Les écosystèmes ont-ils des droits ? (extrait)

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Préface de Jérôme Blanc

15,00 € TTC

WWW.EDITIONS-LIBEL.FR ISBN : 978-2-491924-17-1 DÉPÔT LÉGAL : FÉVRIER 2022

COLLECTION | SCIENCES PO LYON

Les écosystèmes ont-ils des droits ?

Au-delà du dualisme entre humains et nature, ce livre entend montrer que les droits de la nature permettent de réguler l’usage et de remodeler la gouvernance d’un milieu commun à tous ses habitants, humains et non humains.

Les écosystèmes ont-ils des droits ? La personnification de la nature comme traduction juridique des communs Thibault Faraüs

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Cette question fournit la base de la réflexion développée dans le présent ouvrage. L’ampleur du défi posé par les bouleversements écologiques en cours constitue un terreau favorable à l’élaboration de solutions novatrices, notamment dans le domaine du droit : se multiplient ainsi, sur tous les continents, des initiatives visant à reconnaître la nature comme personne juridique dotée de droits propres.

Thibault Faraüs

Un fleuve peut-il devenir une personne juridique ?



Les écosystèmes ont-ils des droits ? La personnification de la nature comme traduction juridique des communs


PRÉFACE


PRÉFACE

À l’occasion de la fouille d’une épave de la fin du XVIIIe siècle, dans le lit de la Loire, en aval de Langeais, Virginie Serna, archéologue et conservatrice en chef du Patrimoine, rencontre une espèce rare d’éponge fixée sur les restes du chaland. Cet espace aquatique, devenu site archéologique avec la découverte de l’épave en 2013, et par conséquent objet de fouilles, se révèle également une niche biologique. Celle-ci n’est pas sans lien avec l’activité humaine, qui a façonné le lit de la Loire au fil des siècles, établissant ici un pont, là des épis qui tous ont modifié l’écoulement du fleuve et les habitats d’espèces végétales et animales. Les restes du chaland abandonné dans le fleuve ont donné lieu à l’apparition d’une île ; aujourd’hui l’épave et sa cargaison déposée sur le fond s’étendent sur neuf cents mètres1. Cette expérience où humains et non-humains (selon les termes de Bruno Latour) et nature et culture (selon ceux de Philippe Descola) sont impossibles à démêler et séparer a sensibilisé Virginie Serna au projet de « parlement de Loire », une instance pensée pour donner une représentation au fleuve – c’est-à-dire, plus précisément, à l’écosystème composé du fleuve, de la faune, de la flore, de différents éléments matériels et immatériels, jusqu’à l’humain. Ce projet de parlement de Loire, qu’anime l’écrivain et juriste Camille de Toledo, est étudié par Thibault Faraüs comme application possible en France d’une démarche de personnification juridique des écosystèmes2. Pour qui est inquiet de la dégradation accélérée du vivant à l’ère du capitalocène, cette ère géologique engendrée par l’activité humaine d’exploitation de son environnement dans le cadre d’un système économique fondé sur l’accumulation, le sujet est passionnant, car il ouvre une possibilité nouvelle pour donner des limites à cette exploitation. L’interrogation qui donne son titre à cet ouvrage, « les écosystèmes ont-ils des droits ? », fait écho au titre de l’article fondateur du juriste états-unien Christopher D. Stone qui, en 1972, théorisait la personnification juridique des arbres3. Stone alimentait la position du Sierra Club, l’une des toutes premières organisations environnementales, fondée en 1892 par John Muir, dans une affaire portée devant la Cour suprême des États-Unis et qui l’opposait à un projet d’aménagement touristique en Californie qui aurait détruit un espace forestier composé de séquoias. Le Sierra Club n’obtint pas gain de cause, mais le projet ne fut pas développé. Depuis lors, la montée des préoccupations environnementales a conduit à des expériences juridiques nouvelles qu’analyse Thibault Faraüs. Cela lui permet de tracer un chemin de raison dont on peut espérer une efficacité juridique, entre des lois trop générales et inapplicables de protection de la « Terre-mère » (Équateur, Bolivie) et des interrogations 1 2

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Cet exemple est évoqué dans ce livre, au chapitre 2 de la 2e partie. Voir aussi SERNA, Virginie, « Langeais (Indre-et-Loire). PCR Épaves et naufrages – Épave de Langeais », Archéologie médiévale, 20 décembre 2018, n° 48, p. 332‑333. Un ouvrage a été publié à partir des auditions de la commission constituante du parlement de Loire, auxquelles ont notamment participé, outre Virginie Serna, Bruno Latour, Catherine Larrère et Valérie Cabanes : TOLEDO, Camille de, Le fleuve qui voulait écrire : les auditions du parlement de Loire, Paris : Manuella éditions - Les liens qui libèrent, 2021, 377 p. STONE, Christopher D., « Should trees have standing? Toward legal rights for natural objects », Southern California Law Review, 1972, n° 45, p. 450-501.

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PRÉFACE

sur la pertinence de personnifier des espèces animales ou végétales isolées de leurs écosystèmes. La voie de l’efficacité juridique, nous dit l’auteur, est celle des écosystèmes, à l’instar de celui du fleuve Whanganui, qui a obtenu en 2017 la personnalité juridique néo-zélandaise. Ce dernier cas révèle un point crucial : ces écosystèmes ne sont pas considérés en dehors des humains qui y vivent, mais avec eux. Le Whanganui est un fleuve inscrit dans la culture maorie et, à ce titre, les représentants légaux de l’écosystème doivent nécessairement inclure des Maoris. C’est ce qui conduit Thibault Faraüs à éclairer le sujet en introduisant les communs dans la réflexion et à émettre l’hypothèse que « la reconnaissance de la personnalité juridique à la nature (ou à certains de ses éléments) pourrait constituer une traduction juridique originale de la notion de communs4 ». Les communs ont fait une entrée remarquée dans les sciences sociales depuis une vingtaine d’années, dans deux directions : celle des ressources communes (common-pool resources), qu’Elinor Ostrom a permis de fonder et qu’en France Benjamin Coriat ne cesse d’approfondir autour de l’idée de « biens communs » construits par une communauté qui en gouverne l’accès et l’usage5 ; celle du commun comme principe politique d’auto-organisation, qu’ont développée Pierre Dardot et Christian Laval6. La première direction permet de mettre en retrait la question de la propriété et de s’intéresser aux conditions d’accès et d’usage des ressources et à leur régulation. Sans la négliger, Thibault Faraüs souhaite néanmoins la tenir à distance afin « de se départir d’une approche trop gestionnaire des communs ». Il emprunte alors la seconde direction, qui le conduit à parler de « milieux communs » comme principe « d’inséparabilité des composants humains et biophysiques d’un même milieu ». Cette approche « tend […] à ouvrir le spectre des communs aux besoins des entités naturelles et du vivant en général7 ». C’est ainsi que la personnification juridique d’un écosystème trace une voie nouvelle entre l’exploitation d’une ressource, fût-elle une ressource commune à la Ostrom-Coriat, et la préservation de la nature de toute exploitation humaine, qui était la perspective naturaliste de John Muir, fondateur du Sierra Club. Quant aux écosystèmes ayant fait, jusqu’ici, l’objet d’une personnification juridique, ils ont pour particularité de posséder un caractère sacré pour les populations qui participent de ces milieux. Cela pose la question du caractère transposable d’une telle démarche dans des contextes où les relations symbiotiques entre les humains et leur milieu ont disparu : comme l’exprime l’auteur, il n’y a pas, ou plus, de « personnification spirituelle » de ces écosystèmes, en France comme ailleurs en Europe. Le cadre analytique des communs se 4 5 6 7

