Cappiello ou l'art publicitaire (extrait)

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CAPPIELLO ou l’art publicitaire

Sous la direction de Sylvie Vincent





Sommaire

08 Leonetto Cappiello à la Maison Bergès 15 Cappiello et ses éditeurs 38 – De la vignette à la lithographie

51 De Mucha à Cappiello 74 – La force de l’image

87 L’affiche Chocolat Klaus 126 – Cappiello et Lustucru 132 – Cappiello et l’électricité

138 Décalages poétiques


Préface Jean-Pierre Barbier Président du Département de l’Isère

Au début du XXe siècle, la société a connu sa grande mutation vers la modernité : émergence de la seconde révolution industrielle basée sur l’électricité, développement de l’industrie et de nos villes, débuts de l’automobile et de la société de consommation. Tout semble alors possible tant la confiance dans la technique et le progrès sont là. En 1898, Leonetto Cappiello, jeune artiste italien, lui, « monte » à Paris. En quelques années seulement, il révolutionne l’art de la publicité et de l’affiche commerciale grâce à une affiche Chocolat Klaus. La recette de ce succès : du talent, de l’imagination, de l’audace, mais aussi de la perspicacité et une vraie prise de conscience du changement. C’est à cet artiste innovateur et visionnaire que la Maison Bergès a souhaité consacrer l’exposition Cappiello ou l’art publicitaire. Une personnalité qui fait, à l’évidence, écho à celle d’Aristide Bergès, pionnier dans un tout autre domaine, celui de la houille blanche et de l’hydroélectricité auxquels le musée est consacré. Une fois encore on saluera la qualité et l’exigence de cette exposition qui a bénéficié du prêt exceptionnel d’une quarantaine d’œuvres de la famille de l’artiste. Un évènement qui me donne, une nouvelle fois, l’occasion de réaffirmer la politique ambitieuse du Département de l’Isère en matière de culture. Une vie et des pratiques culturelles bien ancrées dans nos territoires grâce à un soutien de notre collectivité à ses acteurs, à une programmation riche et diversifiée, des réalisations toujours de très grande qualité. Et j’en veux pour preuve ce bel ouvrage qui accompagne l’exposition, aux éditions Libel, maison d’édition régionale soucieuse de la qualité de ses livres.


Dans cette période pour le moins insolite où l’on ressent peut-être encore davantage l’envie de s’évader, est-il futile de dire que l’œuvre de Leonetto Cappiello fait du bien ? Elle invite à pénétrer dans un monde de poésie et de fantaisie. Elle bouscule aussi nos représentations des techniques publicitaires dénuées de toute création et d’intérêt, mises en œuvre uniquement pour vendre. Car la culture c’est aussi cela, surprendre, interpeller et bousculer nos préjugés.

Doubles pages précédentes : Affiches publicitaires, rue Réaumur à Paris, en 1912 Photographie Agence Rol, Coll. Bibliothèque nationale de France

Colleur d’affiches, rue de l’Abbaye à Paris, en 1898-1900 Photographie Eugène Atget, Coll. Bibliothèque nationale de France


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Leonetto Cappiello à la Maison Bergès Sylvie Vincent Conservateur en chef du patrimoine Directrice de la Maison Bergès

Leonetto Cappiello est l’un de nos grands affichistes français dont les images publicitaires sont connues de tous, mais dont le nom s’est évanoui pour les non-initiés. L’art de l’affiche malheureusement est loin d’être considéré à l’égal de celui de la peinture ; le nom des artistes peintres demeure, celui des affichistes est plus éphémère. Si l’on se souvient du fameux petit poulain orange de la célèbre marque de chocolat, de la belle amazone aux allures Art nouveau toute de vert vêtue et chevauchant un cheval rouge ou encore de la tête de bœuf avec un cube de bouillon en guise d’œil, leur créateur, Cappiello est souvent méconnu. Pourquoi consacrer une exposition à Leonetto Cappiello à la Maison Bergès ? Contre toute attente, il existe des points communs entre Aristide Bergès, ingénieur innovateur de la seconde moitié du XIXe siècle, et Leonetto Cappiello, artiste à la charnière des deux siècles. Aristide Bergès œuvre à la grande mutation de la société qui marque les premières décennies du XXe siècle en ouvrant la


