VIVRE LE CUBISME à Moly-Sabata
AVANTPROPOS Un lieu, un peintre, une communauté d’artistes
Sylvie Vincent CONSERVATEUR EN CHEF DU PATRIMOINE DIRECTRICE DU MUSÉE DE L’ANCIEN ÉVÊCHÉAVANT-PROPOS
Un lieu, un peintre, une communauté d’artistes
SYLVIE VINCENT
Moly-Sabata, vous connaissez ? Au début du XIXe siècle, ce joli nom poétique est celui d’un lieu-dit – Le Moly Sabata – situé au sud de Sablons, village établi en bordure du Rhône à la frontière occidentale du département de l’Isère. En franco-provençal, ce toponyme signifie « mouille-savates » ou « mouille-sabots », laissant présager le caractère inondable de ces terres. Aujourd’hui, il désigne un domaine, une belle maison d’allure XVIIIe élevée en cet endroit, dont la longue façade sur le fleuve, flanquée d’un élégant balcon en fer forgé, se remarque lorsqu’on emprunte le chemin de halage. Rare site classé en Isère par la qualité de son environnement, Moly-Sabata est un lieu à part, hors du temps, au charme réel.
Albert Gleizes, Supportde contemplation, 1932
HUILE SUR TOILE, COLL. MUSÉE DES BEAUX-ARTS, PALAIS CARNOLÈS, MENTON
L’histoire de cette maison est tout aussi passionnante. La tradition orale raconte qu’il s’agit d’une ancienne maison de batelier, bien que les archives demeurent silencieuses sur la question. En 1927, elle est louée – puis acquise en 1938 – par un couple d’artistes connu, Juliette Roche et Albert Gleizes. Elle, à la fois peintre avant-gardiste et écrivaine, est la fille de Jules Roche, personnalité locale influente, ancien député et ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies. La famille possède une maison à Serrières, située face à Sablons de l’autre côté du Rhône. Lui, peintre cubiste qui gravite, dans les années 1910, dans le cercle parisien des avant-gardes, est l’ami de Jean Cocteau (lequel, par ailleurs, est le filleul du père de Juliette Roche) ainsi que de deux grands pionniers du dadaïsme, Francis Picabia et Marcel Duchamp. Contrairement à Picasso et à Braque (à qui l’on doit l’invention du cubisme en 1907) qui n’ont pas le souci d’exposer, Gleizes est l’un de ces cubistes « de salons » qui cherchent à diffuser cette nouvelle esthétique ;
vers 1909
HUILE SUR CARTON, COLL. FONDATION ALBERT GLEIZES, PARIS
L’exposition Vivre le cubisme à Moly-Sabata est née de cette volonté. Et ce n’est pas un hasard si le musée de l’Ancien Évêché, centré sur l’histoire du territoire de l’Isère, en a pris l’initiative. Présentée du 25 mai au 9 octobre 2022, l’exposition plonge le visiteur dans l’intimité de la communauté artistique à travers un parcours enrichi de près de cent soixante-dix œuvres et documents photographiques, pour la plupart issus de la bibliothèque Kandinsky à Paris. Elle a été réalisée en partenariat avec la Fondation Gleizes, la résidence de Moly-Sabata et a bénéficié de l’appui scientifique de l’un des meilleurs spécialistes d’Albert Gleizes, Christian Briend, conservateur général au Centre Pompidou à Paris. Que ce dernier soit ici chaleureusement remercié, ainsi que les institutions partenaires (Alain Huriez, président de la Fondation Gleizes), l’ensemble des prêteurs, musées (parmi lesquels le Centre Pompidou, le musée d’Art moderne de Paris et le musée des Beaux-Arts de Lyon) ou les collectionneurs. Ce bel ouvrage, richement illustré, accompagne et prolonge l’exposition. Plusieurs auteurs dont Christian Briend et David Butcher, spécialiste d’Anne Dangar, apportent ici leurs savoirs sur cette longue et passionnante histoire. Histoire d’un lieu, d’un peintre, d’une communauté devenue aujourd’hui résidence, Vivre le cubisme à Moly-Sabata, c’est un peu tout cela. Et avant tout une invitation à revivre une aventure artistique et humaine unique et, par bonheur, toujours bien vivante !