Voir l’introduction du livre. OSTROM, Elinor, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Paris : De Boeck (Planète en jeu), 2010 (1990), 301 p. ; CORIAT, Benjamin (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris : Les Liens qui Libèrent, 2016, 297 p. DARDOT, Pierre et LAVAL, Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris : La Découverte (Poches/Sciences humaines et sociales), 2015, 600 p. Ces extraits proviennent respectivement du chapitre 1 de la 3e partie, du chapitre 2 de la 2e partie et du chapitre 1 de la 3e partie.

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PRÉFACE

révèle alors de nouveau crucial, car il permet de penser la gouvernance du milieu commun en dehors de toute sacralité. Il faut lever une mécompréhension possible de cette voie de la personnification juridique des écosystèmes. Elle n’écarte pas l’usage des ressources, elle n’écarte pas la présence humaine et la possibilité que l’humain modifie son environnement ; mais elle donne les moyens de contrôler son usage à des représentants des populations concernées, celles qui vivent avec, dans et par cet écosystème – voire pour cet écosystème, dans les cultures humaines qui se vivent sans discontinuité avec les éléments non humains. Comme l’exprime Thibault Faraüs, il s’agit « d’une extension des droits humains à leurs milieux, et non une mise en concurrence8 ». Telle est la voie originale qui s’offre ici comme moyen de résoudre et peut-être surtout d’éviter bien des conflits environnementaux dont on sait qu’ils opposent généralement des populations à des acteurs extérieurs qui dégradent voire détruisent leurs milieux de vie. En somme, le sort de l’éponge de Virginie Serna serait renvoyé à la délibération des acteurs représentant l’écosystème de la Loire, écartant les deux absolus que seraient la préservation systématique de l’écosystème de toute action humaine et sa soumission systématique à des intérêts économiques. Cela conduit à évoquer, pour finir, un point juste effleuré dans la discussion serrée que mène Thibault Faraüs : si l’écosystème personnifié doit être doté de représentants, la légitimité de ceux-ci aux yeux des populations concernées, mais également des acteurs économiques et de l’État, devient un enjeu crucial d’applicabilité du principe, de sorte que les décisions prises soient acceptées par tous. Ce livre est l’aboutissement du troisième Prix du mémoire décerné par Sciences Po Lyon depuis 2018. Le prix récompense le travail de recherche d’un ou d’une étudiante de quatrième année qu’un jury composé d’enseignants-chercheurs et chercheurs et de personnalités qualifiées a jugé de très grande qualité. C’est dans ce cadre que j’ai un triple plaisir à écrire cette préface. J’ai en effet eu la charge délicate, en tant que directeur de la recherche et de l’innovation de Sciences Po Lyon, de concrétiser de 2018 à 2021 ce projet de Prix du mémoire qu’avaient imaginé Renaud Payre, alors directeur de Sciences Po Lyon, et Benoît Roux, fondateur des éditions Libel. En outre, le mémoire primé lors de cette troisième édition, celui de Thibault Faraüs, a été préparé dans le cadre du séminaire que j’anime sur le thème de la soutenabilité et de la transition écologique. Enfin, et surtout, que des travaux d’étudiants de quatrième année fassent montre d’une telle qualité et d’une telle maturité sur un sujet qui paraît aussi aride au premier abord, en se positionnant sur la pointe avancée de la littérature en la matière, est tout à fait réjouissant. Aux lecteurs de s’en faire une idée ! Jérôme Blanc

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Chapitre 2 de la 2e partie.

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Introduction



INTRODUCTION

L’événement est discret, mais symbolique : dans le cadre de sa vingt-cinquième Université d’automne (« Écologie, justice et droits fondamentaux ») des 23 et 24 novembre 2019, la Ligue des droits de l’Homme – historiquement spécialisée dans la défense et la promotion des droits humains – s’ouvrait avec une table ronde intitulée « Faut-il donner de nouveaux droits à la nature, à la Terre 1 ? » Un tel questionnement reflète à la fois l’évolution récente des contours de la notion de « droits » – désormais ouverte à des entités non humaines – ainsi que, plus subtilement, la rivalité potentielle qu’une telle évolution fait naître entre droits humains et non-humains. Plus largement, la reconnaissance de droits à la nature (par exemple, le droit de vivre et d’exister, le droit à la régénération de sa biocapacité ou encore le droit à la pleine santé) – tels que reconnus par la proposition de Déclaration Universelle des Droits de la Terre-Mère adoptée dans le cadre de la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique en avril 20102 – tend à transformer celle-ci en véritable sujet de droit3, ouvrant la voie à une reconnaissance de la personnalité juridique. C’est cette entreprise de personnification juridique de la nature (ou de certains de ses éléments) qui sera au cœur du présent ouvrage. Avant d’aller plus loin, il convient de signaler que la « nature » sera ici entendue comme « englobant la faune et les animaux en général, la flore, les minéraux, l’eau, mais aussi des ensembles tels que les paysages et chacune des entités animées ou inanimées la composant individuellement 4 ». Cette définition permet de prendre en compte à la fois la nature dans son ensemble, mais aussi tous les éléments qui la composent, et permettra donc de distinguer – sans les opposer – la personnification de la nature dans son intégralité, et celle de certains de ses éléments (un fleuve, une forêt…). Si elle n’est pas nouvelle, l’idée d’accorder la personnalité juridique à des entités naturelles fait toutefois l’objet, à l’heure actuelle, d’un engouement significatif, favorisant la multiplication d’initiatives diverses tout autour de la planète. Ainsi, en août 2018, l’Alliance australienne pour les droits de la Terre (AELA) a lancé la campagne « Rights for the Reef » proposant l’octroi de la personnalité juridique à la Grande Barrière de Corail, en vue d’en améliorer la protection5. À une échelle à la fois plus large et plus institutionnelle, l’antenne néo-calédonienne de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) s’est engagée lors de la Conférence internationale des Nations Unies sur les océans (juin 2018) à conduire une étude de faisabilité ayant pour finalité la rédaction d’une convention

