devant une toile et n’en bougea plus. Il passa sa vie, comme un moine en contemplation, persuadé de participer à l’harmonie du monde, menacé par les excès de ses occupants. Et rien, ni personne, n’aurait pu altérer cette certitude, dévier sa trajectoire. « La peinture est mon aveuglement, en même temps qu’elle est le chemin qui devrait m’amener à VOIR. » Tout commença par une enfance affreuse. Violences domestiques. Autorité abusive du père. Mère aimante et victime. Son enfance, il l’a trimballée toute sa vie. Pour le pire et le meilleur. À l’école des coups, il aurait pu devenir voyou ; il s’est constitué rebelle. Le ciel de l’Auxerrois sous lequel il grandit l’a sauvé. Il incorpora la lumière et parvint à égarer sa rancœur à travers champs et forêts, ses lieux de fuite. Comment expliquer autrement la souriante gentillesse qui lui collait à la peau ? À l’entendre, Dürer lui vint en aide. À 9 ans, le gamin qu’il était plongea dans les gravures de l’Apocalypse de Jean et, grâce au maître de Nuremberg, il accosta aux rivages de la Beauté. Et s’y ancra à jamais. Il s’attacha au grand-père Munier, architecte suisse opérant à Tunis. Il éleva ce jeune défunt de 37 ans au rang d’ancêtre mythique parce qu’il peignait et que la famille avait conservé ses tableaux. L’enfant se cherchait des appuis pour parer aux chocs de l’existence. Il avait 11 ans quand ses parents s’installèrent à Auxerre. La découverte de la ville le fit vaciller. Plus de ruisseaux à longer, mais des rues et leurs boutiques déconcertantes. À la terreur du père redoutable s’ajouta la peur des gens, des hommes. Heureusement, il sut très tôt se ménager des issues de secours. Sur le chemin de l’école, l’église Saint-Pierre lui garantissait calme et oubli passager. Flanqué de Pierre, son frère complice, le petit protestant faisait

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la tournée des saints, admirait les statues des belles dames lumineuses et les images de Marie consolatrice. Des heures durant. « Une compensation. » Les deux adolescents traînaient sur les chantiers de fouilles, la nuit. Le jeu aurait pu tourner à la délinquance archéologique : chaparder pour collectionner des tessons, des os, des fragments de tombes… La mort comme terrain de jeu quand la vie déçoit. Cet attrait pour « la présence du disparu » ne faiblira pas chez lui. Mort et vivant : deux aspects de la même réalité. Comme ombre et clarté. Pareil. « Il n’y a pas de séparation entre la crasse du métro et une fleur splendide. » C’est sans doute sous les nefs de Saint-Pierre d’Auxerre qu’il commença à forger son rejet des gens de Temple et d’Église, coupables à ses yeux d’avoir opposé la grossière matière inférieure à la noble lumière supérieure : un contresens millénaire. « Notre chrétienté officielle sépare Tout. » Il ira plus tard consolider ce crédo d’adulte en Asie spirituelle. On dirait aujourd’hui que le petit Hubert Munier montrait une intelligence non adaptée au système scolaire : il ne faisait que dessiner ! Sa mère eut le bon goût de lui offrir un livre sur Van Gogh. L’appétit grandissant en dévorant, il voulut connaître TOUS les peintres. On soulignera une personnalité portée à l’excès et à l’accumulation. Ces traits iront en s’amplifiant. Pour preuve, ces vacances de jeunesse à Madrid qu’il passa exclusivement au Prado, regrettant de ne pouvoir y dormir. On reconnaîtra à l’adolescent, en errance hors du cadre éducatif, la capacité d’élire des modèles auprès desquels s’abriter. Le premier fut un sculpteur de figures en bois polychromes, quasiment brutes, Pierre Merlier, un gaillard généreux et hors normes qui lui apprit l’aquarelle en plein champ, lui donna accès à son atelier et à des expositions. Pour définir cet adulte refuge, il répétait à quel point il était « gentil ». Un adjectif fréquent dans le vocabulaire d’Hubert Munier pour distinguer un homme rassurant des autres. Il y eut un temps, croyez-le bien, où les écoles d’Art servaient d’ultimes branches de salut à des décrocheurs confirmés comme Hubert Munier, détenteur malgré tout du talent inné de dessiner. De guerre lasse, sa mère le confia aux enseignants de l’École des Arts Appliqués de Beaune, récemment fondée, déjà réputée. L’adolescent de 17 ans se montra ni diplomate, ni « diplômable ». Il ne se laissait pas enseigner, faisait ce qu’il voulait, désespéra le professeur de peinture. Le rebelle se réfugia dans l’atelier du céramiste et sculpteur Michel Lucotte qui l’autorisait à peindre tout en essayant de lui inculquer les rudiments du modelage et l’art du tour. Ce fut sa chance. Michel Lucotte, artiste à l’œuvre considérable, aussi bienveillant qu’exigeant, avait repéré chez cet élève en refus d’apprentissage « l’étincelle du génie qui pouvait devenir un grand feu ». À condition de veiller sur cet individu vulnérable, de le protéger contre lui-même, de le guider en le laissant croire à sa liberté d’indompté. Voici qu’un autre homme lui sauvait la vie, sans s’acharner à lui dicter des règles. Tout opposait les deux êtres à l’époque, le sculpteur réfléchi et le jeune torrent fou. Mais inutile d’aller chercher plus loin : la rigueur créative, l’acceptation du labeur infini que Munier, installé peintre, se plut à revendiquer, constituaient le cadeau à retardement du maître. « Père Lucotte » : jamais Munier ne l’appela autrement. N’y voir aucune familiarité, mais la gratitude d’un fils pour un père adopté.

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La traversée. Et puis un matin tôt New York. Histoire vraie, mais étonnante, c’est sûr.

Autoportrait d’un chercheur en métaphysique huile sur bois, 1973

Envers du tableau

Colline en face du dolmen de Fraissinel 1975

En cours par intermittence, souvent manœuvre dans les caves de Beaune, parfois en fugue à Paris pour visiter galeries et musées, et un jour, dans un bateau pour l’Amérique afin d’échapper à une fille ardente qui voulait l’épouser. Il avait 19 ans. « La traversée. Et puis un matin tôt New York. Histoire vraie, mais étonnante, c’est sûr. » Il voulait rejoindre la Californie en stop et s’installer un temps à Los Angeles chez sa tante Riquette. Pour une fois, il écouta un conseil de flic : trop dangereux ! Il faut l’imaginer dans la salle d’attente de la compagnie de bus Greyhound. « Pas pressé, rien de pressé. » Il remarqua un voyageur sur un banc. « Blanc, blond foncé, barbu, un chignon de ses cheveux attachés sur le crâne, comme les sâdhus… » Regards croisés. Le jeune Français en recherche de lui-même fut fasciné par cet étranger qui pouvait l’aider à se trouver. Il finit par demander d’où il venait. « Et là, il m’a répondu en aucune langue, et sans parler, qu’il venait de partout, qu’il était de partout. » De son séjour aux USA, c’est cet échange, fulgurant pour lui, qui nous parviendra, relaté dans son journal : dialogue médiumnique à rapprocher d’un autre choc du même ordre, dix ans plus tard, à Venise. Dans une librairie de musée, alors qu’il observait amusé un vieux moine, endormi debout, il vit soudain le gros homme sortir de sa torpeur, approcher et lui dire : « Pintore. » On devine sa confusion. Et le moine d’insister : « Si, si, pintore, grande pintore… » Le personnage mystique Hubert Munier, « 58 kg de poussières cosmiques agglomérées pour un certain temps », était en cours de formation, maigre, mais en pleine croissance. Dans la Californie de 1968, université réputée pour l’enseignement des ascensions célestes, il suivit assidument les cours de consciences altérées, fit connaissance avec « l’herbe du diable et la petite fumée ». Il vécut néanmoins de la vente de tableaux peints sous influences abstraites, impressionnistes, surréalistes. « Jusqu’à 23 ans, j’ai copié et imité tout le monde. » Sa période d’alors, « paysages d’écorces », devait beaucoup à Max Ernst, « le dernier romantique allemand », obsédé par les montagnes et les forêts. Il admirait Max Ernst au point qu’un jour, à son retour, il entreprit un voyage à Paris et se posta six heures devant sa porte. Et quand sa femme enfin sortit, lui, le timide audacieux exhiba ses dessins en pleine rue pour la convaincre de le laisser entrer. C’est ainsi que l’obstiné Munier partagea un après-midi avec Max Ernst. « Un curieux moment, à ne pas faire grand-chose, à manger des cacahuètes, à admirer son WC tout en tapisseries d’Aubusson, mais je crois qu’il m’a passé quelque chose, sans rien dire finalement. »

