Fabrication de chaussures à semelles de bois, 1942. Agence Roger Viollet.
le quotidien de guerre
par recherche honoraire cnrsd ominique veillon historienne, directeur de
Dans la mémoire collective des Français, l’obsession du quotidien revient comme un leitmotiv dans l’évocation des années de guerre. Journaux de guerre (1) ou témoignages écrits (2) sont nombreux à souligner avec intensité une série de faits en apparence anodins. À les lire, le temps passé à l’accomplissement de tâches matérielles semble démesuré par rapport à celui qu’occupent les événements qui ont jalonné l’histoire du gouvernement de Vichy ou de la Résistance. Tout se passe comme si la guerre de 1939-1945 avait brouillé les repères habituels.
Parce qu’elle rompt l’ordinaire, celle-ci est révélatrice du caractère exceptionnel de la période qui constitue une mise entre parenthèses d’un univers familier. L’ordre des préoccupations est perturbé, le poids du banal est tel qu’il rejette au second plan les bouleversements politiques et militaires. Ainsi l’exode, la défaite, les restrictions, tiennent une place importante dans les récits au détriment de la signature de l’armistice conclu avec les Allemands, cadre obligé des relations franco-allemandes pendant quatre ans.
De même, le maréchal Pétain ou la ligne de démarcation sont largement évoqués par les témoins loin devant le sort des juifs, les arrestations de résistants voire le Général de Gaulle. Il n’en reste pas moins que la vie des Français à cette époque se trouve bouleversée et mérite qu’on s’y attarde. Comme le souligne Arlette Farge : « Les vies infimes, les existences démunies et tragiques, les personnages dérisoires…
(1) Edmond Dubois, Paris sans lumière, 1946. Benoîte et Flora Groult, Journal à quatre mains, Paris, Livre de poche, 1969. Annie et Gritou Valloton, C’était au jour le jour. Carnets, 1939-1944, Paris, Payot, 1995.
(2) M. Bood, Les années doubles, journal d’une lycéenne sous l’occupation, Paris, Laffont, 1974. Berthe Auroy, Jours de guerre,
forment le sable fin de l’Histoire, sa trame fragile, quoique essentielle (3) » Dans cette marche au progrès qui caractérise la société de la première moitié du XXe siècle, la défaite de 1940 entraîne un véritable traumatisme. Tout commence avec juin 1940 où la drôle de guerre, ainsi qualifiée (4) parce qu’en apparence rien ou peu de choses se passe, n’a pas préparé la population à subir le choc de mai-juin 1940. Brusquement, devant l’avance ennemie, l’exode jette sur les routes huit à dix millions de personnes entraînant dans son sillage les habitants les plus sédentaires. La seule vue des familles du Nord fuyant l’envahisseur en emportant leurs biens les plus précieux amplifie le phénomène, car ceux qui voient passer véhicules bondés, gens harassés leur emboîtent le pas. En quelques jours, pour un grand nombre, les gestes les plus courants comme manger, boire ou dormir dans un lit passent au second plan tandis que s’effondrent les jalons ordinaires. L’annonce de l’armistice, le 17 juin 1940, se transmet plus par le bouche-à-oreille que par la radio ou les journaux. Exténués, beaucoup voient l’arrêt des combats comme un soulagement et le maréchal Pétain comme un sauveur.
Peu à peu, on découvre que les conditions prescrites par les Allemands s’avèrent redoutables pour la vie quotidienne. Le vainqueur occupe les trois quarts du territoire. Les clauses de l’armistice imposent un pays coupé par une ligne de démarcation (5) qui, jusqu’en novembre 1942, conditionne l’existence de chacun suivant que l’on est ou non du bon côté de la ligne, la zone
(4)
sud étant interdite à qui n’est pas muni d’un laissez-passer ou Ausweis. Surtout, la France est éclatée en cinq régions (6) aux frontières difficilement franchissables, ce qui entraîne une désorganisation de l’économie (7). Enfin, les Allemands, maîtres du jeu, ont le droit d’exiger la livraison de matières premières rares et chères telles la laine, la soie, le cuir, avec en prime le versement d’une indemnité de 400 millions de francs par jour. S’ajoutent à cela le blocus, le manque de main-d’œuvre en raison du nombre de prisonniers de guerre (8). Dans ces conditions, on enregistre une chute de la production qui varie suivant les produits et le temps.
Face aux réquisitions allemandes et à la pénurie qui s’ensuit, le gouvernement de Vichy réagit. La gestion de la vie courante connaît une inflation législative sans précédent (9) touchant tous les domaines. Le 23 septembre 1940, le Gouvernement intervient de façon autoritaire pour organiser la distribution des denrées alimentaires. La population est divisée en catégories en fonction de l’âge et de l’emploi occupé qui donnent droit à une carte individuelle d’alimentation sans laquelle aucune denrée ne peut être délivrée. Des lettres apparaissent : E enfants de moins de 3 ans, J de 3 à 12 ans ; A adultes de 12 à 70 ans, T adultes se livrant à des travaux pénibles, C cultivateurs. Elles remplacent les critères sociaux (bourgeoisie, aristocratie, employés, ruraux, ouvriers) qui jusque-là servaient de repères et entraînent un changement specta-
(6) Rappelons pour mémoire les grandes lignes du découpage de la France. En plus de la zone nord et de la zone sud, le Nord et le Pas-de-Calais forment une zone rattachée au commandement militaire allemand de Bruxelles. L’Alsace, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin constituent une zone annexée par le Reich. Il existe une zone côtière interdite à la population de la Frontière belge à la frontière espagnole.
(7) Ainsi à titre d’exemple, d’après Le journal de la chaussure française, Revue professionnelle du commerce et de l’industrie, septembre 1940, les trois quarts des usines de chaussures situées en zone occupée ne peuvent honorer les commandes de la zone sud.
(8) On compte près de deux millions de prisonniers de guerre.
(9) On reste confondu devant l’inflation législative réglementant des faits secondaires de la vie privée comme la taille des pantalons pour garçons de moins de 16 ans, la longueur maximale des ourlets…
culaire de mentalités (10). Ceux qui reçoivent des suppléments comme les travailleurs manuels sont jalousés par les employés qui doivent se contenter de leur maigre dû. D’après les calculs d’un nutritionniste de l’époque, en septembre 1940, la ration de base équivaut à 1 325 calories par jour contre 3 000 avant la guerre. Au fil des mois, la situation ne cesse de se dégrader et si en théorie les rations de base sont les mêmes pour toutes les régions, en pratique on vit plus ou moins bien selon que l’on habite en ville ou à la campagne. Comme autrefois, le quotidien se réduit à l’obsession de la nourriture. Le « droit au pain » relève du minimum vital en fonction duquel l’opinion réagit. Baisser la ration, c’est toucher au symbole même d’une vie décente. Dans les budgets modestes et ouvriers, la part de l’alimentation revêt une importance primordiale au point d’éliminer le reste. Elle entraîne de vives réactions dans les milieux populaires où les femmes prennent la tête de manifestations hostiles à la pénurie.