MOLYSABATA, site d’exception
ARCHITECTE, SERVICE DU PATRIMOINE CULTUREL, DÉPARTEMENT DE L’ISÈRE
MOLY-SABATA, site d’exception AUDE JONQUIÈRES
Ancré au bord du Rhône dans un cadre pittoresque, le domaine de Moly-Sabata est reconnu depuis 1966 comme l’un des rares sites classés en Isère1. Cette belle maison rhodanienne d’allure XVIIIe, adossée à un jardin clos, a tissé des liens particuliers avec le paysage et les habitants de Sablons. La bâtisse compose avec le fleuve majestueux et avec ses caprices. Elle s’élève ainsi sur un premier niveau de cave régulièrement inondé en période de crue. Les façades, couronnées d’une génoise, s’ouvrent par une série de grandes baies cintrées sur le Rhône, à linteau droit sur le parc. Depuis l’étage, un balcon bordé d’une élégante ferronnerie de style
Louis XVI invite à la contemplation. Deux escaliers droits conduisent de la cour à un vaste perron. Le garde-corps alterne balustres en ciment moulé et grilles en fer forgé, entre les tresses d’une vénérable glycine. La grande porte donne accès par un vestibule à la salle commune, autrefois couverte d’un plafond à la française. La présence magnétique du fleuve se devine derrière l’unique porte-fenêtre ouvrant au centre sur le balcon.
Vue aérienne de Moly-Sabata à Sablons, vers 1960 ?
(en haut)
CARTE POSTALE COLL. PARTICULIÈRE
Extrait du plan cadastral de Sablons daté de 1813
(en bas)
COLL. ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE L’ISÈRE
La maison de Moly-Sabata figure sous le numéro 283 bis. Jouxtant le domaine au nord, l’église Saint-Féréol (n° 281 en bleu), aujourd’hui disparue, est entourée de son cimetière.
En 1927, Albert Gleizes invite son jeune élève peintre Robert Pouyaud et son épouse à s’installer dans la maison. Dans sa lettre2, il décrit un « site admirable, les montagnes de l’Ardèche en face et le Rhône montant et descendant ». Peu après leur aménagement, Pouyaud inscrit sur la porte secondaire le nom du lieu : « MOLY-SABATA3 ». Un nom qui allait résonner bien au-delà de l’Isère et inspirer des générations d’artistes.
MOUILLE-SAVATES
Sur le plan cadastral de 18134, « Le Moly Sabata » désigne le lieu-dit s’étendant du sud du village de Sablons jusqu’à l’embouchure du Dolon.
Cette expression en dialecte franco-provençal, que l’on peut traduire par « mouille-savates » ou « mouille-sabots », s’applique aux terres inondables situées entre le Rhône et son affluent.
Le domaine de Moly-Sabata, côté Rhône (pages 18-19)
PHOTOGRAPHIE DENIS VINÇON, 2021
La façade est donnant sur le jardin (pages 20-21)
PHOTOGRAPHIE DENIS VINÇON, 2021
L’origine de la propriété n’est pas clairement établie. En 1692, elle aurait été achetée au seigneur de Sablons, Louis Murat de Lestang, par Pierre Boissonnet, marchand et voiturier sur eau installé dans les environs. Les aménagements du siècle suivant, dont la construction du grand bâtiment principal, seraient à attribuer à son petit-fils chirurgien. Le domaine passe ensuite par alliance à la famille Robert5. Son emprise et sa disposition sont connues par le plan levé en 1813. Le terrain jouxte alors au nord l’ancienne église Saint-Ferréol, aujourd’hui disparue, entourée de son cimetière. À l’emplacement de l’édifice actuel, figure un bâtiment de plan plus allongé tourné vers les terres, avec ses dépendances, autour d’une cour fermée et d’un jardin. À cette date, l’ensemble fait partie des nombreuses propriétés du maire de Sablons, Charles Robert Dugardier. En 1840, il se défait d’une étroite bande de terre au pied de la maison au profit du chemin de halage6. Dans le courant du XIXe siècle, l’édifice est remanié et une partie de la construction ancienne abattue. À la démolition du corps méridional succède la construction d’un élégant pavillon d’orangerie dans l’angle sud du domaine, encore visible aujourd’hui.
L’AVENTURE COMMUNAUTAIRE
En 1927, Moly-Sabata devient le théâtre d’une expérience inédite, celle d’une des toutes premières communautés artistiques en France. Alors qu’Albert Gleizes et son épouse, Juliette Roche, séjournent dans la maison familiale de Serrières, sur la rive ardéchoise, ils décident de louer « la grande bâtisse blanche aux volets verts7 », de l’autre côté du Rhône, qu’ils imaginent déjà en « retraite campagnarde pour les [artistes] dégoûtés de la ville8 ».
Avec l’aide du couple, à qui ils empruntent quelques meubles, les Pouyaud entreprennent les travaux de première nécessité. Le jeune peintre s’initie en outre à l’apiculture et aux soins de la basse-cour. Seize ruches « peintes comme il se doit, aux couleurs de l’arc en ciel9 » agrémentent le potager.