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Ne tournons pas autour du pot, Hubert Munier n’était pas fait pour la céramique. Et pourtant, il dut se résoudre à survivre de cette activité, au retour de ses voyages. D’abord, à La Borne, « le hameau des potiers », près de Bourges. Il enchaîna l’exécution de plats, bols, cruches pour une fabrique, avant de se mettre à son compte dans le village de Sainte-Paule, en pays beaujolais des Pierres Dorées. Pendant quelque temps, son frère Pierre partagea avec lui l’expérience berrichonne, avant de bifurquer sur la route sacrée des Indes, à la suite de deux ans de vie monastique, près de Melun. Une rupture marquante. Pierre avait modelé une admirable figure de Muktananda 2 dans l’espoir d’être bien accueilli dans l’ashram de son choix et de satisfaire son gourou. Ce dernier lui demanda : combien de temps as-tu mis pour exécuter cette sculpture ? Six mois, répondit le novice. De combien penses-tu avoir besoin pour la détruire ? Pierrot comprit le message et la cassa sur le champ. Ce geste d’engagement du cadet creusa un sillon profond dans la conscience de l’aîné, également tenté par la spiritualité indienne, mais décidé à atteindre sa clarté par une autre voie, celle d’une peinture qui porte à la méditation. Voici donc Hubert Munier installé à la campagne, avec femme et bientôt enfant, en parfait hippy, portant bottes de cuir usées, gilets côtelés et cheveux ruisselants comme un Christ sulpicien. Le tour était installé au grenier, en haut d’un escalier de meunier, le four dans une cabane en plein champ, et le réduit d’exposition dans une cour de ferme, en face de la réserve à fumier. Le paradis ! Tout était possible en ces temps de révolution des idées, et même vendre à Paris de lourdes poteries, fardées de coulures, pourvu qu’elles aient la marque de l’authenticité rurale. L’artisan charriait ses théières et coupes rustiques jusqu’au boulevard Saint-Michel à bord d’une Juva 4 Renault qui aurait dû dormir au musée depuis belle lurette. Annie, sa compagne, dessinait à merveille, elle aussi, et enseignait les arts plastiques à Villefranche-sur-Saône. La belle vie ! Il fut même responsable d’un apprenti, Dominique Bajard, tout juste sorti de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, venu partager avec lui atelier, four, expérience, bohème et nourriture frugale, un couple d’années, avant de suivre son

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Essayer de devenir un bon peintre était le pourquoi de mon existence, mon rôle ici !

Les architectes de l’Inutile huile sur bois, 81 x 61 cm, 1969

2. Swami Muktananda, dont le nom vient de mukti, libération, délivrance, et ananda, félicité, béatitude, était également appelé Baba par ses disciples.


Hommage à Urbain Grandier huile sur bois, 70 x 190 cm, 1972

propre cours et de devenir le sculpteur céramiste de haute volée du monde animal, de ses ossements, becs et mythologies. Cependant, l’artisan Munier menait double activité. Il peignait à mi-temps de délicieux paysages aux verts francs, des vergers imaginaires, des arbres en fleurs, des printemps oniriques, naïfs et attirants… Il persistait dans ses rêves archéologiques et partait à la chasse aux silex. Accumulait des pierres et lisait des classiques orientaux, Tao, Bhagavad Gita. Un jour, il plaça au sommet de son panthéon en construction un moine tibétain du nom de Milarepa : parce que ce saint homme fortifia sa sagesse en détruisant et remontant un mur, inlassablement, pendant des années, sous l’œil d’un inflexible maître. Milarepa pour toujours ! Il retenait cet exemple de l’effort absolu vers la compréhension du Grand Tout. Milarepa : un guide intransigeant, mais parfois décourageant. « J’ai dit qu’il fallait que je rectifie le tir, de ne pas viser trop haut, de ne plus être candidat à la sainteté, trop dur pour moi, que j’en suis pas capable, que d’essayer de devenir un bon peintre était le pourquoi de mon existence, mon rôle ici. » Il attendait un signe pour réduire sa fracture. N’être plus que peintre. Le four de cuisson cassa, l’abandonna ; il rompit avec la poterie. Michel Lucotte, son professeur bourguignon, son « père » d’affection, veillait au grain, de loin, « fasciné par cette âme papillonnante ». Pour qu’il osât s’envoler, il lui offrit sa première occasion d’exposer. À Beaune, en 1976, dans les caves de dégustation du XVIIIe siècle de la reine Pédauque. Une de ses premières toiles vendues – le portrait d’un jeune homme en costume assis en position du lotus dans le ciel – fut acquise par un ami très proche du doux peintre excentrique, sous le beau prétexte de retenir ses œuvres, de ne pas les voir s’éloigner, trop loin, trop vite. L’année suivante, fin décembre 1977, pour être précis, rassuré par une seconde exposition au musée des Beaux-Arts de Villefranche-sur-Saône et par une production en accord avec ses aspirations profondes, Hubert Munier prit sa voiture pour Paris et la décision qui allait changer sa vie. Dans la voiture, plus de poteries, mais une douzaine de tableaux et un objectif : refaire le coup de l’entrevue avec Max Ernst. Se garer près du 10, rue des Beaux-Arts, Paris VIe arrondissement, prendre quelques toiles sous le bras et forcer l’entrée de la Galerie Loeb, repérée pour ses accointances avec les peintres d’expression réaliste, comme l’Américain Robert Guinan, témoin des exclus noirs de l’Amérique. Munier appréciait Guinan. Il se voyait bien partager avec lui le même marchand. On ignore quelles œuvres exhibées emportèrent l’adhésion

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du galeriste. Dans le catalogue de la première exposition de Munier à la Galerie Loeb, en novembre et décembre 1980, on remarque deux grands tableaux de pins solitaires postés en vigie au-dessus de la plaine infinie. Ces deux arbres, dans leur redingote noire, font penser à l’observateur en habit sombre de Caspar David Friedrich, jaugeant au sommet d’un mont la puissance d’une Nature à laquelle mieux vaut s’allier que s’opposer. Est-ce l’apparition de cet étrange provincial, ultime romantique égaré dans la décennie de la guerre du Vietnam, qui séduisit Albert Loeb ? Ou les sublimes interprétations de la Sainte-Victoire qu’il lui dévoila ce jour-là ? J’imagine la scène : un jeune homme, à l’allure de candidat au départ pour Katmandou, surgi de nulle part, brandit sans vergogne des représentations très personnelles de la Sainte-Victoire, une montagne aussi fréquentée par les peintres que l’Everest par les grimpeurs occidentaux. Sa démarche avait de quoi surprendre, c’est indéniable. Je suis certain qu’Albert Loeb comprit sur le champ qu’il avait affaire à un cas. On a juste retrouvé une note laconique de Munier à ce sujet : « Décembre 1977, rencontre et entente avec Albert Loeb. » Paul Gauzit, son futur galeriste à Lyon, me confiera plus tard : « Son amour pour la Sainte-Victoire ? Je me suis interrogé. Se confronter à Cézanne, n’était-ce pas un tantinet orgueilleux ? Mais, force est de constater qu’il a peint SA SainteVictoire comme personne. » Avis partagé par Michel Lucotte, son mentor de Beaune, qui n’a jamais cessé d’aiguillonner sa créativité : « Dans le cas de la Sainte-Victoire, personne ne me l’a montrée comme il l’a fait. » Quel était son secret ? « Donner forme à ce qui est idée, faire passer l’invisible dans le plan du visible, incarner l’esprit dans la matière, sans qu’elle cesse d’être matière, afin qu’elle devienne matière transfigurée. » Hubert Munier regardait la Sainte-Victoire comme une montagne sacrée avec l’œil du contemplatif exercé à distinguer ses différentes « réalités ». D’abord, la beauté formelle d’un relief attractif apparemment impassible. Ensuite, l’organisation dynamique d’une masse atomique en perpétuel mouvement échappant à l’attention commune. Enfin, l’évidente familiarité d’être du regardant et de l’observée au sein du grand Ensemble cosmique. Ce que la pensée bouddhiste zen traduit par cette énigme d’une complexe simplicité : « Au début, la montagne est la montagne ; ensuite, la montagne n’est plus la montagne ; enfin, la montagne

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Sainte-Victoire le soir huile sur bois, 100 x 65 cm, 1997


Donner forme à ce qui est idée, faire passer l’invisible dans le plan du visible, incarner l’esprit dans la matière, sans qu’elle cesse d’être matière, afin qu’elle devienne matière transfigurée.