Bientôt d’autres contraintes apparaissent. Dès l’automne 1940, le cuir fait l’objet d’une sévère réglementation. En vertu de l’accord du 4 novembre 1940, la France doit livrer au Reich 6 millions de paires de chaussures en cuir pour l’année 1941 (11) alors qu’elle a bien du mal à en produire 8 à 10 millions. Pour répondre à la demande allemande et devant la raréfaction du cuir, l’État intervient de façon autoritaire et institue à partir de janvier 1941 un système de bons d’achat donnant droit à une paire de chaussures pour une période donnée. En juillet 1941, ces bons sont remplacés par une carte de chaussures. Cette intrusion de la sphère publique dans le domaine privé provoque la colère de la population, dont le mécontentement croît encore lors de la promulgation de bons d’achat textiles le 11 février 1941, puis d’une carte de vêtements le 1er juillet 1941. Celle-ci comprend un certain nombre de points (cent points) qui doit permettre l’acquisi-
(10) Dominique Veillon, Vivre et survivre en France 19391947, Paris, Payot, 1995.
(11) Archives nationales, AJ41 179. Voir aussi Dominique Veillon, La mode sous l’Occupation, Petite Bibliothèque Payot, 2014 (3e édition).
tion, suivant un barème entre les articles textiles et le nombre de points nécessaires (12). Toutefois, le Gouvernement reconnaît qu’il est impossible de satisfaire toutes les demandes et que seuls trente points seront honorés ! Des cartes de charbon, de tabac complètent l’ensemble. Tourner la pénurie impose l’apparition d’une culture de guerre avec des symboles forts en ville comme les queues qui font partie du paysage de tous les jours, car, pour se procurer de quoi manger, il faut savoir attendre des heures devant les boutiques. La file d’attente est aussi une forme inédite de sociabilité, le lieu où circulent les nouvelles même les plus incroyables, où courent les rumeurs, la suspicion. Elle possède ses codes particuliers comme le boucheà-oreille. Telle voisine vous fait savoir que tel cordonnier a du cuir d’avant-guerre pour ressemeler les chaussures, aussitôt on se précipite à l’adresse indiquée avec l’espoir d’obtenir satisfaction. À l’inverse, la pénurie peut parfois susciter une certaine réserve assortie de méfiance même envers ses plus proches amis. À la campagne, les déficits ne sont pas alimentaires, mais se caractérisent par le manque d’engrais, de clous, d’essence, de chaussures… Leur culture de guerre se situe sur un autre plan qui tient en ces mots : troc, récupération.
S’accommoder de cette situation demande un effort sans précédent où l’inventivité tient une place essentielle. Pour remédier aux manques, un système de ripostes se met en place qui va de la riposte légale à celle qui l’est moins tel le marché noir (13). Des jardins publics sont mis en culture en milieu urbain, la solidarité familiale joue à plein grâce aux colis de l’oncle de Dordogne ou des cousins de Mayenne. Sur les balcons en ville, les petits élevages ne sont pas rares tandis que le troc est monnaie courante. Quoi de mieux pour obtenir un kilo de beurre auprès d’un fermier qu’une paire de chaussures en bon état. Un paquet de tabac est une mon-
(12) Ainsi une jupe équivaut à 20 points, une veste pour femmes à 50 points, un gilet sans manches à 5 points, un pardessus d’homme à 100 points, ce qui le rend inaccessible.
(13) Il consiste à vendre au-dessus de la taxe à n’importe quel prix des produits introuvables.
naie d’échange appréciée. Quant au système D (14), il fait une entrée très remarquée dans le recyclage des vêtements : on doit apprendre à faire du neuf avec du vieux. Les magazines féminins aident les mères de famille en leur fournissant des patrons : tailler une jupe dans un pantalon du mari prisonnier... Et en fourmillant de conseils : comment rafraîchir une robe usagée, comment la rallonger en intercalant une bande de tissu, etc. Des produits de remplacement (15) apparaissent comme la rayonne, la fibranne ou les semelles de bois censées pallier le manque de cuir. Une teinture pour jambes permet de remplacer des bas qui n’en peuvent plus à force d’être rapiécés.
Le quotidien de guerre et d’occupation se caractérise par une série d’innombrables tracasseries auxquelles se superpose une série d’ajustements qui modifient la façon d’être des Français. Le ravitaillement prend une dimension historique considérable. On voit naître et se multiplier les combines et les astuces pour tenter d’oublier le présent et de s’adapter. Les bombardements, le départ des Allemands, la libération d’une grande partie du territoire ne signent pas l’amélioration de l’ordinaire et l’après-guerre ne signifie pas l’arrivée d’un monde meilleur. Le problème persiste après 1945 face à une population exaspérée qui comptait sur un retour à la normale. Les maisons ou immeubles dévastés, les destructions des voies ferrées et des usines, la désorganisation du pays, les restrictions sévères entraînent un cortège de désillusions d’autant plus dramatiques qu’il coïncide avec le retour des prisonniers de guerre et la découverte des camps de concentration. Il faudra attendre l’aube des années 1950 pour voir se profiler le mieux-vivre tant attendu qui se concrétise avec l’avènement des Trente Glorieuses.
(15) Ou d’après le mot allemand : ersatz
Chapitre 1
La France sous L a tuteLLe aLLemande
l a question des chaussures : obligations et pénuries
Après la signature de l’armistice entre le gouvernement de Vichy et l’occupant, le 22 juin 1940, l’Allemagne contraint d’emblée la France, par une réglementation stricte et directive, à lui livrer des matières premières en quantités importantes.
Progressivement, une législation toute particulière s’installe à la demande et, bien entendu, au profit du Reich, dont le but est de détourner les richesses et les compétences françaises. Chaque milieu (artisanat, industrie, commerce...) est ponctionné et dépouillé en masse de ses marchandises ou de sa main-d’œuvre. Le gouvernement de Vichy collabore à la fois pour asseoir sa bonne volonté, mais également dans l’idée de préserver quelques intérêts en négociant certaines exigences.
Sous couvert d’effort de guerre, l’Hexagone se soumet alors à octroyer au belligérant tout ou partie de ses ressources et de ses produits finis afin d’alimenter le marché allemand.
