LE CRI DE LA MEUTE
Lyon, 1789. Chassé de son foyer et de sa ville de férocité proverbiale du seigneur Dumontet, résidant En ne retenant que le meilleur de l’ancien gouverneur se fera une place à ses côtés, ce qui l’entraînera à vivre l’Ancien Régime dans la seconde ville du royaume. Tiraillé et la bourgeoisie qu’il a côtoyée durant son apprentissage Jacques conservera une vision presque neutre des premiers Révolution dans le Lyonnais.
xavier raynal
CRI DE LA MEUTE
1789 -1792 LE
À Séverine, son soutien sans faille et son amour, qui me portent chaque jour plus haut.
avertissement
Ce roman est le fruit de nombreuses recherches historiques et de recoupements de différents voyageurs de l’époque, destinés à reproduire le plus fidèlement possible le contexte de la fin du XVIIIe siècle. J’ai souhaité immerger le lecteur dans un âge révolu en m’inspirant de personnages ayant réellement existé et en employant un vocable proche de celui utilisé par ces derniers. Cela a impliqué d’exhumer des mots ou expressions aujourd’hui tombés en désuétude ou devenus discriminants. Si le contraste de perception avec notre civilisation du XXIe siècle en devient frappant, il ne faudra toutefois n’y voir rien d’autre qu’une scrupuleuse évocation des temps passés. J’espère avoir ainsi retranscrit le mieux possible les coutumes et l’état d’esprit des différents peuples évoqués dans ce récit, tout en témoignant de mon amitié sincère et de mon attachement au continent africain.
Une fumée épaisse s’envole en volutes au-dessus des décombres d’une morgue passée. Nombreux, alentour, sont ceux qui se félicitent de la voir ain si disparaître. Cette suffisance, qui les a maintenus dans la servitude durant des générations, se dissipe doucement dans des effluves âcres de chair brû lée. Le malheur du seigneur, qui aura lutté jusqu’à son dernier souffle pour conserver ses privilèges, fut qu’il n’ait jamais cru bon les adoucir, avant de n’y être contraint par les changements, qu’il imaginait se disperser dans un orage d’été. Faut-il pour autant encore le mépriser pour cela ? Alors moi, je regarde simplement l’homme, sans jugement, sans ressentiment et je pleure, écœuré par l’odeur qui imprègne mon âme.
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PREMIÈRE PARTIE
Janvier 1789
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01
Un énième agacement m’emporte dans un nouveau tressaillement de l’autre côté de ma couche, me rapprochant toujours plus près du chant du coq. Encore une nuit où je regrette de ne pas avoir su contenir un besoin naturel qui aurait bien pu patienter jusqu’à mon lever, plutôt que de m’ex tirper de mes songes. Voilà à présent au moins trois heures que je bataille pour apaiser l’effervescence de mon esprit, mais rien n’y fait, il rebondit sans cesse d’une pensée à une autre jusqu’à s’entêter à des endroits où je ne voulais plus qu’il me mène. Pourtant je lutte de finesse, j’entraîne mes rêve ries sur des chemins accueillants, j’aime à m’imaginer sur les plaines d’Amérique, au milieu d’étendues si vastes que je ne pourrais rencontrer aucune ville durant toute une journée de voyage. Je sens l’air pur, chaud et frais à la fois, s’infiltrer dans mes cheveux épais. Je vois au loin les troupeaux de bisons recouvrir les crêtes des collines dessinant l’horizon. Je salue un chef Illinois à la fière crinière de plumes blanches. Je… non décidément je n’y arrive pas. Mes sombres pensées triomphent de mes ruses et me replongent invariablement dans les tourments du passé. Les voilà qui me ramènent trente ans en arrière, sur des tragédies que je croyais avoir enterrées à jamais dans le jardin de mes vertes années. Les mauvaises nuits s’enchaînent trop en ce moment, à l’approche des cinquante ans, pour que je fasse comme si tout n’était que hasard. À force de tournoyer à la recherche d’un nou veau sommeil, j’épuise ma raison qui finit par s’accrocher au sommet du mont Verdun dans les jolies collines des monts d’Or, à seulement quelques encablures du centre de Lyon. La route est facile et malgré son dénivelé s’accentuant rapidement sur la dernière lieue1, elle n’aurait jamais dû réclamer qu’une demi-journée de marche au tout jeune homme que j’étais. Pourtant, la nuit m’avait surpris aux deux tiers de la distance qui me séparait de mon but, me forçant à bivouaquer dans une caborne2 encore loin de Poleymieux.
1 1 lieue = 4,44 km.
2 Sorte de cabane en pierre dans les monts du lyonnais, servant le plus souvent de refuge aux travailleurs des champs.
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Au petit matin, le chemin vers la vallée était un plaisir des sens en cette fin janvier 1789, où le soleil jaillissait des milliers de flocons transpirant sur les vallons vaporeux. Derrière un nouveau promontoire, un hameau s’étendait sous la coupe d’une modeste forteresse et d’une église sans charme. Son beffroi haut et carré semblait avoir été construit en harmonie avec le donjon du château, apportant ainsi l’unique coquetterie à cet ensemble austère. Érigée savamment au-dessus du clocher, la puissante construction militaire était le seul artifice à impressionner la vallée. Le reste de l’enceinte était flanqué simplement de quatre tourelles à ses angles, rehaussant chichement ses courtes murailles.
Je descendais vers ma destination, réfléchissant longuement à cha cun de mes pas afin ne point glisser dans la bassouille3 que le ruissellement des neiges avait fait naître. Ma réflexion n’était pas uniquement dictée par ce mince risque, mon esprit résonnant encore des cruels mots de l’auteur de mon bannissement. Car il s’agissait bien de cela, je ne quittais point la ville m’ayant accueilli six ans plus tôt et qui m’avait affublé d’une éducation chaotique, de mon plein gré. Monsieur Chanay, que j’avais longtemps esti mé pour ses qualités de parfait gentilhomme, ne m’avait plus montré que le visage de la turpitude, une fois mes errances révélées, « J’ai eu l’idée de t’en voyer au purgatoire », avait-il ri lorsque mon propre père m’avait accablé de la mort d’Étienne. Le supplice de mon ami, qui alourdissait chacune de mes pensées, chacun de mes gestes, se propageant jusque dans le moindre de mes mouvements ne suffisait pas. Pour la plupart, je méritais un châtiment plus visible. Chanay s’était emparé de la charge. Il m’avait pourtant prêté son amitié quand, à douze ans, j’avais été placé dans la prestigieuse Fabrique lyonnaise, auprès de son riche associé, Fournier-Martin. C’est ce dernier qui m’avait accueilli, instruit et formé, me laissant espérer devenir un jour négo ciant en soie. Durant quatre belles années, j’avais connu les bienfaits d’un foyer hospitalier, où la prévenance des filles du marchand-fabricant et du personnel m’avait fait croire à un meilleur sort. Mais cela n’arriva jamais en raison d’une première ivresse qui me fit franchir les portes de l’insolence, du même temps qu’elle me refermait celles de cette famille inespérée. Deux ans après cette première rupture, à l’heure où je débute ce récit, c’était pour tant la seule bienveillance de mon ancien maître qui m’accompagnait dans ce nouvel exil. Sa confidence sur l’identité réelle de mon géniteur repla çait le rôle du paysan qui m’avait élevé à Bron, dans une perspective floue. Ce laboureur, qui venait de me répudier en plein milieu des funérailles de mon ami, ne serait finalement pas de mon sang. Il n’aurait point ainsi la
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3 Boue liquide. (LY)
couleur de la simplicité que j’avais côtoyée durant mon enfance, mais bien au contraire, celle bleutée des négociants que l’on avait souhaité mettre en exergue chez moi, lors de mon apprentissage. Seulement, à l’âge où tout est exacerbé par l’affirmation balbutiante de la personnalité, je luttais contre un sentiment de rejet, allant jusqu’à ma propre naissance, chez mes pères supposés. C’est ainsi qu’accompagné de l’espoir chimérique de retrouver plus tard la vie dont on m’avait privé, j’étais prêt à pousser les deux larges battants de la petite forteresse du tyran, que Chanay avait déniché parmi ses innombrables relations. Le seigneur de Poleymieux était rentré d’Afrique depuis trois ans, et il apparaissait aux yeux de tous comme le rédempteur idéal de la mauvaise graine que j’avais fini par incarner. Il me fallait à présent dissimuler mes peurs à la face de celui qui n’en avait jamais connu.
L’activité à l’intérieur de la large cour m’incita à m’y engager sans plus de cérémonie, deux vastes bûchers réchauffant un attroupement hétéro clite de femmes et d’hommes. Je finis par y distinguer un domestique et me renseignais sur l’endroit où je pourrais trouver le sieur Dumontet. Il m’in diqua négligemment du chef le donjon qui nous dominait et, alors que je m’avançai vers cet édifice carré, l’homme eut un relent de bonté :
« Attends gone, si t’y vas seul il est capable de t’éventrer. Suis-moi plutôt, mais j’espère pour toi que tu as une bonne raison de le déranger. » Le palefrenier devait dominer mes dix-huit ans d’une courte décennie. Ses stigmates d’une forte vérole me rappelèrent un instant le visage du mépris que j’avais trop fréquenté durant mon apprentissage. Cette désagréable réminiscence disparut aussitôt au profit d’une affabilité de bon aloi, qu’une den tition éparse renforça.
« On me commande à lui depuis Lyon, sinon je… » J’arrêtai mes pen sées avant qu’elles ne vexent mon interlocuteur.
« En espérant que celui qui t’envoie soit de ses amis ! » Il rit joyeuse ment de ses dents écartées, ce qui ne me rassura guère, mais m’amusa prou.
Nous empruntâmes l’escalier de la tour, qui menait aux appartements de la famille Dumontet, situés au premier étage. Il ne fut nécessaire de frapper à l’huis, les aboiements gutturaux de terribles animaux firent tressauter le seuil du même temps que tous les membres de mon être. Cela n’échappa pas à mon guide qui s’égaya de nouveau bruyamment :
« Bin alors, tu vas pas agraper la favette4 pour deux malheureux cabots. » 4 Prendre peur. (LY)
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On entendit une forte voix de l’intérieur cherchant à faire taire les bêtes, qui ne s’annonçaient pas comme de simples roquets. Une fois le calme revenu l’homme nous adressa la parole, gardant toujours sa porte close :
« Qui me dérange ?
C’est Simon, mecieu le comte, y’a un gone de Lyon qui demande à vous voir.
Et que me veut cet importun ?
C’est le sieur Chanay qui me recommande à vous, monsieur. » Je préférai intervenir directement, afin de ne point subir d’autres désobligeances à travers les gonds.