voie à l’électricité et à la seconde révolution industrielle. Leonetto Cappiello, lui, est au cœur de cette période avec les débuts de la société de consommation et une professionnalisation de la publicité. Chacun dans son domaine est un précurseur et un visionnaire : Bergès, en pionnier de la houille blanche et de l’hydroélectricité, Cappiello comme celui de l’affiche commerciale et de l’utilisation de la psychologie dans ce domaine. L’un et l’autre sont des hommes « modernes » qui ont pleinement confiance dans le progrès. Ils osent, inventent, innovent, bousculent les habitudes et les pratiques. L’envie, l’action, peut-être un certain goût pour l’aventure les animent ; leur audace frappe les esprits. Dans la décennie 1870, Bergès installe de hautes chutes de 200 mètres puis de 500 mètres de dénivelé qui sont de véritables records. En 1903, Cappiello impose à la rue l’affiche Chocolat Klaus, dont « l’arabesque », sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans cet ouvrage, révolutionne l’art de l’affiche publicitaire. L’un comme l’autre s’exposent à la critique : Bergès capte, détourne et canalise l’eau des ruisseaux et des torrents dans d’impressionnantes conduites forcées installées à flanc de montagne pour produire l’énergie nécessaire aux machines de sa papeterie ; ce qui lui vaut deux longs procès liés à la question des droits d’eau. Cappiello, lui, est un affichiste dont l’esthétique artistique est si nouvelle et libre, qu’elle suscite, tout du moins au début, des critiques notamment des milieux de l’art et de la publicité. L’industrie et le commerce rapprochent également les deux hommes. Aristide Bergès est aussi – et avant tout – un papetier qui crée, en 1869, une usine de fabrication de pâte de bois à Lancey (Villard-Bonnot) dans la vallée du Grésivaudan. Il la transforme rapidement en papeterie, filière technique alors en plein essor dans les Alpes. Cappiello, lui, approchera le secteur de l’industrie par les innombrables affiches publicitaires qu’il réalise pour les sociétés commerciales et les entreprises. Celles-ci cherchent alors à conquérir de nouveaux marchés, avec l’affiche au cœur de leur stratégie de développement. Aristide Bergès est l’un de ces industriels « conquérants ». Vers 1900, afin de promouvoir le papier photographique « L’Automatique » fabriqué dans son usine, il confie à Alfons Mucha, grand maître de l’affiche et ami de la famille, la création d’une affiche publicitaire tirée de sa célèbre lithographie Rêverie. En plus de quarante années, Cappiello va produire quelque deux mille affiches qui couvrent tous les domaines de la publicité commerciale. Sa clientèle, ou plus justement celle des imprimeurs-éditeurs avec lesquels il

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CAPPIELLO

et ses éditeurs


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Pierre Cappiello Petit-fils de Leonetto Cappiello

À

ses débuts d’affichiste, Cappiello n’a que vingt-cinq ans. Il a déjà acquis une célébrité fulgurante avec ses dessins de presse concernant majoritairement le monde du spectacle. C’est très naturellement que ce milieu lui réclame ses premières affiches dès 1899 : Le Frou Frou (le journal), Folies-Bergère/tous les soirs spectacle varié (le célèbre cabaret parisien), Hélène Chauvin (dans la pièce de Jean Lorrain « La Belle aux cheveux d’or » à l’Olympia), Le Journal (quotidien littéraire). Ces affiches laissent entrevoir sa capacité à apporter des innovations dans le domaine de la publicité. C’est ce que pense son premier éditeur Pierre Vercasson : « Avant de connaître M. Cappiello, j’avais toujours été frappé de l’aspect monochrome des murs ou des palissades sur lesquels étaient apposées les affiches et, si parfois l’une d’elles se détachait par l’intensité de ses couleurs, la composition en était bien souvent de la dernière banalité. À cette époque, je désirais trouver une nouvelle formule d’affiche qui, à l’exemple d’une gerbe de fusée, éclatât de toute la vigueur fulgurante de sa coloration hardie parmi toutes ces teintes lavées et falotes. Je me rendais aussi parfaitement compte qu’il importait que le sujet fût à la fois extravagant et simple et je désespérais même de le trouver lorsque je fus mis en relation avec M. Cappiello1 . » Cette relation dura jusqu’à la fin de la Première Guerre en 1918. 1

Leonetto Cappiello, portrait, 1920 Photographie de Maurice-Louis Branger, Coll. Roger Viollet L’artiste devant le portrait de son beau-frère Paul Adam ; au fond, maquette de l’affiche pour Cesare Urtis & C°.

1. J. R. d’Houet, « Ce que dit M. Vercasson ». Dans Annales Politiques et Littéraires, 1er juin 1907, p. 9.

Les sources documentaires dont l’origine n’est pas citée dans le texte proviennent des archives des ayants droit de Leonetto Cappiello. M. Thierry Devynck est l’auteur des légendes de l’article « Cappiello et ses éditeurs ».

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P. Vercasson & Cie 1900-1918

À ses débuts, Cappiello devait amener des clients. Ceux qu’il connaissait le mieux étaient les artistes des salles de spectacle, mais malheureusement pour l’éditeur, ils étaient les moins solvables. Le 15 novembre 1900, Vercasson précise à Cappiello les conditions selon lesquelles il peut vendre ses affiches à partir d’une maquette qu’il aura dessinée et qui lui sera payée cinq cents francs. De toute évidence, en appliquant aux artistes un tarif plus élevé, Vercasson ne cherche pas à attirer cette catégorie de clientèle. Et ce n’est pas la remarque suivante qui le démentira : « Pour les artistes et à moins que nous n’ayons une garantie de la personne qui commandera, le prix s’entend payable d’avance » !