Le Groupement du cuir, et par déclinaison, celui de la chaussure, n’échappent pas à la règle et sont immédiatement frappés de plein fouet par les sanctions infligées à une France vaincue. Ainsi, le plan Grunberg, mis en place à l’été 1940, indique sans détour les attentes du Reich concernant à la fois la déclaration des stocks de cuir auprès des autorités, mais également la livraison de chaussures par millions de paires. L’occupant, en position de force, adopte un comportement autocrate et s’impose comme l’unique bénéficiaire des biens français, dont les peausseries et les articles chaussants font partie intégrante.
À l’aube de l’année 1941, l’Allemagne enjoint que lui soient livrées 6 millions de paires de chaussures. Les accords du 27 mai, entre le général Grunberg et le gouvernement de Vichy, mentionnent alors le détail comme suit : « 2,9 millions de paires de chaussures et 2 millions à titre de bons pour les services de la Wehrmacht ainsi que 575 000 paires de chaussures de ville pour homme et 525 000 paires de chaussures de ville pour femme, soit 6 millions de paires de chaussures dont 4 millions provenant de livraisons directes et d’export vers l’Allemagne, et 2 millions de paires issues de l’achat sur le territoire français (1) » Il est alors évident qu’un impératif de cette envergure dans le contexte rencontré n’annonce rien d’autre qu’un gigantesque déséquilibre entre la capacité de production nationale et les attentes de l’occupant.
La France, qui fabriquait environ 70 millions de paires de chaussures en cuir par an avant la guerre, ne parvient à en produire que 8 à 10 millions en 1940 et se retrouve, en sus, assujettie à une sommation qui bouleverse ses priorités. Elle doit jongler avec les ponctions à la source et le respect des délais impartis pour honorer cette nouvelle injonction. La pénurie de cuir, prélevé par le Reich, pose problème. Il est décrété que les tanneries de la zone occupée doivent réduire leur activité de 40 % par rapport à la production de l’année 1939, dont seule la moitié est destinée à la population civile, soit une quantité dérisoire. Les Allemands ne laissent qu’une infime partie des stocks pourtant déjà bien réduits alors qu’il faut répondre à une exigence élevée et assurer a minima la fabrication de chaussures destinées aux civils français.
Afin de structurer la production, l’Administration voit se développer une multitude de Comités d’Organisation destinés à régenter et coordonner la répartition des matières premières et des produits finis. Le Comité Général d’Organisation du Cuir créé par décret du 29 octobre 1940 et dirigé par Régis Ribes (2) , se voit attribuer la direction d’ensemble de l’Industrie du Cuir et du commerce en découlant. Le Comité Chaussures qui s’y rattache regroupe, à lui seul, toutes les industries « ayant pour objet la fabrication des chaussures et pantoufles, la production artisanale de ces articles ainsi que toutes les entreprises commerciales ayant pour objet l’importation et l’exportation de ces produits manufacturés ». Le rôle de ces comités est, avant tout, de transmettre à la section Répartition les informations techniques et statistiques adéquates concernant les réalités de terrain pour fabriquer
spoliations et corporatisme dans le cuir (1930-1950), Florent Le Bot, Sciences Po Presses p. 144.
et/ou livrer des chaussures en quantité. Parfois même, ils interviennent dans la gestion directe des matières et des stocks.
Ainsi, les instructions des autorités font état de la nécessité, pour les fabricants et détaillants en chaussures, de procéder à l’inventaire de leurs réserves afin de le présenter aux contrôleurs ou au répartiteur de la section cuir. En conséquence, c’est l’ensemble de la production et de la marchandise du pays qui est maîtrisée de A à Z, à l’avantage de l’Allemagne, les industriels français étant dépourvus d’autonomie.
Les premières applications sur le terrain commercial ne tardent pas à être adoptées afin de réglementer les problèmes quantitatifs. Le 27 novembre 1940, la vente libre de chaussures en cuir est abrogée, il n’est plus possible d’acheter des articles chaussants tout cuir en commerce. L’approvisionnement des détaillants est entièrement sous contrôle. Les premiers contingentements publics sont appliqués.
Le 28 décembre 1940, les restrictions avancent d’un cran. Cette fois, ce sont directement les fabricants et bottiers à qui l’on impose de se modérer quant à la confection de leurs produits. Une logique d’économie des matières premières leur est ordonnée afin de restreindre les modèles de chaussures autorisés en fonction de l’importance de l’utilisation de peau tannée dans leur composition. Les articles trop « gourmands » en cuir, considérés comme coûteux ou superflus, sont interdits. Le Journal Officiel publie dans la foulée la liste des indésirables et c’est ainsi que les chaussures à tige montante type brodequin (sauf brodequin de travail), botte, bottine et autres articles chaussants définis comme luxueux, car à double ou triple semelle de cuir, disparaissent de la circulation. Il en va de même pour les articles fantaisie et autres accessoires jugés inopportuns. Seule exception tolérée à ces prescriptions de parcimonie : les chaussures orthopédiques réalisées sur ordonnance médicale uniquement.
Industriels et artisans sont pris à la gorge. Pour le seul ravitaillement en cuir ou en accessoires (fers, clous, lacets...), il est indispensable d’user de « monnaie-matière », des bons permettant de se procurer de la matière première en évaluant au plus juste la quantité nécessaire, ainsi que de cartes d’acheteurs nominatives qui lient le fabricant à un fournisseur attitré. Les restrictions et pénuries obligent à justifier toute demande auprès des autorités qui distribuent ces monnaies d’échange au cas par cas, souvent selon un volume mensuel moyen. L’acquéreur doit remettre un coupon au fournisseur pour une commande précise, limitée par l’Administration qui, ellemême, indemnise ensuite le grossiste à réception de la monnaie-matière ou du bon d’achat.
Le Comité du Cuir s’efforce de répartir les tâches et de ventiler les fournitures, mais la longueur administrative incite les professionnels à négocier au marché noir. Une partie des stocks non régulés se vend alors en sous-main, échappant ainsi au contrôle de l’État.
