Une étrange défaite ? Mai-juin 1940 (extrait)

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UNE ÉTRANGE DÉFAITE ? MAI - JUIN 1940


À la mémoire de Claude Landragin

Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition organisée au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation

UNE ÉTRANGE DÉFAITE ? MAI-JUIN 1940 Du 23.09.2020 au 21.03.2021 Sous la direction d’Isabelle Doré-Rivé, directrice du CHRD Et le commissariat de Gilles Vergnon, historien Secrétariat de rédaction Marion Vivier, attachée de conservation


05 PRÉFACE Jean-Dominique Durand

10 LYON, PRINTEMPS 1940 Isabelle Doré-Rivé

26 UNE DÉFAITE INÉLUCTABLE ? Olivier Wieviorka

36 UNE ÉTRANGE DÉFAITE ? LES ALLEMANDS ET LA CAMPAGNE DE 1940 Stefan Martens

44 « RETHEL » Joseph Kessel, 20 mai 1940

54 DÉFAITE MILITAIRE, REVANCHE POLITIQUE

74 « TOUT LE MAL VIENT DE 1940 » ?, MYTHES ET MÉMOIRES D’UNE DÉFAITE INADMISSIBLE Gilles Vergnon

82 « ET CE FUT LA DERNIÈRE NUIT DE DUNKERQUE » Joseph Kessel, 8 juin 1940

92 CAHIERS D’IMAGES Une drôle de guerre Les forces en présence Le temps des combats Les séquences politiques Le sort des populations civiles

140 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

Philip Nord

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CONTRIBUTIONS ET REMERCIEMENTS

L’ENJEU IMPÉRIAL Yves Santamaria


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Marc Bloch (1886-1944) Collection Yves Bloch, DR


PRÉFACE JEAN-DOMINIQUE DURAND

Il faut saluer l’initiative du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, qui a le courage d’organiser une grande exposition sur la défaite française de 1940. Il n’est pas facile de revenir sur une défaite qualifiée par Gilles Vergnon de « honteuse ». Celle-ci hante depuis 80 ans la mémoire nationale. Marc Bloch, tout à la fois témoin, acteur et historien, l’a désignée comme le « plus atroce effondrement de notre histoire », ou plus sobrement « une incroyable défaite », ou plus subtilement, « l’étrange défaite ». L’analyse qu’il fit sur le moment, entre juillet et septembre 1940, a peu vieilli au regard de la recherche historique la plus récente, dont ce catalogue rend compte. En même temps, il donnait une belle leçon de méthodologie d’approche du temps présent. Sans doute partageait-il ce conseil donné par son ami Lucien Febvre à la rentrée de 1941 à ses étudiants de l’École normale supérieure : « Entre l’action et la pensée, il n’est pas de cloison. Il n’est pas de barrière. Il faut que l’histoire cesse de vous apparaître comme une nécropole endormie, où passent seules les ombres dépouillées de substance 1. » Marc Bloch avait les armes intellectuelles pour comprendre son temps. Il a su mieux que quiconque donner des clés d’interprétation. On peut en retenir trois. Il insistait beaucoup sur la sclérose du haut commandement. Il utilisait des 1. Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, rééd. 1992, p. 32.

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06 termes violents, parlant d’une « sclérose mentale », d’une « ankylose du caractère », d’un « commandement de vieillards », de chefs qui en étaient restés à la guerre précédente, d’autant plus qu’ils l’avaient gagnée. Marc Bloch écrit : « Ils ont prétendu, avant tout, renouveler, en 1940, la guerre de 1914-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940. » Il soulevait la question d’une stratégie inadaptée. Il notait que les jeunes talents ne pouvaient guère émerger. Il écrit à propos de l’entrée du général de Gaulle au gouvernement comme sous-secrétaire d’État à la guerre : « Un très récent général de brigade fut bien appelé aux conseils du gouvernement. Qu’y fit-il ? Je ne sais. Je crains fort, cependant, que, devant tant de constellations, ses deux pauvres petites étoiles n’aient pas pesé bien lourd. Le Comité de salut public eût fait de lui un général en chef. » Avec de Gaulle, qu’il ne connaissait pas, il partageait l’idée que l’armée avait été emportée par la force mécanique : puissance de feu, vitesse, « une guerre de la vivacité ». En janvier 1940, le Général écrivait déjà : « Les succès éclatants que l’ennemi a emportés en Pologne grâce aux moteurs combattants ne l’encouragent que trop à pousser largement et à fond dans la voie nouvelle. […] Pour briser la force mécanique, seule la force mécanique possède une efficacité certaine 2. » On retrouve l’essentiel de cette analyse dans son Appel du 18 juin. Et puis Marc Bloch n’oublie pas les responsabilités du peuple français, pointant une « crise de la moralité collective », appelant à « un grand balayage de l’atmosphère ». Les scènes effroyables de l’exode, décrites par Irène Némirovsky ont pu le convaincre de cette nécessité. La défaite de 1940 est bien un événement majeur de l’histoire de la France et sans doute du monde du fait de ses conséquences géopolitiques. Elle permit à l’Allemagne de se retourner contre l’Union soviétique et elle contraignit les États-Unis à mettre en doute leur neutralité. La défaite militaire fut aussi une défaite de l’intelligence (Marc Bloch nota : « Le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave »), une défaite de la démocratie, une défaite pour l’humanité tout entière. La défaite fut trop souvent moquée, tournée en dérision par des films, des chansons, ou exploitée par les milieux collaborationnistes pour mieux écraser la République et nier l’héroïsme des combattants. Mais l’histoire est souvent ambivalente. Cette défaite marqua tout à la fois un effondrement et un 2. Cité par Julian Jackson, De Gaulle. Une certaine idée de la France, Paris, Seuil, 2019, p. 134.


07 formidable sursaut. Dès le 17 juin, Edmond Michelet distribuait à Brive-laGaillarde un tract qui se voulait être une réponse à l’allocution radiophonique du maréchal Pétain appelant l’armée à cesser le combat et annonçant l’ouverture de négociations en vue d’un armistice. Ce tract était un extrait de Charles Péguy : « En temps de guerre celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti3. » Le lendemain, le général de Gaulle, depuis Londres, lançait son appel fameux : « Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. » Le 22 juin, dans un deuxième discours, il attaquait l’armistice à peine signé, qui contredit « l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la Patrie ». Toute son action future découle de ces deux discours fondateurs. Comme l’écrit Julian Jackson, « “De Gaulle” est né4 ». L’année 1940 fut aussi l’année de la résilience, d’actes de résistance d’un courage inouï, qui, isolés certes, n’en préparèrent pas moins la renaissance de la nation. 3. Extrait de « L’Argent », Cahiers de la Quinzaine, XIV, 27 avril 1913, dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque de La Pléiade, 1992, p. 926. 4. Julian Jackson, op. cit., p. 193.