Le châtelain se tut et le verrou grinça. Il nous ouvrit lui-même son antre et, alors que je m’apprêtais à découvrir enfin le terrible bonhomme, les deux énormes dogues vinrent coller leurs truffes humides et leurs babines pen dantes sur mon paletot. Je ne pus m’interdire une reculade que leur maître m’adjura d’interrompre sur le champ :
« Reste où tu es ! Ils pourraient sinon te considérer comme un ennemi. » Il leur ordonna de retourner dans la pièce d’où ils venaient de bondir.
À la frayeur que ces monstres avaient provoquée en moi, vint s’ajouter le tragique et récent souvenir de la lutte ayant coûté la vie de mon ami, celle-là même qui me valait mon bannissement. Je me présentai alors complètement pétrifié par la peur, face à cet homme rustre :
« Chanay n’avait point menti, c’est bien un béjaune qu’il m’envoie redresser. J’ai pourtant du mal à voir en lui un quelconque danger qu’il fau drait annihiler. » Tout en me dévisageant, c’était bien à son domestique qu’il s’adressait.
Je restais toujours sans réaction. Il m’agrippa alors brusquement par la manche, ce qui me fit pénétrer instantanément dans sa demeure, puis il referma la porte sur Simon en maugréant.
« Vas-tu finir par bouger, je ne veux pas laisser le froid envahir mon foyer ! »
Interdit par sa brusquerie et la panique que m’avaient laissées ses chiens, j’observais à présent l’homme particulièrement massif, qui ne semblait pas s’être octroyé sa réputation. Il était de grande taille, sans atteindre toutefois la hauteur de l’ogre que l’on m’avait décrit, chaque partie de son corps et de son visage donnant une impression de solidité et d’épaisseur. Ses épaules faisaient ressortir de ses manches deux rudes mains aux nombreux sillons. La couleur brune de sa face virait au rouge sur la plus grande par tie, tant le soleil l’avait travaillée, ce qui faisait ressortir ses yeux clairs et ses cheveux plus blancs que blonds. Son front entièrement lisse était devenu, jusqu’au sommet du chef, un vaste champ où proliféraient d’incalculables
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taches de rousseur. Ce n’était que par les tempes et l’arrière du crâne qu’était suspendue une longue crinière nouée en catogan. Ses traits presque fins étaient en contradiction avec ses joues tombantes sur son large cou. Sa bouche paraissait petite et à peine dessinée. On ne pouvait le juger beau, sans pour autant le trouver laid, c’était un homme de déjà soixante ans, que la vie avait marqué par chacun de ses excès. Sa voix autoritaire et rocailleuse m’extirpa de ma contemplation :
« Comment te nommes-tu ?
Jacques… Pomaret, monsieur. » C’était la première fois que l’on me demandait mon nom, depuis que j’avais appris que je n’en avais jamais eu. Mon hésitation l’agaça :
« Tu ne connais point ton nom mon garçon !
Si fait, monsieur. » Son autorité naturelle ne me fit pas rentrer dans la confidence et il corrigea mes manières :
« Monsieur le comte !... Et quel âge as-tu ?
Dix-huit ans, monsieur le comte.
Je t’en donnais à peine seize. » Il m’examina comme il l’aurait fait sur un marché d’esclaves, puis reprit au bout d’un moment. « Malgré son occupation, j’ai le plus grand respect pour Chanay qui respire le gentilhomme. J’aimerais toutefois vérifier son histoire à ton sujet. Dis-moi comment un freluquet de ton espèce a bien pu pourfendre un jeune négociant de vingt ans ? »
Je ne sursautai même pas à l’accusation qu’avait fait peser sur moi le gendre de Fournier-Martin, car je me sentais aussi responsable de la mort d’Étienne que si je l’avais assassiné de mes mains, et je répondis dans ce sens à mon inquisiteur :
« Je l’ai entraîné à sa perte par une terrible erreur de jugement. C’est ma désobéissance envers mon ancien maître et mon père qui l’a tué. » Pouvais-je trouver plus importantes personnes à offenser ? Je laissais le crime en suspens et le sieur Dumontet reprit, intrigué.
« Allons bon, ce n’est donc pas toi qui l’as estourbé5 ?
C’est pourtant bien moi monsieur le comte. Si je ne m’étais échappé de Bron en pleine nuit, pour faire le chemin jusqu’à Lyon, il serait encore en vie.
Donc ce n’est pas toi qui l’as occis ?
J’aimerais vous dire que non, mais ce serait vous prendre pour une dupe. Je l’ai tué en profitant de la profonde amitié qu’il me portait. N’est-ce pas le plus perfide des meurtres ?
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5 Tué. (LY)
Seras-tu plus clair à la fin ? Est-ce toi qui l’as égorgé oui ou non ? » Je vis bien son irritation et, alors que je devinais parfaitement qu’il n’était pas homme de patience, je pris comme ma pénitence de le pousser à bout :
« Mon arme n’était point faite d’acier, mais de crocs acérés.
Tu as lancé tes propres chiens à la gorge de ton ami ? » Le dégoût pointait en lui.
« Ce n’était pas les miens, mais ils sont sortis de mon chemin.
Mais à qui appartenaient ces bêtes ?
Au Diable qui les envoya pour me punir de ma suffisance.
Et il ne t’en a pas guéri puisque tu te moques encore de ton maître. Mais ça suffit comme ça, je vais te faire passer le goût de l’effronterie. J’accepte la mission que m’a confiée Chanay et tu vas apprendre dans la douleur le sens de l’autorité ! »
Son visage était à présent totalement rouge et le sang résonnait à travers ses tempes. Je craignis alors que la colère que je venais de déclencher ne s’abatte violemment sur moi. Mais une doucereuse et cristalline voix me vint en aide du côté de la grande pièce, que je n’avais pas eu le temps d’observer :
« Cher Aimé, ne pensez-vous pas que cet enfant s’attribue des maux par simple repentance ? » La sérénité qui émanait de cette femme avait eu instantanément raison de la fureur du baron.
« Comment très chère, tu penses qu’il est innocent ?
Tout comme vous, j’en suis certaine. Vous accordez d’habitude meil leur crédit à votre intuition, n’est-ce pas ?
Certes, mais il reconnaît lui-même les faits.
S’il avait commis le crime dont il s’accuse, croyez-vous vraiment qu’il se présenterait devant votre justice ? La police de Lyon est-elle inca pable au point de laisser libre un tel meurtrier ? » C’était la raison même qui s’exprimait par une bouche que je ne voyais toujours pas, cachée derrière les paravents scindant la pièce dans sa largeur.
« Allons bon, je dois donc le laisser repartir chez Chanay ?
Vous acceptiez il y a un instant sa recommandation, il n’est point à présent question de la rejeter, ni d’y rajouter un cruel zèle. » Le crissement des pieds d’une chaise sur le parquet chevronné résonna et la tendre voix se matérialisa enfin devant moi.
Elle était l’exact opposé de son mari, car à n’en point douter il s’agissait de la comtesse. Elle était très jeune, surtout lorsqu’elle se tenait aux côtés de son époux. Fine de corps et de traits, brune au teint pâle, elle n’avait de commun avec lui qu’une taille plutôt grande. La grâce de son timbre était en parfaite harmonie avec celle de sa tenue naturelle, qui la
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rendait immanquablement belle à la vue d’un esprit sensible. Cela n’englo bait assurément pas le sieur Dumontet, mais ne l’empêchait pas non plus d’avoir cédé aux attraits de la délicate. Deux petits souliers firent écho à sa suite, la fillette qui les conduisait n’avait pas trois ans, mais présentait déjà le calme de sa mère. Arrivée à la hauteur de son mari, la jeune femme passa sa main dans l’anse que formait le bras du comte, les poings reposant alors sur ses hanches. L’étreignant ainsi subtilement, elle paraissait encore plus fluette ou lui plus massif. Sans en avoir l’air, elle vint assouvir à son tour sa curiosité à mon sujet et, me jaugeant de ses bienveillantes manières, elle guida le châtelain dans sa décision :
«
Ce que je vois ne fait qu’étayer ce que j’entendais tout à l’heure. Ce n’est pas un meurtrier qu’on vous envoie, tout juste une âme qui s’est perdue dans un univers qui n’est pas le sien.
Ta bigoterie te fait toujours voir les gens meilleurs qu’ils ne le sont. Je vais une fois de plus aller dans ton sens, mais rien ne lui sera épargné chez moi et au premier pied-failli6, comme ils disent à Lyon, il goûtera de mon fouet. »
La comtesse semblait à son aise d’avoir adouci son époux et, me lançant un regard complice, me demanda ce que je pensais de tout ceci. Je bal butiai comme je pus quelques mots, envahi par une vive émotion :
« À vrai dire je n’ai nulle part où aller. Celui que je croyais être mon père m’a répudié et le bon négociant, qui m’a instruit depuis mon arrivée en Lyon, monsieur Fournier-Martin… n’aura le courage de déplaire à sa fille en me reprenant chez lui. Vous avez la bonté de m’accueillir, et je ne souhaite que vous remercier et obéir à chacun de vos commandements. »
Je ne feignais plus mon asservissement, la présence de cette bénigne femme me rassurait et l’angoisse du lendemain dans laquelle je vivais depuis pour ainsi dire deux pleines années, relâchait enfin son emprise. Peut-être avais-je mis la main au moins pour un temps, sur une maison dans laquelle je pourrais être d’une quelconque utilité. On m’aurait aisément traité de fou en me jugeant de l’extérieur, car n’avais-je pas trouvé refuge dans le repaire du furieux Guillin Dumontet ? J’acceptais ainsi mon sort qui s’annonçait âpre, mais qui m’autorisait à imaginer un avenir plus en adéquation avec ma naissance supposée.
J’allais demander mon congé, lorsque le seigneur m’interrogea plus précisément sur mes origines :
« Ne viens-tu pas des champs du plat pays7, comme on me l’a soufflé ?
6 Erreur, écart. (LY)
7 Appellation générique de la campagne en opposition aux murs d’enceinte des villes.
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Oui-da monsieur le comte.
Mais tu n’as pas les façons d’un laboureur, est-ce que l’on t’a instruit ?
J’ai pourtant longtemps travaillé à la ferme de mes parents. Une fois arrivé dans la famille Fournier-Martin, j’ai eu le privilège d’être initié aux principales disciplines par l’aînée de la maison. Elle est d’ailleurs aujourd’hui devenue madame Chanay.
C’est étrange, son mari semblait pourtant être après toi…
C’est qu’il a ses raisons, de toutes les fautes que j’ai commises, la première remonte au jour de son mariage. » Alors que je relançais mon procès, la châtelaine devina qu’il avait assez duré.
« Jacques est ici à présent, le temps que vous jugerez bon pour lui et vos intérêts. Il aura bien des occasions de vous expliquer son lourd passé, et il ferait mieux de rejoindre le quartier des domestiques. Qu’en pensez-vous, mon époux ? » Elle avait la finesse d’imposer ses décisions à son mari, sans que celui-ci semble vouloir s’en apercevoir.