1 Ligue des droits de l’Homme, « 25e Université d’automne : écologie, justice et droits fondamentaux » [en ligne], 14 novembre 2019 [page consultée le 28 mai 2020] <https://www.ldh-france.org/25e-universite-dautomne-ecologie-justice-et-droits-fondamentaux/> 2 Déclaration Universelle des Droits de la Terre-Mère [en ligne], 27 avril 2010 <http://rio20.net/fr/propuestas/declaration-universelle-des-droits-de-la-terre-mere/ > 3 La doctrine juridique ne semble pas établir de distinction entre un sujet de droit et un sujet de droits. Les deux expressions seront donc ici considérées comme interchangeables. Cf. par exemple DEBARD, Thierry, GUINCHARD, Serge (dir.), Lexique des termes juridiques, 24e édition, Paris : Dalloz, 2016, 1176 p. 4 DAVID, Victor, « La lente consécration de la nature, sujet de droit. Le monde est-il enfin Stone ? », Revue juridique de l’environnement, 2012, vol. 37, n° 3, p. 469-485. 5 Australian Earth Laws Alliance, Communiqué de presse du 16 août 2018 [en ligne]. Rights of Nature Australia [page consultée le 25 mai 2020] <https://rightsofnature.org.au/gbr-campaign/media-releases/>

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INTRODUCTION

régionale reconnaissant l’océan Pacifique comme personne juridique dotée de droits légaux6. Les pistes d’innovation juridique ne se limitent toutefois pas à l’océan Pacifique – que ce soit dans ses variantes australienne ou néo-calédonienne – et fleurissent également sur le territoire métropolitain français. Dans le Val de Loire, sous l’impulsion du POLAU-pôle arts & urbanisme7 et en partenariat avec la Région Centre-Val de Loire, a été lancée en octobre 2019 une initiative visant non seulement à faire de la Loire un sujet juridique, mais également à « créer le premier parlement pour une entité non-humaine – le fleuve – où la faune, la flore et les différents composants matériels et immatériels de la Loire seraient représentés 8 ». Des auditions publiques de philosophes (Catherine Larrère, Bruno Latour), juristes (Valérie Cabanes, Jean-Pierre Marguénaud) ou encore écologues (dont Catherine Boisneau) ont d’ores et déjà eu lieu afin d’affiner les enjeux relatifs à la représentation du fleuve ou encore de répertorier les différents intérêts liés au fleuve. La « commission d’information pour la création d’un parlement de Loire » s’est engagée à transmettre les conclusions de ces auditions à l’Assemblée nationale, au Sénat et aux régions concernées. Des initiatives visant à personnifier le Rhône9 et la Seine10 ont depuis également vu le jour. Ces initiatives de personnification juridique d’entités naturelles comprennent chacune une dimension pragmatique, fondée sur l’urgence à agir en faveur d’une protection accrue de l’entité considérée. Il convient en effet de remarquer que chacune des trois entités naturelles précédemment citées (la Grande Barrière de Corail, l’océan Pacifique, la Loire) fait face à de sérieuses menaces mettant en péril la pérennité de ses équilibres écologiques. La Grande Barrière de Corail se trouve ainsi actuellement menacée par le réchauffement des eaux océaniques : avec la vague de chaleur qui a frappé l’Australie en 2016, environ 30 % des coraux ont vu leur état se dégrader très sévèrement11. De son côté, l’océan Pacifique a vu émerger en son sein un « septième continent » constitué de déchets plastiques qui s’étendrait sur plus de 1,6 million de km² (soit trois fois la superficie de la France métropolitaine), dont l’ingestion accidentelle menace directement plus de 250 espèces

6 Institut de recherche pour le développement, « Nous sommes l’océan, l’océan, c’est nous » [en ligne], 27 janvier 2019 [page consultée le 25 mai 2020] <https://nouvelle-caledonie.ird.fr/toute-l-actualite/actualites/nous-sommes-l-ocean-et-l-ocean-c-est-nous> 7 Laboratoire d’urbanisme culturel situé à Tours, conventionné par le ministère de la Culture et la Région Centre-Val de Loire. 8 DE TOLEDO, Camille, « Vers une personnalité juridique de la Loire, vers un parlement du fleuve » [en ligne], Mediapart, 3 octobre 2019 [page consultée le 25 mai 2020] <https://blogs.mediapart.fr/polau-and-co/ blog/031019/vers-une-personnalite-juridique-de-la-loire-vers-un-parlement-du-fleuve> 9 ID-EAU, « Appel du Rhône » [en ligne], Imagination durable pour l’eau douce, 18 septembre 2020 [page consultée le 01 mars 2021] <https://103e9d77-3220-4560-8da0-9a1963c518ec.filesusr.com/ugd/6963cc_274fe3817316413e9135f89144352232.pdf> 10 LAURENT, Annabelle, « Faut-il reconnaître la Seine comme entité vivante ? » [en ligne], Usbek & Rica, 15 décembre 2018 [page consultée le 12 février 2021] <https://usbeketrica.com/fr/article/faut-il-reconnaitre-la-seine-comme-une-entite-vivante> 11 SCHIERMEIER, Quirin, « Great Barrier Reef saw huge losses from 2016 heatwave », Nature, vol. 556, n° 7701, avril 2018 (p. 281-282).