Notes d’Édouard Herriot, 18 juin 1940 Archives municipales de Lyon, 1 II/133

LYON, PRINTEMPS 1940


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LYON, PRINTEMPS 1940

ISABELLE DORÉ-RIVÉ Directrice du CHRD

La déclaration de guerre de la France à l’Allemagne le 3 septembre 1939 ne prend pas les Lyonnais au dépourvu, car elle les fait se projeter dans une perspective déjà éprouvée lors de la Grande Guerre, une vingtaine d’années auparavant : celle d’une ville de l’arrière, épargnée par les combats certes, mais indispensable à la vie de la nation du fait de ses capacités industrielles et hospitalières. Indispensable également, car au cœur d’un réseau de transports et d’échange, à proximité immédiate de la Suisse, pays neutre. Lyon fut à ce titre une ville d’échange de prisonniers de guerre durant le premier conflit. Cette ville-soutien s’était alors également faite ville-refuge, tant pour les blessés soignés dans ses hôpitaux que pour des civils originaires des zones de combats. Épargnée par les bombardements qui avaient visé les grandes villes du Nord de la France, Paris, Reims et surtout celles du Nord-Pas-de-Calais et de Lorraine, Lyon avait lors de la Grande Guerre cependant pris conscience, comme toutes les villes d’Europe, que les populations civiles et les installations industrielles étaient désormais devenues des cibles au même titre que les soldats lors des conflits armés. C’est donc à partir de cette expérience, encore très vivace dans les mémoires, que les Lyonnais et leurs édiles, à l’instar de toute la nation française vont imaginer, mais aussi préparer le futur conflit.


11 LA GUERRE IMAGINÉE La possibilité que la ville soit prise pour cible de bombardements conventionnels voire d’attaques chimiques est parfaitement prise en compte dès 1938 dans l’élaboration du dispositif de Défense passive même si, au fond des consciences, cette éventualité semble tout de même peu envisageable. L’année 1939 est donc consacrée à la mise en place de dispositifs destinés à protéger les civils : repérage des caves susceptibles de servir d’abris, occultation des fenêtres des lieux publics, distribution de masques à gaz à l’ensemble de la population, désignation de chefs d’îlots. Le photographe Émile Rougé rend compte de l’activité déployée par la population, sous l’égide des administrations municipales et de la préfecture pour préparer la ville au conflit imminent. À Lyon, la grande majorité des hommes concernés par la mobilisation de septembre 1939 est affectée dans le nord-est, sur la ligne Maginot. Les familles parviennent à maintenir un lien avec leur « mobilisé » grâce au courrier, à l’envoi de colis et à de nombreux reportages dans la presse. Dès l’automne 1939, Lyon reçoit une première vague de réfugiés : il s’agit en particulier des aviateurs de l’armée polonaise ayant réussi à se replier en France, ils sont environ 3 000. C’est à travers la presse et la radio que les Lyonnais découvrent la gravité de l’offensive du 10 mai, mais aussi parce que la ville est prise pour cible dès ce premier jour, l’aérodrome de Bron subissant un bombardement au petit matin. À partir du 20 mai, les réfugiés néerlandais, belges, mais aussi français du Nord affluent à Lyon et le spectacle de leur détresse rend pour les Lyonnais la guerre immédiatement plus concrète. Le flot va croissant à mesure de l’avancée de l’armée Dans l’imaginaire des réfugiés, allemande. Lyon constitue des « portes Dans l’imaginaire des réfugiés, Lyon constiouvertes vers le calme, loin de tue des « portes ouvertes vers le calme, loin de la tempête guerrière ». la tempête guerrière1 ». De fait, la population et l’administration se mobilisent pour les accueillir au mieux, un service dédié étant alors créé qui recueille les nombreux dons en nature des particuliers. Les scouts notamment sont sollicités : « J’ai les jambes en capilotade parce que je suis allée au Palais de la Foire pour recevoir les réfugiés. Les scouts sont dégagés d’obligation scolaire pour pouvoir aller servir les réfugiés2 », écrit Denise Domenach dans son journal le 24 mai. 1. Éric Alary, L’Exode, un drame oublié, Paris, Perrin, 2010. 2. Denise Domenach, Demain il fera beau, journal d’une adolescente, novembre 1939 - septembre 1944, Lyon, éditions BGA Permezel, 2001.


12 Si les données chiffrées manquent pour quantifier cet afflux, on sait grâce aux services préfectoraux qu’à la date du 5 juin, la ville a d’ores et déjà recueilli quelque 2 074 réfugiés belges. Cependant, la population exprime désormais la crainte que des agents de la « cinquième colonne » ne se soient infiltrés dans les rangs des réfugiés, à la faveur du désordre ambiant.

LA GUERRE RÉELLE Le jour même de l’attaque allemande sur les Pays-Bas et la Belgique, le 10 mai 1940, les grandes villes de France, dont Lyon, connaissent leur premier bombardement : c’est l’aéroport de Bron qui est visé, ce qui suscite l’incrédulité de la population. « Cette nuit, de 5 h 20 à 6 h 45 du matin, nous avons eu une alerte. Nous n’avons pas bougé de nos lits parce que nous ne pensions pas qu’il puisse y avoir un vrai bombardement. Mais les Boches ont bombardé Bron, l’aérodrome qui se trouve à côté de chez nous. Nous avons eu de la veine de ne rien recevoir, mais à Bron, il y a environ 17 morts et je ne sais combien de blessés », écrit la jeune Denise Domenach dans son journal ce jour-là. Dès lors, les alertes, qui contraignent les habitants à se rendre aux abris, vont rythmer le quotidien. Les enfants des écoles de Lyon, dont certains avaient déjà été évacués dès septembre 1939, mais qui étaient pour beaucoup rentrés chez leurs parents durant la Drôle de guerre, sont à nouveau conduits à l’abri, dans les campagnes du sud et de l’ouest de la métropole. Mais cela ne concerne qu’une minorité d’entre eux. Leur départ s’accélère en juin, les derniers convois d’enfants quitteront Lyon les 17 et 18 juin alors que les Allemands sont aux portes de la ville. Les Lyonnais fuient également massivement la ville entre les 14 Le jour même de l’attaque allemande et 17 juin, ayant perçu l’ampleur sur les Pays-Bas et la Belgique, le 10 mai 1940, de la catastrophe à l’annonce de les grandes villes de France, dont Lyon, la chute de Paris. Cependant, ces connaissent leur premier bombardement. départs semblent s’opérer dans un calme et un ordre relatifs contrairement aux scènes de panique vues à Paris quelques jours auparavant. Le 10 juin, alors que la situation militaire est désespérée, la déclaration de guerre de l’Italie, qui s’était affichée non belligérante le 3 septembre 1939, à la France est ressentie comme une véritable trahison, à Lyon encore plus qu’ailleurs, car la ville est traditionnellement tournée vers ce pays et qu’elle compte