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COMMERÇANT

1 200 F

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2 500 F

ARTISTE

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3 000 F

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NOMBRE D’EXEMPLAIRES IMPRIMÉS


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Le succès remporté par les affiches de Cappiello sera tellement rapide que Vercasson constatera qu’il a tout intérêt à s’occuper du commercial. Les premières années il éditera une affiche par mois, en moyenne. En 1911, ce sera le double. Une « affaire » commence par l’envoi d’une lettre de Vercasson à Cappiello qui définit les désirs du client. À titre d’exemple, il écrit le 3 juillet 1913 : « Nous vous prions par la présente de bien vouloir chercher 3 croquis d’affiches pour les trois affaires dont nous vous donnons la nomenclature avec détails ci-dessous. 1re Affaire / Dynamo S.E.V. Nous vous faisons remettre avec la présente un catalogue de la Dynamo S.E.V. qui est une dynamo destinée à l’éclairage électrique des voitures. Le client sollicité est un admirateur de vos affiches, il voudrait une affiche très colorée, avec naturellement un effet d’éclairage puisqu’il s’agit d’un appareil d’éclairage électrique, mais présenté d’une façon nouvelle c’est-à-dire qui ne rappelle en rien la Bénédictine et le phare B.R.C. Il faut donc symboliser la lumière d’une façon nouvelle et en faisant allusion à l’automobile, sans qu’il soit pour cela nécessaire de représenter une voiture tout entière. L’important est de faire simple c’est-à-dire qu’on puisse voir du premier coup d’œil de quoi il s’agit. 2e Affaire / Journal de l’Université des Annales Nous vous remettons également un numéro de l’Université des Annales, nous vous prions de chercher un croquis qui soit à la fois décoratif et sérieux, pour synthétiser l’Université des Annales. Nous n’avons pas vu personnellement Madame Brisson, mais à la suite de plusieurs conversations avec son secrétaire, nous sommes persuadés qu’une affiche exécutée par vous aurait toutes les chances de lui plaire, à condition que l’affiche soit plutôt décorative qu’excentrique. Vous connaissez l’esprit et le genre du Journal des Annales, il faut donc que cette affiche de l’Université des Annales soit une affiche chic, tout en étant

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Affiche Villiod (1909) Lithographie en couleurs, Coll. particulière

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Pour cette officine d’enquêtes privées, de surveillance et de recherches, Cappiello a recours au répertoire inusable du roman détective et du cinéma policier encore naissant, avec cet élégant personnage portant cape de bal et loup et cette merveilleuse clef pleine de mystère. L’ombre portée ajoute à l’image sa note dramatique.

murale. Comme il s’agirait d’une importante commande, nous vous prions d’y apporter vos meilleurs soins et de chercher un croquis spécialement pour l’Université des Annales, et non pour le Journal des Annales, cette affaire de l’Université nécessitant une publicité spéciale. 3e Affaire / Villiod détective Nous vous remettons inclus une affiche éditée par Monsieur Villiod avec laquelle il a déjà fait une assez belle publicité, nous l’avons décidé à faire mieux en s’adressant à un artiste comme vous. Comme vous le jugerez par son affiche, il est nécessaire qu’elle comporte un texte assez détaillé, c’est donc une nécessité à laquelle il faut songer en créant votre croquis. Si vous êtes amené à représenter un personnage moderne dans cette affiche, la seule demande du client est de faire un personnage ayant le type américain, entièrement rasé. Mais le client n’exige pas du tout un personnage moderne, mais si cette idée de recherche peut vous suggérer la création d’un sujet type, même très original, cela pourrait faire l’affaire pour constituer une affiche marque. Monsieur Villiod ayant l’intention de faire un gros affichage et de faire reproduire cette affiche sous toutes les formes de publicité dont il se sert. » Dès réception de cette lettre, Cappiello se met à chercher des idées. « Lorsque je conçois un projet d’affiche, ma première préoccupation est la recherche de la tache, cette chose difficile à définir, qui, à grande distance, accrochera le regard du passant par l’intensité de sa couleur, le chatouillera par le titillement de ses tons et le retiendra assez de temps par l’agrément de son aspect pour le contraindre à lire l’affiche1. » 1. Gracilis, « La réclame artistique et intelligente III, L’affiche ». Dans : Les Archives de l’imprimerie et les procédés modernes d’illustration, 1908, juillet, n° 10, p. 145-150.


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CAPPIELLO ET SES ÉDITEURS Affiche Thermogène (1907) Lithographie en couleurs, Coll. particulière

Croquis préparatoires pour Thermogène (1907) Encre sur différents supports (pages de cahier à dessin et de bloc, brouillon de lettre), Coll. particulière L’artiste multiplie à l’envi les croquis préparatoires sur des papiers de rencontre avant de se convaincre d’avoir trouvé la bonne formule. Le très petit format des dessins est gage de la force future de l’affiche puisqu’il n’y est pas possible de se perdre dans le détail. L’affiche Thermogène, qui devait plaire comme on sait à Guillaume Apollinaire, demeure l’une des plus célèbres de Cappiello, car elle fut utilisée près d’un siècle par l’annonceur, en publicité extérieure et sur les emballages.