« Oui, cela suffit comme ça. Je vais le confier à Zamor dès à présent.
Ne le nommez plus comme cela, il a un nom chrétien dorénavant !
Bah, tant que je ne suis pas en face d’un villageois, je l’appelle comme il se nomme, c’est tout ! » Cette fois-ci il n’accepta pas la remontrance.
« Puisque je ne peux vous faire entendre raison… mais ne craignez-vous pas qu’il soit un peu… brutal pour ce jeune homme ? Françoise ne pourrait-elle pas mieux lui présenter les lieux avant que votre fidèle serviteur ne le prenne en main ? »
Le baron commençait à montrer des signes d’exaspération et conclut en s’adressant à moi :
« Tu as entendu ? Va trouver ma gouvernante en bas. Tu lui diras qu’elle te donne une paillasse et qu’elle t’occupe pour ce jourd’hui. »
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02
Un poids venait d’alléger mon cœur encombré, après cette première confrontation que j’avais trop souvent imaginée durant mon trajet. Aussi je trouvais la gouvernante, que le châtelain m’avait indiquée, sans plus d’appréhension, installée bien au chaud dans la cuisine de la tour ronde. Malheureusement pour moi, si elle avait pris les manières de ses maîtres, c’était incontestablement celles de monsieur et non celles de son épouse. Sa courte taille faisait ressortir des rondeurs excessives, lui donnant l’impression d’être engoncée dans ses propres chairs. Un visage sévère et une voix glapissante me laissaient présager le pire quant au fameux Zamor que la baronne avait voulu m’éviter.
Après m’être présenté, je lui relatai rapidement les instructions de son maître, qu’elle commenta de la plus rustre des façons :
« Encore un pilleraud8 que le comte aura eu la faiblesse d’accueillir chez lui, » maugréa-t-elle comme si je ne me tenais pas devant elle. Je ne voulus répondre pour ne m’en faire une ennemie du premier jour. Je la suivis jusqu’à traverser la cour du château où j’avais été étonné de voir tant de monde assemblé autour des flambées. Je la questionnai à ce sujet, ce qui me coûta un nouvel outrage,
« Crois-tu que tu sois le seul à pouvoir profiter de l’humanité du comte ? Mais d’habitude, les bardanes9 n’arrivent que des environs… faut bien te reconnaître ça. »
Tout à côté de l’étable se tenait une vaste remise que l’on avait amé nagée pour abriter une vingtaine de nécessiteux. L’endroit était quasiment vide en journée, ses occupants restant agglutinés comme des mouches autour des yeux d’un bovin, devant la chaleur des brûlots. La mégère m’indiqua un tas de vieille paille qu’elle considérait pouvoir servir de lit, puis chercha à m’abandonner là. Je pris le risque de l’interpeller avant qu’elle ne reparte :
8 Gueux, mendiant. (LY)
9 Punaises, ici pour parasites. (LY)
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« Mais je ne dois pas vous aider pour la journée ?
Tu n’auras pas à te donner c’te peine, si tous les mandrilles10 devaient venir ici pour travailler, à quoi pourrions-nous bien servir ? Repose-toi donc, tu seras bientôt reparti sur les chemins. » Il n’y avait aucune complaisance dans son propos, tout juste un avertissement.
Je passai ainsi le reste de la journée à errer dans cet environnement sans fioriture, entre le relâchement d’avoir atteint le but que l’on m’avait fixé et le questionnement sur ce qui pourrait bien se transformer en prison.
Au point du jour, on referma les portes du château et restèrent uni quement les plus nécessiteux dans le grand dortoir, où l’on nous servit une maigre soupe avec du pain à tout11. Je ne pus me résoudre à lier conversation avec les indigents desquels je me voyais si éloigné. La nuit fut longue et noire, où seuls les raclements de gorge interrompirent les ronflements sonores.
Au lever, la monotonie de cette absurde vie reprit son cours sans que nul ne songeât à s’en plaindre. À force de guetter les allées et venues du personnel, je finis par approcher Simon, le palefrenier qui m’avait admis la veille et qui s’étonna de me retrouver ici :
« Tu dois pas avoir bien plu à notre maître pour t’enrouiller12 dans la cour à c’t’heure-ci ! » Il gardait son sourire espacé sans qu’il ne me raille pour autant.
« Ben j’sais pas trop, il m’avait envoyé auprès de la gouvernante pour qu’elle m’occupe, mais… Mais elle t’a oublié là, c’est ça ? » Il ne prit pas l’air de la surprise.
« Ben oui, on dirait qu’elle veut pas qu’on la déleste de son labeur.
Comme de bien entendu. Mais j’y peux malheureusement pas grand-chose, car si elle apprend que je suis passé par-dessus sa tête, elle me le fera payer à mon tour. C’est un peu elle qui règne ici-bas dans le dos des Dumontet. » Il semblait réellement attristé pour moi, mais ne risquerait rien pour un nouvel arrivant.
« J’vais devoir traîner le grollon13 combien de temps avant de m’faire accepter ? » Je commençais à m’affoler et Simon me confia une astuce périlleuse :
« Bin ça peut durer. J’vois qu’une chose pour pas te faire oublier, c’est de tenter ta chance auprès de Zamor.
Mais bon Dieu, me dira-t-on qui est ce fichu Zamor, dont on me rebat les oreilles ?
10 Vagabonds. (LY)
11 Pain dont le son n’a pas été séparé du blé dans la farine.
12 Rouiller, s’ennuyer. (LY)
13 Être dans la misère, ici ne rien faire de sa vie. (LY)
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C’est le géant Nègre14 du baron. Il l’a ramené de ses campagnes afri caines et malgré la couleur de sa peau, c’est le seul être en qui il a confiance après son épouse.
Et que veux-tu que je fasse auprès de ce sauvage ?
Bin, y faudrait qu’i voie que t’es pas un bambaneur15. Essaie de l’im pressionner quand tu le verras sortir.
Mais j’ai pas vu le moindre bout de Nègre depuis que je suis arrivé. » Le ridicule de la situation me rendait de plus en plus désobligeant et la seule bonne humeur de Simon, ne suffisait plus à tempérer la mienne.
« Par un froid pareil, i risque pas de s’montrer aisément, mais i finira bien par sortir de sa tanière. » Il rit encore de sa métaphore et me laissa à mon désarroi, avant de se raviser pour un dernier conseil. « Et tant qu’à faire quand tu le verras, tâche donc moyen d’oublier la couleur de sa peau et fais comme si de rien n’était, si tu veux pas qu’i te prenne en guignon16 ! »
Il avait remarqué mon mépris à l’encontre de ce Zamor et il me fau drait assurément faire preuve de moins de roguerie, pour obtenir ce que Simon me conseillait. À ma décharge, nous n’avions souvent l’occasion de croiser un quelconque Africain entre Saône et Rhône, et encore moins depuis la déclaration pour la police des Noirs.17
Je me mis dorénavant en quête de cet indigène qui m’intriguait autant qu’il m’inquiétait. Mais malgré mon cou qui finissait par me faire mal, à force de regarder vers les étages nous dominant, la journée s’acheva dans la même consternation où elle avait commencé. La nuit me fut tout aus si mauvaise que la précédente, les ténèbres me faisant mille fois regretter ma destination. Heureusement, les premières lueurs du jour suffisaient à me ramener à la raison. Trois jours sans fin s’enchaînèrent, me faisant balancer entre l’errance sur les chemins et l’espérance d’un vrai travail ici-bas. Dans une phase où la promiscuité avec les affligés de la cour me faisait osciller vers l’aventure des routes, une apparition me fit changer d’inclination. Alors que depuis mon arrivée, je n’avais croisé que des domestiques anesthésiés par la chape de plomb que faisait peser sur eux l’acerbité de JeanneFrançoise, une fenotte18 d’à peu près mon âge se présenta à sa suite, sans que
14 Terme générique dépourvu de connotation péjorative à cette époque, désignant un habitant de l’Afrique subsaharienne. Était aussi employé indifféremment « Noir » ou « gens de couleur » (plutôt pour les Créoles).
15 Flâneur. (LY)
16 Prendre en grippe. (LY)
17 Le 9 août 1777, Louis XVI interdisait l’entrée au royaume de tous les gens de couleur, Noirs et mulâtres, en raison, principalement, « de l’esprit d’indépendance et d’indocilité, qu’ils développaient lors de leur séjour en dehors des colonies ».
18 Jeune femme aimable. (LY)
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cet étrange mal ne semble l’affecter. Tout au contraire elle irradiait de sa pré venance chaque chose ou particulier, sur lequel son doux regard se posait, y compris sur le sombre cloître. Dans un premier temps je m’étonnais de ne rien voir d’autre en elle que ses lèvres parfaitement ciselées et l’expression affable qui y avait été sculptée dans l’airain. Mon dévolu se posa tout de suite après et sans que je ne puisse le contraindre, sur sa chute de reins admirablement cintrée par sa robe légère au corset enveloppant un buste délicatement garni. Sa splendide féminité harponna mes sentiments sans que je n’y sois préparé, au milieu des trognes abjectes qui m’entouraient. Pourtant, après que mes yeux l’aient perdue derrière la porte du donjon, je réalisais que la grâce avec laquelle elle évoluait m’était parfaitement incon nue. La raison s’imposa soudainement à mon esprit, car aussi belle et douce qu’elle fût, cette jeune femme était noire.
Je mis quelques minutes à réaliser que j’étais tombé sous le charme d’une Négresse. J’étais mal à l’aise à cette idée, car aussi loin que je me sou venais, je n’avais jamais ressenti une telle attirance pour quelqu’un. Je n’oubliais ni la jolie cadette des Fournier-Martin, Agathe, ni la petite boulangère qui m’avait fait connaître mes premiers jeux amoureux, mais je considérais à présent l’une comme une sœur et l’autre comme une bonne amie un peu légère. Si on ne manquait point d’accortes femmes à Lyon, comme je pus m’en apercevoir au fur et à mesure que le poil me poussait sur le visage, je n’en avais pourtant jamais vu aucune à l’égal de cette indigène. Je voulus d’abord me rassurer en mettant ce suave sentiment sur l’effet de nouveauté, mais en me la remémorant, je laissais de côté son teint sombre pour ne retenir que ses appas qui aiguisaient mes sens. Il est vrai que je n’avais jamais ima giné ce peuple paré à l’européenne, mais plutôt vêtu de je ne sais quel pagne ou enveloppé par une peau d’animal. Je devais rester dans cet état dubitatif toute la journée durant, car je ne concevais personne à qui confier ce nouveau sentiment. Et puis, de crainte d’être considéré comme un pervers ou un corrompu, je me résignais à chasser son beau visage de mon esprit. Je perdis ainsi une nouvelle journée où mon désespoir ne fit que croître.