Tout devient compliqué et contraignant, même pour les cordonniers qui, pourtant, n’ont besoin que de peu de matériaux en comparaison avec des entreprises plus conséquentes. Dans un de
ses exemplaires de juillet 1940, Le Petit Courrier (3) publie un article intitulé Le métier de MaîtreBottier est-il en voie de disparition ? et soulève l’interrogation quant à la survie de l’artisanat de la chaussure déjà malmené par l’apparition de l’industrie lourde et de la fabrication en série. Lorsque le correspondant de presse demande si la vente est bonne, le bottier consulté répond : « On vend plus qu’on ne veut, car il est devenu impossible de se réapprovisionner. Toutes les fabriques avaient été réquisitionnées […] ainsi que les stocks de cuirs », ce à quoi le journaliste rétorque : « Nous vivons donc sur les stocks ». La réponse est sans appel : « Oui, mais nous en verrons la fin. […] Il y aura certainement une époque difficile à franchir tant que le réapprovisionnement en peaux ne sera pas normal. »
Dès la première année d’occupation, les articles chaussants se vendent en quantité, nécessité et anticipation obligent, sans qu’il soit possible pour autant de renflouer les commerces, faute de peausserie. Le métier court à sa perte malgré lui. Afin de contourner le manque de travail imposé de facto par la carence en cuir, puis l’interdiction de vendre divers modèles de chaussures, certains bottiers se soumettent alors à la réalisation des commandes de l’occupant, prioritaire et exempté de quelques obligations légales. Cette collaboration volontaire ou forcée permet à nombre d’artisans de continuer à vivre de leur métier. En effet, la réputation du luxe français ainsi que le besoin en articles chaussants incitent les membres de la Wehrmacht à s’adresser au savoir-faire local pour la confection de bottes militaires ou de chaussures de ville, quelquefois même à l’attention de leurs épouses. Il en va de même pour les industriels de la profession, étranglés par les restrictions et incapables de faire face à la crise, dont une bonne partie s’applique à exécuter les ordres allemands. Parfois par choix, souvent sous la contrainte. Le témoignage d’une ouvrière dans une usine de chaussures à Saintes pendant l’Occupation précise que « les Allemands rationnaient les matériaux et apportaient leur propre cuir, de couleur grenat, pour se faire réaliser des chaussures de ville. L’usine concevait également leurs bottes ». En contrepartie, l’entreprise conservait son activité et offrait l’avantage à ses salariés d’obtenir une paire de chaussures en fin d’année (4). Gratification précieuse en ces temps d’indigence.
Début 1942, le paysage industriel se transforme : des entreprises sont radiées par manque d’activité, d’autres pour cause de retard trop important ou d’accusation de ralenti intentionnel. Car depuis 1940, les programmes de fabrication sont étroitement surveillés et gare aux contrevenants ou aux insubordonnés. Les patriotes affirmés qui refuseront de s’aligner sur les exigences mettront la clé sous la porte, dans le meilleur des cas.
carte professionnelle d’acheteur de cuir, section cordonnerie, 1941. la répartition des matières premières a rendu obligatoire la présentation de cartes d’achat pour les professionnels, rationnant ainsi leur approvisionnement en fonction de quantités déterminées par l’administration. Don Pierre Boudet, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
En parallèle des limitations imposées au secteur de la chaussure, le groupement de répartition, qui s’évertue à distribuer de façon homogène les matières premières aux fabricants et les produits finis aux détaillants, se voit confier la surveillance de l’élaboration de chaussures civiles appelées « chaussures nationales ». Ce type d’article, lancé au cours de la Première Guerre mondiale pour standardiser des modèles accessibles à moindre coût, réapparaît dans l’industrie française sous la forme de brodequins de travail, de derbys et de richelieus normalisés selon les conditions prescrites. Les « chaussures nationales » dites « chaussures économiques » sont prévues pour être mises à la disposition de la population à un prix abordable (on en trouvera à partir de 85 francs) et contre la remise de tickets institués à cet effet. La priorité est donnée aux travailleurs et aux personnes à faible revenu afin que le plus grand nombre puisse se chausser d’au moins une paire par an.
Des usines acceptent le marché pour appliquer ce plan sous le contrôle de l’État qui fixe le prix des articles et assure leur distribution dans les commerces. L’Écho de Bretagne du 3 janvier 1941 annonce dans un article intitulé Nous ne manquerons pas de chaussures que « Romans produit près de 80 000 paires de chaussures nationales par mois, les autres centres en produisent près de 1 million dans le même temps », que pour le prix, rien de fixé, mais « on parle de 130 francs pour le richelieu homme, 170 francs pour le brodequin ». Et le quotidien de conclure, plus optimiste que jamais en ce début 1941 : « Que chacun se rassure et ne prête aucune attention aux bobards qu’il n’y a plus de cuirs, plus de clous, plus de lacets, que la carte de la chaussure va être instituée, etc. Et un tas d’âneries plus invraisemblables les unes que les autres. » Force sera de constater, par la suite, que l’avenir de ce présage trouvera une
résonance tout autre. En réalité, la production de ces articles est difficile à assurer sur la durée, car le respect des clauses précises de fabrication est quasiment impossible à appliquer et la carence en matière première est bel et bien concrète, n’en déplaise à ce que relate la presse. Par ailleurs, le stock du ministère de la Guerre sur lequel sont également prélevés des brodequins s’amenuise, lui aussi, à vue d’œil. La pénurie gagne du terrain.
Le Gouvernement français bascule vers une économie dirigée pour orienter le comportement des entreprises et agir selon une logique conforme aux attentes de l’effort de guerre. La zone libre et la zone occupée se retrouvent à la solde du Reich soit par obligation en se soumettant à la spoliation, soit volontairement en collaborant à l’acquittement des commandes allemandes. Vichy est destitué de toute souveraineté, ne maîtrisant pas réellement le système instauré dans le pays. La zone occupée, où se situent les grands centres industriels, couvre près des 3/5e du territoire et les 3/4 des usines de chaussures qui y sont installées sont incapables d’approvisionner la zone libre, la ligne de démarcation entraînant de grosses difficultés pour les échanges commerciaux. La désorganisation totale de l’économie et de la politique intérieure aggrave davantage le problème du contingentement.