La potière Anne Dangar en train de tourner une pièce dans son atelier, vers 1947-1951
PHOTOGRAPHIE, COLL. PARTICULIÈRE
En mars 1930, Anne Dangar rejoint la communauté des « Moly-Sabatiens 10 ». Très tôt elle formule le souhait de pouvoir créer sur place un atelier de poterie. Après en avoir caressé l’espoir durant près de quinze ans, elle parvient à faire construire son propre four à l’été 194711 et reconvertit l’ancienne étable en ruines située près du grand portail12. Dans l’angle le plus lumineux, « Miss Dangar » installe le tour à pied dont Jean-Marie Paquaud, potier aux Chals à Roussillon, lui a fait cadeau.
La grande salle de MolySabata avec des œuvres d’Albert Gleizes et d’Anne Dangar, juillet 1950 (page précédente)
PHOTOGRAPHIE, COLL. PARTICULIÈRE
UNE MAISON DE RÊVE
Au décès d’Anne Dangar, en 1951, le site peine à trouver un nouveau souffle. En 1983, un incendie endommage gravement les bâtiments. En plusieurs endroits, les pierres de molasse encadrant les grandes fenêtres sur le Rhône ont rougi sous la chaleur des flammes. L’année suivante, Juliette Roche-Gleizes lègue la propriété, acquise en 1938, à la Fondation Albert Gleizes pour perpétuer sa vocation de communauté d’artistes.
La restauration fidèle des bâtiments et la création de plusieurs ateliers dans le volume des anciennes dépendances ont su préserver l’esprit des lieux. De multiples témoignages évoquent l’attachement si singulier de la demeure à son site, à son histoire et au Rhône omniprésent. Celui de Dom Angelico Surchamp, en 1972, est en ce sens éloquent : « Une maison de rêve, telle était Moly. La grande salle, avec ses murs chargés de toiles d’Albert Gleizes, ses tables et ses rayons couverts des poteries d’Anne Dangar et des tissages de Lucie Deveyle, était une féérie. Si l’on allait à la porte-fenêtre ou si celle-ci (c’était le cas en ces premiers jours de septembre 1947) était grande ouverte, on avait l’impression, au travers de la grille du balcon souple et légère, admirablement accordée à la demeure et au site, de voguer à même le Rhône dont le chant baignait la pièce et dont les flots, sur le soir, renvoyaient les rayons du soleil, dans une danse inlassable et jamais lassante14. »
« Une maison de rêve, telle était
Moly. La grande salle, avec ses murs chargés de toiles d’Albert
Gleizes, ses tables et ses rayons couverts des poteries d’Anne
Dangar et des tissages de Lucie Deveyle, était une féérie. Si l’on allait à la porte-fenêtre ou si celle-ci (c’était le cas en ces premiers jours de septembre 1947) était grande ouverte, on avait l’impression, au travers de la grille du balcon souple et légère, admirablement accordée à la demeure et au site, de voguer à même le Rhône dont le chant baignait la pièce et dont les flots, sur le soir, renvoyaient les rayons du soleil, dans une danse inlassable et jamais lassante. »
DOM ANGELICO SURCHAMP, janvier 1972
Vue
PHOTOGRAPHIE DENIS
VINÇON, 2021
J’ai dépensé plus que 000 francs pour faire un atelier d’une étable en ruine et construire mon » Lettre d’Anne Dangar à Dom Angelico Surchamp, 23 février 1949, dans Anne Lettres à la PierreTrente-sixième quatrain, d’Edward Fitzgerald à laquelle Anne Dangar fait référence dans sa correspondance Surchamp. Lettre du 4 janvier 1948 dans Anne Dangar, Lettres à la Pierre-qui-Vire, Dom Angelico Surchamp, Vocation d’Anne Dangar » 91, janvier
ALBERT GLEIZES, l’appel du collectif
Christian Briend
ALBERT GLEIZES, l’appel du collectif CHRISTIAN
BRIENDPlus qu’aucun autre artiste de son temps, Albert Gleizes aura été animé par la volonté de concilier individualisme artistique et élan communautaire. La fondation, en 1927, de la colonie de Moly-Sabata apparaît tributaire de cette double exigence, dont on peut repérer les prémices dès avant la Première Guerre mondiale. Jusqu’aux années 1920, le parcours de Gleizes est en effet jalonné d’épisodes décisifs où il participe à des communautés d’artistes et d’écrivains réunis par le hasard des rencontres ou des circonstances.