Le matin suivant où le climat devint plus doux, je vis mes compagnons d’infortune passer d’un paisible désœuvrement à une agitation toute contenue. J’en compris la raison lorsque je vis qu’on laissait se consumer les der nières bûches des brasiers et, à n’en pas douter, nous allions être congédiés de cet asile improvisé. La méchante gouvernante descendit dans l’arène accompagnée de trois serviteurs, et tous réalisèrent qu’il n’y aurait point de préavis à leur expulsion, animant enfin d’une étincelle de vie les corps des malheureux alentour.
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« Eh ben les mandrilles, il est temps que vous vous abadiez19 d’chez nous ! »
Elle joignit les gestes à la parole pour mieux se faire comprendre. Chacun réunit ses maigres effets en rechignant pour l’usage, mais c’était bien la résignation qui dominait chez ces pauvres hères. Était-ce la panique de ne jamais revoir celle qui habitait dorénavant mon cœur, ou l’indignation devant les manières de cette femme qui prenait plaisir à dominer le faible, mais je ne pus consentir à rester dans ma naturelle réserve et m’exprimai véhément :
« Est-ce comme cela que l’on traite les gens dans ce château après leur avoir charitablement tendu la main ? Je n’ose croire que monsieur le comte accepte de telles pratiques de la part de ses subordonnés ! » Mon agacement mit assez de force dans mon propos pour que tous m’entendent et s’arrêtent sur moi, attendant craintivement une réaction de la vilaine.
« Mais tu es encore là, jeune avorton ? Tu vas tâter de ma baguette avant de décaniller ! »
Elle brandit la badine qu’elle dissimulait derrière son dos, en s’approchant furieusement de moi. Son arme allait s’abattre sur mon épaule, lorsque d’un geste rapide de la main, je saisis la fine branche qui rougit douloureusement ma paume, mais que je réussis à tordre assez fortement pour la briser. Je soutenais toujours son regard flambant de colère et alors que je m’attendais à voir ses trois acolytes se ruer sur moi, la gouvernante s’épou mona dans ses insultes. Dans ce moment qui aurait pu durer encore, tous entendirent une voix forte et caverneuse qui fit cesser ce piteux esclandre : « Jeanne-Françoise ! Ça suffit. »
Nous regardâmes d’un seul homme l’immense Noir qui nous écrasait de sa volonté, sur la passerelle menant du donjon à la tour ronde. Cela ne pouvait être que Zamor. Les yeux de la multitude se figèrent sur le colosse durant tout le temps qu’il prit pour descendre de son perchoir. On ne pouvait être qu’hypnotisé par la singularité de cet homme qui avançait d’un pas lent, mais assuré. Sa couleur plus sombre que le charbon, sa carrure de gladiateur et son visage osseux, imposaient un respect instinctif, craintif. Arrivé à la hauteur de la harpie, sa voix ne résonna plus avec autant d’impatience et il chercha à la calmer,
« Ne te fatigue pas sur ce garçon et occupe-toi plutôt de ranger la baraque. » Son français était au moins aussi correct que la plupart des habi tants de la région, mais les « r » qu’il aspirait trop fréquemment trahissaient,
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19 S’ensauver, déguerpir. (LY)
s’il s’en fallait, qu’il ne s’agissait point de sa langue naturelle.
La mauvaise voulut avant tout savoir ce qu’il comptait faire de mon insolence :
« C’est donc toi qui vas le corriger ? » son immense visage rond, se fendit d’un sourire disgracieux.
« Je le ferai quand il en aura besoin. Pour l’instant, fais ce que je te demande.
Mais il m’a répondu, tu l’as entendu non ?
Il avait ses raisons.
Ça ne change rien, tu dois lui donner une bonne leçon ! »
L’Africain ne voulait rabrouer la gouvernante devant l’assistance, mais ses sages résolutions ne pourraient longtemps résister à l’irritation qui pointait en lui.
« Arrête de parler ! Ce garçon n’avait pas tort, si tu veux vraiment que je dise ce que les autres ont vu. Maintenant, je vais me charger de lui, mais pas comme tu en as envie. »
Des exclamations approbatives s’élevèrent des indigents. Il suf fit à Zamor de tourner vers eux son regard inquiétant, pour que le calme revienne. Il attendit encore quelques secondes pleines avant de s’adresser à ces gens :
«
Il faut que vous partiez. Le baron vous a accueillis lorsqu’il faisait froid, mais il ne peut continuer plus. Il espère que tout ira bien pour vous et que vous serez reconnaissants de sa bienfaisance. »
Le bras droit du châtelain voulait présenter la volonté du maître de manière plus humaine que Jeanne-Françoise, mais son fort accent le lui avait à peine autorisé. La petite foule ne semblait lui en tenir rigueur et préféra s’exécuter devant l’inévitable. La domestique n’osait plus lever les yeux sur personne, tant elle se sentait humiliée. De mon côté, je ne savais que faire et ne voulant interpeller le géant, je pris le parti de ranger mes affaires avec les autres, quand dans mon dos, j’entendis qu’il ordonnait :
« Toi petit, tu me suis. »
Je gardai ma balle jetée sur l’épaule et me mis à sa suite jusqu’à atteindre le donjon. Je sentais les regards de la cour peser sur moi, balan çant entre l’envie et la terreur. L’immense Africain attendit d’être à l’abri de la vaste tour pour se retourner et s’enquérir de mon attitude :
« Tu as du cran petit, mais il n’est point prudent de chercher querelle à la Françoise. Que faisais-tu encore sous le préau, alors que tu es arrivé depuis presque une semaine ? »
La moindre journée ayant compté pour dix, j’ajustai son décompte : « Cinq jours précisément.
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C’est assez pour perdre tes civilités, à moins que tu n’en aies jamais eu ? » Ses deux gobilles blanches me pourfendirent d’un regard accusateur et je corrigeai avant qu’elles ne me foudroient :
« Mecieu. »
Il y eut un moment de flottement durant lequel je me demandai si je lui avais donné satisfaction, puis il s’adoucit.
« Voilà donc un bon Lyonnais qui est là depuis cinq jours et qui n’est pas venu se présenter à Zamor. Tu ne voulais pas voir le grand Nègre, peutêtre ? » Ses proéminentes lèvres s’étirèrent sur toute leur largeur, me faisant comprendre qu’il n’était plus hostile.
« Non mecieu, au contraire, mais la gouvernante m’a dit qu’il me fal lait rester en bas. Et puis, je vous ai cherché, mais… » Il ne me laissa pas terminer, ayant pitié de mon embarras.
« Sache que lorsqu’on arrive au château, il faut d’abord voir le maître et ensuite Zamor. »
Il me toisait de deux têtes et je compris qu’il cherchait avant tout des marques de respect que sa couleur ne lui garantissait point sur le vieux continent. Lorsque je m’habituai à ses sombres contours et sans que je ne sache s’il s’agissait de son intonation ou de ses expressions, il ne m’inspira plus aucun sentiment de terreur. Je m’engageai toutefois dans la voie qu’il m’indiqua :
« Je m’en rappellerai mecieu. Puis-je en profiter pour vous demander comment je dois vous nommer ?
Eh bien… tu m’appelleras Zamor ou Aimé-Adélaïde, le maître n’aime pas que les Blancs appellent un Nègre monsieur. »
Je me gardai de sourire et le questionnai sur les tâches qu’il allait m’attribuer.
«
Le maître a dit que tu devais toujours être occupé. Alors quand tu auras fini de nettoyer les latrines, tu iras aider aux écuries. Quand vraiment tu n’auras plus rien à faire, tu viendras me trouver, plutôt que ta nouvelle amie. » Il sourit à nouveau et me montra la direction des lieux d’aisances.
En définitive, c’est ainsi que je m’installai véritablement au château des Dumontet. J’avais pu exécuter la manœuvre que Simon m’avait souf flée de façon bien involontaire, ce qui à n’en pas douter, avait contribué à la réussite du projet. Elle m’avait toutefois coûté une ennemie à perpétui té, mais je pariai qu’il y avait plus à gagner auprès d’un Zamor que d’une Jeanne-Françoise, qui exhalait la bassesse. Comprenant que rien ne me serait dorénavant épargné, j’orientai mes rêveries vers le doux visage de la servante noire, afin d’égayer mon cœur pendant que mes mains brassaient les déjections de la modique citadelle.
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03
« Jacques, prends le tombereau avec Laurent et tu vas le remplir de la bonne terre à côté de la vieille église. » La puissance de la voix et l’aspiration de presque tous les « r » signaient l’ordre de Zamor, sans que j’eusse besoin de lever les yeux sur lui.
« J’y vais de suite, Zamor. »
En presque trois mois de présence au château, ma soumission à ses maîtres n’avait pas varié d’un pouce, cherchant par-là à amoindrir mes actes passés qui encombraient encore trop ma jeune cervelle. Je m’exécutais sans jamais réfléchir plus loin qu’à la meilleure façon de remplir la mission que l’on m’avait confiée. Je crois que cette attitude plaisait autant à la montagne noire qu’au sieur Dumontet, qui avaient tous deux gardé une rigueur militaire. Bien évidemment, je payais d’une inimitié grandissante auprès du personnel cette repentance que l’on m’avait infligée et que j’endurais sans rechigner.
J’allai trouver Laurent, à qui l’on avait pris l’habitude de confier les rênes des différents attelages de la maison, ce qui faisait de lui un presque cocher, titre dont il se glorifiait à l’excès.
« Qu’est-ce tu m’veux l’Assassineur ? » Les gens du château m’avaient affublé de cet horrible sobriquet, une fois rapporté par la gouvernante le peu d’informations qu’elle avait glané sur moi. Cela permettait à chacun de me calomnier en toute bonne conscience et de m’isoler chaque jour davantage.
« Faut qu’tu m’emmènes chercher de la terre, ordre de Zamor. » À force de mépris, je ne cherchais plus à corriger l’opinion que l’on s’était faite de moi, endossant imperceptiblement et jour après jour le costume dont on m’affligeait.
Le présomptueux avait environ le double de mon âge. Guère plus grand que moi, il paraissait surtout avoir abandonné de longue date les outils de la ferme, comme en témoignait la protubérance qui gonflait son abdomen. Telle une tache sur une chemise immaculée, elle captait l’attention jusqu’à ne plus rien retenir d’autre de sa personne dénuée du moindre intérêt.
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Laurent me fit attendre longtemps, plus par principe que par occu pation, puis me fit monter à l’arrière du rustique attelage, pour ne point se compromettre par trop de proximité avec ma personne. Le quart de lieue qui nous séparait de la vieille église fut rapidement couvert et déjà, je me trouvais à choisir la meilleure terre dans son pourtour. Elle avait été remuée assez fraîchement pour faciliter mon ouvrage, et je m’en étonnai à haute voix,
« Tu crois que je peux piocher ici, on dirait qu’on y a mis quelqu’un il y a peu.