Ses idées sont jetées sur n’importe quel morceau de papier qui lui tombe sous la main, souvent de la taille d’un timbre-poste, le coin d’une enveloppe, le dos d’une liste de courses, un faire-part de mariage, etc. La surface du papier est utilisée dans tous les sens. Puis il travaille la tache jusqu’à obtenir « l’arabesque » finale. Comme il pense en couleurs, il n’est pas rare qu’il accompagne le croquis d’indications à ce sujet. Commence ensuite l’esquisse sur une feuille de papier. Au fur et à mesure de l’évolution de son imagination, il a besoin de plus en plus d’espace. Il augmente la surface en collant des bandes de papier en haut, en bas, à droite ou à gauche. On peut même voir des ajouts sur les quatre côtés. Pour une bonne présentation au client, l’esquisse terminée est collée sur un carton et entourée d’un passe-partout. Les petites mesurent 50 cm sur 40 et les plus grandes jusqu’à 100 cm sur 80. Au dos est apposé le cachet de P. Vercasson & Cie. Certaines

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Maquette pour un champagne (1902) Fusain et pastel sur papier, Coll. particulière L’artiste, astreint par Vercasson à une production régulière et abondante, est amené à dessiner des maquettes à l’avance, hors de toute commande. Il convient donc de leur donner un certain caractère passe-partout qui permettra de les adapter en souplesse au gré des circonstances. Cappiello sur sa maquette laisse un blanc sous le mot champagne, c’està-dire la place nécessaire au lettrage du nom de la future marque.

Affiche Suc du Velay (1902)

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Lithographie en couleurs, Coll. particulière La figure de cette femme en grand atour, vue en légère contre-plongée, est équilibrée dans la composition par le ruban de sa ceinture qui se prolonge sur la droite de l’image. Elle se détache sur un fond noir posé vivement à la brosse pour lui donner l’effet de clair-obscur, autrement dit l’« effet de tache » que recherche Cappiello.

sont refusées par le client. Vercasson cherche alors à les proposer à d’autres et Cappiello les modifie pour les rendre compatibles. Mais elles sont aussi acceptées avec des remarques dont il faut éventuellement discuter, les points de vue n’étant pas toujours les mêmes. Dans ce cas elles sont agrandies sur un papier entoilé monté sur un châssis, d’environ 100 cm sur 140, qui constitue la maquette. Malheureusement ceci ne suffit pas toujours pour séduire définitivement un client. Il faut parfois faire une deuxième esquisse. En cas d’invendu, elle est proposée à quelqu’un d’autre. C’est le cas de celle faite pour du champagne vendue finalement avec une petite adaptation au Suc du Velay. Le rôle de l’éditeur est essentiel. Il doit trouver un compromis entre les exigences du client, les souhaits de l’artiste et sa façon de voir qu’il essaye de faire partager à tout le monde. Ce n’est que lorsque les trois parties trouvent un accord que « l’affaire » peut


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CAPPIELLO ET SES ÉDITEURS Affiche Royal Melchior (vers 1913) Lithographie en couleurs, Coll. Bibliothèque nationale de France

Affiche Les Parfums Blamys (1920) Lithographie en couleurs, Coll. Musée international de la Parfumerie, Grasse Comment évoquer un parfum, une odeur ? L’artiste choisit comme on voit de figurer le boudoir d’une femme du monde à sa toilette. Le motif évoquant une montée de crème fouettée est un rideau retenu par un cordon de passementerie. Ce vieux truc d’atelier permet à Cappiello d’équilibrer sa composition sur la droite.

À partir de 1915, l’inflation devient galopante et les affaires publicitaires sont en plein marasme. Depuis un certain temps, Cappiello se sent exploité par l’éditeur. Il le quitte à la fin de la guerre en 1918 avant la fin de son contrat. Sans Cappiello, du fait de la clause d’exclusivité, Vercasson ne peut plus faire de maquettes en agrandissement d’esquisse, ni vendre d’affiches nouvelles. Ils vont régler ce problème à l’amiable. Comme Cappiello ne sera plus dans l’imprimerie pour vérifier la qualité de la première épreuve, la mention « d’après Cappiello » sera apposée en guise de signature. On pourra lire également dans la marge de l’affiche sa date d’édition. Ce fut le cas pour Maraliment, Royal Melchior, Les Parfums Blamys, Source Lafayette, etc. Il est vraisemblable, sans que nous en ayons la preuve formelle, que Cappiello a procédé aux agrandissements des esquisses après cette rupture.

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De la vignette à la lithographie Sylvie Vincent

Créateur et travailleur infatigable, Leonetto Cappiello a créé pas moins de 2 000 affiches publicitaires. De la vignette à la maquette peinte au format de l’œuvre finale, le processus de création de l’affichiste en cinq étapes est long et méthodique. Une fois la maquette acceptée par le client, l’affiche peut être réalisée. Celle-ci est imprimée selon le procédé de la lithographie. Cette technique, qui relève de l’estampe, est inventée en 1797 en Allemagne par Aloys Senefelder. Elle consiste à reproduire un dessin qui est directement exécuté sur une pierre calcaire au moyen d’un crayon gras (encre ou craie). Conçu spécialement pour la lithographie, ce crayon est élaboré à partir de savon, cire, suif et résine. La lithographie repose sur deux principes : celui de l’absorption d’un corps gras par la pierre calcaire de nature poreuse, d’une part ; celui de la répulsion de l’eau par le gras (à l’instar de l’eau qui repousse l’huile), de l’autre. Une fois le dessin reporté sur la pierre, celle-ci subit une longue préparation chimique avec l’application, en alternance, d’une solution acide légère et d’eau. Ainsi, lors de l’impression, seul le tracé dessiné sur la pierre au crayon gras sera en capacité de retenir l’encre lithographique appliquée sur la pierre au moyen d’un rouleau. L’image apparaît directement sur la feuille de papier placée entre la pierre et la presse. Plus rapide et économique que la gravure, la lithographie est vite adoptée pour les affiches. L’emploi de pierres dures autorise d’innombrables impressions sur un même support par un simple ponçage du dessin ; l’artiste peut dessiner sur celles-ci avec ses outils habituels (crayon, pinceau ou