est la montagne. » Que les choses soient claires : les chants de visions d’Hubert Munier procédaient d’une inspiration mystique et suscitaient chez le spectateur un sentiment d’ordre spirituel. Plusieurs fois, il m’expliqua, à moi, son voisin et ami ethnologue, la manière dont s’était élaborée cette synthèse. Il s’exprimait avec une syntaxe et un vocabulaire inimitables : « Pour moi, c’est comme une prière perpétuelle. De toute façon, mon truc que je me répète tout le temps, c’est “Tout atome est Dieu !”, aussi bien la chose la plus modeste que l’arbre le plus royal, ou même le portrait de quelqu’un, c’est tout pareil. Je passe mon temps à diviniser tout ça. “Tout atome est Dieu”, c’est venu comme ça, tout seul, une espèce de compilation ultra simple des piles de bouquins que j’ai lus, l’ethno, l’anthropologie, les religions d’un peu tous les pays, ça s’est condensé en ce mot, et pour moi, c’est pas mal. J’ai tendance à tout voir comme religieux. Pour moi, la peinture, c’est un acte religieux. Ah oui ! » Il dut penser en redescendant sur terre beaujolaise que son destin d’artiste se dessinait, que son rêve d’enfance se réalisait. Il n’avait pas tort. Loeb présenta Munier à Germain Viatte, fondateur du Centre national d’art contemporain, qui occupait alors, au début des années 1980, le poste de conservateur au Musée national d’art moderne à Beaubourg. Les relations simplifient les étapes d’une ascension. Munier figura rapidement parmi les créateurs accrochés aux « Ateliers d’Aujourd’hui » du Centre Pompidou. Loeb le prit en amitié. Il décida de défendre ce peintre hors cadre, hors temps, et projeta d’emblée une exposition. Premier catalogue avec, en couverture, une capture des lumières du printemps s’étalant sur les murailles crayeuses du Luberon. Il n’y eut que son maître sculpteur de Beaune, Michel Lucotte, pour s’inquiéter d’un succès trop tôt venu. Son protégé serait-il suffisamment construit si d’aventure il devait supporter les sautes d’humeur d’un milieu versatile, aussi prompt à embrasser qu’à étouffer les âmes sincères, une fois leur exotisme charmant essoré ? Il conseilla à Munier de se méfier. Mais l’intéressé, tout à son bonheur de voir son travail considéré, ne prêtait pas volontiers l’oreille. « Ah ! Père Lucotte, vous êtes jaloux, vous ne voulez pas que j’inscrive mon nom dans l’histoire de l’Art ! » Impossible que ce frémissement de reconnaissance ne monte pas à la tête d’un jeune créateur, flatté d’être attaché à une galerie renommée, de bénéficier de commandes d’État et d’établissements financiers, de jouir de l’estime de Germain Viatte et de l’intérêt d’un haut personnage de la Nation. Et pas n’importe lequel. C’est le même Michel Lucotte qui me raconta l’anecdote. Le jour où il se rendit tout exprès à Paris pour visiter la seconde exposition d’Hubert Munier, en 1985, il pleuvait tant qu’il entra en trombe dans la galerie Loeb et en collision avec un homme distingué qui en sortait : François Mitterand venait d’acheter une toile d’Hubert Munier intitulée « La falaise imaginée ». « Tout ça… je vis en ce moment ce que j’espérais en secret depuis ma jeune adolescence, y arriver à tout ça. Annie chérie, Mathias chéri, mes Amours Tous les 2. Faire un autre enfant, mon travail que j’adore, mes cactus… eh bien je suis toujours Anxieux, mais de quoi ? Anxieux de nature ? inquiet de nature ? insatisfait, je ne sais pas. »

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L’état de grâce dura quelques années de la décennie 1980, pas plus. Hubert et Annie troquèrent le logement spartiate de l’ère de la céramique rugueuse pour une demeure allègre en pierre dorée dans le village de Ville-sur-Jarnioux. Aux Perrières. Le peintre s’installa aussi dans son nouveau statut d’espoir du milieu de l’Art. On le vit de blanc vêtu, tendance indienne et un tantinet dandy. On le croisa aux concerts de Klaus Schulze, le sorcier des claviers de la musique cosmique allemande dont il imprégnait ses heures de travail. Se souvenir de Tangerine Dream, Ash Ra Tempel, Popol Vuh, les groupes remparts contre la guerre qui firent planer une Europe à l’âme fleurie. Munier profita pleinement de cette période pour cultiver la douceur sous toutes ses formes, comme antidote aux turbulences de son enfance et aux horripilants conflits ambiants. Ses tableaux accrochés ensemble, sa pensée devint visible, son projet clair. Son hymne répétitif aux parois de la montagne d’Aix-en-Provence, ses plongées par-dessus les crêtes des Alpilles, ses hommages aux tilleuls solitaires n’avaient rien d’innocent. Munier célébrait la « sainte victoire » de la Nature rendue à ellemême. L’humain n’y avait aucune place. Il n’était pas spécialement malvenu. C’était comme si Homo sapiens n’était pas encore advenu. Munier en profitait pour lancer aux générations futures des avertissements sur toile, dans l’esprit des enseignements gravés sur roches par les géniaux graphistes du paléolithique : que le respect du créé soit votre principal souci et responsabilité. Pas de progrès durable en dehors de ce postulat. La pérennité du vivant en dépend. Ne pas oublier que les premières alarmes écologiques retentirent dès les années 1970 et que l’agronome René Dumont, candidat pionnier aux élections présidentielles, se présenta en 1974. Hubert Munier entendit le vacarme des précurseurs de la conscience verte. Jamais, il ne milita ou ne parla politique. Trop occupé à tenir son rôle primordial de peintre. Cependant, il glissa des messages subliminaux à travers ses toiles silencieuses. Si certains spectateurs ne les percevaient pas, tant pis ! S’ils voyaient seulement dans l’image un bel arbre majestueux, un ciel d’orage, le dialogue harmonieux entre un pin et une falaise, ou la pénétration sensuelle de la mer dans l’étroit des calanques, tant mieux ! Pourvu que cette vision simplifiée fût garantie par le plaisir. « Moi, mon truc, c’est avoir un langage super simple pour que tout le monde comprenne, même les gens qui n’ont pas de culture, tout de suite, ça leur cause,

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Moi, mon truc, c’est avoir un langage super simple pour que tout le monde comprenne, même les gens qui n’ont pas de culture, tout de suite, ça leur cause, et que ça leur fasse quelque chose. C’est pas la peine de chercher des trucs compliqués pour se faire remarquer.


Moi, je continue ce qui a été fait au XIXe siècle, qui est une période absolument fabuleuse de la peinture, on reste tout simple, on continue.

La montagne de l’Épine huile sur toile, 74,5 x 170 cm, 1977

Les gardiens huile sur toile, 60 x 73 cm, 1986

et que ça leur fasse quelque chose. C’est pas la peine de chercher des trucs compliqués pour se faire remarquer. Moi, je continue ce qui a été fait au XIXe siècle, qui est une période absolument fabuleuse de la peinture, on reste tout simple, on continue. » Il est juste de dire que les paysagistes, les orientalistes, les portraitistes, les figuratifs naturalistes du XIXe siècle le nourrissaient et l’aidaient à réaliser son œuvre personnelle. Jean-Léon Gérôme, Alexandre Cabanel, James Tissot, Émile Friant, Gustave Courbet… Il vantait leur maîtrise avec des onomatopées qui donnaient force à son admiration. En les encensant, il assumait son décalage avec son époque. Il se sentait libre, non assujetti aux canons de la mode. « C’était un naïf qui possédait une technique superbe, voire époustouflante. Cette dualité le rendait fascinant. » Paul Gauzit, le célèbre galeriste de Lyon, le découvrit à Paris, chez Albert Loeb, et resta pantois devant la qualité de son dessin. Au point de demander à son confrère parisien l’adresse postale de ce petit prince qui traçait lui-même les contours de sa planète idéale, d’abord en noir et blanc, avant de s’adonner aux jeux de lumière en couleurs. Cette fois, ce fut le galeriste qui poussa la porte de l’ermite aux pinceaux pour lui proposer un contrat de longue durée dans lequel la clause d’amitié figurait en lettres capitales. « Munier n’avait besoin de personne pour rêver. Il exprimait la lumière et un aspect sacré de la Nature avec une adresse inouïe. Je défendais ce qu’il faisait. Je l’ai beaucoup aimé. » De fait, le cœur des années 1980 battait fort pour Hubert Munier, au rythme de belles expositions : un premier accrochage à la Galerie Le Lutrin de Lyon, en 1984, un second chez Loeb à Paris, en 1985, plus une prestigieuse mise à l’honneur à la Galerie de la Vieille Charité à Marseille, grâce à Germain Viatte. « Ah ! oui ! au fait, je suis toujours là, tiens c’est vrai, même maison, même pinceau. Encore vivant, ici, c’est complètement fantastique ! Tout est extraordinaire. Je me dis souvent cela depuis qq temps. C’est vrai, c’est fou. Y a rien de plus normal, mais y a rien de plus extraordinaire… et vivre jusqu’à 75 ans… 95 ans… »