Zamor t’as bin dit de prendre la meilleure terre ? Alors c’est là qu’tu dois creuser, l’Assassineur. »
Je commençai cette lugubre besogne, avant de m’interrompre rapidement, ma pioche heurtant une planche de bois dur, qui ne laissa plus de place au doute. Je m’écartai en direction des murs de l’église, pour ne point déterrer de nouvelles sépultures. Cette précaution ne valut qu’un temps, car après avoir rempli la moitié de la carriole, j’enfonçai cette fois ma pelle dans du bois pourri, qui embauma l’atmosphère jusqu’à nous donner envie de rendre tripes.
« Qu’as-tu fait grand babian20 ? Tu vas faire ressortir les défuntés21 si tu continues ! » L’autre me renvoyait la faute de la hauteur de son siège et cette fois-ci je me révoltai :
« Que me racontes-tu ? C’est toi qui m’as dit de creuser là, que croyaistu que je risquais de sortir, des blettes22 ?! »
Il n’insista pas devant mon agitation et m’incita à finir au plus vite cette macabre mission. Je répartis un peu de terre sur le trou que j’avais per cé dans la vieille bière et me dépêchai de finir de charger le tombereau, sans aller chercher trop profondément. Puis je ne demandai pas la permission pour monter à côté de Laurent, qui n’eut pas la morgue de m’éconduire. Il secoua les rênes pour mettre en branle l’attelage et, alors que nous étions déjà sortis de l’ancien cimetière, des cris nous rattrapèrent. Mon complice se retourna et n’y trouvant que quelques paysannes, reprit de plus belle ses encouragements sur la lourde jument. Bientôt, les apostrophes devinrent de lointains piaillements, que nous perdîmes tout à fait une fois rentrés dans l’enceinte de notre maître. Présageant que les bonnes dames pourraient nous suivre, Laurent adjura le premier domestique que l’on croisa de fermer les deux solides vantaux. Le comte, qui se tenait sur la passerelle du
Niais, imbécile. (LY)
Morts. (LY)
Bettes. (LY)
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donjon en compagnie de ses chiens, s’en étonna assez pour que le cocher dût s’expliquer :
« J’ai peur que des villageois viennent se plaindre à vous, pour que Jacques ait pris la terre de leurs défuntés. » Le lâche me mit le chapeau sur la tête.
« Qu’est-ce donc que cette histoire ? » Le sieur Dumontet me fixa afin que j’apporte des précisions.
« On a fait comme on nous a demandé et, Laurent ne descendant pas du tombereau, j’ai dû charger seul la terre du côté de la vieille église. C’est quand on a eu terminé que des paysannes se sont mises à nous courir après. Mais on s’est abadés23 à temps.
Et pourquoi vous être sauvés devant quelques bonnes femmes ? » C’était assurément un reproche de la part de l’ancien militaire.
« Ben… elles avaient l’air furieuses et on n’avait pas le droit de prendre de la terre du cimetière… » Je racontai candidement ce qui m’apparaissait être l’évidence.
« Zamor a donc commandité un vol dans un lieu sacré, c’est bien cela que tu veux me dire ? » Je n’avais pas vu les choses de la sorte et me retrouvant pris au piège, je bafouillai :
« Je ne pense pas que ce fût son intention…
Bien sûr que non, puisque ces terres m’appartiennent ! Allez donc faire un autre voyage, mes pommiers auront bien besoin d’être fumés. » J’oscillai entre la satisfaction de ne pas être gourmandé et la crainte de devoir affronter les villageois.
Il fit ouvrir ses portes et alors que nous allions repartir la queue basse, une rumeur grandissante fit aboyer ses dogues. C’est alors qu’une dizaine de femmes et quelques laboureurs pénétrèrent dans la cour, en charriant derrière eux une inquiétante agitation qui n’émut point notre maître, mais le révolta tout à rebours. Il descendit rapidement de son perchoir en rete nant ses cerbères pour qu’ils ne se jettent à la gorge des envahisseurs, et les entreprit sévèrement :
« Comment osez-vous violer ma cour ? Vous avez de la chance que mon bras soit encore assez fort pour retenir mes chiens ! » Il aboyait davan tage que ses bêtes, mais une femme plus courageuse ou plus indignée que les autres lui tint tête :
« Mais c’est vous mecieu l’comte qui avez bu toute honte pour déterrer ainsi nos morts. Vous avez pas encore assez de champs pour vous
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23 Se sauver, décaniller. (LY)
accaparer un cemitière24 ? » Sa fureur lui fit oublier conjointement les crocs et les manières.
« Vous savez bien que vous ne devez plus enterrer personne là-bas depuis que l’église m’a confié ce vieux carré pour que je l’entretienne. Foutez-moi le camp avant que je ne fasse sortir les armes ! » Les villageois restèrent interdits devant ce cœur de granit, ne bougeant pas, mais ne reculant point non plus. Soudain, l’un des maris brandit une bêche devant le sei gneur et sans y réfléchir je m’interposai, un bâton à la main, prêt à l’abattre sur le malheureux.
Fût-ce ma bravade qui les fit renoncer ou l’apparition de Zamor au fond de la cour, mais cela suffit à repousser les mécontents et à me faire gagner infailliblement la confiance de mon maître. Moi qui n’avais jamais été un familier de la force, mon intrépidité me surprit au moins autant qu’elle émerveilla le châtelain. La tension retomba au fur et à mesure que les protestataires disparaissaient au bas du chemin et Dumontet, laissant tomber sa lourde main sur mon épaule, me fit confidence de ses craintes :
« C’est bien, il ne faut jamais montrer de faiblesse face au danger. La détermination était de notre côté aujourd’hui, mais pour combien de temps encore ? Les temps changent pauvre cher Jacques, avec les idées nou velles, ils se croient tout permis. Il faudra bientôt que je m’explique sur mes propres terres, si ça continue. » Je décelai en lui plus de nostalgie que de colère, puis il retrouva sa vigueur habituelle. « Je veux que Zamor t’enseigne le maniement des armes et qu’il te montre comment t’étoffer un peu, car qui sait si je n’aurai pas besoin plus tard de ton courage ! Merci, monsieur le comte, c’est un honneur de vous servir. » C’était là une profonde marque de confiance qu’il m’octroyait et, bien que je ne sache si elle faisait de moi quelqu’un de très vertueux, je rentrais ainsi indé niablement dans le cercle restreint des « proches du donjon », comme on les moquait par envie, du pied de la tour.
Plus tard, lorsque le lieutenant africain me tendit un premier pisto let, je lui demandai si les hommes du château savaient tous se servir d’une telle arme. Il me répondit que le maître ne prendrait jamais le risque d’ins truire des factieux au sein même de sa maison. Ainsi j’étais, avec Simon, le seul qui n’ait jamais approché les précieux objets de défense. Cela m’auréo la d’une nouvelle fierté et creusa encore un peu le fossé qui m’écartait du menu peuple.
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24 Cimetière. (LY)
L’arme qui me fut tendue était un antique pistolet d’arçon, destiné habituellement à la cavalerie, mais qui s’adaptait aussi parfaitement à des combats rapprochés. C’était pour moi un superbe sujet d’émerveillement. Je fis peu de cas de la crosse au bois noirci et de son canon aux multiples impacts, tout au contraire, je ressentis passer à travers moi l’audace d’une arme qui avait immanquablement connu une longue vie d’aventures. Après que Zamor l’ait chargée de poudre, de la bourre puis de la balle, il vérifia encore avoir déposé suffisamment de poudre dans le bassinet, avant de me céder enfin l’arme prête à faire feu. La tenant à bout de bras, je fis un effort pour qu’elle reste dans la direction de l’arbre qu’il m’avait désigné et, n’en pouvant plus d’impatience, j’appuyai sur la gâchette. Mais alors que j’avais tendu tous mes muscles pour ne pas être emporté par l’explosion, je tournai la tête piteusement vers mon professeur, car rien ne se produisit.
« Ah, ah, ah ! Tu fais un drôle de combattant ! Remonte donc le ‘hien pour voir !
Que dois-je faire Zamor, ça ne marche pas ? » L’autre était hilare, accentuant encore son accent qui ne me permettait de le comprendre.
« Tire le ‘hien à toi ! Le ‘hien bon sang ! » Je compris enfin qu’il désignait le chien et j’obtempérai immédiatement, sans plus y réfléchir j’enfon çai de nouveau la gâchette.
Le silex enflamma aussitôt la poudre du bassinet et il ne fallut pas plus d’une seconde pour que la détonation ne retentisse, en projetant dans un nuage de fumée cendrée la balle de plomb. Devant mon attention qui s’était relâchée sur cette histoire de chien, Zamor ne pouvait plus arrêter son rire sonore, car je m’étais retrouvé propulsé au sol, plaçant mes fesses au même niveau que ma dignité. Heureusement pour moi, la leçon s’était déroulée en dehors de l’enceinte du château, ce qui aurait pu m’épargner les gausseries du personnel, si je n’avais entendu le gloussement de deux souris derrière moi. Je me retournai vivement avec un rictus de colère bien décidé à les faire taire, mais en guise de plaisantins, je tombai sur le visage superbe de la jeune domestique au teint sombre. Le moment n’était pas des plus glorieux, mais c’était la première occasion de prendre langue avec la beauté, qui hantait mes nuits depuis mon arrivée à Poleymieux. Sa fluette voix me fit perdre toute velléité d’en découdre et sans que je m’en aperçoive, un sourire béat s’installa sur ma stupide face.
Je croyais que tu enseignais le maniement des armes à notre nouvel ami, Zamor, pas la cueillette des champignons ? » Une blancheur écla tante illumina le visage plus brun que noir de cette délicieuse fenotte et je ne remarquai ni l’autre domestique qui l’accompagnait, ni le sarcasme de son trait.
«
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Je bondis à l’instant sur mes deux jambes pour faire meilleure figure, mais déjà Zamor répondait à la malicieuse,
« Je crois qu’il veut faire changer le surnom que vous lui avez donné ! »
Il reprit son rire caverneux, mais la belle corrigea aussitôt, semblant faire un effort pour hausser son intonation.
« Je ne suis certainement pas la cause de cette calomnie, tant s’en faut que je ne l’aie jamais crue. » Je restais un spectateur charmé de ce petit échange, quand un silence gênant vint me réveiller et me faire enfin adresser la parole à la délicieuse :
« Ce n’est rien très chère, je ne fais plus attention à ces médisances que je n’aurais d’ailleurs jamais imaginé venir de vous. » Zamor redoubla son hilarité avant de me railler :
« Allons Jacques, tu n’as qu’à aussi lui faire le baisemain tant que tu y’es ! »
La jeune femme me sortit de l’embarras en s’annonçant d’elle-même :
« C’est que nous n’avons jamais été présentés. Je m’appelle MarieAnne et je sers monsieur le comte à la blanchisserie, voici Joséphine qui tra vaille avec moi. »
Je ne regardai sa camarade plus que la correction ne l’exigeait et me fis connaître à mon tour avec tout l’aplomb dont je savais parfois être capable :
« Je suis réellement heureux de te rencontrer, car je n’ai malheureu sement pas l’habitude de trouver de l’empathie entre les murailles du château. Te tiendrais-tu donc à l’écart, de peur de contaminer les habitants des lieux ? » Je marquai mon compliment d’un léger sourire, mais il s’effaça après que l’autre domestique eût réagi sans y avoir décelé le moindre sous-entendu.