brosse). En 1866, l’affichiste Jules Chéret, au départ lithographe, améliore le procédé. Il invente des machines compatibles avec des pierres de grande taille, ouvrant ainsi la voie à l’affiche moderne, qui est celle du grand format et de la couleur. Pour une lithographie en couleurs, l’impression se fait couleur par couleur. L’artiste doit décomposer et reporter son dessin initial sur autant de pierres que de couleurs. Si ces reports peuvent se faire à l’aide de calques, celuici doit faire face à une difficulté supplémentaire : tenir compte de l’effet miroir inhérent à ce mode d’impression, et donc dessiner à l’envers sur les pierres. À l’impression, la feuille subit un passage sur chacune des pierres et selon un ordre des couleurs prédéfini : on démarre par les bleus puis les jaunes, les rouges, les bruns et, pour terminer, les noirs. La Bibliothèque municipale de Lyon conserve un exemplaire tout à fait exceptionnel de neuf épreuves d’essai réalisées à l’occasion de l’impression de l’affiche Exposition internationale de Lyon - 1914 créée par Cappiello à la demande du maire, Édouard Herriot. Ces tirages, purement utilitaires et donc extrêmement rares, témoignent de la grande attention portée par l’affichiste à chacune des étapes de sa création. On sait d’ailleurs qu’il est habituel chez lui d’assister au premier tirage de ses images. Ce dernier n’hésite pas alors à retoucher lui-même les pierres lithographiques afin d’obtenir toutes les nuances et les subtilités de teintes souhaitées au départ. Ces épreuves apportent aussi un éclairage précieux sur la manière dont l’artiste a transposé sur la pierre son dessin et ses effets de couleurs. On saisit la gamme étendue des rouges employée, notamment dans le drapé du manteau de la figure allégorique de la Ville de Lyon, ainsi que le rendu des carnations des personnages-fleuves. On mesure également tout le savoir-faire indispensable pour la réalisation d’une telle composition. L’impression de cette affiche a nécessité pas moins de neuf pierres lithographiques différentes et autant de passage et de calage successifs pour obtenir l’image attendue.

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Vignette Fusain, Coll. particulière Cappiello jette ses premières idées sur une feuille de papier et a très vite une vision globale de sa composition. Cette première ébauche porte le nom de vignette.

Esquisse Fusain et gouache, Coll. particulière L’esquisse constitue l’étape suivante. Cappiello y affine sa composition : choix du format et recherches au niveau des couleurs.


1930

L’exemple de Florio-Cinzano Photographie peinte Mine de plomb, gouache, collages, Coll. particulière Cappiello photographie ses esquisses de façon à pouvoir corriger ou faire évoluer sa composition initiale en peignant directement sur le tirage. Il est ainsi bien difficile de réaliser qu’au-dessous de cette image se cache une photographie. Les deux bouteilles ont été reportées.

Lithographie en couleurs Coll. Museo nazionale Collezione Salce, Trévise (Italie) L’affiche réalisée est ici relativement fidèle à la photographie peinte.

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DE MUCHA

à Cappiello


DE MUCHA À CAPPIELLO

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Conservateur à la Bibliothèque Forney Spécialiste de l’histoire de l’affiche et de l’art publicitaire

DE MUCHA À CAPPIELLO

Thierry Devynck

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Leonetto Cappiello corrigeant la pierre lithographique de l’affiche Portofino-Kulm en 1904 Photographie anonyme, Coll. particulière À côté de lui est suspendu un premier tirage d’essai. Ce document précieux montre l’artiste travaillant sur la pierre lithographique, selon la méthode directe et classique (sans papier report). L’image est donc inversée sur la pierre, comme on peut le voir.

oici deux ans, la Maison Bergès exposait l’œuvre d’affichiste d’Alfons Mucha. Le musée nous propose aujourd’hui une nouvelle promenade à la découverte d’un autre grand du domaine, Leonetto Cappiello, arrivé lui aussi de l’étranger dans la capitale des arts de cette fin du XIXe siècle qu’était Paris. Le choix des œuvres exposées, autour d’un thème de circonstance, les Alpes, nous livre un échantillon sincère et caractéristique de l’art publicitaire de Cappiello, frotté aux productions et belles spécialités locales. L’art de l’affiche offre, comme Paul Valéry disait de la peinture, le spectacle de « merveilles indépendantes, mais adverses ». Il ne se trouvera jamais d’artistes ni d’œuvres plus contraires l’une à l’autre, ce qui n’a pas empêché qu’on réunisse souvent Mucha et Cappiello sous l’invocation commune de l’Art nouveau. On voit bien ici la limite de ces étiquettes fourre-tout. Les grandes appellations ne veulent trop rien dire (c’est pourquoi elles sont bien utiles) et l’Art nouveau est une belle « maison de l’incohérence », comme disait encore Valéry à propos du musée. Cette confusion dans l’Art nouveau, gage de richesse, est la marque d’une grande et belle époque, la plus touffue. Entre le Tchèque et l’Italien, tout est rupture. Ce n’est même pas qu’ils s’opposent, c’est qu’ils s’ignorent. Mais après tout, les grands de l’affiche sont tous des objets improbables et uniques, des météores. Ils sont des exceptions à des règles qui n’existent pas. Oublions dans les deux cas la légende de la vocation. Mucha, pris dans son rêve d’enfant de grande peinture d’Histoire, n’aimait guère l’affiche, qu’il pratiqua comme un gagne-pain transitoire et méprisait un peu, mais l’affiche n’était pas rancunière et fit sa fortune et sa gloire. À l’âge de vingt-quatre ans, Cappiello aborde, lui aussi, le domaine et fait sien ce medium.