13 une importante communauté italienne, dont une grande partie a d’ores et déjà été évacuée. Des incidents violents éclatent : les commerces tenus par des Italiens sont saccagés, des voies de fait sont commises sur des ressortissants italiens à tel point que le préfet du Rhône est contraint d’appeler au calme par la voie d’affiches apposées dans toute la ville. C’est donc un nouveau front qui s’ouvre sur les Alpes alors même que l’armée allemande poursuit son avancée. L’annonce de la prise de Paris, le 14 juin, a anéanti le pays et plus largement l’opinion publique de toutes les démocraties occidentales comme en témoigne la presse de l’époque. L’offensive italienne n’est déclenchée que le 20 juin dans les Alpes du Sud et le 21 dans les Alpes du Nord. Le rapport de force est clairement en faveur des Italiens qui opposent dix-neuf divisions aux six divisions françaises alors en place, beaucoup de troupes de l’armée des Alpes ayant été prélevées pour faire face à l’avancée allemande. Cependant, l’offensive sera partout repoussée, dans des conditions climatiques particulièrement difficiles. Le 17 juin, les Allemands sont au niveau de Mâcon, aux portes du département du Rhône. Le même jour, dans une allocution radiodiffusée, le maréchal Pétain annonce aux Français qu’il va demander un armistice. Des affiches de la préfecture indiquent aux habitants que « le département du Rhône peut être appelé à connaître des heures difficiles », euphémisme qui ne rassure guère les populations qui continuent à quitter massivement la ville, par tous les moyens possibles, trains qui circulent encore, voiture ou bicyclette. Pour Édouard Herriot, qui a suivi le gouvernement à Tours puis à Bordeaux du fait de ses fonctions de président de la Chambre des députés, l’essentiel est désormais de protéger la ville et les Lyonnais restés sur place. Il va donc relayer la demande du préfet Bollaert qui le supplie, dans la nuit du 17 au 18 juin, d’obtenir du nouveau chef du gouvernement, le maréchal Pétain, que Lyon soit, comme Paris quatre jours auparavant, déclarée ville ouverte et donc livrée sans combat à l’ennemi. Dans ses notes, conservées aux Archives municipales de Lyon, Édouard Herriot raconte comment il doit réveiller le maréchal Pétain pour obtenir de lui le statut de ville ouverte pour Lyon3. Cette décision, prise dans l’intérêt de la population civile, est très loin de faire l’unanimité chez les militaires. Le général Olry, à la tête de l’armée des Alpes 3. « Lundi 17, 8 heures 30 : Téléphones (sic) que je crois les derniers de Bollaert et de ma femme. Elle me dit que j’ai bien fait mon devoir et qu’elle m’aime beaucoup. Bollaert m’annonce pour plus tard de graves difficultés. Les Allemands seraient à Villefranche. Mâcon ne répond plus. Mardi 18 : Minuit et demi, coup de téléphone de Bollaert. On va défendre Lyon donc le faire bombarder. On doit détruire 38 ponts. Il faut obtenir à tout prix que Lyon, non évacué, soit déclaré ville ouverte. Le général Hartung ne s’y oppose pas, car Lyon ne peut tenir qu’une heure. Je cours à la Présidence du conseil. Aucun bureau ouvert. (…) Personne au ministère de la Défense nationale qui est dans le même immeuble. (…) Le Maréchal me reçoit dans son lit et accepte que Lyon soit traité comme ville ouverte. » Archives municipales de Lyon, 1 II 133, Notes manuscrites de Monsieur le Président Herriot, Maire de Lyon sur les événements de juin 1940 à Bordeaux.


18 dans l’attitude du cardinal Gerlier, seul cardinal de la zone Sud, qui exprime sa satisfaction devant l’avènement d’un régime plus favorable à l’Église que ne l’était la Troisième République. Les murs de la cité se couvrent rapidement d’affiches de propagande destinées à inculquer à la population la doctrine de la Révolution nationale. Si l’énergie première des Lyonnais est mise au service d’un retour à une vie quotidienne aussi normale que possible dans un contexte de restrictions de denrées, de possibilités de déplacements et de communication, une très petite minorité d’hommes et de femmes, à l’instar de Marc Bloch, vont tenter de comprendre les raisons du désastre sans se satisfaire des discours officiels du gouvernement de Vichy, stigmatisant les supposés responsables. Au-delà de la volonté de libérer le pays, ils engagent également une réflexion sur le devenir de la société. L’appel lancé par le général de Gaulle le 18 juin a été fort peu entendu, mais il est relayé à plusieurs reprises par la presse étrangère et par la radio. « Il paraît qu’il y a à Londres un général français qui pense comme nous », note Denise Domenach dans son journal le 4 octobre 1940. Dans la ville pleine à craquer, des échanges informels entre intellectuels, figures politiques ou syndicales, étudiants s’instaurent au fil des jours. « Dès la fin de 1940, on voit sourdre des noyaux résistants. Les cafés, lieux de sociabilité par excellence, permettent aux échanges qui se tissent de donner corps à une action8. » Ces initiatives sont peu spectaculaires, mais jettent les bases de ce qui deviendra dès la fin 1941 une première organisation de la Résistance. Il est à noter que la mémoire des combattants de 1940, plus particulièrement celle des soldats coloniaux morts au champ d’honneur, est d’emblée célébrée, de façon officielle par le gouvernement de Vichy, mais aussi de façon plus spontanée. « Il paraît qu’il y a à Londres C’est ainsi que le « Tata sénégalais » est inauun général français qui pense guré à Chasselay le 8 novembre 1942 à l’inicomme nous », note Denise tiative personnelle du directeur de l’Office Domenach dans son journal des anciens combattants du Rhône et avec la le 4 octobre 1940. pleine adhésion de la population locale. 8. Sous la direction de François Marcot avec la collaboration de Bruno Leroux, Christine Levisse-Touzé, Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2006, article « Lyon », p. 292-294.