« Ce n’est pas que l’on craigne une épidémie, mais la malheureuse a une santé bien trop fragile pour être exposée aux rigueurs de l’hiver, faudrait pas qu’elle s’arrape25 une mauvaise fièvre ! » En plus de ma bévue, je crois que j’avais vexé Joséphine qui n’était guère plus âgée que la douce Marie-Anne, mais qui restait transparente aux côtés de tant de grâces.
« Ce n’est rien Joséphine, Jacques ne pouvait savoir. Peux-tu ramener plutôt les bacs de linge avant que Françoise nous cherche ? Je voulais m’en tretenir avec Zamor un instant. » De son imperceptible voix, la belle venait de congédier la gênante. Je m’enhardis alors de nouveau, présumant qu’elle avait inventé ce prétexte. Je l’interrogeai sans détour sur l’autorité dont elle semblait jouir sur les sujets du château, qu’elle ne réfuta pas :
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25 S’attrape. (LY)
«
Tu ne le sais sans doute pas, mais je suis depuis toujours avec le sieur Guillin, aussi cela me vaut un certain… » elle chercha le bon mot « … ascendant. Nous avons beaucoup voyagé avec le maître, jusqu’au Sénégal où nous avons connu Zamor. » J’écarquillai des yeux tout ronds et elle comprit que je ne savais situer cette province exotique. « C’est un merveilleux petit pays tout au Couchant de l’Afrique, tu auras peut-être entendu parler de Gorée, c’est un pont important pour la traite ? Le comte a gouverné ces provinces durant deux années, avant de retrouver le sol de France. » Je me sentis soudainement tout petit devant cette fille, qui paraissait avoir vécu tant de choses malgré son jeune âge, et qui maîtrisait le français à la perfection. Tout me fascinait chez elle, depuis la finesse de ses membres, à ses hanches en parfaite harmonie avec son corps svelte, mais plus que tout, son minois n’avait point d’égal à mes yeux. Sa mine arrondie, son nez légè rement retroussé, ses lèvres charnues qui agissaient comme un aimant sur les miennes, ses sourcils fins et haut perchés, sa peau de pêche à la cou leur idéalement mûre invitant aux caresses. Son teint n’agressait pas comme celui de Zamor, il était tellement naturel que je n’aurais imaginé Marie-Anne dans d’autres nuances. Elle était tout simplement parfaite, à telle enseigne qu’elle ne semblait avoir été créée que pour moi… excepté que l’on ne pou vait envisager de la sorte une indigène. J’avais tellement à lui demander, mais déjà elle devait me quitter.
«
Je suis très heureuse d’avoir pu enfin te parler, Jacques, et de m’être assurée que tu ne mérites définitivement pas ton terrible sobriquet. » Son rire s’effaça dans la course qui la menait aux proches portes du château, me laissant avec mes questions et mon amour naissant.
Elle était partie et rien d’autre n’avait plus d’importance que ce qui la touchait. Zamor m’invitait à recharger mon pistolet, mais il n’avait plus aucun attrait. Je me hasardai à lancer la discussion sur la mystérieuse Marie-Anne :
« Elle est vraiment chenuse26 cette fille, tu trouves pas ?
Eh ben c’est la première fois que j’entends un Toubab parler comme ça d’une Négresse ! » Il prit un air satisfait et goguenard.
« C’est quoi un Toubab ?
C’est comme ça qu’on appelle les Blancs chez moi. » Je ne savais que répondre sans dévoiler plus avant mes sentiments, alors je jouai la mauvaise foi de l’homme piqué :
« Je vois pas où est le mal, pis on peut pas vraiment dire qu’elle soit
qui est de mieux, de plus agréable.
34
26 Ce
(LY)
noire. » Je n’arrivais à retenir ma vexation qui n’atteint heureusement pas Zamor :
« T’as raison, elle est mulâtre et sans doute pas de première génération. Mais tu pourrais tout de même pas croire qu’elle vienne du Dauphiné ! » Je restais interrogatif ne sachant si je pouvais me joindre à son rire, et il reprit, « Ça veut dire qu’elle est née d’un Blanc et d’une Négresse. Il y en avait beaucoup dans la colonie de Saint-Louis, mais elle n’est pas née là-bas, je crois qu’elle vient de l’île de Saint-Domingue.
Je te remercie de combler mon ignorance, mais comment se fait-il qu’elle ait si bonne instruction ?
C’est le maître qui a toujours pris soin d’elle et a voulu la voir édu quée comme sa propre fille.
C’est très généreux à lui de recueillir une orpheline.
On peut le voir comme ça…
Ben comment le voir autrement, Zamor ? »
Il ne me répondit pas et retrouva son autorité naturelle :
« On n’est pas venu ici pour parler du passé, allez, prends la poudre et la bourre, je vais t’apprendre à charger ton pistolet. »
Nous finîmes l’après-dîner dans ce champ en jachère à charger puis tirer sur des troncs. Il me fallut bien d’autres séances pour maîtriser avec précision cette arme, mais cela me permettait à chaque fois de recentrer mon esprit vagabond, avant qu’il ne s’échappe encore sur des courbes inaccessibles.
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Zamor était le témoin accompli de l’enchevêtrement de haine et de peur que provoquait une différence trop marquée avec ses semblables. Pour ma part, je débutais ma vie d’homme dans l’interrogation sourde de ce que ma naissance avait pu engendrer de si mauvais, pour qu’on veuille à ce point me rejeter où que j’aille. C’était en cela que nos deux âmes devaient inévitablement se rapprocher, dans l’isolement de la petite forteresse de Poleymieux. Le maître en second des lieux appréciait l’intérêt que je lui portais sans que jamais ne vienne pointer le moindre jugement de ma part. C’est ainsi qu’alors qu’il m’instruisait sur l’art difficile des armes blanches, ou qu’il s’employait à développer les muscles de mon corps, j’arrivais à reconstituer dans les grandes parties son histoire. Il laissait en effet s’échapper bien trop souvent des bribes de ses aventures communes avec le sieur Dumontet, pour ne pas y lire une fière nostalgie. J’arrivais ainsi, au bout de quelques semaines, à lever le voile sur la venue d’un tel guerrier dans le plat pays lyonnais.
Natif de la province Yolof à proximité immédiate de Saint-Louis, il était l’aîné d’une famille qui, par son ampleur, s’approchait prou de celles que l’on connaissait à Lyon. Vers dix ans il fut placé sous les ordres d’un capi taine, à bord d’un des nombreux bâtiments écumant le vaste fleuve Sénégal. On appelait ces jeunes mousses des « rapasses » sans doute en raison de leur grande agilité. Il gravit durant ses vertes années les différents échelons qui le mèneraient de laptot27 à gourmet28 et enfin maître de langue29. La pre mière fois qu’il navigua sous les ordres du chevalier Dumontet, il étrennait son dernier grade à l’âge précoce de vingt-cinq ans. L’expédition les mena aux portes du royaume Bambara du Segou30, dans la province du Galam.
27 Matelot. (WOL)
28 Timonier. (cf. M. Saugnier)
29 Maître d’équipage, plus particulièrement qui traduit la manœuvre à l’équipage. (cf. M. Saugnier)
30 Ancien empire s’étendant sur une grande partie du Mali actuel, de la fin du XVIIe au milieu du XIXe siècle.
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C’était la voie traditionnelle pour la traite, qui n’allait pas sans comporter de grands dangers, mais la bravoure jusqu’à la témérité de son peuple en faisait des marins recherchés des Occidentaux avides de gains. Ce premier voyage se déroula sans véritable encombre et rapporta une belle somme à son capitaine et son armateur. Le chevalier, par superstition ou en souvenir d’un voyage réussi, exigea l’année suivante le même équipage que la première fois. Lorsqu’il se rappelait les périls qui avaient jalonné ses croisières, Zamor prenait l’air ému et radieux de celui qui a rencontré son destin. Les attaques des Maures, les enlisements et les naufrages, les maladies, les filou teries des princes nègres, rien n’avait eu raison de cet homme fait d’un puissant alliage. Celui de Dumontet n’en était pas moins résistant. Qu’importe alors la teinte de la peau, les hommes hors normes sachant se reconnaître, il se noua entre eux un attachement inaltérable, et ce, malgré les années qui les séparaient. Lorsque Guillin fut rappelé sèchement en France deux ans après son arrivée au Sénégal, celui qui allait prendre le titre de comte, n’avait manqué de gratitude envers son compagnon. Mais la fortune amassée en Afrique était trop souvent dilapidée par ses naturels, et lorsque Zamor abandonna son large pécule à sa famille, il ne le fit pas sans appréhension. La pression sociale eut pourtant raison de ses hésitations et il put ensuite, les fontes allégées, mais le cœur alourdi, entreprendre une navigation de presque deux mois afin de suivre son ami et maître. S’il y avait beaucoup à redire sur le comportement du sieur Dumontet dans sa brève carrière au Sénégal, je sentais pourtant la fidélité de son compagnon bien à la peine pour condamner ses agissements. Je compris toutefois qu’il avait détourné les pouvoirs et les constructions du roi à son seul profit, aiguisant dangereusement les tensions avec les marchands et les roitelets de la région. Ces deux catégories de trafiquants ne tirant plus les pleins bénéfices de la traite, finirent par faire remonter leurs doléances jusqu’à Paris, où l’on prit les menaces de guerre avec tout le sérieux que l’on attribuait à cette colonie fraîchement retrouvée. On y diligenta alors une enquête sur le gouverneur en place, qui le conduisit à une complète retraite des affaires. C’est ainsi que le vieux et colérique « Toubab » investit le butin qui lui avait coûté sa place dans le château de Poleymieux. La foi inébranlable que Zamor por tait à son aîné le guida dans cette nouvelle aventure, pendant que la jeune Marie-Anne s’agrippait à son protecteur à travers un océan d’inquiétudes. Ce voyage, que j’enviais malgré tout, me faisait envisager encore plus passionnément la jeune fille. Je ne vivais à présent plus que dans l’espoir de l’approcher à nouveau, mais comme la princesse d’un conte, elle semblait cacher un lourd secret tout en haut de son donjon. Zamor avait beau m’as surer que la santé de la fenotte ne s’était jamais acclimatée à nos latitudes,
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la contraignant à garder le lit le plus clair de son temps, je ne pouvais m’em pêcher de m’interroger sur l’indulgence de son maître. Le géant noir en souriait, mais elle engendrait toutes sortes d’extravagances dans les bouches amères des autres domestiques, ce qui me faisait parfois craindre pour l’intégrité physique de la belle.