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Reprenons l’opposition traditionnelle de la peinture et de l’affiche illustrée (qui est affiche peinte à l’époque de Cappiello). Les voies et l’économie de la peinture sont multiformes et diverses, tandis que l’esthétique de l’affiche est celle de l’attaque frontale et de la déflagration (comme le sera celle du rock’n’roll cinquante ans plus tard, si l’on me passe cette analogie musicale). C’est en dessinateur synthétique et en peintre que l’artiste monte à Paris. Il ignore en arrivant gare de Lyon qu’il sera le refondateur de l’art de l’affiche et que c’est chez lui le dessinateur plutôt que le peintre qui en sera l’ouvrier. Il est curieux de voir chez tous les grands de l’époque ayant tâté de la peinture et de l’affiche comment les deux domaines s’articulent dans leur œuvre. Chez Toulouse-Lautrec, l’affiche fut comme le dernier diverticule de la peinture et l’on ne voit dans son cas aucune solution de continuité entre un territoire et l’autre. Pour le dire ainsi, la peinture de Toulouse-Lautrec est graphique et son affiche est picturale. Cappiello pratiquera les mêmes genres exactement (peinture, portrait-charge et affiche) que ce maître qu’il rencontra in extremis en 1899 et qui, paraît-il, l’appréciait. D’après Jacques Viénot dans L. Cappiello sa vie et son œuvre1, mais qui ne cite pas sa source, Toulouse-Lautrec aurait dit crûment à son confrère : « Nous étions comme deux chiens à nous sentir, nous devions nous rencontrer. » Dans l’œuvre de Cappiello toutefois, la proportion de la peinture et de l’affiche est à peu près l’inverse de chez Toulouse-Lautrec. Même influence japonaise chez les deux peintres. Les contemporains devaient noter la parenté des portraits-charges de Cappiello avec les figures de l’estampe japonaise, d’Utamaro en particulier. Cela a souvent été noté, on reconnaît dans les « portraits de caractère » de Cappiello une bienveillance, le souci de percer à jour la personnalité intime de ses modèles qui font que les contemporains aimaient à se faire croquer par lui. Beaucoup de justesse dans l’expression du mouvement, une forme de malicieuse ingénuité, ce qui fit comparer l’artiste aussi à Hokusai. Cappiello, qui connaissait bien cette imagerie japonaise, sut atteindre à une puissance 1. Jacques Viénot, L. Cappiello, sa vie, son œuvre, Paris : Éditions de Clermont, 1946.


DE MUCHA À CAPPIELLO Affiche Moulin rouge la Goulue (1891) Henri Toulouse-Lautrec, lithographie en couleurs, Coll. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie Toulouse-Lautrec est le plus pictural des affichistes et le plus graphique des peintres.

d’expression comparable par des voies bien à lui. On sait que le dessin cerné large peut être une contrainte du medium, comme dans l’art du vitrail ou de la gravure en bois de fil (c’est le cas de l’estampe japonaise). Dans cette technique d’estampe, qui est la plus ancienne, l’artiste doit donner à son trait un peu de corps, par nécessité technique, et c’est cette épaisseur qui produit ce style primitif. Ce goût pour la simplification expressive (qui n’est pas mutilation, comme l’artiste aimait à dire) est au principe de la caricature et allait faire merveille aussi, transposé dans l’affiche.

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Affiche pour le papier à cigarette JOB (1897) Alfons Mucha, lithographie en couleurs, Coll. Bibliothèque Forney, Paris Mucha et Cappiello semblent n’avoir pas eu d’influence l’un sur l’autre, mais eurent en partage le même talent de mettre la grâce féminine au service de la marchandise.

DE MUCHA À CAPPIELLO

Un art de la publicité Cappiello aurait pu demeurer toute sa vie un bon peintre de province italien, estimable disciple de Fattori et des macchiaioli ; il n’eût pas alors contribué à l’histoire de la civilisation européenne. C’était écrit, son apport véritable à l’art occidental devait passer par le monde graphique, savoir le dessin, la caricature et l’affiche, apport qui demeure aujourd’hui plus présent que son œuvre de peintre et de décorateur. Ses inspirations – les contemporains devaient le noter – sont à rechercher dans une mixture d’esprit décoratif nabi, de japonisme, on l’a dit, et d’une sorte d’éclectisme antiquisant. Dans l’atmosphère fin de siècle, il avance d’un pas délibéré et fait son tri des influences possibles. Au romantisme mourant, à la névrose symboliste, à l’esprit décadent d’où Mucha avait su extraire un jus décoratif succulent, et même en tirer de la publicité commerciale, ce qui n’est pas un mince exploit, Cappiello préfère le genre fête vénitienne et crème fouettée qui est une autre tendance de l’époque. Il est poli, dit-on, mais surtout très recommandable d’être gai, surtout quand on s’apprête à réinventer l’art publicitaire. Cappiello met son talent au service de la marchandise, un univers qui n’a pas le même prestige que le théâtre et le grand monde, qu’il avait abordés dans ses dessins pour les journaux, mais qui a lui aussi son charme, ses surprises et ses ressources. Et qui nourrit son homme mieux que la presse probablement (c’est encore le cas aujourd’hui). Il n’est pas un graveur à proprement parler puisqu’il sera toute sa vie un praticien de la lithographie. Son procédé d’élection s’accommode parfaitement du trait fin et des rendus de valeur par la hachure, mais l’artiste donne à sa ligne la même épaisseur que