Bien entendu, en parallèle de l’incidence des carences en matières premières, différents facteurs viennent influer sur l’amoindrissement de la fabrication : le manque de main-d’œuvre en raison du grand nombre de prisonniers de guerre, de la réquisition de travailleurs et à partir de février 1943 de l’application du STO (Service du travail obligatoire). S’ajoute à cela la destruction d’usines dans les zones de conflit ou leur abandon par les chefs d’entreprise, le pillage et la réquisition du matériel ou des bâtiments par l’occupant, la pénurie des ressources d’énergie indispensables à l’industrie (charbon, essence, électricité...). Autant d’éléments entravant la bonne marche de la confection en masse. Entre 1940 et 1944, la société Charles Jourdan, par exemple, spécialisée dans la chaussure de luxe, verra sa production considérablement s’amenuiser par manque de belle peausserie et de maind’œuvre, passant ainsi de 450 paires produites par jour avec 250 employés, à 300 paires par jour avec 150 employés (5)
Et ce n’est pas tout. Il est à noter qu’un phénomène institué dans l’Hexagone par l’Allemagne nazie eut des conséquences directes sur la raréfaction des articles chaussants : l’aryanisation des commerces. Cette loi raciale, appliquée dès septembre 1940, imposa, entre autres, la fermeture des négoces juifs dont beaucoup travaillaient dans le textile, la pelleterie et le cuir. Ce sont donc autant de détaillants, grossistes, et artisans, éléments indispensables à la branche chaussure, qui furent éradiqués du paysage. Les usines considérées comme à la solde de dirigeants israélites étaient quant à elles assujetties et mises en gérance. L’entreprise André, entre autres, fût l’une des sociétés aryanisées par le Reich et contrainte de produire 140 000 paires de chaussures entre le 1er décembre 1941 et le 31 mars 1942 pour le compte de l’occupant (6)
Début 1942, la ville de Paris ne reçoit que 88 000 paires de chaussures environ pour plus de 2 millions d’habitants. Dérisoire. Le programme de fabrication étroitement cadré par les autorités est, en outre, endigué par l’incapacité des entreprises à combler la béance creusée dans les stocks de produits finis à cause de l’épuisement des réserves de matières premières. Les exigences du Reich ébranlent le mécanisme français. Sur l’ensemble du territoire, la carence en chaussures d’enfants est quasi totale et on estime à une paire pour cinq habitants la disponibilité de chaussures en cuir. En parallèle, la même année, 3 millions de paires de chaussures de ville et 1 million de paires de chaussures de travail sont directement livrées à l’Allemagne par une France inféodée. Les ponctions n’en finissent plus d’affaiblir l’approvisionnement dans l’Hexagone.
le rationnement : contingentement des chaussures et diFFicultés d’approvisionnement
Dès leur arrivée en juin 1940, les Allemands dévalisent les commerces français, profitant de la dévaluation du franc par rapport au mark. En témoigne Robert Wallraf, officier-interprète stationné à Paris, qui mentionne dans ses souvenirs : « Tous les soldats allemands achètent des chaussures. Elles sont très bon marché, quand je vois leur prix, il me semble que je suis un américain qui, profitant de sa puissance économique, brandit en souriant des billets de mille francs et trouve tout very cheap (7) » Pour autant, les détaillants ont interdiction d’augmenter leurs prix afin de tenter de rattraper la perte sur le taux de change de la monnaie d’occupation. Cette folie dépensière n’engendre donc pas la manne financière à laquelle auraient pu s’attendre les marchands en tout genre.
Les consommateurs français, quant à eux, ne peuvent s’aligner sur la fièvre acheteuse de l’occupant et doivent se contenter des « restes » disponibles en boutique. Concernant les chaussures, il ne demeure, bien souvent, dans les magasins que des modèles peu adaptés et dont les semelles trop minces ne supportent pas les nombreux déplacements à pied. Car la pénurie touche toutes les ressources y compris l’essence, et désormais la bicyclette, le métro et la marche sont privilégiés, or pour ce faire, de bonnes chaussures sont nécessaires. (7) Cf. www.les-annees-noires.fr
Mais il devient de plus en plus pénible de s’en procurer après le pillage quasi systématique par les membres de la Wehrmacht. A fortiori plus complexe encore depuis la loi du 27 novembre 1940 prohibant la vente libre d’articles chaussants en cuir. La population se rabat sur ce qu’elle trouve et, en l’absence de consignes claires, les commerçants ne limitent pas leurs ventes, cédant ainsi une forte quantité de leurs stocks. La pénurie accroissant, l’idée effleure peut-être les autorités de faire fermer les échoppes, le temps de lancer un programme de fabrication court et uniformisé visant à ravitailler les détaillants, mais le maintien de l’activité commerciale soutenant le moral des Français en cette période difficile, un autre concept sera appliqué.
Le 3 janvier 1941, le rationnement pour les chaussures civiles est imposé et les bons d’achat sont instaurés. Il devient impossible d’obtenir une paire de chaussures, hors vente libre, sans présenter des tickets de rationnement préalablement délivrés par la mairie sur demande écrite. Tous les biens de consommation sont concernés, devenant l’objet de cartes fixant les conditions de leur attribution en fonction, notamment, de catégories dans lesquelles sont classés les citoyens (E pour les nourrissons, J pour les enfants et les adolescents, V pour les vieillards, T travailleurs de force, etc.) La Première Guerre mondiale ayant laissé des traces, le contingentement est rapidement mis en place par le Gouvernement qui créé un ministère du Ravitaillement chargé de répartir équitablement les produits sur le territoire. Car c’est bien le but premier de la carte de rationnement : établir une égalité sociale face aux manques. Celle-ci restera d’ailleurs en vigueur jusqu’en 1949, le temps que l’économie française se rétablisse et revienne progressivement à la normale.
Pour informer le plus grand nombre au sujet de l’arrêté sur le ravitaillement en chaussures, la presse se fait l’écho des conditions imposées par les autorités. Ainsi peut-on apprendre que chaque consommateur doit procéder à une demande d’attribution de coupons d’achat sur une fiche en y indiquant « nom, prénom, date de naissance, adresse, numéro de carte d’alimentation, situation de famille, profession puis le nombre de chaussures utilisables ou susceptibles d’être réparées », une façon de contrôler au passage le réel besoin en articles chaussants. Bien entendu, il est précisé que la déclaration portant sur les chaussures peut être vérifiée à domicile par des représentants de la loi. La distribution des coupons est ensuite assurée par les maires sous la houlette des préfets après examen de chaque demande par une commission. Enfin, les coupons d’achat attribués donnent droit à l’obtention d’une paire de chaussures « du genre dont ils portent la mention » et « dans toute la France jusqu’à l’expiration d’un délai de trois mois à compter du jour de leur remise ». Les autorités sollicitent la sincérité et la rigueur de tout un chacun pour se limiter, en rappelant que toute
action de confiscation et d’inventaire par
requête déposée par « une personne déjà en possession de deux paires de chaussures d’usage courant utilisables ou réparables » ne sera pas examinée. Les carnets de tickets ne sont valables qu’avec l’estampille, au dos, de la commune les délivrant et tous les achats du porteur doivent y figurer, permettant ainsi de vérifier le nombre de coupons détachés par rapport aux produits obtenus.