L’évacuation des Lyonnais Un dispositif d’évacuation de la population par le train existe depuis 1939, mais en juin 1940 tout s’emballe : l’éloignement des enfants est perturbé par la réquisition des autocars par l’armée et les Lyonnais prennent d’assaut la gare de Perrache et tout véhicule disponible.

ÉMILE ROUGÉ (1900-1974) Cheminot de métier, le Lyonnais Émile Rougé est aussi un grand photographe de la vie quotidienne. Lors de la déclaration de guerre en septembre 1939, il est mobilisé sur place et poursuit ses prises de vue jusqu’à la Libération, réalisant notamment un reportage exceptionnel sur les mois de mai et juin 1940. Il organisera après-guerre ses images, les présentant lors de séances de projection.


Groupe d’enfants sur les routes de l’exode Des petits réfugiés parisiens font une halte à Lyon, avant de reprendre leur exode vers le sud.


Les Allemands à Lyon, 19 juin 1940 À 15 heures, une auto blindée allemande traverse la place du Pont pour rejoindre la préfecture. À 15 h 10, un premier char lourd emprunte la rue de Bonnel et s’y dirige à son tour. À 16 h 10, le portail de l’hôtel de la préfecture s’ouvre à la délégation étrangère.

16 et 17 juin 1940 À partir du 16 juin, l’armée française reflue depuis la Saône et cherche à évacuer Lyon. Au nord de la ville cependant, le groupement du général Mesnay, issu de l’armée des Alpes, se met en position dès le 17 juin pour affronter les troupes allemandes en route vers Lyon.


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25 La Bête est morte ! Première partie, Quand la Bête est déchaînée Victor Dancette, Jacques Zimmermann (texte), EdmondFrançois Calvo (dessin), Paris, éditions G. P., août 1944 Fonds Denyse Algret, CHRD, Ar. 157 © Éditions Gallimard - Fonds Futuropolis, Photo Pierre Verrier

UNE     DÉFAITE INÉLUCTABLE ?


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UNE DÉFAITE INÉLUCTABLE ?

OLIVIER WIEVIORKA Historien, professeur à l’École normale supérieure de Paris-Saclay

« Je crois que l’armée française a une valeur plus grande qu’à aucune autre période de son histoire. Elle possède un matériel de première qualité, des fortifications de premier ordre, un moral excellent et un haut commandement remarquable » affirma Maxime Weygand le 14 juillet 19391. Paroles bien imprudentes ! En moins de six semaines, les forces tricolores furent balayées et la France contrainte de signer un humiliant armistice avec l’Allemagne nazie, puis avec l’Italie mussolinienne. D’emblée, Charles de Gaulle et Philippe Pétain tiraient des conclusions diamétralement opposées de ce désastre historique. « Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer2 » affirmait le premier ; « trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés, voilà les causes de notre défaite3 » rétorquait le second. Les cadres de réflexion étaient, somme toute, prestement posés. La défaite répondait, pour les uns, à des causes profondes s’inscrivant dans un temps relativement long ; elle résultait, pour les autres, d’une conduite des opérations défaillante insérée dans une chronologie resserrée. L’historien, aujourd’hui, dispose du recul nécessaire pour définir les causes de cette « étrange défaite » qui découle, pour une part, des choix stratégiques erronés arrêtés durant l’entre-deux-guerres, mais qui résulte tout autant d’un commandement défaillant4.

1. Cité in Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire. Politique étrangère de la France. 1871-2015, Paris, Le Seuil, 2015, p. 416. 2. Charles de Gaulle, discours du 18 juin 1940, cité in Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 1, Pendant la guerre. 1940-1946, Paris, Plon, 1970, p. 3. 3. Philippe Pétain, Appel du 20 juin 1940, in Maréchal Pétain, La France nouvelle. Principes de la Communauté, Fasquelle, 1941, p. 18. 4. Pour une vue d’ensemble, cf. Olivier Wieviorka, « Démobilisation, effondrement, renaissance. 1918-1945 » in Hervé Drévillon et Olivier Wieviorka, Histoire militaire de la France, t. II, De 1870 à nos jours, Paris, Perrin, 2018.


27 LES CHOIX DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES Les autorités françaises, au vrai, ne se méprenaient pas sur leur futur adversaire. Tout suggérait, en effet, que l’Allemagne, bien que vaincue en 1918, risquait de reprendre les armes, une probabilité que l’arrivée d’Adolf Hitler à la chancellerie en 1933, puis sa diplomatie agressive métamorphosèrent en certitude, après Munich notamment. La réflexion géopolitique visa donc, durant l’entre-deux-guerres, à parer au péril germanique. Elle s’engagea d’abord sur le front diplomatique. Paris mena une double politique. D’une part, elle essaya d’apaiser le ressentiment de son ancienne ennemie, en amorçant une réconciliation au temps de Briand, puis en prônant, de 1933 à 1938, l’appeasement auquel Londres, toujours soucieux d’éviter l’hégémonie d’une unique puissance sur le continent européen, tenait. La France ne réagit donc pas au rétablissement du service militaire opéré par le Reich en 1935, pas plus Tout suggérait que l’Allemagne, qu’à la remilitarisation de la Rhénanie l’année bien que vaincue en 1918, risquait suivante. Dans le même temps, toutefois, le de reprendre les armes, une Quai d’Orsay s’efforçait d’obtenir les bonnes probabilité que l’arrivée d’Adolf grâces de Mussolini et de traiter avec l’Union Hitler à la chancellerie en 1933, soviétique. En vain. Irrité par les sanctions consécutives à la conquête de l’Éthiopie, le puis sa diplomatie agressive Duce préféra se jeter dans les bras du Führer métamorphosèrent en certitude. pour former, le 1er novembre 1936, l’Axe Rome-Berlin. De même, la France fut incapable de tabler sur la traditionnelle alliance de revers avec la Russie. Le traité signé en 1935 ne comportait aucune clause militaire et la relance des négociations, en 1939, arriva bien trop tard : Staline avait préféré traiter avec Hitler5. Bref, la France, pour sa sécurité, ne pouvait compter que sur ses propres forces, malgré la traditionnelle entente avec la Grande-Bretagne. Quelles que fussent leurs couleurs politiques, les gouvernements conservaient en mémoire les dures leçons de la Grande Guerre. Pour les politiques comme pour les généraux, il fallait impérativement éviter la réédition de si sanglantes épreuves qui avaient tué 1,3 million de Français, dévasté les départements du Nord et ruiné l’économie nationale. Pour protéger la population comme le territoire, le pouvoir, misant sur la défensive, s’employa donc à construire une muraille de France. Débattue dès les années 1920, la ligne Maginot devint réalité à partir de 1929. L’idée était de couvrir les frontières d’une série de fortifications modernes, pour empêcher une invasion venue d’Allemagne, mais également d’Italie. Les stratèges 5. Pour un aperçu diplomatique, Jean-Baptiste Duroselle, La Décadence. 1932-1939, Paris, Le Seuil, 1983.