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La brasserie Dupont Barbès à Paris, années 1940 ? Photographie anonyme, Coll. Archives de Paris, 11FI 4766

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Chez Dupont tout est bon. Vision céleste de ce Barbès de l’immédiat avant-guerre, accueillant et lavé de frais. Pour l’établissement du carrefour Barbès-Rochechouart des excellentes brasseries Dupont, Cappiello réalise en 1935 une grande fresque sur le mur cintré du fond de salle, qui reprenait à l’intérieur la forme en étrave du bâtiment. Le sujet retenu est la fête à Paris. Comme la surface courbe ne permet pas de considérer la composition d’un seul tenant, l’artiste figure une sorte de sarabande qu’on ne découvre qu’en avançant soi-même, avec des cuisiniers, des petites femmes, des clowns, des chevaux de cirque, etc. Ce vaste décor est bien visible de l’extérieur du bâtiment, ce qui lui donne une fonction aussi publicitaire que décorative.

s’il pratiquait la gravure en bois, cela par volonté de style, parce qu’il recherche cet effet de la ligne ferme et de la ligne juste dont nous avons parlé plus haut, qui lui permet d’atteindre à son genre personnel, la fameuse « arabesque », son mot fétiche. Ce mot, qui incarne pour nous tout le chichi 1900, revêtait pour l’artiste une signification spéciale. Cappiello voulait qualifier par là la structure de sa composition, la ligne décorative qui relie entre eux les différents éléments de l’affiche et leur donne esprit et forme. Les critiques du temps parlèrent à propos du maître de « caricature géométrique » ou de « style hiéroglyphique », sans qu’on soit bien certain que ces formules aient beaucoup aidé à comprendre l’art effectivement nouveau qu’inventait alors Cappiello. Gustave Kahn avait noté qu’il progressait sur deux voies parallèles, mais distinctes. Un art du portrait classique et de la composition de scènes avec personnages remontant à la tradition du XVIIe et du XVIIIe siècle (Luca Giordano, Tiepolo). De l’autre côté se trouvaient le dessin de caractère et l’affiche, la synthèse linéaire et la recherche de la simplification expressive. Cappiello reprend beaucoup aussi des moyens plastiques dont avait usé abondamment Jules Chéret. Il n’est pas douteux que son apport à la modernité de cette fin de siècle ainsi que sa trace dans la postérité relèvent davantage de cette deuxième manière. En peinture on peut tout faire, en affiche beaucoup moins. L’affiche, on l’a dit cent fois, est art de la contrainte. Cela tient même de la terreur (terreur aimable, mais terreur tout de même). Il faut être visible ou n’être pas. Vous devez donc absolument dessiner gros, ce qui peut être un martyre pour l’artiste fin. Celui-ci trouvera son salut, s’il le trouve, en délaissant son pinceau poil de martre, pour reconnaître derrière la contrainte du mur et de la rue les voies possibles d’un nouveau raffinement, connu de lui seul. Il y a de cette finesse paradoxale chez Cappiello à dessiner fort et gros, que rendent bien visible ses imitateurs moins doués (il y en eut des dizaines). Pour mieux voir Cappiello, il faut regarder la concurrence. On ne peut qu’être admiratif de ceux qui ont leur métier dans le sang, que ce métier soit ou non un art. Ceux-là font les choses avec une facilité apparente et avec style. Ils atteignent avec naturel à la virtuosité.


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Toute sa vie l’artiste mènera en parallèle à son métier principal d’affichiste une activité plus personnelle, plus réservée à la sphère privée, de peintre au sens courant du terme. Lorsqu’il se fait photographier, c’est souvent dans cette posture, socialement plus prestigieuse sans doute. À la génération suivante, le Charles Loupot artiste privé sera lui aussi un délicat peintre de chevalet, ayant établi une même cloison étanche entre l’art graphique et la peinture traditionnelle. Il faut noter la frontière séparant le Cappiello affichiste du Cappiello peintre de chevalet, à l’huile ou au pastel, ainsi que du Cappiello portraitiste mondain (ce dernier n’ayant pas fait le même legs à la postérité). Cappiello eut également une activité de peintre de grand décor et même d’ensemblier. Parmi ses plus grandes réalisations dans ce département de la peinture qu’est le décor, citons la grande composition qu’il réalisa en 1935 pour la brasserie Dupont Barbès, sur le thème de Montmartre ou de la fête à Paris, pour laquelle il mit en œuvre la haute technique traditionnelle et si italienne de la