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animales12. Enfin, l’appel pour la création d’un parlement de Loire s’inscrit explicitement dans la volonté globale de faire face aux « défis écologiques et climatiques du XXIe siècle13 ». La personnification juridique de la Loire se présente comme une manière de préserver plus efficacement le bien-être du fleuve, dont les vasières n’ont cessé de se dégrader du fait des pollutions humaines de différentes natures (agricoles, urbaines, industrielles)14. On repère bien, pour chacune de ces illustrations, la nécessité de se saisir pleinement de la dimension novatrice d’un instrument technique de droit (ici, la personnalité juridique) afin d’inverser la tendance à la dégradation d’écosystèmes spécifiques. Ces différentes initiatives peuvent de ce point de vue être rapprochées des différents « procès climatiques » de ces dernières années, opposant des organisations non gouvernementales (ONG) environnementales à des États critiqués pour leur inaction climatique15. Dans les deux cas, le droit est utilisé comme force de changement, comme arme visant à mieux protéger la biosphère. Si la personnification juridique d’écosystèmes répond donc d’abord – et peut-être même surtout – à un impératif pragmatique, il n’en demeure pas moins que la nécessité d’agir est adossée à la volonté plus théorique de renverser le paradigme dominant régissant les relations entre l’être humain et son environnement naturel. La littérature militante met en avant la nécessité de prendre en considération la valeur intrinsèque des écosystèmes – et pas seulement les intérêts humains qui y sont directement associés – et de dépasser la logique d’exploitation illimitée de la nature par l’homme, caractéristique du système économique globalisé que l’on connaît aujourd’hui16. Dans cette logique, faire de la nature (ou d’un de ses éléments particuliers) un sujet de droit permettrait de sortir d’une relation à notre environnement d’abord caractérisée par sa dimension anthropocentrique. Si elle peut paraître surprenante, l’idée d’accorder des droits à la nature trouve cependant de lointaines racines dans la sagesse populaire. En effet, dire que « la nature reprend ses droits » – une expression répétée à l’envi par les médias français lors de l’arrêt généralisé des activités humaines dû à la pandémie de Covid-1917 – ne sous-entendrait-il pas 1) que la nature aurait des droits et 2) que ceux-ci préexisteraient à l’existence humaine ?

12 HEUZEBROC, Juliette, « Le “vortex de déchets du Pacifique nord” ferait trois fois la taille de la France » [en ligne], National Geographic France, 6 juin 2018 [page consultée le 27 mai 2020] <https://www.nationalgeographic.fr/environnement/le-vortex-de-dechets-du-pacifique-nord-ferait-trois-fois-la-taillede-la-france> 13 DE TOLEDO, Camille, op. cit. 14 Loire Grands Migrateurs (LOGRAMI), « Le bassin versant de la Loire » [en ligne] [page consultée le 27 mai 2020] < http://www.logrami.fr/sensibilisation/bassin-loire/> 15 Il est ici fait référence aux affaires Urgenda (2015), People’s Climate Case (2018), ou encore L’Affaire du Siècle (2019), portées devant plusieurs juridictions nationales ou européennes. Pour une synthèse analytique de ces procès inédits, cf. ROCHFELD, Judith, Justice pour le climat ! Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Paris : Odile Jacob, 2019, 208 p. 16 Cf. par exemple CABANES, Valérie, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Paris : Seuil (Anthropocène), 2016, 368 p. 17 Cf. par exemple AGENCE FRANCE-PRESSE (AFP), « Les humains sont confinés, la nature reprend ses droits » [en ligne], L’Obs, 28 mars 2020 [page consultée le 2 juin 2020] <https://www.nouvelobs.com/ societe/20200328.AFP4948/les-humains-sont-confines-la-nature-reprend-ses-droits.html>

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Plus notablement, les questions des droits de la nature et de la personnification juridique d’entités naturelles ont été traitées au plan théorique dès 1972, de manière précurseure, par le juriste américain Christopher D. Stone (professeur de droit à l’Université de Californie du Sud)18. Stone poursuivait l’objectif purement pragmatique d’influencer le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Sierra Club v. Morton. Dans cette affaire, les juges devaient statuer sur l’intérêt à agir de l’association environnementale Sierra Club, qui avait attaqué en justice un projet (porté par la Walt Disney Company) de construction d’une station de sports d’hiver dans la vallée californienne de Mineral King, célèbre pour ses séquoias19. La Cour d’appel ayant estimé que les membres du Sierra Club n’avaient subi aucun préjudice personnel, l’association ne s’était pas vu reconnaître d’intérêt à agir en l’espèce. Si l’article de Stone n’a pas atteint son objectif direct (la Cour suprême ayant suivi le jugement de la Cour d’appel), il n’en reste pas moins une démonstration théorique essentielle de l’intérêt de faire des éléments de la nature des sujets de droit. La personnification juridique (ici, les arbres de la Mineral King Valley) est d’emblée présentée comme un moyen de garantir une protection plus effective des écosystèmes20. À partir de ces fondements théoriques, la personnification juridique de la nature (ou de certains de ses éléments) a connu des développements empiriques récents, issus de contextes variés et répondant à des besoins parfois distincts. On peut citer, entre autres21 : la Constitution équatorienne du 28 septembre 2008 consacrant les droits de la Pacha Mama (la « Terre-Mère »), la loi bolivienne sur les droits de la Terre-Mère du 21 décembre 2010, la personnification juridique du fleuve néo-zélandais Whanganui par la loi du 20 mars 2017, la décision rendue par la Cour suprême de Colombie le 5 avril 2018 reconnaissant la forêt amazonienne comme sujet de droit doté de la personnalité juridique… La France ultramarine n’est pas en reste : le Code de l’environnement de la province des îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, énonce en son article 110-3 que « certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres 22 ». Au-delà des différences de contexte, d’énonciation ou d’effectivité, la multiplication des initiatives de personnification juridique de la nature (ou de certains de ses éléments particuliers) atteste de l’avancée tant théorique qu’empirique des droits de la nature autour du monde, et invite donc à en questionner les enjeux. Les justifications théoriques apportées à la personnification juridique d’entités naturelles, au même titre que les récents développements précédemment cités, ont cependant soulevé de nombreuses critiques, à la fois techniques et philosophiques. D’aucuns ont pointé le risque d’appliquer des concepts juridiques (donc humains) à des entités non humaines23, 18 STONE, Christopher D., « Should trees have standing? Toward legal rights for natural objects », Southern California Law Review, 1972, n° 45, p. 450-501. 19 Cour suprême des États-Unis, Sierra Club v. Morton - 405 U.S. 727 (19 avril 1972). 20 STONE, Christopher D., op. cit. 21 Un inventaire plus exhaustif et analytique sera présenté dans le corps de cette étude. 22 Code de l’environnement de la province des îles Loyauté, article 110-3. 23 Cf. OST, François, La nature hors-la-loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris : La Découverte (Poche/ Sciences humaines et sociales), 2003, 346 p.