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La plénitude porte en elle la conscience des limites au bonheur et des bornes de la vie. Munier en était tourmenté. Dans son journal, il rédigeait des phrases conjuratoires pour tenir la mort à distance avec l’espoir de prolonger son rôle d’artiste le plus longtemps possible. Le 6 février 1986, jour anniversaire du décès de son grand-père, peintre architecte adulé, dont il s’imaginait être la réincarnation, il poussa un soupir de soulagement : « Il est mort à 37 ans, je crois, sa photo est là, sur la table… j’ai 38 ans, ça y est. Ça y est je ne sais pas quoi, mais j’ai passé l’âge de sa mort. Ouf ! » Pour se barder d’assurance contre l’anxiété de l’existence, Munier se mit à cultiver, au sens propre, des cactus, puissants symboles de vitalité. Un jardinier du parc de la Tête d’Or de Lyon lui en offrit un. Cet influent bienfaiteur, Gilles Femmelat, lui inocula la passion pour ces plantes xérophytes, dites « succulentes », et déclencha en lui l’envie de les peindre, en grand format, dans un décor recomposé du désert d’Arizona, ou en pots, modestes, dans le plan rapproché de son atelier. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Hubert Munier ne jetait pas sur ses cactus le regard amoureux du botaniste. En les élevant, il entendait retirer de leur contemplation un suc métaphysique dont les effets se lisaient dans la louange qu’il composa pour eux, en état exalté de gratitude. « Cactus, votre force de vie, concentrée, ramassée, centrifuge. L’expansion dynamique de votre centre, vers l’Extérieur, vers l’Espace, par la direction des épines, dizaines, ou milliers de rayons qui se déploieraient dans l’infini, comme les rosaces de nos cathédrales. Cercles tourbillonnants dans l’Espace autour d’un centre, comme un Mandala en volume. Spirales, qui lentement se dilatent comme une galaxie vue de dessus. Énergie rendue visible, dégagée par une structure apparemment fixe. Explosion Fixe. Splendides Cactus, votre conception du Temps… Tellement reposante. Suggestion de l’Éternité. Nature, notre Mère Nature à Tous… Tellement belle. J’adore la Nature entière… » Dans son journal ou à travers ses lettres aux amis intimes, sa pensée se révélait exubérante, terriblement personnelle, et son verbe coloré d’une sincérité sans retenue. Alors que dans le cadre de ses tableaux réalistes, la Nature se figeait, soumise à la rigueur d’une prière muette. « C’est le banal qui est extraordinaire. Une fois bien ressenti ça, que ça fait longtemps que c’est comme ça, on devient assez heureux. » Heureux grâce aux cactus, en colère à cause des serres. Au parc de la Tête d’Or de Lyon, les cathédrales de verre censées abriter les collections végétales menaçaient de rompre, de perdre leurs carreaux, de blesser les passants. Le même jardinier éclairé, Gilles Femmelat, défendait la cause des serres, patrimoine inestimable en grand danger d’écroulement, victime de négligences répétées. Hubert Munier se mit en tête de les peindre, dans l’idée de les sauver. Défi pour un entêté qui pensait avoir connu une précédente existence au temps de la Renaissance et des écrasants chantiers confiés aux puissants artistes. Il se ferait, lui aussi, peintre de dômes et de chapelles de verre pour redonner vie à ces architectures nobles et abandonnées. Il refusait que ces

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C’est le banal qui est extraordinaire. Une fois bien ressenti ça, que ça fait longtemps que c’est comme ça, on devient assez heureux.


monuments splendides soient restaurés sans goût ni grâce à l’aide de barres en aluminium. Gâchés. Il s’appliqua alors à relater le confort des plantes dans ces abris aux châssis rouillés. Il glorifia la poésie de l’œuvre humaine sans montrer aucune main de jardinier. Il donna à voir un grand souffle floral sans bruit ni mouvement. Il nourrissait le secret espoir d’exposer, dans l’enceinte du parc, cette série peinte des serres, embellies et accablées par le temps, pour qu’on portât secours à leurs modèles d’acier usé. La réponse des responsables municipaux fut aussi indélicate que son travail était sensible : « Vous n’y pensez pas, monsieur Munier. Montrer ces structures déclinantes donnerait une mauvaise image de la ville de Lyon. » Aujourd’hui, les serres du parc sont barricadées, soustraites à l’œil du public, définitivement gâchées. La série des « serres » d’Hubert Munier fut particulièrement admirée et achetée. Si souvent les artistes ont raison contre la raison ! C’est finalement un avocat, Pierre Véron, qui réalisa près de Lyon le rêve d’exposer ses toiles de serres dans la maison de verre bien entretenue de son jardin.

Le déblanchiment de la serre tempérée huile sur toile, 97 x 146 cm, 1994

Hubert Munier était-il un conservateur ? Indéniablement, il se sentait concerné jusqu’à l’obsession par une beauté menacée de faner. Par une mémoire assassinée, comme celle des premières nations amérindiennes qui cavalait dans ses pensées. Par des objets ethniques en proie à la pourriture. Il voulait en rassembler un grand nombre pour les préserver. Dès qu’il pouvait, il échangeait contre une toile un manteau de chamane, un poteau funéraire ou un masque népalais. Il ne participait à aucun mouvement, fuyait les rassemblements. On l’a dit. Il vivait dans une immobilité féconde face à son chevalet, déterminé à prolonger des moments présents jugés essentiels en les éternisant sur la toile. Il justifiait sa démarche posée en se référant encore à la Nature immuable qui ne connaît ni passé, ni présent, ni futur. Qui EST. C’était son engagement. On peut écrire sans crainte qu’il n’aimait guère le monde dans

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lequel il vivait. Il se sentait frère de ceux qui savaient marcher en silence dans les espaces préservés, indiens comme trappeurs, pèlerins de l’Himalaya. Il avait lu le poète naturaliste Henry David Thoreau. Et puis soudain, pour une cause qui n’apparaît pas clairement dans son journal, les relations se tendirent entre Loeb et Munier. Jusqu’à la rupture. Pourtant, la préface que le galeriste consacra à son protégé dans le catalogue de la seconde exposition, en avril 1985, montrait sa complète empathie pour « les souffrances du jeune Hubert » et pour sa sensibilité exacerbée face aux massacres des innocents, Zoulous ou Afghans, esclaves ou déportés. Loeb invitait les amateurs d’art à retourner ses tableaux : le peintre écrivait à l’arrière de ses toiles, sur les montants du châssis, des dédicaces aux héros qu’il adulait, Gandhi, Mandela, le Dalaï-Lama, et des déclarations de peine pour les victimes de drames contemporains. Comme l’explosion de l’usine de Bhopal en Inde, le 3 décembre 1984. Loeb expliquait parfaitement comment Hubert s’adonnait à l’émerveillement pour se sauver de la cruauté. Et nous sauver avec. Donc, rien ne laissait présager la déchirure de leur amitié que l’artiste en disgrâce évoqua dans son style laconique : « grands changements en routes (une flèche) le Bébé. galeries ? Expo vente fric. Des fins, donc des nouveaux départs. l’Attente, longue et éprouvante attente. Bien sûr va falloir bagarrer jusqu’à ce que ça aille même mieux qu’avant. L’inquiétude c’est le fric quoi ?… est-ce que je fais tout ce qu’il faut faire ? une vingtaine de galeries contactées. Rien de bien concret depuis 1 mois. On est très fauchés, très critique côté fric mais bon, faut garder le moral, y a pas le choix. »

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Chapeau de chaman et chiffon huile sur toile, 55 x 46 cm, 1995


Envers du tableau

Autoportrait d’un chercheur en métaphysique huile sur toile, 1973

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Une certaine façon de dire Merde aux conventions étouffantes des lois de la Peinture. Et ça satisfait mon goût du grand spectacle.