De leur côté, les commerçants ont pour objectif de noter scrupuleusement dans un cahier chaque transaction effectuée afin de prouver leur bonne foi et être à nouveau achalandés. La formalité des tickets de rationnement pour se procurer une paire de chaussures devient péremptoire avec, en prime, l’incertitude quant au délai de délivrance des suivants. La pratique marchande évolue en logique administrative : les bons d’achat conservés par le détaillant servent de garantie pour justifier de la baisse de ses stocks et effectuer une demande de ravitaillement auprès du fabricant qui, à son tour, les présente au Comité du Cuir chargé de décider de la répartition des articles. Un vrai parcours du combattant. Sans compter que la plupart du temps, la redistribution des paires de chaussures dans les commerces pose un véritable problème de fond par le côté aléatoire du réassort. En effet, bien souvent, les attentes des consommateurs ne correspondent pas à la réalité des produits disponibles en boutique. Les modèles proposés par les détaillants ne répondent alors pas à la logique des tickets de rationnement que les clients ont en leur possession. Ainsi devientil compliqué d’honorer des coupons d’achat,
soit par l’absence de la pointure espérée, soit par dissonance entre les modèles de chaussures présentés et ceux qu’octroient les bons. Il n’est pas rare de se voir remettre des paires d’une, voire plusieurs, tailles trop grandes ou encore d’un genre différent de celui qui était attendu. En témoigne cette dame, adolescente à Rennes en 1941 : « Je faisais du 37 en pointure de chaussure, or comme j’étais grande, ma mère avait acheté des chaussures pointure 42 avec des tickets. Je les ai portées avec plusieurs semelles qu’on glissait à l’intérieur pour ne pas les perdre (8) . » Les articles ne conviennent pas, on s’adapte tant bien que mal. D’autre part, en sus de la catégorisation des utilisateurs, les chaussures elles-mêmes sont classifiées selon leur usage pour déterminer qui aura droit à quoi. Car il n’est pas envisageable de les remettre à la population sans avoir, au préalable, défini une règle pour les répertorier et les distribuer. Des priorités sont fixées, généralement au prorata de l’âge, de la condition et de l’activité des citoyens.
Le 16 février 1942, quatre principaux modèles entrent en vigueur, correspondant à des tickets de couleurs différentes : Usage Travail (brodequin à semelle de cuir ou caoutchouc), Usage Fatigue (chaussure basse à semelle de cuir ou caoutchouc avec dessus en peausserie forte), Usage Ville (chaussure basse à semelle de cuir ou caoutchouc) et Usage Fantaisie (toute chaussure à semelle de bois et autre) auxquels s’ajoutent les galoches, les pantoufles, les espadrilles ou assimilés, et les chaussures de sport. Ainsi, selon que vous soyez un homme de la classe laborieuse ou une femme enceinte, vous receviez autant que faire se peut, une paire de brodequins pour travailler ou une paire de souliers « de confort ». Le gaspillage est évité au maximum en distillant au comptegouttes les articles en fonction des profils. Même pour les célébrations de type mariage ou communion, il faut soumettre, en gage d’honnêteté, un certificat de la paroisse permettant la remise de chaussures de cérémonie. Et la patience se doit d’être de mise.
Une habitante de Saintes, adolescente pendant la guerre, témoigne que devant le commerce en chaussures de son quartier, la file d’attente ne dégrossissait pas. Sur appel du détaillant, les clients entraient successivement pour essayer un modèle imposé suivant le genre et la pointure présentés sur le ticket de rationnement. Le choix de la couleur ou du style n’était pas permis, on vous remettait ce qui vous revenait en fonction du stock et de votre catégorie, souvent un « genre de sandale plate à bride et à semelle de bois pour les femmes et les jeunes filles (9) », dixit le témoin. Il était d’ailleurs inutile de tenter de s’approvisionner auprès d’un autre commerçant, car l’inscription sur liste chez un fournisseur attitré était obligatoire, justement dans l’optique de canaliser les achats et d’empêcher les consommateurs de courir les boutiques. Et il en était de même pour la réparation des chaussures qui nécessitait, pour la clientèle, d’être répertorié dans le registre du cordonnier de quartier.
panonceau du syndicat des détaillants en chaussures d’angers et du maine-et-loire concernant les articles chaussants en vente libre. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
Les Allemands, quant à eux, conservent leur avantage sur la population grâce à des bons d’achat spéciaux leur permettant d’acquérir des chaussures auprès des détaillants. En mai 1941, 650 000 paires de chaussures « fantaisie » sont réservées aux consommateurs germaniques dans les commerces de l’Hexagone. Ce privilège aura pour conséquence de creuser encore davantage le fossé entre occupants et occupés, les Français se sentant dépouillés par un ennemi profitant des largesses que lui offrent la priorité et la facilité d’achat. L’effet indésirable de la razzia sur les boutiques résonne instantanément en aggravant la pénurie de chaussures alors qu’un très grand nombre de tickets de rationnement ont été délivrés aux citoyens. Le système ne suit plus, les besoins sont inversement proportionnels aux articles disponibles. La mainmise de la clientèle germanique sur les produits déstabilise l’équilibre précaire que tente d’instituer l’Administration française.
Progressivement, l’ensemble du processus de rationnement devient un casse-tête sans nom. Les détaillants ne peuvent être approvisionnés que dans les catégories de chaussures pour lesquelles ils ont remonté les bons d’achat au répartiteur. Autrement dit, si le consommateur a besoin d’articles « Usage Fatigue », mais que les commerçants ne sont renfloués qu’en « Usage Travail », l’offre ne correspond pas à la demande. À cela s’ajoute la contrainte des saisonnalités, des pointures, du déplacement des populations, du transport des marchandises... Autant de facteurs qui consolident le chaos du circuit de distribution.
Pour tenter de pallier le manque et de contourner les restrictions, le trafic de faux coupons s’organise. Certains en achètent même au marché noir. Au-delà de l’acte illégal, l’intention reste vaine, car les stocks sont inexistants et le fait de posséder des bons d’achat ne garantit plus l’obtention d’articles chaussants.
Néanmoins, il demeure la possibilité de payer en espèces sonnantes et trébuchantes pour acquérir des chaussures en vente libre, confectionnées par les fabricants et les bottiers selon les quantités autorisées de matériaux contingentés ou hors rationnement. Ces modèles sont achetables en commerce sans tickets, mais pour une paire de chaussures en vente libre, il faut compter en moyenne 200 francs de l’époque soit à peu près 1/5e du salaire moyen d’un ouvrier non qualifié.