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quand d’autres ont vu dans la subjectivation juridique de la nature l’émergence d’une rivalité avec le sujet humain, entraînant de fait un affaiblissement des droits humains au profit d’entités non humaines24. Pourtant, les expériences pratiques de personnification d’écosystèmes tendent à s’éloigner des fondements biocentriques de la deep ecology 25 – qui irriguent le mouvement des droits de la nature – pour davantage mettre l’accent sur la relation qui unit un milieu naturel au collectif humain qui l’habite. Autrement dit, force est de constater que les modalités de la personnification juridique du fleuve néo-zélandais Whanganui par le Te Awa Tupua Act (2017), par exemple, consacrent bien plus les liens d’interdépendance unissant tous les êtres naturels – humains et non-humains – au sein d’un même milieu qu’elles n’opposent les droits humains à ceux d’une Nature érigée en sujet de droit rival. L’idée est donc d’inscrire dans le droit un lien renouvelé à la nature, qui n’est plus caractérisé avant tout par la question de la propriété (à qui appartient la nature ?), mais bien plutôt par des questions d’usage et de partage (qui peut user de la nature, comment et dans quelles limites ?). En cela, la réalité des initiatives de personnification juridique d’écosystèmes invite à penser celles-ci comme la consécration juridique de véritables « communs », c’est-à-dire comme des formes d’organisation « de l’usage, de la préservation, voire de la production de la ressource selon une gouvernance collective par les membres de la communauté eux-mêmes 26 ». On retrouve en effet dans les initiatives néo-zélandaises ou colombiennes la volonté – d’une part – de donner une voix collective aux habitants du fleuve ou de la forêt (en premier lieu, les populations autochtones) à travers la représentation humaine de l’entité naturelle, mais également – d’autre part – de dépasser la notion de propriété privée. Un fleuve, devenu sujet de droit, n’est dès lors plus objet d’appropriation. La notion de « communs » – théorisée par Elinor Ostrom, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (i. e. dit « prix Nobel d’économie ») 200927 – ne se limite pas aux ressources naturelles : une boîte à livres, un jardin communautaire, Wikipédia, un immeuble géré par une coopérative d’habitants… sont autant de communs garantissant un égal accès à une ressource donnée, selon des règles de partage et de réciprocité28. Dans cette optique, la préservation de la ressource est fondamentale : elle est assurée par des règles communes visant à en limiter la surexploitation. En somme, comme l’indique Daniela Festa (juriste et géographe, spécialiste des communs urbains), 24 Cf. MARTIN, Gilles, « L’arbre peut-il être une victime ? » in CLEMENT, Marc, MARTIN, Gilles, Livre blanc – Le droit prend-il vraiment en compte l’environnement, Lyon : Collège supérieur de Lyon, 2018, p. 5-17. 25 La deep ecology – « écologie profonde » ou biocentrique – propose une éthique de l’environnement où « l’homme perdra le double privilège d’être la source exclusive de la valeur et sa fin » (Ost, 2003). L’écologie profonde se nourrit d’une vision romantique de la nature, proche du panthéisme, qui tend à renverser le dualisme homme/nature pour adopter le point de vue de la nature « dont la perfection de l’organisation est source de toute rationalité et de toute valeur ». Pour une explication éclairante et détaillée, cf. OST, François, op. cit. 26 ROCHFELD, Judith, op. cit. 27 OSTROM, Elinor, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Paris : De Boeck (Planète en jeu), 2010, 301 p. 28 FESTA, Daniela (avec la contribution de DULONG, Mélanie et MIRALLES BUIL, Diego), « Les communs » [en ligne], Géoconfluences, juin 2018 [page consultée le 1er juin 2020] < http://geoconfluences.ens-lyon.fr/ informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/communs>

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INTRODUCTION

« les multiples acteurs du mouvement des communs participent de la même remise en question de la propriété en tant que paradigme dominant pour l’exploitation des ressources tant naturelles que culturelles, tant matérielles qu’immatérielles 29 ». Les communs invitent donc à repenser les limites de la propriété et de la marchandise, à réfléchir aux alternatives possibles à la privatisation, à l’exclusion, à la destruction des ressources. En cela, personnification juridique de la nature et communs sont deux modalités – distinctes, mais convergentes – de résistance à la marchandisation continuelle du monde, à cette « extension de l’appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant 30 » qui caractérise la variante néolibérale que connaît le capitalisme mondialisé actuel31. Cette remise en cause de l’exploitation illimitée de la nature, au cœur des expériences de personnification juridique de la nature et du mouvement des communs, invite à se demander dans quelle mesure la reconnaissance de la personnalité juridique à la nature (ou à certains de ses éléments) pourrait constituer une traduction juridique originale de la notion de communs. Autrement dit, en quoi la personnification juridique d’un écosystème est-elle une manière non pas d’imposer celui-ci comme rival du sujet humain, mais bien plutôt de reconnaître la vitalité du lien, l’interdépendance qui unit cet écosystème à l’activité du collectif humain qui l’habite ? Envisager la personnification juridique de la nature au prisme des communs revient à se demander dans quelle mesure la reconnaissance de la personnalité juridique à un écosystème permettrait d’en réguler l’accès et l’usage, afin d’en limiter l’exploitation. L’intérêt d’une telle approche réside d’abord dans sa nouveauté. En effet, la littérature académique s’est très rarement essayée à considérer les expériences de personnification de milieux naturels comme une forme inédite de consécration juridique de communs. Ainsi, le Dictionnaire des biens communs – pourtant publié la même année que le Te Awa Tupua Act accordant la personnalité juridique au fleuve Whanganui (2017) – ne compte aucune entrée consacrée à la personnification d’écosystèmes. Plusieurs travaux mettent en écho droits de la nature et communs32, sans toutefois proposer de développement significatif pointant les apports et limites d’une telle comparaison. La présente étude, en prenant acte de cet angle mort académique, cherchera donc à présenter, de manière 29 Ibid. 30 DARDOT, Pierre, LAVAL, Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris : La Découverte (Poches/Sciences humaines et sociales), 2015, 600 p. 31 Cf. par exemple HARRIBEY, Jean-Marie, « Pour une conception matérialiste des biens communs » [en ligne], Les Possibles, 2015, n° 5 [page consultée le 5 juillet 2020] <https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-5-hiver-2015/dossier-les-biens-communs/article/pour-une-conceptionmaterialiste-des-biens-communs> 32 On peut citer, entre autres : BRUNET, Pierre, « Les droits de la nature et la personnalité juridique des entités naturelles en Nouvelle-Zélande : un commun qui s’ignore ? », Journal of Constitutional History, 2019, vol. 2, n° 38, p. 39-53 ; MISONNE, Delphine, « La définition juridique des communs environnementaux », Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 2018, vol. 4, n° 92, p. 5-9 ; ROCHFELD, Judith, op. cit. ; TAYLAN, Ferhat, « La stratégie d’inséparabilité des collectifs humains et des milieux naturels. La loi Te Awa Tupua en Nouvelle-Zélande » in LAVAL, Christian, SAUVÊTRE, Pierre, TAYLAN, Ferhat, L’Alternative du commun, 2019, Paris : Hermann (Colloque de Cerisy), p. 165-178.