Et puis Munier créa la Vierge ! Sa vie s’apparentant à un roman, je ne saurais dire à quelle page la Vierge lui apparut pour la première fois. Car il faut L’avoir vue lors d’une transe médiumnique, à la pointe de l’aurore, après avoir forcé les portes de la perception, pour La reproduire ainsi : dame blanche couronnée d’étoiles, à la robe tissée en fils de nuages, Immaculée Conception en lévitation, tendant ses bras vers les océans de la planète bleue, dans une transparence d’ectoplasme. Il fit subir au Sacré-Cœur le même traitement, torse perçant la nue au milieu d’une sarabande d’étoiles. Idem pour le Curé d’Ars. Mais c’est Marie qu’il vénérait avant tout. Il n’en faisait un secret pour personne. Lui, l’éduqué protestant, réunissait sur des étagères des dizaines d’effigies en plâtre polychrome de la Mère à l’Enfant et de l’Immaculée Conception, déesse pure et vierge avant, pendant, après l’accouchement. Depuis l’enfance, ils se connaissaient bien, la Vierge et lui. Il serait toujours ce garçon blessé parcourant les travées des églises en quête d’un sourire maternel réconfortant. On peut voir ses grands tableaux verticaux comme des ex-voto adressés à Marie en remerciement pour son bon secours d’alors. Paul Gauzit, son nouveau galeriste lyonnais, traitait ces panneaux mystiques de naïfs, primaires et touchants. Ce à quoi Munier, inébranlable dans ses convictions, rétorquait : « Une certaine façon de dire Merde aux conventions étouffantes des lois de la Peinture. Et ça satisfait mon goût du grand spectacle. ça fait très St Sulpice, et puis alors ! j’aime bien. Comme j’aime bien aussi les statues en fonte peinte blanche de la Sainte Vierge aux carrefours des routes, j’ai le droit. Comme j’aime les rayons du soleil filtrant à travers les nuages spectaculaires grandioses si beaux. »

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Trinité gardienne huile sur toile, 180 x 200 cm, 1991


En conséquence, il vénérait la Femme, modèle majuscule de pureté, qu’il confondait volontiers avec l’esprit de la Terre-Mère, la déesse de la Nature. Ce qui, forcément, compliquait son rapport avec « la femme », dans l’espace moins grandiose du quotidien. Un bébé naquit. Un second fils. Hadrien. Hubert fit le portrait d’Annie en robe blanche à dentelles, magnifiée en Hera, déesse grecque des unions. Annie était sa lumière. Mais Annie le bousculait, s’épuisait à le ramener sans cesse aux réalités du monde. Un jour, Annie descendit de son piédestal et s’en alla.

Christmas Cosmos huile sur toile, 90 x 200 cm, 1993

Portrait d’Annie Fleury-Munier huile sur toile, 110 x 160 cm, 1976

« Heureusement côté boulot, ça va très bien. ça c’est un autre chapitre, mais j’apprends plein de choses en ce moment. » C’était vrai. Il allait le prouver en se lançant à l’assaut de Lyon. En cette fin des années 1980, alors que les désillusions s’ajoutaient à l’angoisse des changements et aux peines intérieures, il entreprit un portrait de la grande ville en quelques cadrages inédits des quais de Saône, soulignés par le trait de la rivière inerte. Le résultat fut faramineux. Je préfère cet adjectif à « prodigieux » ou « extraordinaire », car il contient en lui la part du fantastique. Munier réitéra avec ses visions de Lyon le miracle de la Sainte-Victoire. Et Dieu sait qu’il n’était pas le premier à interpréter la ville aux deux fleuves ! Mais dans son cas, le réalisme absolu des constructions, des rues traversantes de la Presqu’île, des bas ports, écrasés par la double dictature d’un ciel impeccablement bleu et d’un silence audible, dépasse l’entendement. La perfection technique coupe le souffle tandis que monte en soi une sourde inquiétude. Munier poussa si loin l’exactitude des façades et des moulures, la véracité des jeux d’ombre et de lumière sur les portes et les murs, que l’imaginaire s’affole. Une fois encore, il supprima mouvements et passants. Mais on ressent ici une expulsion du vivant plus brutale qu’à la campagne. Quelques voitures engluées attestent

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une vie d’avant qu’un geste malheureux des humains semble avoir compromise. Il ne reste plus à la ville que les yeux des fenêtres vides pour pleurer la suspension du temps perdu. Libre à chacun de ressentir ce frisson d’anticipation ou de jouir seulement de la phénoménale beauté des scènes. Les collectionneurs ne s’y trompèrent pas, qui les ont toutes accaparées. « La façon de poser la pâte, Toujours là. c’est très intéressant, passionnant, l’aventure. hésitation à chaque coup de pinceau. c’est évident que je me sens plus libre à Travailler en matière grumeleuse qu’en matière lisse. Je me sens toujours un mélange de Renaissance Allemande, de Friedrich, de Fra Angelico et de Fan K’ouan et Sin Tao-Ning3 . Travailler en étant téléguidé. » « Habité », serait le mot juste, plusieurs fois utilisé par ses proches pour définir les états dans lesquels il se mettait pour rassembler ses influences, face au chevalet. Pour être resté parfois à ses côtés alors qu’il peignait, j’atteste avoir vu ses lèvres remuer, incessamment, tandis qu’il formait avec le pinceau, trace après tache, la densité de la matière. Il récitait un mantra, toujours le même, le plus connu, om mani padme hum, celui de la grande compassion. Son esprit pénétrait la toile. À l’approche de l’ultime décennie du siècle, contraint de faire face à plus de précarité, à la solitude, à un nouveau changement de domicile, il se défendit en cultivant ses manies. Il renforça les rangs de ses collections de cactus, de Vierges, d’archanges grandeur nature, de masques himalayens… Et, en matière de création, il approfondit les sillons déjà creusés. « Il s’enfonça dans une manière de faire qui lui convenait », dit Michel Lucotte. « Il se rassurait en pensant qu’il y aurait toujours un arbre qui poserait pour lui. » La Sainte-Victoire, immuable.

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Les amis de toujours huile sur toile, 100 x 65 cm, 1995

3. Un paysagiste chinois du XIe siècle et un portraitiste, semble-t-il, contemporain.


Et puisque je n’ai encore rien compris, je continue de peindre…

Couple de pins à En Vau huile sur toile, 97 x 146 cm, 1996

Les serres, disponibles. Les trésors tropicaux enfermés dans la moiteur tropicale, accessibles. Gros plans sur les coléus, sédums, épiphytes, orchidées, à volonté. Et, en même temps, comme en aparté dans le carré mystique de l’atelier, il fit paraître sur panneaux de bois un Christ diaphane face à ses disciples et voler des soucoupes dans le ciel noir de la galaxie. Munier hébergeait volontiers l’idée que des extra-terrestres cherchaient à établir des contacts avec les terriens. Tandis que lui-même conversait avec des morts de son choix, une famille de crânes qu’il avait recueillis et installés avec dignité sur un plateau couvert d’une nappe blanche. Il leur avait tous attribué un nom d’ancêtre de la grande lignée des peintres. Un jour, il s’adressait à Turner, une autre fois à Zao Wou Ki, ou alors à Fra Angelico… Attention, ce n’était pas un jeu, mais un recours. « Que la peinture. Tout le temps. Il me faut mes statues d’art primitif, mes objets d’archéologie. C’est vital. Ça me rattache à toutes les cultures qui me passionnent. Donc, je suis en famille. Même s’il y a personne, je suis pas perdu. » Évidemment, il les peignait, pour affirmer que lui aussi affrontait le thème des vanités. S’il rêvait de glisser le nom de Munier dans l’histoire de l’Art, ce n’était pas seulement au rayon des paysagistes, mais également à d’autres chapitres. Pourvu que le destin lui en laisse le temps. « Et puisque je n’ai encore rien compris, je continue de peindre… » Ce n’est pas qu’il exposa moins, mais il lui fallut accepter une aire de rayonnement plus restreinte. Tous les trois ans, cependant, Paul Gauzit lui consacrait un événement. On notait en permanence la présence d’une toile de Munier dans la vitrine du Lutrin, la galerie de la place Gailleton. Des collectionneurs de plus en plus fidèles, à la fois touchés par le personnage et fascinés par son œuvre, s’entourèrent de ses façades de Lyon, des serres du parc, de ses études d’objets, de ses paysages de montagnes et de calanques crayeuses, Sainte-Victoire et Calle Longue, de ses arbres à l’autorité naturelle, orchestrant le concert des prés… Ce qui n’empêchait pas sa peur du manque de grandir. Il traînait depuis l’enfance la hantise de l’instabilité. Par malchance, il dut quitter la chaleur ocre du Beaujolais doré pour s’amarrer à Bordelan, un bord de Saône brouillasseux qui le privait de lumière. Il s’en plaignait. Il écrivait à ses amis les affres de l’attente, inhérente à sa profession ; ses lettres se noircissaient d’une anxieuse comptabilité entre les promesses d’acquisitions et la réalité des ventes. Partager ses craintes le soulageait.