À mesure que Zamor faisait de moi un parfait petit soldat, je m’éloi gnais encore un peu plus des autres serviteurs. La dextérité que je développais dans le maniement des armes m’était facilitée par le plaisir que j’y rencontrais. Je n’avais d’autre choix dans ces moments que de concentrer mes idées sur l’unique objet de guerre que je tenais, délaissant pour un temps la culpabilité dans la mort que tous, moi y compris, m’attribuaient. C’est ainsi que j’arrivais insidieusement à presque abandonner à l’ancien Jacques ce trait de caractère, qui me séparait chaque jour davantage du nouveau moi. Le contact du guerrier Ouolof et la gratification de son maître m’apportaient une assurance jusque-là inconnue, développant l’envergure de mon corps au même rythme que celui de ma suffisance. Les mois passant, j’avais ainsi de plus en plus de mal à laisser glisser sur moi les vexations, car je sentais le renoncement et la résignation, qui m’avaient habité à l’arrivée au château, atteindre l’extrémité de ma pénitence. C’est du moins ce qui rentrait dans mon esprit orgueilleux, car comment sinon expliquer que le Créateur mette sur mon chemin la merveilleuse Marie-Anne ? Aussi, s’il me fallait déployer des montagnes d’efforts pour ne point réagir lorsque l’on m’appelait « l’Assassineur », je ne pouvais plus tolérer que l’on dise du mal de la douce qui occupait mes songes. C’est ainsi qu’un dîner que je prenais avec les gens de la maison se commua en un vaste défoulement de toutes les frustrations qui encombraient les esprits.
«
J’ai vu tantôt la Françoise, qui ramonait31 que la maîtresse lui reproche sur la blancheur de son linge. Croyez-vous pas que la Négresse lui sorte par les yeux, à force de garder le lit ? » C’était le cocher qui prit ainsi le parti de la gouvernante et un même cri du cœur des trois autres comparses, s’éleva :
« Pour sûr que c’est la fifi32 du comte, celle-là !
On n’a jamais bien su ce qu’elle lui faisait au vieux… C’est qu’elles s’y connaissent question plaisirs à donner aux hommes ! » Laurent tomba sans mal dans le salace, les autres n’attendant que ça pour renchérir :
« J’ai un z’ami qui a voulu faire la traite en Afrique, il a pas dépassé Saint-Louis à cause qu’y est tombé malade, mais y m’a quand même raconté
31 Ronchonner. (LY)
32 Favori, chouchou. (LY)
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comment elles s’y prennent les Négresses… c’est sûr qui faut pas craindre l’odeur ! » Et tous de rire à gorge déployée.
L’idée d’imaginer « ma » Marie-Anne dans pareille situation, me fut intolérable et je dus intervenir à contre-courant de la jacasserie :
« Je me demande auquel vous manquez le plus de respect, au sieur Dumontet ou à la pauvre Marie-Anne ? Il pourrait tout aussi bien être son grand33. » Mon intonation froide et monocorde mit définitivement fin à la bagatelle.
« Et toi, qu’est-ce qui te fait regret34 ? C’est qu’le comte l’fasse avec une gone ou une Négresse ? » Laurent me provoquait et les autres ne savaient s’il fallait en rire.
« Pour imaginer de pareilles choses, tu dois avoir le cerveau vraiment détrancané35 mon pauv’ Laurent. » Je le fixai, bien décidé à ne point reculer.
« C’est le monde à l’envers ! V’là que c’est l’Assassineur qui va nous donner des leçons.
Sur la bienséance, à n’en pas douter, l’cocher. » Je m’avançai vers lui, comme pour mieux en découdre.
« Ah, mais j’crois que j’ai réveillé la bête. Encore un peu il va nous montrer comment i fait passer le goût du pain36 à ses congénères ! » Il me riait au nez et, alors qu’il paraissait facile de ne pas tomber dans cette grossière provocation, je libérai toute la colère qui s’était accumulée en moi. D’un bond de tigre je m’élançai et me jetai littéralement sur mon adversaire. Je n’avais l’habitude des bagarres et je ne maîtrisai point mes gestes, ma cervelle ne commandant d’ailleurs plus mes membres, qui s’agitaient sur la tête du malheureux. Il fallut l’intervention des trois spectateurs pour me faire lâcher prise. J’étais comme en transe, je ne voulais ni ne pouvais faire autre chose que de massacrer cet affreux bonhomme. Les cris et les coups de ses camarades me firent graduellement reprendre conscience de mes actes. En m’éloignant du théâtre de cette lutte, je retrouvai mes sens et compris les hurlements à l’aide qui transperçaient mes tympans. J’envisageai alors avec horreur le visage ensanglanté et tuméfié au bout du corps inerte de Laurent. Il y eut, sur ces entrefaites, un défilé de domestiques qui se pâmèrent successivement à leur entrant dans la cuisine. Lorsque le sieur Dumontet arriva en personne, il en prit aisément le contrôle. Il envoya chercher le docteur, pendant que la Françoise, qui n’avait point le cœur trop sensible, fit dis paraître le rouge du sol. Les autres m’ayant désigné comme le responsable
Grand-père.
Répugner.
Détraqué.
Tuer. (LY)
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de cet assassinat, il me fit placer sous la garde de son homme de confiance, tandis que la maisonnée réclamait déjà ma tête. Zamor me fit disparaître dans ce qui avait dû être les oubliettes du château, tout au bas du donjon. Je tremblais de tout mon être. Ce n’était toutefois pas la peur d’avoir atteint ma dernière demeure, mais plutôt le contrecoup de ce nouveau tumulte qui avait fait rejaillir une terrifiante facette de mon être, que je n’imaginais point. Les larmes coulèrent en silence le long de mes joues et le brave Nègre n’eut pas le cœur à m’estoquer en refermant la trappe sur moi :
« Je te connais Jacques, si tu te retrouves ici, c’est parce que tu ne supportes pas l’injustice. Heureusement pour toi, tu n’es pas le seul au château. »
Le verrou grinça sur mes craintes et mes tremblements, mais je ne ressentis curieusement aucun remords. Je m’étendis sur la paille défraîchie qui parsemait la terre battue du sol et, le choc en retour de l’émotion ayant finalement raison de moi, je m’endormis dans la pénombre mouvante.
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Lorsque je m’éveillai, le noir environnant s’était encore épaissi, me laissant à penser qu’il devait à présent faire nuit. Quelle étrange et désagréable sensation que de revenir à soi dans l’obscurité totale. Le froid et la peur étaient mes seuls compagnons et, cherchant à les conjurer tous les deux, je me levai et marchai à tâtons, faisant rapidement le tour de cette ancienne cellule. La lucidité m’était revenue et avec l’aide de cette nuit impénétrable, je ne songeais plus qu’aux conséquences funestes de mon accès de fureur. Je ne surestimais pas mes forces et ne pensais sérieusement avoir réussi à tuer le méchant cocher, mais qui allait dorénavant avoir foi en moi au château ? L’aspect sanguinaire de ma personnalité, que tous m’attribuaient depuis longtemps, était apparu au grand jour, et n’avait surpris que moi. Je me voyais déjà jeté sur les chemins de cette campagne lyonnaise, en ayant perdu l’espoir de vivre dans une demeure qui m’accepte tel que j’étais. Je ne voulais même plus penser à Marie-Anne, que je ne reverrai assurément plus. Je ne saurais dire si je me rendormis dans cette nuit de tourments, mais je reconnus l’aurore lorsqu’elle estompa les ténèbres de son modeste halo. Zamor vint un peu plus tard me libérer de mon cachot, puis avec sa circonspection habituelle, il me demanda de le suivre. Je voulus savoir ce qu’il était advenu de Laurent et la tournure de sa réplique me soulagea davantage que son contenu,
« Tes bras ne sont pas plus gros que ceux d’un singe vert, crois-tu que tu risquais vraiment de l’escoffier37 ? » Restant derrière lui, je ne sus s’il sourit, mais j’aimai à le croire. Il ne rajouta rien de plus, jusqu’à me laisser devant l’huis du comte, qu’il frappa sentencieusement.
Malgré l’heure matinale, la comtesse était déjà habillée, mais resta en retrait avec ses enfants, quand le châtelain me fit entrer d’une voix sans chaleur :
« Alors voilà pourquoi les Chanay et les Fournier-Martin se sont débar rassés de toi. Tu as une terrible malédiction sur la tête mon pauvre Jacques,
Tuer, achever.
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la connais-tu seulement ? » Une certaine lassitude transpirait dans sa ques tion, à laquelle je répondis non de la tête. « Je dois donc t’en instruire. Il semble que partout où tu passes, les ennuis s’accrochent à toi jusqu’à te faire déguerpir, ne l’as-tu jamais remarqué ? » Il me laissa un instant de réflexion, puis ne me voyant desserrer les mâchoires, il insista brutalement, cherchant enfin à connaître l’ampleur des erreurs qui m’avaient mené chez lui, « Cela suffit Jacques. Vas-tu enfin me dire comment tu as tué celui que tu disais de tes amis, avant de te faire congédier de Lyon ! »
À cet instant je vis la plaie, que je croyais cicatrisée sur mon cœur, se rouvrir douloureusement et je ne pus sortir le moindre son de ma bouche. J’inclinai la tête honteusement vers le parquet de chêne, ce qui ne fit qu’ali menter l’impatience du châtelain :
« Ah tu ne veux pas me répondre, préfères-tu m’expliquer pourquoi les Fournier-Martin, qui te semblaient tellement attachés, t’ont laissé croupir pendant deux ans dans le maudit faubourg de la Guillotière ! » Les paroles se refusaient toujours à moi et furent remplacées pitoyablement par des larmes abondantes et silencieuses. Alors que le comte était au bord de l’apoplexie, sa douce épouse s’approcha de moi et me prit tendrement dans ses bras, où je blottis mon visage rougeoyant.
« Laissez-le, Aimé, il n’a pas besoin de votre violence, mais d’une épaule pour épancher les émotions qui l’étreignent. » Son mari arrêta net sa colère et se laissa choir dans un large fauteuil recouvert d’un damas violet, qui prit alors des airs de trône. « Crois-tu que cela te ferait du bien de nous dire ce qui pèse si lourd sur ton jeune cœur, Jacques ? » Comment devant tant de bénignité, ne pas répondre à l’âme pure qui cherchait plus à sou lager ma conscience qu’à satisfaire sa curiosité ? Je pris une grande bouffée d’air et, rassemblant mes idées et mon courage, je lançai d’une voix mal assurée :
« C’est ben vrai tout ce que vous dites monsieur le comte, j’attire les embiernes38 où que j’aille.