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INTRODUCTION

fouillée et approfondie, une réflexion critique envisageant les initiatives de personnification d’écosystèmes comme traductions juridiques de communs environnementaux. Au plan théorique, l’intérêt est double : penser les écosystèmes personnifiés comme des communs permet à la fois d’éviter l’écueil biocentrique tendu par la deep ecology et les défenseurs d’un règne de la Nature succédant à celui de l’Homme, mais également d’interroger réciproquement les modalités de construction des communs – notamment la question de l’échelle la plus pertinente – en les ancrant dans un rapport renouvelé et soutenable aux milieux naturels. Au plan pratique, une mise en dialogue des expériences de personnification juridique d’entités naturelles avec la théorie des communs permettra de questionner les conditions d’une protection plus effective de l’environnement. Alors que l’ampleur des bouleversements écologiques en cours n’est plus à démontrer, il est plus que jamais nécessaire d’explorer – avec une visée prospective – les chemins de transition qui fleurissent autour du monde, afin d’en tirer des enseignements pour renverser la vapeur. L’enjeu est ici de se demander en quoi la personnification des écosystèmes pourrait permettre d’en limiter l’exploitation. En l’espèce, les communs semblent fournir des outils précieux, tant conceptuels que pratiques, dans la compréhension des enjeux et limites relatifs à la reconnaissance de la personnalité juridique à la nature. Bien que ne se voulant pas une étude de cas limitative, le développement qui va suivre s’appuie principalement sur l’analyse de la personnification du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande. Cette initiative étant l’exemple le plus abouti visant à faire d’un écosystème une véritable personne juridique, il lui sera réservé une place toute particulière. D’autres études de cas (par exemple : l’Amazonie, l’Équateur), issus de contextes différents, viendront également nourrir la réflexion développée ci-après. Enfin, des entretiens réalisés avec des membres de la commission pour la création d’un parlement de Loire apporteront un éclairage plus pratique sur les enjeux liés au projet de personnification d’un fleuve.

Tableau 1. Synthèse des entretiens réalisés avec les membres de la commission pour la création d’un parlement de Loire Nom

Profession

Date

Durée

Virginie Serna

Conservatrice du patrimoine

8 juin 2020

41 minutes

Camille de Toledo

Écrivain et juriste

16 juin 2020

45 minutes

Pascal Ferren

Philosophe et urbaniste

22 juin 2020

Une heure

Bruno Marmiroli

Directeur de la Mission Val de Loire-Patrimoine mondial

28 juin 2020

55 minutes

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INTRODUCTION

Il s’agira – dans un premier temps – de mettre en écho l’évolution des expériences de personnification de la nature avec une réflexion autour de l’échelle la plus pertinente de construction des communs. Les perspectives d’action tendent à se localiser, passant d’une conception globale de la nature (la « Terre-Mère ») à une conception plus limitative, celle d’un écosystème. Après avoir passé en revue les différentes initiatives qui ont vu le jour partout dans le monde, il sera proposé une analyse des différents critères de définition des communs observables dans ces cas concrets, notamment en matière de gouvernance de l’usage des ressources considérées. Une fois ce parallèle établi, on détaillera – dans un deuxième temps – en quoi l’expérience néo-zélandaise tend à mettre l’accent, de concert avec le mouvement des communs, sur l’interrelation homme/nature : c’est l’écosystème dans son ensemble (i. e. en y intégrant sa dimension humaine) qui se trouve personnifié. Cette célébration juridique de l’interdépendance emporte des conséquences en matière de propriété notamment, que l’on se proposera d’analyser. Enfin, le troisième temps de ce travail sera consacré aux enseignements à tirer de ces innovations juridiques pour repenser les communs à l’aune des expériences de personnification de la nature. Dépassant une approche purement gestionnaire de milieux considérés comme de simples « ressources » naturelles, les cas du Whanganui et de l’Amazonie s’inscrivent dans des contextes locaux marqués par la défense des droits des populations autochtones. Cet ancrage au cœur de la réalité locale n’empêche pas de tirer certains enseignements à visée plus générale : in fine, le cadre des communs semblerait adapté à une transposition de la personnalité juridique des entités naturelles dans un contexte européen.

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1


Personnifier la Terre ou une rivière ? Entre communs mondiaux et territoriaux


CHAPITRE

1

Penser la nature à l’ère de l’Anthropocène


PARTIE 1 | PERSONNIFIER LA TERRE OU UNE RIVIÈRE ?

Le mouvement des communs semble partager avec les expériences de personnification de la nature une même volonté de rupture avec le paradigme dominant de « l’homme maître et possesseur de la nature » pour repenser la relation d’un collectif humain à son environnement naturel. L’évolution et la diversité des initiatives de personnification juridique de la nature (ou de certains de ses éléments) amènent à réfléchir à l’échelle pertinente de cette personnification, ce qui n’est pas sans rappeler les débats autour de l’échelle des communs (et de la « communauté de gouvernance ») : un horizon mondial ou territorial ? C’est à ce dernier échelon que les communs fournissent un cadre d’analyse pertinent, dans la compréhension des mécanismes de gouvernance de l’écosystème.