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Je me suis beaucoup servi d’Annette, ma fiancée, comme modèle, beaucoup, pour des dessins, pour des tableaux, des portraits, comme je la trouve belle, c’est un plaisir pour moi de la représenter. C’est facile, ça me fait un beau modèle sous la main.

Heureusement, il donnait des cours. Au musée de Villefranche-sur-Saône. Cette obligation le sortait de sa cellule de peintre. Il y prit goût. Il aimait ses élèves, adultes et déterminés. Il s’évertuait à faire évoluer les techniques de chacun, intervenait dans le choix des couleurs, rectifiait les gestes, jamais n’imposait thèmes et sujets. Désormais, c’était lui qu’on appelait maître. Ce titre, dans la bouche d’un chirurgien sollicitant son avis, confortait son statut d’artiste. Il disait qu’il était parti de rien mais qu’à force de travail, il vivait de sa peinture, lui aussi, comme ses aînés de l’école de Barbizon. C’est alors que la vie d’Hubert, enclos préservé des remous climatiques, fut submergée par une vague d’émotions qui, contrairement aux reflux de la mer, ne se retira plus jamais. Une apparition, une femme, une élève, Annette. Son contraire. Lui, le rocher protestant aux jugements catégoriques ; elle, la déferlante mue par la joie de vivre. Ils partageaient la passion pour la peinture, les arts premiers, la spiritualité. Pour le reste, l’intangible, Annette Mivière, agent de santé, appliqua le traitement de la bonne humeur contagieuse. À haute dose.

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Portrait d’Annette Mivière crayon sur papier, 101 x 123 cm, 2007


Portrait d’Hadrien huile sur bois, 40 x 60 cm, 1997

Mathias biceps crayon sur papier, 65 x 91 cm, 2007

« Pas moyen de déranger son scénario. Je me suis adaptée à son caractère. » On assista au rétablissement du plaisir. Ils étaient deux désormais à prendre la route pour chasser les paysages, repérer les échancrures dans la falaise, traquer les pins dans le maquis, assister aux couchants sur les plaines de Saône, recenser les étangs de la Dombes… Double regard complice. Envies de voyages. Aller ensemble en Inde. Visiter Pierre, le frère cadet, et son laboratoire de médicaments spagyriques (médecine alchimique) à Puna. Dans les dernières années du XXe siècle, Annette prit place dans l’antre du maître, autorisée à y peindre. On en a la preuve car, d’un coup, Annette apparut, dessinée, peinte, « en costume noir », « sur la petite chaise », « dans l’atelier ». Avec Annette, Munier caressa l’idée d’investir le thème classique « du peintre et de son modèle ». Sa présence fréquente le comblait. « Je me suis beaucoup servi d’Annette, ma fiancée, comme modèle, beaucoup, pour des dessins, pour des tableaux, des portraits, comme je la trouve belle, c’est un plaisir pour moi de la représenter. C’est facile, ça me fait un beau modèle sous la main. » Déclaration d’amour crayonnée à sa façon. Annette lui redonnait l’envie du portrait, le poussait à se mesurer à l’humain. Il avait jadis abordé la question, sans s’y attarder. En 1977, il s’était représenté en sage hindou, assis en position du lotus, nu dans le ciel, sur un banc de nuages, à l’époque où ses cheveux longs couvraient sa poitrine : « Autoportrait, à travers ma mort, j’ai vu l’éternité. » En 1997, il redessina ses fils, Mathias, Hadrien, signa un autoportrait en noir et blanc, le regard scrutateur. Était-il sur le seuil d’un nouveau chapitre de l’histoire de l’Art à explorer ? Patience. La vie lui préparait une autre épreuve. Il avait cinquante ans. Et parce qu’il ne possédait aucun mur, les maisons où il logeait le quittaient, les unes après les autres, comme des maîtresses versatiles. Celle des bords de Saône ne voulant plus de lui, il fut contraint à l’exil. Il trouva refuge sur les hauteurs bosselées entre Forez et Roannais, tout près de l’atelier du sculpteur Dominique Bajard, son frère des temps de céramique. Il accepta une maison de village à Montchal, dans une rue sans horizon, perméable aux bruits des commérages. Pour lutter contre la déception, il se jeta à corps perdu dans la vastitude environnante, tyrannisée par le calme. Il s’attacha à en reproduire les

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paysages selon les saisons, traçant avec un tact infini les contours de sa nostalgie. Il s’ennuyait. Que de virages pour rejoindre Annette, le Beaujolais, les cours ! Toutefois, les grandes huiles sur bois de cette période d’éloignement composent une série à part entière de panoramas étirés, sans premiers plans pour capter l’attention, sans arbres dominants pour stimuler la méditation. « Prairies de Bussières », « Bois des Etressières », « Vallée de Fontanes », « Croix des cieux »… Il les interpréta de haut, en vol, comme s’il était devenu peintre-oiseau. Il écrivait dans son journal : « VOIR… comme la buse. » Penché à la lisière de ces tableaux, à les rêver, resté seul au seuil des champs organisés, l’envie prend de courir sur ces chemins minuscules si bien tracés, de respirer l’air vif des hivers, de danser à la manière des paysans endiablés de Brueghel, dans ces décors propices à leurs farandoles. Trop tard ! Ici git un pays d’antan. Ils ne sont plus là les joyeux manants des siècles sans pesticides. Disparus. Munier n’a jamais eu le goût de décrire la fête. Parfois, on se dit qu’il peignait par devoir : ces vastes peintures évidées nous intiment l’ordre de mériter cette nature d’une grandiose simplicité. Oxymore qui convient si bien à l’art de Munier, pris encore une fois en flagrant délit de mélancolie conservatrice et de misanthropie. Il se vengea en Asie de cette vie de bocage dont il se sentait prisonnier. Il entreprit en 1999 la restitution en grands formats d’un voyage avec Annette au Rajasthan, accompli la même année. L’Inde comme vous ne l’avez jamais vue. Les palais puissants dominent des escaliers qui descendent au lac. Personne. Pas même un dévot occupé à ses ablutions. La splendeur sans grouillement. Juste l’architecture blanche héritée de la puissance moghole. On est en proie au même vertige admiratif devant les forts rajpoutes d’Udaïpur que face aux façades bourgeoises des quais de Lyon. L’exotisme en plus.

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Depuis Violay, le Bancillon au loin huile sur bois, 122 x 83 cm, 1999


Je fais partie de cette race des réalistes méticuleux. Faut pas tenir compte du temps. Donc, patience. C’est indissociable du travail lui-même. C’est pour ça que j’habite à la campagne. Dans des maisons isolées.

Le palais d’Udaïpur huile sur bois, 122 x 90 cm, 1999

En face l’automne étude, huile sur toile, 61 x 50 cm, 2000

« Je fais partie de cette race des réalistes méticuleux. Faut pas tenir compte du temps. Donc, patience. C’est indissociable du travail lui-même. C’est pour ça que j’habite à la campagne. Dans des maisons isolées. Quand j’ai cherché une maison, j’ai eu un rêve, et j’ai vu cette maison, suspendue dans le ciel. Le jour où je suis arrivé là devant, je me suis dit, bien voilà, c’est la maison que j’ai vue en rêve. C’est là que je veux habiter, ici, c’est mon château, c’est fantastique. » Cette maison, la dernière de son parcours, il la désirait tant qu’il battit la campagne beaujolaise pour l’obtenir. Il implora, je suppose, ses défunts protecteurs, ses esprits complices, Jésus, Marie, les anges… Et il la trouva à Bachelon,

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vallée des Andilleys, Beaujeu. Elle était libre. Il se sentit « attendu ». Un couple de vieux paysans pour voisins. Un beau désordre de sapins en face, sur l’autre versant abrupt de la combe. C’était plus qu’une maison : une matrice. Ici, il donnerait vie à des œuvres audacieuses. Et, elle serait à lui, cette longue bâtisse qui n’était plus suspendue dans le ciel de son rêve. Son ami architecte, Jean-Michel Pédelucq, l’aida à l’arrimer au sol de la réalité. Annette, la maison, ses antiquités, les cours, l’horizon dégagé, l’expérience accumulée, l’envie de peindre exaltée : pourrait-il enfin briser la retenue inculquée et laisser monter en lui un sentiment proche du bonheur ? Le Beaujolais retrouvé et la Dombes, sous le ciel d’à-côté, profitèrent de l’embellie de son humeur. Il passa cinq années à multiplier les « portraits de famille » : à représenter ses frères d’arbres, à immortaliser les chênes vétérans des bords

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Le chêne de l’étang des Serres huile sur toile, 97 x 146 cm, 2006


Être dans le Présent, vivre dans le Présent. On a parfois la sensation de cela, de vivre par éclair, ce temps dilaté, suspendu, et ça a le goût de l’Éternité. Le Présent doit être l’Éternité… ?