En 1939, les chaussures Usage Ville pour hommes sortaient à environ 165 francs pour atteindre plus de 700 francs (10) en 1945. Idem pour les chaussures Usage Ville de femmes qui se vendaient aux alentours de 135 francs en 1939 et plus de 500 francs en 1945 (11). À titre indicatif, le catalogue des Galeries Lafayette pour l’année 1943 propose le derby femme Usage Ville au prix 202 francs et un modèle « fantaisie » à 260 francs. L’inflation est constante à mesure que les matières premières se raréfient et que les articles chaussants en pâtissent. Concernant les chaussures dites populaires, la normalisation des articles et la faible qualité des matières employées participe de la baisse des prix, car en réalisant des gammes de qualité moyenne standardisées, le choix et la variété ont été annihilés au profit de l’économie. Ceci étant, peu de personnes ont encore les capacités financières d’accéder à ce genre de produit, si basique soit-il. Et sous l’Occupation, les priorités sont multiples, alors comment surmonter la flambée des prix de certaines denrées ? L’argent fait défaut, tout autant que la nourriture, le charbon, les vêtements, l’essence, et diverses marchandises indispensables. Se chausser représente donc une préoccupation parmi des dizaines d’autres (12)
Les marchés aux puces deviennent alors une solution alternative. Il est possible d’y faire des achats sans utiliser les cartes et les coupons, ou de procéder au système de troc. La foire à la récupération déploie des étals d’objets d’occasion en tout genre. C’est alors que prend forme et se répand l’expression « d’avant-guerre »
(10) La valeur s’entend en anciens francs.
(11) Cf. tableau de prix d’articles chaussants en annexe.
(12) Henri Amouroux estime à 7 % les dépenses consacrées par un ménage à l’habillement contre 70 % à l’alimentation, dans son ouvrage La vie des Français sous l’Occupation
pour désigner tout ce qu’il est possible de dénicher et fut fabriqué avant 1940. Les chaussures parfois font partie de ces produits d’un quotidien révolu que l’on dégote au détour d’un lot d’articles négociés à même la rue. Mais elles ne sont pas foison, car très souvent, par nécessité, on conserve jalousement et on use jusqu’à la corde les paires que l’on avait achetées avant le début du conflit. Le marché parallèle lui aussi propose d’acquérir sous le manteau des paires de chaussures « tombées du camion » ou encore obtenues de bonne foi à l’aide de tickets de rationnement, mais revendues à prix d’or au plus offrant. Ainsi en témoigne cette dame de Rennes, âgée de 15 ans en 1942 : « J’avais refusé d’en acheter une paire au marché noir par une amie, car les chaussures en cuir coûtaient 650 francs en espèces, c’était trop cher pour moi, j’étais en 3e et mon père était prisonnier (13) » Pire encore sont les tarifs annoncés pour 1943 dans le Journal de Vézelay (14) rédigé par l’écrivain Romain Rolland entre 1938 et 1944 : « Ma femme se plaignait qu’une paire de chaussures, non en cuir, mais sur liège, qu’elle marchandait rue des Pyramides, lui ait été faite 2 800 francs (qu’elle a refusée). Claudia dit qu’on en vend à 5 ou 6 000 francs et que les clients affluent. » Ceux dont les économies sont conséquentes n’hésitent donc pas à payer le prix fort. Aux frontières, un trafic se développe par l’intermédiaire d’individus qui partent à l’étranger chercher des marchandises introuvables en France, telles que les chaussures, mais la plupart du temps ils se font interpeller à bord des trains et se font tout confisquer par les autorités, intransigeantes avec la resquille.
Petit à petit, par nécessité ou par obligation, un procédé va alors prendre forme dans les foyers français et même au sein de la corporation professionnelle : user du système « débrouille » pour confectionner des chaussures avec des méthodes simplistes, pour ne pas dire archaïques, et des matériaux atypiques.
(13) Notes écrites du témoin en 2014.
(14) Édition établie par Jean Lacoste chez Bartillat.
la collection du musée des métiers de la chaussure
Les articles du quotidien représentent ce que l’on pouvait trouver de standard sous l’Occupation. Entre « chaussures nationales » fabriquées en masse par l’État et modèles basiques conçus en série par les fabricants habilités, on ne distingue que peu de choix dans ce que le rationnement permettait aux Français de se procurer. Derbys, sandales et compensés constituent la majorité des chaussures que l’on trouvait, difficilement d’ailleurs, en commerce et en cordonnerie. La double peine qu’imposait la restriction obligeait les citoyens à faire la queue avec des tickets d’achat dans un magasin attitré, mais les voyait aussi fréquemment se faire remettre des chaussures inadéquates en termes de pointure ou d’usage. Ces articles chaussants étaient réalisés dans des coloris ordinaires et avec des matériaux de qualité peu noble : croûte de cuir, carton, aggloméré de liège, synderme, toile forte, et bien entendu le bois pour les fameuses semelles. De confort spartiate, il fallait pouvoir supporter la marche pendant parfois des heures avec ces chaussures qui répondaient avant tout à une nécessité davantage qu’à un effet de mode.
le quotidien la collection
sac à main réalisé en chutes de cuir. Prêt René Lefort. chaussure de femme en cuir se laçant par l’arrière, à semelle de bois compensée. L’avant de la semelle présente une articulation qui lui permet de s’ouvrir pour faciliter le mouvement du pied dans la marche. Ce modèle était fabriqué dans le Choletais et commercialisé dans la cordonnerie Baudouin à Gourgé (Deux-Sèvres). Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
détail de l’articulation sur une chaussure pour femme à semelle de bois compensée. Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
ensemble masque à gaz : Boîte de rangement cylindrique pour masque à gaz. Masque à gaz déposé dans un grand sac à main réalisé en chutes de cuir. Sous l’Occupation, les sacs des femmes s’agrandissent par nécessité afin d’emporter un maximum de choses en cas de départ précipité. Prêt René Lefort (pour l’ensemble).
paire de derbys pour homme en cuir noir, montés sur semelles de bois flexibles et talons de bois protégés par des bonbouts en caoutchouc. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
carnet, tickets et bons de rationnement pour chaussures, carte de textile Carnet : prêt Sandy Antelme. Tickets et carte : don Pierre Boudet, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire d’escarpins « fantaisie » fin années 1930, début des années 1940, « d’avant-guerre », ressemelés avec des patins de bois flexibles. Modèles estampillés « Victoria, Haut-Luxe, Paris ». Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de sandales pour femme en cuir, montées sur semelles de bois rigides protégées par des bandes de caoutchouc. Ces modèles sont datés de 1942. Don Mme Abel, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de derbys pour femme composés de feutre et de renforts de cuir, montés sur semelles de bois rigides protégées par des patins de caoutchouc. Ces modèles sont datés de 1943. Don Mme Abel, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
sandale en tressé synthétique de couleur rouge, montée sur un socle de liège compensé protégé par une semelle d’usure en bois naturel.
