Bernard Agreil Gilbert Vaudey
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Je dédie ces photographies à ma femme Monique, mes enfants Fabien, Cyril et Magali, mes petits-enfants Aurélien, Léane, Benjamin, Lisa, Bastien, Jeanne et les prochains, mon père, grand amateur-photographe, et ma mère qui m’a fait aimer les livres.
Bernard Agreil Un soir d’hiver 1962, je fus ébloui par la magie des illuminations du 8 décembre dans le Vieux-Lyon, tradition religieuse qui ne s’appelait pas encore Fête des Lumières. Amateur d’images depuis l’âge de 14 ans, c’est muni d’un Semflex 6x6 d’occasion, appareil personnel de son photographe et cadeau de mon père pour mon bac, que je parcourus les rues Saint-Jean, Saint-Georges et SaintPaul, appareil sur pied et chargé de pellicule noir-blanc. Le format carré et la visée reflex verticale convenaient bien à cette atmosphère nocturne, avec ses ombres profondes et stables, à peine animées par le scintillement des flammes de milliers de lumignons placés par les Lyonnais sur le rebord des fenêtres. C’est en 1967, étudiant en photographie que je revins sur les lieux de mes premiers émois, armé cette fois d’un Nikkormat 24x36 et d’un Nikon F Photomic, munis d’un objectif 50 mm et d’un grand angulaire 28 mm, plus adaptés au reportage. J’ai arpenté en tous sens les rues, venelles, traboules et escaliers, en quête d’émotions suscitées par la vie intense qui les animait. Le recul qu’apporte naturellement l’objectif de 28 mm oblige à se rapprocher des personnages, tout en conservant le décor dans lequel ils s’inscrivent, avec des perspectives éclatées. Au-delà de la vétusté du quartier et de la pauvreté qui y régnait, cette vie de la rue, ces enfants, ces artisans, ces commerçants appartiennent à un monde irrémédiablement perdu. C’est pour raviver la mémoire de ces personnes que je publie aujourd’hui, avec la complicité de l’écrivain et historien Gilbert Vaudey, cet album.
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Un arpenteur du Vieux-Lyon Gilbert Vaudey
Les premières images posent le décor. Celui-là on l’identifie sans l’ombre d’une hésitation, on le reconnaîtrait entre mille au léger vertige de rêverie géométrique qui gagne à chacune des apparitions de l’étagement presque abstrait des plans de tuiles de ses toits, à l’élan des hautes cheminées qui en jaillissent. Saisie en quelque sorte classique et ouverture obligée. Quatre siècles auparavant, un védutiste hollandais ou flamand demeuré anonyme avait, sur le chemin de l’Italie, fixé une pareille vision de ce qui n’était pas alors le « Vieux- Lyon ». Depuis les pentes qui le surplombent, mais selon un point d’observation plus méridional, il avait, de part et d’autre de la cathédrale et de ses dépendances, fait un large sort à Saint-Georges et à Saint-Jean et mis en évidence une densité du bâti que la photographie illustre à son tour. L’une et l’autre image franchissent la Saône. Avant 1562 affirment les spécialistes à propos de ce dessinateur venu du Nord. Avant la décennie 1970 se dit-on à considérer sur le cliché l’état des immeubles du quai, côté Presqu’île, et celui du quai lui-même. Cette échappée hors du quartier – la seule si l’on excepte un regard au niveau des toits sur la colline de Fourvière et la basilique qui le dominent –, ce saut par-dessus la Saône (qu’on ne rencontrera plus) est tout sauf anecdotique. La destruction, rive gauche, de certains des immeubles situés entre la rue Mercière et le quai, fut à bien des égards la monnaie d’échange consentie pour la préservation de la rive droite. Maintenant que le Vieux-Lyon – désigné tel et devenu destination touristique – s’alourdit de toute une signalétique, il est permis de regretter que l’une au moins de ses entrées, à côté de tant de panneaux indicateurs, ne s’orne pas de l’un de ces « panneaux vindicatifs » que, dans Paris, musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement, Thomas Clerc propose d’ériger. « Passant, souviens-toi (c’est sous cette forme directe qu’il les imagine) : ce quartier préservé par sa position périphérique à l’époque de la grande expansion industrielle de Lyon, le maire Édouard Herriot avait protesté quand, en 1938, l’architecte en chef du département du Rhône avait obtenu qu’une partie – l’ensemble des immeubles de Saint-Jean – en fût inscrite à l’inventaire des
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monuments historiques. À la même époque, la « Société d’embellissement » de la ville avait distingué le projet d’un architecte prix de Rome, Pierre Bourdeix, qui prévoyait de raser les immeubles anciens de ce secteur et de n’y conserver que la cathédrale, le palais de Justice et l’hôtel de Gadagne. Souviens-toi : une génération plus tard, le maire Louis Pradel projetait d’y ouvrir une voie de liaison routière rapide entre la Presqu’île et les hauteurs de l’ouest. Ce quartier t’appartient : fie-toi à l’attraction qui guide tes pas. » Malgré tant de mises en péril, l’essentiel du Vieux-Lyon a en effet échappé au désastre qu’aurait signifié sa destruction. À cause d’une situation devenue marginale d’abord, par un effet de la crise économique des années 1930 et du ralentissement de l’activité qui en a résulté ensuite, grâce enfin à l’action entreprise au sortir de la Seconde Guerre mondiale par l’association créée en vue de sa sauvegarde. Long combat, désormais bien documenté, qui ne connut une tournure décisive que lorsque, en vertu de la loi Malraux du 4 août 1962, cette association, la « Renaissance du Vieux-Lyon », présidée par Régis Neyret, put réclamer le classement en secteur sauvegardé et l’obtint