Porte ici, chez moi huile sur bois, 105 x 154 cm, 2001

La cabane des moutons huile sur toile, 120 x 150 cm, 2001

d’étangs, à saluer les lignées de peupliers, promeneurs immobiles des rives de Saône… « Grand sapin sur Polerin », « Couple de chênes dans les tendres céréales », « Pommiers dans le brouillard », « Poirier en fleurs sur le talus ». Peindre pour éterniser le défilé des saisons, enregistrer l’accent tonique des fleurs au printemps, écrire à l’encre rouge d’automne, rédiger la chronique des crues, prendre la déposition des limons, suivre les chemins creux pourvu qu’ils ne mènent nulle part, car, autrement, il n’y aurait plus de réponse à chercher… Par moment, un menhir, une porte à déshabiller les lapins, une cabane à moutons imposèrent leur incongruité d’accessoires des hommes oubliés. Et quand il se sentit assez sage, élu, compétent, il s’attaqua aux études de ciel immense, ciel seulement, à peine bordé d’un mince trait de crêtes au bas des panneaux de bois. Dialogue avec le Très-Grand. Il osa témoigner du temps, raconter la couleur des heures, la naissance du jour, l’explosion des aurores, la grande bataille épique des nuages, la plus concrète des abstractions ! « Être dans le Présent, vivre dans le Présent. On a parfois la sensation de cela, de vivre par éclair, ce temps dilaté, suspendu, et ça a le goût de l’Éternité. Le Présent doit être l’Éternité… ? » Entre 2006 et 2007, des êtres de chairs et de rides firent leur entrée solennelle dans l’atelier. Les premiers n’eurent que la cour à traverser et à s’asseoir sur un tabouret, tels qu’ils étaient, en sabots et pantoufles, salopettes et tabliers, simplement fiers de leurs destinées de vignerons. Marthe et André Méras, les voisins. Lui, légèrement de guingois, s’arrangeant avec les douleurs du dos, les mains grosses de travail ; elle, discrète, l’âme décrite par son sourire imperceptible, les mains enfin au repos. En quatre portraits fulgurants, Munier fit irruption dans l’élite des portraitistes en imposant ses manières de réaliste troublant. Quatre figures en pied du monde paysan, en deux versions, noir et blanc, puis couleurs. On les vit sans tarder exposées au musée Paul Dini de Villefranchesur-Saône. Elles créèrent la surprise. Je pense au regard bleu du garçon de ferme, André Augagneur, qui nous fixe du haut de sa grandeur nature avec une légère ironie, droit dans ses bottes, une main à la cime du bâton, l’autre crispée sur le blouson, vestige d’une ruralité démodée.

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Le vieux père Verchère qui me livre mon bois. Mes voisins d’à côté. Je me suis dit : attends, ils sont beaux, avec leur masque tellement tellement travaillé, et puis ces générations qui vont « Le vieux père Verchère qui me livre mon bois. Mes voisins d’à côté. Je me suis dit : attends, ils sont beaux, avec leur masque tellement tellement travaillé, et puis ces générations qui vont disparaître… Quelqu’un qui a des rides, il y a quand même son histoire, son passé, des souffrances, ça dépend de la forme des rides, il y a une géologie, une profondeur dans la matière, une densité de la matière, y a que les vieux qui l’ont. » Devant pareil décalage, Paul Gauzit, son galeriste s’exclama : « Plus personne ne faisait ça ! Pour moi, c’était Giono, le Chant du Monde. » Et Gauzit de vanter les moments simples et essentiels qu’il partageait avec l’ermite de Beaujeu. « Quand j’arrivais chez lui, avec Jacques Gairard (chef d’entreprise, collectionneur et ami), munis de bouffe et de vin, on restait assis dans cette cuisine, avec le feu infernal qui chauffait trop. C’était un délice hors du temps. Et sa peinture nous incitait à rester hors du temps. On regardait, en face de chez lui, ce vallonnement avec les arbres, et on plongeait directement à l’intérieur d’un de ses tableaux. » Rassuré par l’accueil fait à ses paysans, Hubert invita les membres de sa garde rapprochée à poser. D’abord les hommes, son maître Michel Lucotte, des élèves, des collectionneurs. Que des êtres aimés. Il s’empara de leur image pour la dessiner, gravement accentuée par la lame du temps, magnifiée par les traces que laissent les luttes et les passions d’une vie accomplie. On dira que Munier préférait cartographier les faces enrichies par la vieillesse. Il traitait les visages de ses modèles de la même manière que les parois de la Sainte-Victoire, insistant sur les creux et les aspérités, les plissements hercyniens de la personnalité. C’est avec lui-même, son autoportrait de 2011, qu’il poussera jusqu’au paroxysme la gravure sacrée des sillons de l’expérience, confondant à dessein rides et scarifications. De cette série, la jeunesse trop lisse fut évacuée, sauf à de rares exceptions, comme le formidable double portrait de son fils Mathias et de sa compagne Nan. Les hommes acceptèrent la règle du jeu, flattés somme toute de se reconnaître avec dix ans de plus, mais majorés par un gain d’autorité et de sagesse. Pas les femmes. Elles n’entendirent pas de la même oreille le langage de ce réalisme extrême, rendu plus cru encore par le passage du dessin à la peinture. Et

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disparaître… Quelqu’un qui a des rides, il y a quand même son histoire, son passé, des souffrances, ça dépend de la forme des rides, il y a une géologie, une profondeur dans la matière, une densité de la matière, y a que les vieux qui l’ont. André Méras, viticulteur crayon sur papier, 90 x 150 cm, 2006

Marthe Méras, viticultrice crayon sur papier, 90 x 150 cm, 2006


Allez chercher la plus belle femme de la terre… Quand vous serez parvenu à l’illumination à force de prier sur ce tapis de chair, vos yeux s’ouvriront sur la réalité.

Portrait d’Émile Savoye, 77 ans crayon sur papier, 101 x 123 cm, 2007

Étude 2 crayon sur papier, 60 x 75 cm, 2011

pourtant, les artistes de la Renaissance, dont il se disait parfois l’héritier, respectaient la sacro-sainte règle : rendre toute femme plus belle qu’elle n’était. Sur ce point, Munier déviait. Il n’en faisait qu’à sa tête. Non seulement il ne gommait pas les défauts, mais ne craignait pas d’accentuer des dissonances esthétiques. Il s’attachait à des types de femmes dont l’étrangeté l’emportait sur le seul critère de beauté. Le résultat pouvait refroidir la principale intéressée et même créer une gêne chez l’observateur. Je ne pense pas pour autant qu’il réglait des comptes avec la Femme en se montrant aussi radical. Aucune perversité dans ses choix. Je crois simplement qu’il avait développé depuis l’enfance une définition personnelle de la beauté féminine et de l’élégance. C’était sa propre piste qu’il explorait. Et rien ne l’en aurait dérouté. Il ne doutait pas de ses choix. Pour la première fois, il avait le courage d’affronter des femmes non divinisées, terrestres, abordables. Il les célébra avec une amoureuse admiration. Et il se sentit blessé de constater qu’aucune de ses invitées à poser n’ait jamais revendiqué l’interprétation faite d’elle. Il persista. Plus encore, il poussa l’audace à les vouloir peindre nues. Fallait-il qu’il se sentît en sécurité – stabilisé par la maison de Bachelon, stimulé par le cercle de plus en plus serré d’amitiés et par la grâce d’Annette – pour imposer à ses pinceaux l’épreuve de la peau ? Pour les paysages, ciels, architectures et portraits, sa main savait. Il devait à présent se confronter à plus dur, à plus résistant : les monts et merveilles du corps féminin. Comprenez : approcher une autre expression de la grande Nature, « comprise » entre la racine des cheveux et la forêt pubienne, perceptible dans l’antre des cuisses et la vallée des seins, lisible à fleur de peau sillonnée par le réseau des veines. Rester fidèle à son principe : « Tout atome est Dieu ! » La femme est Dieu. Accomplir un acte religieux en honorant le fabuleusement beau féminin. Alors, il se fit moine copiste avec ses pinceaux pour écrire inlassablement que la femme était l’avenir de la spiritualité. Un jour, pour expliquer sa nouvelle orientation, Hubert me lut un extrait du roman chinois de Li-Yu, écrit au XVIIe siècle : « Allez chercher la plus belle femme de la terre… Quand vous serez parvenu