32 alité statistique. En réalité, l’armée française subit, du 10 mai au 30 juin 1940, 55 500 pertes fatales auxquelles pourraient s’ajouter 6 300 décès sur lesquels nous sommes insuffisamment renseignés ainsi qu’une partie des 2 300 morts enregistrés entre juillet et août 1940, dont certains correspondent sans doute aux soldats ayant succombé à leurs blessures. Ce bilan, assurément très lourd, témoigne de la violence des combats ; il ne saurait se comparer à l’hécatombe des premiers mois de la Grande Guerre auquel on le rapporte trop souvent14. Restait à conclure ce désastre. Le 16 juin, Paul Reynaud, considérant qu’il était minoritaire, démissionna, aussitôt remplacé par Philippe Pétain. Ce dernier ne perdit pas de temps. Dès le 17 juin, il s’enquerra des conditions que Berlin poserait pour conclure un armistice et appela, le même jour, à cesser le combat. Le 22 juin, les plénipotentiaires français et allemands se rencontrèrent dans la clairière de Rethondes et signèrent, dans le wagon même où Foch avait reçu les délégués allemands, l’armistice. Le 10 juillet enfin, le Parlement, réuni à Vichy, accorda les pleins pouvoirs au vainqueur de Verdun, à charge, pour ce dernier, de rédiger une nouvelle constitution. La Troisième République avait vécu ; le régime de Vichy lui succéda. La défaite de 1940 a, on l’a dit, suscité une abondante littérature qui a d’abord cherché à instruire un procès en responsabilité. Pourtant, les causes de ce désastre sont assurément multiples. La France, tout d’abord, n’a pas pris la mesure du péril nazi dont elle n’avait pas saisi la nature profonde. Elle a donc longtemps mené une politique d’appeasement, et a surtout été incapable de se doter d’un système d’alliances efficace. Pour des raisons idéologique – la haine du bolchevisme – et militaire – la sous-estimation du potentiel militaire et industriel de l’Union soviétique –, Paris n’est pas parvenue à conserver sa traLa défaite de 1940 a suscité une abondante ditionnelle alliance de revers avec littérature qui a d’abord cherché la Russie. Mais cet échec est largeà instruire un procès en responsabilité. ment partagé. En refusant d’entamer des discussions d’état-major, Pourtant, les causes de ce désastre sont la Belgique n’a pas contribué à assurément multiples. La France, tout renforcer le dispositif défensif d’abord, n’a pas pris la mesure du péril nazi. allié et la Pologne, en concluant un pacte de non-agression avec le Reich en 1934 tout en se drapant dans un nationalisme sourcilleux, n’a pas aidé à isoler Berlin. De même, la France ne s’est pas dotée d’un outil militaire efficace. Entrepris tardivement, le réarmement n’a pu porter pleinement ses fruits, d’autant que l’industrie française pâtissait d’une concentration et d’une moder14. Jean-Luc Leleu et alii, La France pendant la Seconde Guerre mondiale. Atlas historique, Paris, Fayard, 2010, p. 44.


33 nisation insuffisantes. La stratégie militaire, enfin, retardait d’une guerre. Elle accordait une part trop belle aux fortifications, ignorait la révolution des blindés, et ne comprenait pas l’intérêt d’une aviation et le rôle qu’elle pouvait jouer dans l’appui des opérations terrestres. Rien n’empêchait, ceci posé, de contenir l’offensive allemande. La défaite de 1940 s’explique donc, d’abord et avant tout, par une conduite des opérations désastreuses. Alors que la France misait sur une stratégie défensive, elle s’aventura dans la douteuse expédition de Narvik. Alors qu’elle tablait sur la ligne Maginot, elle s’engagea dans la folle équipée de la manœuvre Dyle-Breda, sacrifiant tout sens de la mesure et de la prudence, puisque cette opération reposait sur les meilleures unités, et qu’elle privait le pays de ses réserves. Sur le terrain, le manque d’initiative des officiers, l’absence d’unités blindées autonomes, l’éparpillement des moyens alloués en chars comme en avions, la défaillance des liaisons radio précipitèrent le désastre, d’autant que la France, à la différence de l’Union soviétique, ne disposait ni de l’espace, ni des ressources démographiques, pour céder à l’ennemi le terrain nécessaire pour résister avant de contre-attaquer. C’est, en somme, sur le très court terme que s’est joué le sort du pays. Les Français allaient acquitter le prix fort de la légèreté d’une armée qui, fière de la victoire obtenue en 1918, n’avait pas compris que les leçons du passé n’aidaient pas à préparer l’avenir.

La Bête est morte ! Première partie, Quand la Bête est déchaînée Victor Dancette, Jacques Zimmermann (texte), Edmond-François Calvo (dessin), Paris, éditions G. P., août 1944 Fonds Denyse Algret, CHRD, Ar. 157 © Éditions Gallimard - Fonds Futuropolis, Photo Pierre Verrier Conçue et réalisée dans la clandestinité, La Bête est morte ! transpose dans un univers animalier les principaux événements et acteurs du second conflit mondial. Fourmillant de détails, la brutale invasion des loups et le franchissement de la « muraille » Maginot a fortement marqué les jeunes lecteurs de l’époque. Calvo livre une composition d’une ampleur remarquable et transforme l’épisode en un authentique combat épique.


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UNE ÉTRANGE DÉFAITE ? Siegeszüg dürch Frankreich, Berlin Zentralverlag der NSDAP, 1940 Fonds Bernard Le Marec, CHRD, Ar 2077 Ce document, placé en quatrième de couverture de la brochure, fait ici la démonstration de la seconde phase de la campagne de France.

