inventaire
préface de Jean-Yves Loude Philippe TardySuite ? Correspondance ? Inventaire ?
Collection plutôt, ou bien hommage, ou... célébration ? Abé cédaire, peut-être ? C’est en 2009 que j'ai commencé ce travail, composé de cinquante-quatre gravures format 5,5 x 9 cm.
Sur le coin de la table à l'atelier brillait un cuivre, petit, joli. Je l'ai poli et verni puis ai dessiné la première image avant de le plonger dans le bain d'acide : un élan mythique, rencontré il y a longtemps sur une route forestière au Québec, accompagné de trois sapins et d'un chasseur au geste énergique... Ensuite, il y a eu un aigle... puis trois truites. Et successivement, sans aucun ordre prédéfini, une madone du Paraguay, un envol d'oiseaux, un pin parasol isolé, des cabanes bleues, un train de nuit, le plongeur de Paestum, une danse macabre, un remorqueur et Caspard peignant l’île de Rügen, bien sûr... J'ai aimé ce travail d'inventaire, me souvenir des thèmes explorés en quarante an nées de gravure – et je ne sais pas si je pourrais même m’arrêter un jour tant le format me plaît. Merci aux éditions Libel de m'of frir l'opportunité de les rassembler dans ce présent opuscule, petit hommage sincère à la bonté du monde.
Lorsque Philippe Tardyétait un enfant…
Lorsque Philippe Tardy était un enfant, il se posait des questions d’enfant. Il n’aurait pas eu l’idée de marcher les bras ballants, il n’avait pas le temps, trop occupé à dessiner des élans, des élans très grands, parfaitement confiants, peu soucieux des chasseurs ambulants. Les chasseurs ont-ils seulement faim ou sont-ils vraiment méchants ? L’enfant se le demandait calmement. La Nature protège-t-elle les bisons errants ? Ou ce sont les bisons qui prennent soin d’Elle en ruminant ? Il en était toujours ainsi. L’enfant se préoccupait de l’avenir des prairies, de l’origine des nuages ou des colères de l’océan. Il esquissait des réponses à ses angoisses et, ainsi, ses peurs ne l’étouffaient pas. Les oiseaux font-ils exprès de voler du levant vers le couchant ? Ou inver sement ? Si le ciel était toujours bienveillant, pourquoi s’obli geraient-ils à vivre en perpétuel mouvement ? Quand Philippe Tardy était un enfant, il se préparait à ne pas devenir adulte. Assidûment. Il ramassait des images au bord des rivières, les polissait, les gravait pour regarder la vie qui se reflétait dedans. Une vie qui n’existait pas. Une vie que plus personne ne voyait quand, d’un coup, on avait accepté de vieillir, de devenir grande personne. Dans les images polies, apparaissaient des cabanes, forcément, parce que les enfants préféraient que les maisons ne grandissent pas, ne vieillissent pas. Et si un train venait à traver ser la nuit, il fallait que la locomotive crache sa fumée. Pour que
la lune s’en fasse un oreiller. Il en était toujours ainsi. La rivière, pour l’enfant, ne pouvait avancer si elle ne dansait pas. Un cours d’eau, ça se tortille. Ça fait le serpent. Ça joue avec les bateaux. Ça retarde les pirogues. Mais enfin, pensait l’enfant, à quoi sert une rivière si elle ne rejoint pas un village d’Indiens ? Quand Philippe Tardy n’en finissait pas d’être un enfant, il ne disait pas « Hurons », mais « Wendats » par goût des mots justes. Des mots qui ne sortiraient pas d’une bouche d’adulte, déformée par les préjugés. L’enfant inventait ce qui lui passait par la tête pour ne pas répéter des leçons. Il recréait l’hiver parce que patiner valait mieux que marcher au pas. Il plantait des peupliers rigides sur une feuille blanche et invitait le vent à les secouer comme des plumes. Pour leur apprendre la fragilité. Il faisait l’inventaire des bateaux qui partaient pour l’Amazonie et le décompte de ceux qui ne revenaient pas. Il traçait des armées d’archers détermi nés à percer les nuages car, avouait-il, seuls les enfants savaient faire tomber la pluie, s’ils en avaient envie. Même quand on ne leur demandait pas. Il en était toujours ainsi. Il faudrait se po ser la question : si l’on forçait les enfants à rêver, est-ce qu’ils obéiraient ? Tardy, l’enfant, n’a jamais obéi. Très tôt, tout seul, il a faussé compagnie. Il a fui. Il a rejoint d’un bond les grands espaces que les bipèdes adultes et timorés déconseillaient aux non-grandis de fréquenter. La banquise aux harponneurs de phoques, la forêt des sapins guerriers aux branches affûtées, les rives des rios désertés, la steppe des loups affamés, l’île aux ciels barbouillés, les pentes des volcans mal réveillés… Profitant d’être enfant, il recueillait les animaux surgis des jungles du passé. Il redoutait l’accélération brutale du temps. Il aimait les machines à figures humaines. Il conduisait les grues des ports oubliés. Il applaudissait les peuples qui se donnaient encore la peine d’exister. Et quand, malgré toutes ses manœuvres, l’enfant se mettait à réfléchir à la mort, il convoquait des squelettes et
les dessinait en train de danser, de farandoler, de gesticuler, de se marrer, et d’un trait précis, dans le cuivre, il les gravait. Les fixait. Pour les contrôler. Il en était toujours ainsi. L’enfant Tardy, rassuré, se disait qu’il pourrait continuer à parader, très long temps, à organiser des défilés d’images. Ce serait son travail. Son travail d’enfant indispensable à un monde de grands aux regards tout petits. Parce que lui, il le savait, possédait le don de capteur d’essentiel. Il n’y avait donc aucune raison qu’il ces sât, à l’avenir, de converser avec la Madone en robe de déesse qui le nourrissait de sa Beauté. Il continuerait, promis, juré, craché, à coucher tous les types de canoës sur des pages d’en cyclopédies surtout pas savantes. Il imprimerait des légendes murmurées. Il endiguerait les fleuves Paraná et Mékong pour que les incrédules finissent par croire en leur existence. Il ferait à l’humanité le cadeau royal d’un rhinocéros blanc pour qu’elle consente enfin à respecter les espèces en voie de disparition. Et il danserait en enlaçant un arbre. Tout simplement pour nous redonner l’envie de voler.
JEAN-YVES LOUDE
(avec la complicité de Peter Handke, auteur du poème « Als das Kind Kind war... »)
PHILIPPE TARDY peintre et graveur, est né à Lyon en 1960. Après des études aux Beaux-Arts de Lyon et aux Arts Dé coratifs de Paris, il trouve sa voie avec la technique de la gravure en taille-douce, et se consacre dès lors essentiel lement à cet art. De nombreuses expositions jalonnent son parcours en France, en Allemagne, en Espagne, à Mon tréal, à New York ou encore au Japon.
ÉDITION
Libel, Lyon
www.editions-libel.fr
CONCEPTION GRAPHIQUE
Cecilia Gérard
PHOTOGRAVURE
Résolution HD, Lyon
IMPRESSION
L'imprimeur Simon
Dépôt légal : novembre 2022 ISBN : 978-2-491924-28-7