Plus fort, je ne t’entends pas ! » Mon attitude trop servile devait décevoir l’ancien chef militaire, qui s’emporta de nouveau contre moi. Sa femme ne le laissa point faire en lui faisant signe de se rasseoir.
« Vous savez, à chaque fois que j’arrive à être heureux quelque part, je bousille toujours tout. D’abord avec Marie, la fille aînée Fournier-Martin, qui m’a instruit et que j’ai offensée à son mariage, perdant ainsi ma véritable famille. » Le châtelain leva un œil rond dans ma direction, mais je poursui vis, « Aujourd’hui c’est votre confiance que je trahis alors que vous m’avez
38 Ennuis de toutes sortes. (LY)
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toujours bien traité, mais ce que je regrette plus que tout dans cette vie, c’est la perte de mon ami Étienne… » Je m’arrêtai encore, saisi par un nouveau sanglot.
Le sieur Dumontet se dressa alors sur ses jambes, mais la protection de son épouse m’assurait l’immunité. Il reprit plus posément :
« Dis-nous ce qui s’est passé avec ce jeune homme, Jacques, je ne veux plus croire maintenant que je te connais, que tu aies pu lui nuire à ce point. »
La culpabilité m’assaillait à nouveau de trop pour que je goûte son compliment, et je le regardai froidement dans les yeux en lui répondant solennellement :
« C’est pourtant ce que j’ai fait et plus encore. » Il ne répondit pas et Adélaïde me fit faire un pas en arrière, redoutant l’ire de son mari. Je compris que je m’étais à présent trop avancé pour reculer, et je poursuivis d’une voix morte, « Alors que je cherchais à fuir la maison de mon père qui me méprisait ouvertement, je l’ai entraîné en pleine nuit à travers les champs enneigés reliant Bron à la cité lyonnaise. Étienne n’a pas voulu me laisser seul dans cette folie et, pour unique récompense, des loups, ou ce que je croyais en être, l’ont déchiqueté. Pour ultime punition à ma désobéissance, ils m’ont laissé en vie. Depuis il n’y a pas une seule nuit qui passe sans que je ne revive cette tragédie, qui s’achève toujours dans le sang clair de mon ami. »
Pendant un temps assez long, nul ne réagit. J’appréciai toutefois que la châtelaine ne relâche son étreinte et lorsque son mari sortit enfin de sa léthargie, il avait complètement abandonné la colère,
« Tu ne dois pas t’en vouloir, c’est un mauvais concours de cir constances, c’est tout. » Puis repartant sur son idée initiale, il osa sans la moindre gêne, « À moins que tu n’aies le mauvais œil sur toi, mon pauvre Jacques. D’où je viens, on dirait que l’on t’a marabouté. N’as-tu jamais croisé le chemin d’une sorcière ou de quelque mage ? » Malgré l’absurdité de son propos, il conservait un incroyable aplomb, laissant à penser qu’il ne plaisantait le moins du monde.
« Je n’en ai pas souvenir mecieu le comte. Mais je ne crois pas trop à tout ça…
Bien évidemment, avec ton court esprit européen, tu ne risques pas d’y croire ! Par contre, à toutes les bondieuseries, tu y crois sans problème ! » Son visage s’était empourpré avec son humeur, mais sa pieuse épouse ne toléra pas ce nouvel emportement :
« Guillin ! Vous dépassez les frontières de la Chrétienté, je vous en prie, pensez à votre fille. » Elle ne s’était pas permis de hausser le ton, mais son mécontentement était palpable.
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« Si tu veux ma douce, mais reconnais que ce pauvre garçon est maudit !
Et quand bien même, le feriez-vous brûler sur le bûcher ? » Elle lui montrait l’absurdité de sa déclaration, ce qui le fit revenir aux faits du jour et délaisser la mort de mon ami :
« Heureusement pour toi, les blessures de Laurent auront tôt fait de disparaître. Quant à celles de son amour-propre… » Il laissa sa pensée en suspens, puis reprit, « Mais à présent plus personne ne veut de toi. Aussi, la comtesse m’ayant rappelé ta dévotion à mon endroit, j’ai accepté de te laisser une nouvelle chance. Zamor a proposé de te loger à ses côtés et tu ne répondras plus qu’à lui dorénavant.
Merci infiniment, monsieur le comte, je ne vous décevrai plus.
Certaines choses ne me déçoivent pas, mais je ne veux pas d’histoire chez moi c’est tout. Puisque tu as de l’énergie en trop, Zamor t’utilisera du matin au coucher, c’est compris ?
Absolument monsieur le comte, je ferai comme il ordonnera.
C’est bien. » Il hurla soudainement, « Zamor, tu peux rentrer ! »
Son homme de main ouvrit aussitôt la porte et se tint droit devant nous.
« Garde-le bien vers toi ces jours-ci, j’ai peur que les autres ne lui cherchent des ennuis. Pour le reste, tu feras comme on a dit. »
Le colosse m’attrapa le bras et nous sortîmes ensemble du donjon pour rejoindre les cuisines où mon apparition fit le même effet que si j’avais été le diable en personne.
La douzaine de femmes et d’hommes qui composait le personnel du château était attablée pour l’heure du café, lorsque nous rentrâmes. Un intriguant silence s’installa, avant que la Françoise ne se fît la porte-parole de tous :
« Qu’est-ce qu’y fait encore là, celui-là ? On n’en veut pas chez nous d’cet assassineur ! »
Un ton revêche s’ajouta à sa voix glapissante, pour faire passer tout le mépris qu’elle avait de moi. Malgré l’antipathie qu’exerçait la gouvernante sur Zamor, il maîtrisa ses élans, mais fit fermement passer son message :
« Je dois te rappeler que c’est ici la maison du sieur Dumontet et de sa famille.
À force d’y trimer, c’est quand même bien chez nous aussi ! » La mauvaise raisonnait à la façon des ouvriers, Zamor eut la sagesse de ne pas ren chérir sur ce point :
« C’est encore lui qui y fait la loi et il a décidé que Jacques resterait sous mon seul commandement.
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Tu vas l’corriger, cette fois-ci ? » De la bouche de Jeanne-Françoise, l’esprit vengeur du personnel se répandit et tous montrèrent les dents.
« Je m’occuperai de lui, c’est tout. » L’homme de confiance de Guillin avait marqué d’un point final la discussion. Mais personne ne s’en satisfit et une cuisinière raboulette39 renchérit.
« Et où le feras-tu coucher ? Personne ne pourra plus rien dormir à ses côtés, sans penser que ça i serait la dernière fois. » Des hochements de tête significatifs approuvèrent la teigneuse.
Zamor se dressa encore davantage sur ses longues jambes et, faisant un lent tour de table de son regard noir, il lança sur un ton de défiance :
« Puisque les hommes ici n’en sont plus, c’est moi qui accepterai le grand danger de dormir avec ce monstre. »
Le personnel mâle baissa insensiblement la tête, tandis que les femmes bombèrent le poitrail, ne se rendant toujours pas compte de l’énormité que l’on faisait de mon cas. Je vis à ce moment-là Simon retenir discrètement la main de Françoise, qui cherchait à reprendre la parole. Puis, loin d’être affecté par l’incommodité de la situation, le majestueux guerrier noir s’assit à la tablée, m’invitant à en faire de même. Une jeune servante nous tendit notre petit déjeuner, que nous ingurgitâmes dans un silence de cathédrale.
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39 Petite et grosse. (LY)
REMERCIEMENTS
Pour la réalisation de ce second volet, je tiens à remercier tout d’abord chacune des personnes qui ont lu Au-dessus des regrets et qui l’ont fait exister. C’est vous qui faites vivre mon écriture par vos encouragements, vos com mentaires ou seulement par vos pensées.
Je souhaite ensuite exprimer toute ma reconnaissance à Nane, qui s’est impliquée scrupuleusement dans les nombreuses relectures du manuscrit. Je crois pouvoir dire qu’elle est ma première « fan » et je la remercie chaleu reusement pour ses affectueuses exhortations à toujours mieux faire. Une autre personne qui m’est chère et sur laquelle je peux me reposer depuis toujours, c’est tout simplement ma mère, et je la remercie pour avoir débus qué la moindre erreur de mon récit visant à le perfectionner.
Je pense aussi à tous les libraires qui m’ont fait confiance et qui ont proposé mon premier roman à leur clientèle. Ils sont nombreux et je ne veux les énumérer de peur d’en oublier, mais je souhaite qu’ils sachent toute l’es time que j’ai pour eux.
J’ai été également honoré par les belles rencontres littéraires que j’ai pu faire, notamment avec Theresa qui m’a accordé spontanément son ami tié, ou encore Jacques et Fachri.
Merci à Bouna N’Diaye pour ses traductions en wolof et les liens d’af fection qui nous rattachent depuis tant d’années.
Et puis, je n’oublie pas tous les personnages du passé que j’ai rencon trés durant mes recherches, auxquels je me suis attaché jusqu’à pouvoir les faire revivre comme je les imaginais. J’espère ne pas avoir trahi leur mémoire.
Enfin, merci à toute l’équipe de Libel : Benoît, Estelle, Cecilia et Elise qui métamorphosent mon travail en de beaux livres.
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www.xavier-raynal-auteur.fr
Édition
Libel, Lyon
www.editions-libel.fr
Conception graphique
Cecilia Gérard
Photogravure
Résolution HD, Lyon
Impression
Corlet imprimeur
Dépôt légal : novembre 2022
ISBN : 978-2-491924-23-2
Cet ouvrage est édité avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes
Illustrations
Visuel de couverture & pages 10-11, 88-89, 166-167 : Papier à motif répétitif (papier peint), 1805, Jacquemart & Bénard (manufacture), © BnF
Pages 6-7 : Pillage de l’Arsenal de Lyon, le 7 février 1790 © Musée d’Histoire de Lyon – Gadagne
Pages 252-253 : Saint-Louis, Abel Hugo, La France pittoresque tome 3, 1835
Après Au-dessus des regrets (1783-1789), première période d’une saga sur fond d’Ancien Régime et de Grande Fabrique lyonnaise, Xavier Raynal ajoute encore des nuances à sa palette et livre un récit aux couleurs inattendues. Embrasements révolutionnaires et moiteurs africaines sont désormais au cœur des aventures, violentes et inexorables, de son héros.
« Xavier Raynal et moi, romanciers historiques, avons en commun le goût des mots et la passion du passé. Amener l’Histoire à nos lecteurs, avec simplicité et justesse, est un défi que nous relevons, l’un et l’autre. »
Theresa Révay
21,00 € ISBN 978-2-491924-23-2 Dépôt légal : novembre 2022 www.editions-libel.fr
1789 -1792