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Après les paysans, je me suis dit, je vais faire un peu des nus, parce que c’est très très difficile et puis j’en avais jamais à l’illumination à force de prier sur ce tapis de chair, vos yeux s’ouvriront sur la réalité. » La chair comme tapis de prière ! Un appel à l’extase sans voile, sans fard, très oriental, très spirituel, très étranger au péché, si peu monothéiste. Et si l’homme et la femme abandonnaient les peurs ancestrales qu’ils s’imposaient réciproquement. Et si, un jour, ils détournaient l’humanité de la guerre, l’incitaient à construire la civilisation avec l’énergie que conférait la jouissance. « Aimez-vous les uns les autres. » N’entachez jamais l’acte sexuel de la commune vulgarité, car l’intensité sacrée du coït mène à la perception de l’Absolu. L’Évangile au féminin selon saint Munier. On ne se lasse pas de telles prophéties. « Après les paysans, je me suis dit, je vais faire un peu des nus, parce que c’est très très difficile et puis j’en avais jamais vraiment fait. On va s’attaquer à ça. J’ai fait pas mal de nus, pendant peut-être 4 ans. Des femmes, des femmes, des femmes… que je connaissais plus ou moins, enfin voilà… Après, je les ai faites, habillées. Des femmes habillées. » Il n’est pas sûr que son raisonnement fût bien perçu et que ses images nues parussent érotiques à l’ensemble des fidèles. « Hubert s’amourachait de ses théories », comme disait Paul Gauzit. Il était le seul prêtre et le seul adepte de sa religion. Entrons dans sa logique. Genèse. Au tout début des nues, il y eut Annette. Munier le démiurge fragmenta le corps d’Annette pour mieux unifier son désir. Il créa l’Ève parfaite et se montra satisfait de sa décision. Je me souviens d’une « belle endormie » couchée sur le flanc, visible entre l’arrière des genoux et le bas de la nuque, fesses offertes à une jubilatoire constatation : Munier venait de réaliser l’envers manquant de « L’Origine du monde » de Courbet. Belle entrée en matière ! Ensuite, après études et gammes académiques, de poitrines serrées, de seins libérés, en peintures, en dessins, Hubert se lança dans d’étroits tableaux

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vraiment fait. On va s’attaquer à ça. J’ai fait pas mal de nus, pendant peut-être 4 ans. Des femmes, des femmes, des femmes…

Anna, seins dans les bras huile sur bois, 65 x 81 cm, 2008


verticaux où apparurent des naïades, nymphes et déesses dévêtues, tout droit sorties de la forêt primaire de son imaginaire et des buissons de ses obsessions originelles. Derrière la Vierge, Munier retrouvait Cybèle. Un mythe peut en cacher un autre. Il représenta Cybèle en fille du Ciel, la tignasse rousse et crépue, les seins lourds de jeunesse, la toison en feu, les mains posées sur le rebord de nuages, souriant à l’humanité. On veut bien croire en l’avenir si une si belle Cybèle nous y mène.

Cybèle, fille du Ciel huile sur bois, 100 x 185 cm, 2013

Mahavadag guru crayon sur papier, 83 x 113 cm, 2008

Le personnage Munier pouvait déconcerter. C’est indéniable. Il n’en était que plus attachant. Son temple de Bachelon sentait l’encens. Il s’entoura de portraits impressionnants de sâdhus hindous qu’il avait photographiés au Népal et qu’il dessina pour s’approprier leur force mentale. De même qu’il guettait, on l’a dit, un signe des extra-terrestres. Pour que la planète bénéficie de la sagesse dont les terriens manquaient. « Arrête tes conneries ! » lui lançait Gauzit. Les moqueries le touchaient. Il y répondit en produisant une série de grandes toiles intitulées « Crop Circles », comme pour dire : Riez bien, gens de peu de foi, voici la preuve éclatante de leur existence. Lisez leurs messages codés, tracés à la surface des champs de blés mûrs, en quelques minutes, la nuit, par une machine non issue du génie humain, capable de dessiner des cercles, des diagrammes, des spirales rien qu’en courbant harmonieusement la cime des épis, selon une savante programmation. Il n’imaginait pas une seconde la possibilité d’une performance de pirates de l’Art, d’une machinerie très réussie. Le premier juillet 2009, il écrivit à l’arrière du tableau « Crop Circle à Roundway Hill » : « Il vaut mieux essayer de croire aux Extraterrestres, ça oblige à réfléchir sur du Vaste, et ça dilate le mental. » Et, en dessous : « On vote Greenpeace ! » Ses versos de tableaux abritaient la part cachée des compositions. Il accumulait dans la « coulisse de ses œuvres » des maximes philosophiques, des aveux de gratitude, des mantras, des esquisses, des imprécations, des J’accuse. Cette manie inspira le thème de l’exposition collective « Au revers et à l’endroit », montée au musée Paul Dini en 2012. Prière de retourner les toiles pour en découvrir le « mode d’émoi ».

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Quand un tableau est terminé, oui, je suis content. Déjà, c’est très difficile de dire quand il est terminé. C’est quand on passe un bon moment à le regarder et de ne plus trouver quoi faire pour l’améliorer, bon on se dit alors que c’est fini. On est content et puis déjà on pense au suivant… Texte de Jean-Yves Loude, avec l’active complicité de Marie-Andrée et Michel Lucotte, Agnès et Dominique Bajard, Marie-Claude et Jean-Michel Pédelucq, Paul Gauzit, Jean-Claude Durand-Boguet, Martine Courtois-Houdard, Gilles Femmelat, Annette Mivière, Guy Lioult, Christine et Jacques Fabry, Robert-Alain Golay, Christiane et Hans Peter Zimmermann.

Il ne cessa d’exposer, en dépit d’un refroidissement de ses relations avec Paul Gauzit, son marchand historique. L’attention et l’affection que lui portait le grand patron de presse, Paul Dini, fervent défenseur de l’Art contemporain en région Rhône-Alpes, le confortèrent. Savoir que le public avait accès à son travail lors des accrochages renouvelés du fonds du musée Dini l’aidait à repousser ses permanentes inquiétudes. Il trouva porte ouverte et murs dispos à la Galerie d’Alain Dettinger, à Lyon, sur la même place Gailleton que le Lutrin. Il reçut grande hospitalité à Fareins, au sein de la Collection de la Praye, la galerie de Jacques Fabry, ami et médecin qui recommandait la vertu thérapeutique de son œuvre : « Munier, un artiste qui vous fait du bien. Il arrive à reconstruire une Nature apaisée, sans branche cassée, sans tracteur oublié. La Nature telle que Dieu l’aurait faite. » « C’est peut-être complètement ringard à notre époque de dire qu’on aime le Beau, la qualité, la tradition, mais moi, je m’en fous, pour moi, c’est le Beau qui prime avant tout. C’est très important que mon travail soit bénéfique pour la santé psychique et mentale des gens qui le regardent. » Un jour, sous le coup d’une prémonition, Hubert reprit son dialogue avec la Nature, agité par un calme sentiment d’urgence. La maladie rôdait. Il n’y avait plus de combat à perdre. Il gueula contre la barbarie des abattages sauvages et releva sur toiles les sapins, ses voisins, que la scie avait couchés. La maladie tomba le masque. Il n’y avait plus un jour à perdre. Le corps traité, l’âme peignait. Tant que sa main ne trembla pas. Jusqu’à deux doigts de la fin. Il se rapprocha du Mont-Blanc, averti de ce qu’il lui en coûterait de reproduire la neige. Il ne tint plus compte de ce sortilège. Il étala la montagne culminante sur papier. Jamais auparavant, elle n’avait été ainsi considérée. Il ne lui restait plus qu’une tâche à accomplir : se mettre en quête d’arbres solitaires, ses frères, ses jumeaux, en plein champ, poteaux de liaison entre Terre et Ciel. Axis mundi, colonne du monde. Il préparait son passage. Il représenta un chemin large entre deux parcelles lumineuses de colza en floraison. La piste partait vers l’au-delà d’un bosquet lointain, frôlant un arbre mince dressé au centre de l’image. « Le chemin vers où ? » écrivit-il le 17 septembre 2017 au dos de la toile. Il se dirigea vers cet Arbre. Son ultime autoportrait. À la fin, il entra dans la toile et disparut. « Quand un tableau est terminé, oui, je suis content. Déjà, c’est très difficile de dire quand il est terminé. C’est quand on passe un bon moment à le regarder et de ne plus trouver quoi faire pour l’améliorer, bon on se dit alors que c’est fini. On est content et puis déjà on pense au suivant… »

Crop Circles à Clatford huile sur toile, 81 x 115 cm, 2009

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