L’idée d’attribuer la personnalité juridique aux éléments de la nature et la notion de communs se rejoignent dans leur rejet partagé d’une vision instrumentale de la nature, caractéristique de l’économie globalisée actuelle. Chacune des deux approches, bien que proposant des solutions théoriquement distinctes, vise à restaurer une forme d’autolimitation à l’action de l’homme sur son environnement naturel. Le mouvement des droits de la nature vise à considérer celle-ci comme sujet de droit, et non plus comme objet d’appropriation et d’exploitation. Les communs, quant à eux, posent la question du gouvernement des ressources par leur mise en commun. AUX ORIGINES DE L’ANTHROPOCÈNE, UNE NATURE RÉIFIÉE Une étude mettant en écho personnification juridique de la nature et communs ne saurait démarrer autrement qu’en esquissant ne serait-ce que les contours d’un point de départ commun : le rejet d’un rapport à la nature problématique, à l’origine d’une nouvelle ère géologique désormais connue sous le nom d’Anthropocène. La notion d’Anthropocène, notamment popularisée par le chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen (prix Nobel de chimie 1995) au tournant du XXIe siècle33, désigne une nouvelle ère géologique dans laquelle l’homme serait devenu la principale force de changement sur la planète Terre. La concentration toujours plus accrue de dioxyde de carbone et de méthane dans l’atmosphère, due aux activités humaines, justifie en effet la proposition d’une nouvelle ère géologique, après des millions d’années de relative stabilité dans la composition atmosphérique34. Vole ainsi en éclat la traditionnelle distinction entre histoire sociale des humains d’une part, et histoire naturelle de la Terre d’autre part : l’Anthropocène consacre ainsi, pour la première fois dans l’histoire de la planète, « une époque géologique […] définie par la capacité d’action d’une espèce : l’espèce humaine 35 ». 33 CRUTZEN, Paul Josef, « Geology of Mankind », Nature, 3 janvier 2002, vol. 415, n° 6867, p. 23 34 BEAU, Rémi, LARRERE, Catherine, « Introduction » in BEAU, Rémi, LARRERE, Catherine (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris : Presses de Sciences Po, 2018, p. 7-18. 35 Ibid.

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PARTIE 1 | PERSONNIFIER LA TERRE OU UNE RIVIÈRE ?

Paradoxalement, bien qu’elle abolisse les frontières entre histoire humaine et histoire géologique, la période Anthropocène résulte pourtant d’un rapport au monde particulier fondé sur le postulat d’un dualisme homme/nature, c’est-à-dire d’une séparation étanche entre l’humain (seul être doué de raison) et le non-humain. Cette dualité est inégale, puisqu’elle comporte une dimension anthropocentrique : l’homme est appréhendé comme une entité supérieure à une nature considérée comme résiduelle (i. e. ce qui n’est pas humain). L’anthropocentrisme fait de l’homme la mesure de toutes choses, un sujet unique pouvant librement disposer du reste du monde. En somme, la philosophie occidentale telle qu’elle s’est déployée à partir du XVIIe siècle fait de l’humain le « maître et possesseur de la nature », selon la formule consacrée par Descartes. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le XVIIe siècle, celui d’un Descartes et d’un Locke (penseur de l’appropriation humaine de la nature), puisse être choisi comme point de départ de l’Anthropocène (et donc préféré à la fin du XVIIIe siècle)36, dans la mesure où les justifications théoriques de la surexploitation de la nature par l’homme y prennent racine. Par ailleurs, le développement des sciences et techniques modernes, qui va précipiter la Révolution industrielle, contribue à objectiver la nature, à en faire un objet d’étude inanimé. La nature saisie par la modernité occidentale se trouve ainsi réduite au statut de chose, d’objet (ou de collection d’objets) dont la valeur n’est qu’instrumentale, dans la mesure où la nature sera valorisée proportionnellement au besoin humain qu’elle permet de satisfaire. Loin de constituer une simple vue philosophique, cette conception particulière de la nature et des rapports homme/nature a irrigué les deux institutions de déploiement de la modernité que sont le droit et le marché37, et se trouve donc au fondement de nos systèmes juridico-économiques contemporains. Au plan juridique d’abord, la réification de la nature se traduit par la consécration, dans le Code civil français par exemple, de la division suprême (summa divisio) entre personnes et choses – les choses (ou les biens) étant conçus comme une catégorie résiduelle à la libre disposition des personnes. L’humain, unique sujet doué de raison, devient logiquement unique sujet de droit. Dans les systèmes juridiques occidentaux modernes, les rapports entre sujets et objets de droit se traduisent par l’établissement d’un droit de propriété du sujet (humain) sur l’objet (non-humain)38. La nature est alors entendue comme objet d’appropriation, et n’a d’existence juridique que dans la mesure où elle devient la propriété dont peut jouir de manière absolue et exclusive son propriétaire. L’appropriation juridique de la nature est en effet intrinsèquement liée à son exploitation : dans la conception lockéenne de la propriété, un titre de propriété sur 36 L’année 1610 a ainsi été proposée comme point de départ de l’ère Anthropocène, car elle correspond à la première modification significative d’origine anthropique du dioxyde de carbone atmosphérique, due à la « découverte » des Amériques et aux différents échanges qui lui ont succédé. Cf. LEWIS, Simon L., MASLIN, Mark A., « Chapitre 5. L’an 1610 de notre ère. Une date géologiquement et historiquement cohérente pour le début de l’Anthropocène » in BEAU, Rémi, LARRERE, Catherine (dir.), op. cit., p. 77-95. 37 Cf. par exemple MICHEA, Jean-Claude, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris : Climats, 2007, 205 p. 38 GUTWIRTH, Serge, « Trente ans de théorie du droit de l’environnement : concepts et opinions », Environnement et Société, 2001, n° 26, p. 5-17.