LES ALLEMANDS ET LA CAMPAGNE DE 1940

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UNE ÉTRANGE DÉFAITE ? LES ALLEMANDS ET LA CAMPAGNE DE 1940

STEFAN MARTENS Directeur adjoint de l’Institut historique allemand de Paris

Le 1er septembre 1939 au petit matin, les troupes allemandes commençaient à envahir la Pologne1. Trois jours plus tard, l’ambassadeur Nevile Henderson remettait à la Wilhelmstraße à Berlin l’ultimatum britannique. Il fut reçu par Paul Otto Schmidt, l’interprète d’Hitler. Dès que Henderson eut quitté son bureau, Schmidt se rendit à la Chancellerie du Reich, où Hitler et son ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, attendaient sa venue avec impatience. Schmidt raconte dans ses mémoires qu’une fois finie la traduction du document, « Hitler restait comme pétrifié, regardant droit devant lui ». Stupéfait et très en colère, il se retourna vers son ministre des Affaires étrangères et lui demanda : « Et maintenant ? » Toujours d’après Schmidt, celui-ci aurait répondu à voix basse : « Je présume qu’au cours des heures prochaines les Français vont nous apporter un ultimatum équivalent. » Quelques minutes plus tard, dans les couloirs de la Chancellerie, Schmidt croisa le chemin de Hermann Göring. Mis au courant des dernières nouvelles, le tout puissant deuxième homme du IIIe Reich se serait exclamé : « Si nous perdons 1. Version remaniée de Stefan Martens, « La défaite française : une heureuse surprise allemande ? », in La Campagne de 1940, sous la dir. de Christine Levisse-Touzé, Paris, Tallandier, 2001, p. 403-415.


37 cette guerre, que le ciel ait pitié de nous ! » Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels « était dans un coin, abattu, replié sur lui-même ; il avait l’air, littéralement, d’un barbet qu’on vient de doucher. Partout des visages consternés, même chez les membres du Parti les plus modestes qui se trouvaient dans la salle2 », poursuit Schmidt. Toutes les sources dont nous disposons aujourd’hui montrent qu’en septembre 1939 la Wehrmacht n’était pas encore prête pour affronter la Grande-Bretagne et la France dans une guerre. En tant que « responsable du Plan à quatre ans », Hermann Göring le savait encore mieux qu’Hitler. C’est la raison pour laquelle il avait tenté, dès 19383, de plaider en faveur d’une solution politique en envoyant des émissaires à Londres. Hitler par contre, après avoir rencontré Neville Chamberlain et Édouard Daladier à Munich, sur proposition de Joachim von Ribbentrop, misait sur une alliance avec l’URSS4. Après la signature du pacte avec Staline le 23 août 1939 et, surtout, avec une participation active des troupes soviétiques à l’anéantissement de la Pologne, il se sentait à l’abri du risque d’une intervention militaire des deux puissances occidentales5. Jusqu’au mois de septembre 1939, la préparation de l’Allemagne se limitait à l’ouest à la construction d’une ligne de défense, de la frontière suisse au sud jusqu’à Aix-la-Chapelle dans l’ouest Jusqu’au mois de septembre 1939, du Reich. Au moment de la présentation de l’ultimatum de la Grande-Bretagne la préparation de l’Allemagne se et de la France, les travaux étaient loin limitait à l’ouest à la construction d’être terminés. D’après les calculs du d’une ligne de défense, de la frontière haut commandement de l’armée (Obersuisse au sud jusqu’à Aix-la-Chapelle kommando des Heeres, OKH), on pouvait s’attendre à un délai de dix jours environ dans l’ouest du Reich. jusqu’à la fin de la mobilisation des troupes françaises et britanniques et l’ouverture des premières hostilités à l’ouest du Reich. Même si, du côté de l’OKH, on était convaincu de la réussite des opérations lancées à l’est, on ne croyait guère pouvoir vaincre la Pologne en si peu de temps. Compte tenu des délais nécessaires pour transférer les unités de combat de l’est à l’ouest, l’OKH s’attendait à une première phase de guerre plus que difficile. Pour éviter tout risque d’affronte­ments prématurés, 2. Voir Paul Schmidt, Sur la scène internationale. Ma figuration auprès de Hitler 1933-1945, traduit de l’allemand par René Jouan, Paris, Plon, 1950, p. 226. 3. Voir Stefan Martens, Hermann Göring. « Erster Paladin des Führers » und « Zweiter Mann im Reich », Paderborn, F. Schöningh, 1985, p. 113ff. 4. Voir Wolfgang Michalka, Ribbentrop und die Weltpolitik 1933-1940. Außenpolitische Konzeptionen und Entscheidungsprozesse im Dritten Reich, Munich, Fink, 1980. 5. Voir Hans Umbreit, « Der Kampf um die Vormachtstellung in Westeuropa », in Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, vol. 2, Stuttgart, DVA, 1979, p. 235f.


38 les 32 divisions stationnées dans les abris de la « Ligne Siegfried » (Westwall) reçurent l’instruction stricte de rester sur place. Au début, la Luftwaffe n’était même pas autorisée à faire de la reconnaissance au-dessus des positions ennemies. Une autre mesure pour limiter les risques consista à évacuer des villages entiers dans les régions frontalières de la Sarre et du Palatinat6. La courte durée de l’avancée française du 6 septembre 1939 en Sarre fut accueillie du côté allemand avec un grand soulagement7. Le retrait soudain des troupes offrait à penser que la France ne disposait pas d’un vrai plan d’attaque8. Les informations concernant l’embarque­ ment des troupes en Le 12 septembre, Hitler évoqua pour Grande-Bretagne et l’installation du la première fois l’idée de lancer une quartier général du British Expeditionary offensive sur le front de l’Ouest. Mais ce Force (BEF) au Mans, qui ne fut opé9 rationnel qu’au 15 septembre , contrin’est que le 25 septembre, avec la chute buaient, elles aussi, à remonter le moral de Varsovie et la capitulation de la de l’autre côté du Rhin. Le 12 septembre, Pologne en perspective, qu’il demanda Hitler évoqua pour la première fois l’idée à l’OKH de préparer une attaque. de lancer une offensive sur le front de l’Ouest. Mais ce n’est que le 25 septembre, avec la chute de Varsovie et la capitulation de la Pologne en perspective, qu’il demanda à l’OKH de préparer une attaque. Suite à son aide-mémoire du 9 octobre dans lequel Hitler résumait ses objectifs, le chef d’état-major de l’armée, le général Franz Halder10, proposait un premier plan d’attaque. Mais à ce stade la majorité des généraux allemands, et Hitler lui-même, étaient loin d’être convaincus qu’une victoire décisive serait possible. Le nombre des chars et des avions de première ligne dont disposait l’Allemagne en 1939 était inférieur aux chiffres connus des forces alliées. Du point de vue de l’OKH, le manque en munitions et en bombes était encore plus préoccupant. L’analyse des réserves en carburants montrait que les stocks disponibles n’étaient pas suffisants pour mener une campagne de plusieurs semaines. À la mi-octobre 1939, malgré sa victoire en Pologne, l’armée allemande était incapable de reprendre le combat, non seulement à cause du manque d’équipements, mais aussi en raison des pertes subies en hommes. Plus grave 6. Voir Maude Williams, « Ihre Häuser sind gut bewacht. » Kriegskommunikation und Evakuierung in Deutschland und Frankreich 1939/40, Berlin, Metropol, 2019. 7. Voir Hans Umbreit, op. cit., p. 270-272. 8. Pour la préparation du côté français, voir Frédéric Guelton, « Comprendre la défaite. “Les forêts des Ardennes sont imprenables.” », in Stefan Martens, Steffen Prauser (dir.), La guerre de 1940. Se battre, subir, se souvenir, Villeneuve d’Asq, Septentrion, 2014, p. 77-86. 9. Pour les dates voir Andreas Hillgruber, Gerhard Hümmelchen, Chronik des Zweiten Weltkrieges, Franc­fort-sur-leMain, Bernhard & Graefe, 1966, p. 1f. 10. Voir Christian Hartmann, Halder : Generalstabschef Hitlers 1938-1942, Paderborn, F. Schöningh, 2010, p. 172-207.