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Esquisse La Force motrice (1937) Leonetto Cappiello, crayon et gouache, Coll. particulière

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Cappiello figure souvent dans son œuvre des chevaux cabrés vus en contre-plongée. Pour le pavillon de la publicité de l’Exposition internationale de 1937, il invente cette composition ascendante très décorative. La force motrice du cheval n’est plus guère en accord à cette époque avec les « Arts et Techniques appliqués à la Vie moderne », mais l’artiste trouve l’astuce de ce piston de moteur à explosion qui pousse la Force motrice. Il s’agit donc de chevaux allégoriques, de chevaux-vapeur.

fresque (fresque véritable, sur mortier frais). Cette vaste peinture reprend largement le même répertoire iconographique que celui de l’œuvre publicitaire, avec en prime quelques rangs de girls. Elle avait d’ailleurs une fonction publicitaire affirmée puisque l’architecte avait fait en sorte qu’elle fût visible davantage de la rue que de l’intérieur par la clientèle. Autre décor important : un grand panneau pour le pavillon de la publicité de l’Exposition internationale de 1937, sur le thème de la force motrice, figurée par un alignement de chevaux cabrés. Peut-être l’artiste chercha-t-il la possibilité d’une synthèse dans le grand décor ou de dépassement de l’opposition entre l’affiche graphique, art de l’expression pure, pour ainsi dire, et la peinture traditionnelle. Voici un thème intéressant pour de futures recherches. Revenons sur les débuts. Il est intéressant, dans le cas de tous les grands affichistes, de voir comment un artiste brut, pour ainsi dire, fait élection de la discipline qui sera le théâtre de sa carrière. C’est qu’être un artiste c’est aussi faire un métier et que l’artiste choisit sa profession comme tout le monde, c’est-à-dire largement au gré des circonstances. Il s’agit rarement d’une décision délibérée. C’est parfois un mystère, mais d’autres fois on se rend compte que les circonstances biographiques expliquent beaucoup de choses. Tous les cas sont possibles. Il y a ceux qui font de l’affiche, avec le succès le plus franc, mais pour des raisons alimentaires. Il y a aussi le cas des peintres qui croisent l’affiche et se disent qu’ils pourraient y trouver leur voie esthétique couplée à un bon moyen de subsistance, et qui par la suite s’y installent définitivement, ayant compris l’intérêt du genre et appris à l’aimer, car l’affiche n’est pas une ingrate et sait donner aux artistes qui la comprennent de grandes satisfactions. Comme à d’autres époques les gens savent qu’il ne se passera jamais rien, on s’était habitué dans les années 1895-1900 à ce que l’art se refonde tous les jours à vue d’œ il et à ce que des artistes nouveaux, du plus gros calibre, paraissent chaque semaine sur la scène de Paris. Cela n’est pas vrai seulement des arts du haut. Les arts appliqués vibrionnaient aussi de multiples talents. Ces années-là sont les plus riches dans l’histoire de l’affiche française, à égalité avec les deux décennies d’intermède entre les deux guerres.


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Affiche Le Frou Frou (1899) Leonetto Cappiello, lithographie en couleurs, Coll. Library of Congress

Le Frou Frou est la première affiche de Cappiello. La caricature et l’affiche correspondent à des périodes successives dans la carrière de l’artiste, mais on voit qu’il passe d’un domaine à l’autre sans solution de continuité, par un simple saut d’échelle, en apportant toutefois dans l’affiche un élément nouveau : la figuration du mouvement.

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Cappiello dans l’histoire des arts Il y a dans les arts, comme dans le ciel, d’estimables planètes, et il y a les étoiles fixes. Celles-ci brillent de leur propre lumière et éclairent autour d’elles leurs satellites. Elles sont les repères autour desquels tout s’organise. Cappiello en est une. Sa gloire ne dépend pas de la fantaisie des jugements qui seront portés sur lui à discrétion, ni des sautes d’humeur de la librairie, des journaux et des musées. Si l’on a délaissé parfois Cappiello pour s’intéresser à des artistes mineurs, mais qui paraissaient plus originaux, c’est qu’il est naturel de se détourner du grand artiste trop encombrant et qu’on ne saurait trouver original puisque l’originalité se définit par opposition à lui. On le sait, il n’y a pas que des avantages à être le patron. Idole instantanée en 1898 et en 1899 avec Le Frou Frou, sa première affiche, il faisait un peu figure de repoussoir vingt ans après aux yeux de la génération nouvelle, avide de rupture et nourrie des avant-gardes de l’art, laquelle fit tout pour faire tomber Cappiello de son socle. En dépit de ses signes de révérence au vieux maître et protestations de filiation, les jeunes Turcs de l’affiche se montrèrent plus mordants pour leur grand aîné qu’il ne l’avait été lui-même dans sa jeunesse, car jamais il n’assassina personne (il ne tua pas le père Jules Chéret, qui au contraire eut le soulagement de laisser derrière lui un dernier et brillant disciple). La concurrence des affichistes de la nouvelle vague s’exerce donc, drue et forte, à partir de 1923 avec surtout Cassandre (le nouveau patron), Carlu et, dans une moindre mesure peut-être, le plus discret et très raffiné Charles Loupot. Elle donne le jour à un style que Raymond Savignac, toujours si net dans son parler, qualifiera plus tard en une formulation un

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