par un arrêté ministériel du 12 mai 1964. (Encore fallut-il continuer à ferrailler avec l’architecte en chef des monuments historiques, qui prévoyait des destructions massives, et manœuvrer face à la mauvaise volonté d’une municipalité qui ne rendit véritablement les armes qu’en 1968.) C’est ce secteur sauvé, mais à peine effleuré par les travaux, que Bernard Agreil a arpenté et une première vertu de ses photographies est de mettre en lumière cette réalité, mal imaginable par qui ne l’a pas connue, d’un quartier qui, malgré l’héritage historique, ne tranchait pas si vivement que cela sur les autres. L’entreprise de ravalement engagée à Paris, autre initiative de Malraux, n’avait pas gagné jusqu’ici, les pavés partout visibles demeuraient un attribut général de la ville, comme, malgré une vague annonciatrice de fermetures, ateliers, boutiques et commerces du quotidien. Les classes populaires n’avaient pas dû s’établir massivement en périphérie. J’ai sous les yeux Lyon et son agglomération, l’étude sur le devenir de la ville que le géographe Jacques Bonnet a publiée en 1975. Les quelque vingt-quatre hectares du secteur nouvellement sauvegardé abritaient, à la fin des années 60, plus de dix mille habitants, soit une forte densité de 416 habitants par hectare. 4057 logements distribués entre environ cinq cents immeubles accueillaient
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cette population que sa répartition professionnelle décrit comme majoritairement très modeste : 42,8 % d’ouvriers, 8,7 % de gens de service, 20,2 % d’employés, ces statistiques parlent d’elles-mêmes. Deux autres données achevaient de caractériser cette société : le pourcentage élevé de personnes âgées – 13,8 % des résidents avaient plus de soixante-cinq ans – et la forte composante immigrée : 15,6 % en moyenne, avec des pointes à 20 % rue Saint-Georges ou montée du Gourguillon. Un surpeuplement des logements résultait de cette situation : plus de 60 % d’entre eux ne possédaient qu’une ou deux pièces et on comptait en moyenne 1,24 personne par pièce. Beaucoup de propriétaires avaient rentabilisé leurs grands appartements en les divisant autant que possible ; d’autres – marchands de sommeil affirmés – en les transformant en hôtels de dernière classe ou en chambres garnies où s’entassait la population récemment immigrée, essentiellement d’origine maghrébine. Absence fréquente de tout-àl’égout, manque des commodités les plus élémentaires, murs lépreux et noircis : observés depuis la rue ou une cour intérieure, la plupart des immeubles évoquaient moins l’ancienneté et la profondeur historique que la vétusté et les ravages du temps. Situation que relativisait, il est vrai, le souvenir d’un sort communément partagé il y a peu et qui, à l’occasion, associait à cette gêne le luxe d’une terrasse ou d’un jardinet suspendu. L’animation des rues reflétait les besoins de cette population nombreuse, avec ces magasins que nul n’aurait songé à appeler de proximité, tant ils étaient peu concurrencés encore, et ces lieux, variations sur le thème du débit de boissons, piliers de la sociabilité locale. Boutiques et ateliers témoignaient de modes de production déjà condamnés, mais dont la disparition, aussi accélérée qu’irrémédiable, ne se ferait spectaculairement sentir qu’une décennie plus tard. Selon Jacques Bonnet toujours, on y recensait, en 1967, 92 commerces alimentaires, le double d’enseignes marchandes de nature diverse et 49 cafés, en sorte qu’aux difficultés rencontrées par tant d’habitants se mêlaient les saveurs partout présentes de la vie comme elle s’invente et comme elle va. Pour un maigre sursis désormais, beaucoup de quartiers de Lyon fonctionnaient comme des villages. Le quartier Renaissance en était un, assez étendu pour changer d’aspect selon ses paroisses : résolument pauvre au sud, du côté de Saint-Georges, pénétré par la ville moderne au nord, à Saint-Paul, concentrant dans SaintJean, sans les réunir toutes, les puissances atmosphériques qui, autant que la mémoire historique, donnent son identité au lieu.
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À la fin des années 1960, le jeune photographe Bernard Agreil tombe sous le charme du Vieux-Lyon, de ses traboules et de ses ruelles pavées. Davantage encore, il se montre attentif à ses habitants et passants. Muni de deux appareils Nikon, il saisit en une trentaine de pellicules le charme simple du quotidien qui animait alors les quartiers Saint-Jean, Saint-Paul et Saint-Georges. Un demisiècle plus tard, l’écrivain Gilbert Vaudey se laisse porter par ces images, et évoque à son tour le VieuxLyon d’avant la sauvegarde du secteur historique. À travers le regard de deux arpenteurs passionnés par leur ville natale, « Vieux-Lyon, années 1960 » redonne vie au tableau d’une société disparue, en quelques instantanés qui sont autant de trésors inestimables.
Bernard Agreil est né en 1943 à Lyon. Il a exercé simultanément les activités de photographe-auteur, réalisateur de diaporamas multivision, professeur à l’École nationale des beaux-arts de Lyon, et photographe publicitaire. Il a collaboré avec des agences de presse, des magazines, des éditeurs, et réalisé de nombreuses expositions.
Gilbert Vaudey est né en 1945 à Lyon où il vit et a enseigné jusqu’en 2006. Il était alors professeur d’histoire en hypokhâgne et khâgne au lycée du Parc. Écrivain, il s’est notamment attaché à décrire sa relation à la ville qu’il habite et a publié en 2013 Le Nom de Lyon aux éditions Christian Bourgois.
25,00 € TTC ISBN : 978-2-917659-68-7 Dépôt légal : janvier 2018 www.editions-libel.fr