39 encore, le déroulement des opérations en Pologne avait mis en lumière des problèmes de fonctionnement, surtout dans le domaine du commandement. Pour obtenir une meilleure formation des officiers et dans le but d’éviter une préparation à l’impro­viste, le chef de l’armée, le général Walther von Brauchitsch11, demanda à Hitler de reporter l’offensi­ve au printemps suivant. Le souvenir de la Première Guerre mondiale, sa durée et ses batailles meurtrières conduisirent son chef d’état-major, le général Halder, à proposer comme premier plan d’attaque une offensive qui ressemblait au fameux Plan Schlieffen de 191412, mais ne visait qu’une avancée limitée des troupes allemandes. De cette façon, Halder voulait démontrer à Hitler que les chances de battre les forces alliées d’un seul coup étaient minimes, rapportées au risque d’entraî­ner le Reich dans une nouvelle guerre de position, longue et dévastatrice. Les généraux Halder et von Brauchitsch, comme la majorité des officiers de l’armée allemande, craignaient de revivre l’expérience de la guerre des tranchées de 1914-1918. Le principe de la Grande Guerre, « le feu tue », dominait leurs esprits. Rares furent ceux qui envisageaient d’autres solutions pour revenir à une guerre de mouvement basée sur une technologie moderne, des chars, des avions et les radiocommunications, plaidant en faveur d’un changement radical de tactique. Le premier plan d’Halder, tout comme sa deuxième version du 29 octobre 1939, offrait au général Erich von Manstein13 une opportunité inouïe. Ancien rival d’Halder au poste de chef d’état-major de l’OKH, von Manstein proposait de regrouper le Les généraux Halder et von gros des divisions blindées dans une seule formation d’attaque. Au lieu de disperser Brauchitsch, comme la majorité les unités de chars un peu partout sur le des officiers de l’armée allemande, front, il demandait de les concentrer sous craignaient de revivre l’expérience de son commandement en tant que chef du la guerre des tranchées de 1914-1918. groupe d’armée A (Heeresgruppe A) à la hauteur des Ardennes. Supposant que les Alliés, se fondant sur l’expérience de la Première Guerre mondiale, opteraient pour une offensive dans le Nord pour stopper l’avancée des troupes allemandes en Belgi­que, comme le prévoyait le Plan Schlieffen, von Man­stein proposait de porter une attaque brusque et soudaine à travers les Ardennes. 11. Voir Samuel W. Mitcham Jr., Gene Mueller, « Generalfeldmarschall Walther von Brauchitsch », in Ueber­ schär (Ed.), Hitlers militärische Elite. Von den Anfängen des Regimes bis Kriegsbeginn, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, vol. 1, p. 45-52 ; Karl-Heinz Janssen, « Walther von Brauchitsch – Der überforderte Feldherr », in Ronald Semlser, Enrico Syring (Ed.), Die Militärelite des Dritten Reiches. 27 biographische Skizzen, Berlin, Francfort-sur-le-Main, Ullstein, 1995, p. 83-98. 12. Voir Umbreit, op. cit., p. 244-258 et Hans-Adolf Jacobsen, Fall Gelb. Der Kampf um den deutschen Operationsplan zur Westoffensive 1940, Wiesbaden, Franz Steiner, 1957. 13. Voir Bernd Boll, « Generalfeldmarschall Erich von Lewisnki, gen. von Manstein », in Ueberschär (Ed.), Hitlers militärische Elite. Vom Kriegsbeginn bis zum Weltkriegsende, vol. 2, Darmstadt, 1998, p. 143-152 ; Enrico Syring, « Erich von Manstein – Das operative Genie », in Semlser, Syring (Ed.), op. cit., p. 325-348.


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RETHEL Joseph Kessel Paris-Soir, 20 mai 1940

La rareté des écrits contemporains de la campagne de mai-juin 1940 rend d’autant plus exceptionnels les articles sur Rethel et Dunkerque que le correspond de guerre Joseph Kessel livre au quotidien Paris-Soir. Saisis sur le vif des champs de bataille, leur lecture est saisissante. Partiellement censurés dans le journal, pour ne pas révéler les noms des lieux et des hommes, ils paraissent dans le chapitre « Les mois funestes » de L’heure des châtiments, troisième tome des reportages de Joseph Kessel. (Joseph Kessel, L’Heure des châtiments − Reportages 1938-1945, Tallandier, coll. Texto 2010, rééd. 2018)