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PARTIE 1 | PERSONNIFIER LA TERRE OU UNE RIVIÈRE ?

une terre tire en effet sa légitimité de la mise en valeur de la terre par le travail humain39. Si la propriété de la terre découle de son exploitation, la réciproque n’est pas fausse : en effet, en droit romain, la propriété absolue réunit à la fois l’usus (le droit d’user de son bien), l’abusus (le droit d’en disposer) et le fructus (le droit d’en récolter les fruits)40. La propriété conditionne donc l’exploitation future de l’objet naturel en question. Au plan économique ensuite41, la réification de la nature a constitué (et constitue toujours) un socle favorable au développement continu du capitalisme marchand autour du globe. Ainsi appropriée, la nature devient une marchandise dont la valeur sera déterminée par les fluctuations de l’offre et de la demande (humaines), sous la forme d’une traduction monétaire. La diversification des sources d’énergie et des matières premières permise par le développement du capitalisme marchand a largement contribué à transformer la nature en une source infinie de marchandises qui sont autant de sources de profit42. En somme, comme l’explique l’anthropologue Philippe Descola, « depuis […] la fin du Moyen Âge, l’Europe, d’abord, le reste du monde, ensuite, n’ont cessé de transformer en marchandises aliénables et appropriées de façon privative une part toujours croissante de notre milieu de vie : pâturages, terres arables et forêts, sources d’énergie, eaux, sous-sol, ressources génétiques, savoirs et techniques autochtones 43 ». Dès lors, la nature n’est plus envisagée que comme un gisement (infini) de ressources à la disposition pleine et entière du désir (infini) des humains : la modernité telle qu’elle se déploie à partir du XVIIe siècle s’interprète comme « une hypertrophie de la rationalité instrumentale qui appauvrit notre expérience du monde en étendant l’empire du calculable et du normalisable 44 ». Dès 1944, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi avait pourtant pointé l’impasse d’un processus de marchandisation de la nature (la « terre », dans son vocabulaire), celle-ci n’ayant pas pour finalité d’être commercialisée45. La mise en place d’une économie de marché autorégulée suppose de transformer la terre en une marchandise fictive (dans la mesure où elle n’en est pas une par essence), à laquelle le marché va accorder un prix (la rente). Ce processus de marchandisation de la nature – que Polanyi juge destructeur pour l’humanité – n’est pas sans soulever contestations et « contre-mouvements 46 ». Les bouleversements écologiques en cours démontrent tragiquement l’impasse tant intellectuelle que matérielle où conduisent les logiques de réification de la nature, et appellent donc à

39 À ce sujet, cf. CHARBONNIER, Pierre, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte (Sciences humaines), 2020, 464 p. 40 GUTWIRTH, Serge, « Trente ans de théorie du droit de l’environnement : concepts et opinions », op. cit. 41 La séparation entre dimensions juridique et économique n’est ici qu’heuristique, elle vise à mieux appréhender les différentes facettes de la réification de la nature. L’extension du droit de propriété soutient et permet le développement du capitalisme marchand à l’échelle mondiale. 42 DESCOLA, Philippe, « Humain, trop humain ? », Esprit, 2015, n° 420, p. 8-22. 43 Ibid. 44 PIERRON, Jean-Philippe, « Au-delà de l’anthropocentrisme, la nature comme partenaire », Revue du MAUSS, 2013, vol. 2, n° 42, p. 41-48. 45 POLANYI, Karl, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard, 1983 [1944], 476 p. 46 Ibid.

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Cet ouvrage est publié dans le cadre du Prix du Mémoire de Sciences Po Lyon et constitue le troisième volume de la Collection Sciences Po Lyon. Le texte est issu du travail rédigé par Thibault Faraüs dans le cadre du séminaire de « Soutenabilité et transition écologique », sous la direction de Jérôme Blanc et soutenu le 1er septembre 2020. Ce travail est lauréat de la troisième édition du Prix du mémoire que décerne Sciences Po Lyon depuis 2018. Un Prix spécial du jury a également été décerné à Tarik Aïssa pour son mémoire intitulé « Maintenir l’ordre : la presse et la question des violences policières. Le traitement médiatique des violences policières depuis le mouvement des Gilets Jaunes (novembre 2018-juillet 2020) », réalisé dans le cadre du séminaire « Violences et médias », sous la direction d’Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Haré.

ÉDITION Libel, Lyon www.editions-libel.fr

CONCEPTION GRAPHIQUE Frédéric Mille IMPRESSION Ulzama Digital Dépôt légal : février 2022 ISBN : 978-2-491924-17-1 ISSN : 2728-7254

REMERCIEMENTS Je tiens d’abord à remercier M. Jérôme Blanc qui, en sa qualité de directeur de mémoire, m’a fait confiance pour mener à bien ce travail. Merci à lui pour la qualité de son suivi, la pertinence de ses remarques et la curiosité qu’il a manifestée tout au long de mon travail. J’adresse également mes remerciements aux membres de la commission pour la création d’un parlement de Loire, qui ont accepté de se plier aux règles de l’entretien téléphonique : MM. Camille de Toledo, Pascal Ferren, Bruno Marmiroli et Mme Virginie Serna. Merci à eux pour leur disponibilité et leur bienveillance à l’égard de mon travail. Je remercie enfin mes proches, à commencer par Juliette et Vincent, ainsi que mes parents et mes amis. Merci à eux pour leur esprit de discussion, leur soutien sans faille durant la rédaction et la patience de leur relecture.


Préface de Jérôme Blanc

15,00 € TTC

WWW.EDITIONS-LIBEL.FR ISBN : 978-2-491924-17-1 DÉPÔT LÉGAL : FÉVRIER 2022

COLLECTION | SCIENCES PO LYON

Les écosystèmes ont-ils des droits ?

Au-delà du dualisme entre humains et nature, ce livre entend montrer que les droits de la nature permettent de réguler l’usage et de remodeler la gouvernance d’un milieu commun à tous ses habitants, humains et non humains.

Les écosystèmes ont-ils des droits ? La personnification de la nature comme traduction juridique des communs Thibault Faraüs

COLLECTION | SCIENCES PO LYON

Cette question fournit la base de la réflexion développée dans le présent ouvrage. L’ampleur du défi posé par les bouleversements écologiques en cours constitue un terreau favorable à l’élaboration de solutions novatrices, notamment dans le domaine du droit : se multiplient ainsi, sur tous les continents, des initiatives visant à reconnaître la nature comme personne juridique dotée de droits propres.

Thibault Faraüs

Un fleuve peut-il devenir une personne juridique ?


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