Marque « Impérial » (Aixe-sur-Vienne, Haute-Vienne). Fonds Neuville, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
sandale en tressé synthétique de couleur marron, montée sur une semelle compensée en bois sculpté munie d’une articulation. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
ensemble « départ » : valise en cuir, chapeau de femme en feutre noir, sac à bandoulière en cuir naturel, tickets de rationnement, autorisation de circuler, paire de chaussures pour femme en cuir type lamballe à patins de bois flexibles, revue La Semaine du 12 mars 1942, téléphone en bakélite années 1940.
paire de chaussures pour femme en feutre noir, montées sur des patins de bois flexibles prolongés par des talons semi-compensés en bois. Les lacets sont munis de pampilles de bois. Les semelles de propreté sont en liège. Modèles commercialisés dans une cordonnerie de la région de Rennes (Ille-et-Vilaine). Don Sandy Antelme, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
chaussures pour femme en feutre, fermées par des cordelettes munies de pampilles de bois et montées sur des semelles de bois compensées. Modèles identiques, de couleurs différentes. Fonds Neuville, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
ensemble « hiver » : béret en faux astrakan et ruban de textile (non griffé). Prêt René Lefort. Guêtre en feutre noir à lacets sur derby en feutre noir, guêtre de ville à boutons en feutre noir, richelieu pour femme en feutre noir, guêtre à fermeture éclair en fausse fourrure. Les guêtres permettaient de mieux protéger du froid le bas de la jambe en période hivernale et se portaient également pour pédaler à bicyclette. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
vue de la semelle d’un compensé en bois pour femme protégé de l’usure et de la glissade par des rondelles de caoutchouc. Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
détail intérieur d’un derby pour homme : la semelle de propreté est en papier kraft, sur lequel est apposé le tampon de la marque « Delta »
(Chaussures Libertas, Romans-sur-Isère, Drôme).
Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
derby pour homme en cuir, monté sur une épaisse semelle de bois rigide. Marque « Delta »
(Chaussures Libertas, Romans-sur-Isère, Drôme). Ce genre de chaussure évoque le style « swing » défendu par certains jeunes hommes dès 1942.
Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
trio de souliers pour femme, en cuir et croûte de cuir, montés sur différents semelages : semelle flexible sur compensé en bois et patins en bois flexibles dont les stries sont découpées de manière variable. Ces chaussures sont présentées sur des boîtes d’origine issues d’un fonds de commerce de La Flèche (Sarthe). Fonds Chauvin et Leblé, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
sandale de femme en toile forte de couleur kaki, montée sur socle compensé en bois protégé par des rondelles de caoutchouc. Marque « Morpho » (Boussay, Loire-Atlantique) commercialisée dans la cordonnerie Baudouin à Gourgé (Deux-Sèvres). Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
ensemble « retour de ravitaillement » : sac à main en chutes de cuir (prêt René Lefort), paire de richelieus pour femme en simili cuir, montés sur patins de bois flexibles et talons de bois (collection du Musée des Métiers de la Chaussure), monnaie, cartes et tickets de rationnement (prêts divers).
paire de chaussures « de confort » en feutre bleu bordé de fausse fourrure, montées sur semelles de bois rigides et talons de bois, les semelles de propreté sont en papier. Ces modèles étaient commercialisés par la cordonnerie Baudouin à Gourgé (Deux-Sèvres). Fonds Chauvin. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure. paire de pantoufles en feutre gris, surmontées de pompons en synthétique, avec talons en bois fixés sur des semelles en carton et protégés par deux pièces de cuir. Le tampon sous la semelle mentionne une fabrication en mars 1943 par la manufacture « Denat et Vallin » (Chambéry, Savoie). Don Claude Tiano, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de galoches pour femme en cuir bordées de fausse fourrure, montées sur semelles de bois rigides. Prêt René Lefort.
paire de galoches d’enfant en cuir, montées sur semelles de bois rigides. Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de souliers pour femme type charles ix en textile avec semelles en synthétique, montées sur talons en bois protégés par des pièces de cuir. Les semelles de propreté sont en carton. Le tampon sous la semelle mentionne une fabrication en mars 1943. Don Claude Tiano, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de derbys pour femme en simili cuir marron, montés sur patins de bois flexibles et talons en bois protégés par des rondelles de cuir. Les semelles de propreté sont en papier de couleur verte. Fonds Neuville, collection du Musée des Métiers de la Chaussure. paire de derbys pour femme en simili cuir noir, montés sur patins de bois flexibles et talons en bois. Les semelles de propreté sont en liège. Fonds Neuville, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
derby pour femme en cuir bordeaux, très usagé, monté sur semelle de bois rigide protégée par un patin de caoutchouc de marque « Bergougan » et un bonbout de caoutchouc de marque « Wood Milne ». Un empiècement en textile a été ajouté à l’intérieur, sur la doublure, probablement pour recouvrir une usure due au frottement du talon. Don Jean-Yves Audouin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de galoches pour homme en cuir, montées sur semelles de bois rigides protégées par des rondelles et des bonbouts en caoutchouc. Ce genre de modèle se portait surtout en usage « travail ». Don Jean-Yves Audouin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de derbys pour femme en feutre bleu marine et renforts de cuir noir, montés sur d’épaisses semelles de bois peintes de couleur bleu marine et protégés par des patins de caoutchouc de marque « Bergougnan ». Don JeanYves Audouin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
paire de galoches pour femme de type derby en cuir, montées sur semelles de bois rigides. L’avant-pied des semelles est protégé par des patins de caoutchouc de marque « Bergougnan, Le Gaulois » et les talons, par des fers. Don Jean-Yves Audouin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
chaussure de femme à bout ouvert, en textile synthétique recouverte de pièces de tissu, fixée sur une semelle de bois rigide. Marque « Impérial » (Aixe-sur-Vienne, Haute-Vienne). Fonds Neuville, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.
1940-1944 se chausser sous l’OccupatiOn
Entre 1940 et 1944, la population française subit le rationnement et la saisie de nombre de produits usuels, le vêtement et les matériaux qui le composent ne faisant pas exception. Les codes de l’habillement s’en trouvent ainsi bouleversés : la nécessité de se vêtir et de se chausser entraîne la création d’articles particuliers conçus à partir de matériaux de substitution. Les chaussures subissent elles aussi des transformations spectaculaires, nées de la contrainte et du système D.
Comment se chaussait-on sous l’occupation allemande ? Toute l’ingéniosité et l’originalité de cette époque de pénurie sont à découvrir au gré de la collection exceptionnelle du Musée des Métiers de la Chaussure. Semelles de bois, talons en lièges, rubans, tissus doublés de peau de lapin… Ce livre révèle des modèles aussi intrigants qu’atypiques et dévoile ainsi tout un pan de la vie quotidienne des Françaises et des Français sous l’Occupation.