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Nous roulions vers le front imprécis, inconnu. En sens inverse, coulait le flot des réfugiés. Carrioles chargées de matelas… corbillards pleins de vieilles femmes… et toutes les rumeurs, les terreurs, les douleurs, les délires. Parmi le peuple en marche, certains venaient de régions et de cités sur lesquelles, me semblait-il, aucune menace ne pesait encore. Je m’en étonnais. – Les Allemands seront chez nous demain, ce soir peut-être, disaient les gens. J’essayais de les détromper, montrais la carte, calculais les distances. Peine inutile. Ils avaient été mis en branle par des fuyards de la ville voisine, et ceux-là avaient été victimes d’une semblable influence. Ainsi, comme une quille en entraîne une autre dans sa chute, la panique avait gagné de relais en relais. L’imagination jouait, et aussi le désir de se justifier devant soi-même. Les craintes, les racontars, les suggestions des agents de l’ennemi, les malheureux en faisaient des certitudes et les étayaient de leurs témoignages. Ils contaminaient les autres : les populations civiles et les colonnes militaires qu’ils rencontraient. Et, s’ils ne réussissaient pas à faire partager leur épouvante, ils transmettaient un doute néfaste. Devant ce mécanisme que j’avais à nu sous mes yeux, je pensais avec angoisse aux ravages qu’il pouvait propager dans les rangs d’une troupe en perte d’équilibre. Je me rappelais tous les désastres qui ont accablé les armées moins effrayées par l’adversaire que par des fantômes. Et je ne voulais plus écouter ces voix mensongères. Mais comment ne pas les entendre ? Les uns criaient : – Vous êtes fous de pousser plus loin. Vous avez donc envie de vous faire prendre par les chars allemands ? – Vous allez vers Rethel ? disaient d’autres. Vous n’y arriverez jamais. Ils y sont. Et d’autres voix, épuisées par la fatigue, aiguisées par l’effroi, ajoutaient même : – S’agit bien de Rethel ! Ils ont pris Reims la nuit dernière. Aucun de ces hommes n’avait vu les Allemands entrer dans aucune de ces villes, mais tous avaient vu des gens qui, eux, avaient vu… Nous poursuivions tout de même notre route. Ces avertissements avaient une intonation si démente que je ne pouvais pas croire à leur


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véracité. Mais, je l’avoue, chaque rencontre de cette sorte me laissait plus inquiet et plus soucieux. Pourtant, nous arrivâmes sans encombre à Reims. Dans cette ville, rien ne permettait de croire à la présence de l’ennemi ou même qu’il fût aux environs. Le patron de l’hôtel où je m’arrêtai pour la nuit allait cependant quitter Reims dès l’aube. Où se trouvaient les Allemands ? Il n’en savait rien, ni personne, parmi les civils et les militaires qui restaient encore. Mais Rethel, oh ! Rethel était sûrement occupé ! Ils avaient vu des gens qui avaient vu des gens… Nous repartîmes après un bref sommeil. La route de Rethel était complètement nue, déserte. Pas un charroi, pas un attelage, pas un piéton, pas une bête. Nous avancions dans un matin éclatant et vide. Parfois, on apercevait, dissimulé derrière un arbre, un soldat silencieux et perdu au visage tendu, qui, fusil au poing, guettait il ne savait quoi. Puis ces sentinelles spectrales elles-mêmes disparurent. Mon compagnon conduisait avec une prudence extrême. Nous étions arrivés à quelques kilomètres de la ville qu’on m’avait donnée comme prise et coupée du reste de la France, quand – je ne l’oublierai jamais – surgit de la direction vers laquelle nous allions, une masse roulant à une vitesse insensée, qui grinçait et dérapait affreusement. C’était un camion de l’armée. Un soldat couché sur le volant, accroché, agrippé à lui, ne contrôlait qu’à moitié sa course. Il avait l’aspect d’un homme frappé d’insolation. Son gros visage rouge cramoisi luisait de sueur et d’épouvante. Je lui fis signe de s’arrêter. Je ne sais comment il aperçut mon geste et je ne sais quel réflexe le fit obéir. – Halte ! Halte ! hurla-t-il. Ils sont là. Ils me suivent. Et l’homme reprit sa course, clamant de plus belle : – Ils arrivent. Ils arrivent ! Celui-là, tout de même, eut raison de ma confiance. Depuis, quand je songe à la panique, elle prend pour moi la figure de cet homme. « Celui-là vient de Rethel, me dis-je. Il sait. » Mon compagnon fit demi-tour. Notre voiture, plus rapide, rattrapa le camion. À ce moment, son conducteur, sans aucune précaution, sans aucun avertissement, le jeta vers une petite route transversale. Il heurta notre véhicule, le fit basculer dans le fossé, ne le remarqua


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point ou ne voulut pas le remarquer, et fila du même train. On eût dit que l’armée allemande tout entière était à ses trousses. Mon camarade et moi n’avions aucun mal. La voiture, par miracle, n’était endommagée que d’une aile. Mais il nous fut impossible de la redresser. Nous voilà seuls, sans armes, immobilisés, impuissants. Nous entendîmes des motocyclettes approcher très vite. Premier réflexe : des éclaireurs allemands. Deuxième réflexe : se cacher dans le fossé. Trop tard ! Des casques se montraient déjà. Mais c’étaient des casques français. Le premier soin du lieutenant motocycliste et de ses hommes fut de hisser notre voiture sur la route. Je racontai à l’officier l’aventure qui venait de nous arriver. Le jeune homme se mit à rire. – Vous avez été bien bons de croire un paniqueur de cette sorte, dit-il. Rethel, c’est ma division qui la tient et la tient bien, je vous le jure. Cette voix calme… ce visage fatigué, mais clair… le ferme sourire des soldats qui répondait aux propos de leur officier. Le lieutenant dit encore : – Ma division, c’est la 14e DI, celle du général de Lattre. À ce nom et d’un seul coup, j’éprouvai les mêmes sentiments de sécurité, de force et d’espoir qui animaient ces jeunes hommes. Pourtant, je n’avais rencontré le général de Lattre qu’une seule fois, et c’était à l’occasion d’un reportage de routine, comme les correspondants de guerre en avaient tant fait pendant l’hiver de la guerre immobile. Mais une fois suffisait : on ne pouvait plus oublier les traits aigus et magnifiques de cet homme, son exceptionnelle stature intellectuelle et morale, son autorité sur les soldats et le soin qu’il prenait de leur bien-être, le sens et le goût qu’il avait des responsabilités les plus difficiles, les plus intrépides, et sa devise enfin : ne pas subir. Sans doute, tout était changé maintenant. La division du général de Lattre ne se trouvait plus dans un secteur endormi, au sein d’une armée qui passait pour l’une des mieux aguerries, des mieux commandées du monde. D’un seul coup, il avait été jeté au milieu du chaos. Tout s’abîmait autour de lui. Les centres nerveux étaient paralysés, les liaisons essentielles se brisaient l’une après l’autre. Des armes pour lesquelles on n’avait pas prévu de parade semaient l’épouvante.



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