Albert Gleizes, L’AbbayedeCréteil souslaneige, 1906 (en haut)
HUILE SUR TOILE, COLL. FONDATION ALBERT GLEIZES, PARIS
Le groupe de l’Abbaye, Créteil, 1907 (en bas)
PHOTOGRAPHIE DORNAC, COLL. ASSOCIATION DES AMIS DE GEORGES DUHAMEL ET DE L’ABBAYE DE CRÉTEIL
De gauche à droite, au premier plan : Charles Vildrac, René Arcos (poète), Albert Gleizes, Henri-Martin Barzun (poète), Alexandre Mercereau (écrivain) ; au second plan : Georges Duhamel (poète), Berthold Mahn, Jacques d’Otémar
Dans la formation du jeune Albert Gleizes, c’est moins le fonctionnement collectif de l’atelier qui s’impose comme modèle (l’entreprise paternelle fournissant à l’industrie des motifs décoratifs, où il fait pourtant ses premières armes) que celui de la troupe. D’abord tenté par une carrière théâtrale, au point de suivre des enseignements dont il se dispensera en tant que peintre1, Gleizes fait très tôt l’expérience de la solidarité grisante des planches, même s’il n’aura guère participé qu’à des spectacles d’amateurs ou dû se contenter de figurations sur quelques scènes parisiennes. En 1905, sa participation active à l’association Ernest-Renan, une université populaire, lui permet de partager avec un public ouvrier, parfois récalcitrant, son goût pour la déclamation théâtrale et la poésie symboliste. À l’occasion, il fait aussi fonction de conférencier. Parallèlement, en autodidacte donc, Gleizes développe une production picturale d’obédience impressionniste qu’il expose depuis 1902 dans des salons parisiens.
CRÉTEIL
En participant à la fondation de l’Abbaye de Créteil, « association fraternelle d’artistes2 », Gleizes met à profit l’expérience Ernest-Renan, qui lui a d’ailleurs donné l’occasion de rencontrer certains des futurs « abbés ».
Albert Gleizes, Les Joueurs defootball, 1912-1913
HUILE SUR TOILE, COLL. NATIONAL GALLERY OF ART, WASHINGTON
De 1906 au début de l’année 1908, de jeunes écrivains, auxquels s’ajoutent quelques peintres et musiciens, choisissent de s’installer dans une maison quelque peu délabrée des bords de la Marne. Il s’agit pour les écrivains René Arcos, Henri-Martin Barzun, Georges Duhamel, Alexandre Mercereau et Charles Vildrac, de faire vivre un idéal communautaire tout en visant une autosuffisance économique qui s’avérera très vite utopique. L’imprimerie d’art, d’où sortiront pourtant plusieurs dizaines d’ouvrages, n’aura en effet pas eu le temps de trouver un quelconque équilibre financier. De courte durée, cette période aura permis à Gleizes de mettre en évidence ses qualités d’animateur, tout en confortant sa position d’artiste-peintre dans un milieu essentiellement littéraire. C’est notamment à l’Abbaye que Gleizes semble s’être initié à la pratique de l’estampe, ce qui le mettra à même d’illustrer les premiers textes de ses amis Arcos ou Mercereau. Parmi les activités de cette « libre villa Médicis », on note l’organisation de spectacles, qui permettent à Gleizes de ranimer sa première vocation, mais aussi d’expositions assez éclectiques où ses peintures côtoient notamment des sculptures de Constantin Brancusi3
AUX SALONS
Quelques années plus tard, c’est précisément la question de l’exposition, celle d’une tendance, qui suscite un nouveau moment collectif pour Albert Gleizes, à distance cette fois des milieux littéraires. Plus informel que celui de l’Abbaye, le groupe des peintres cubistes qui investit les salons parisiens à partir du printemps 1911 est, à dire vrai, surtout identifié comme tel par la presse de l’époque. Pour autant, la salle 41 des Indépendants de cette année-là, où Gleizes expose en compagnie de Robert Delaunay, Marcel Duchamp, Roger de La Fresnaye, Henri Le Fauconnier, Fernand Léger et Jean Metzinger, n’a pu être obtenue, de haute lutte, que grâce à une vigoureuse action commune, au cours d’une séance houleuse du comité de placement plaisamment décrite par Gleizes dans ses Souvenirs4. La stratégie de groupe s’avère efficace. Quatre ans après l’invention du
HUILE SUR TOILE, COLL. SOLOMON R. GUGGENHEIM MUSEUM, NEW YORK
cubisme par Georges Braque et Pablo Picasso, la salle 41 a le mérite de porter à la connaissance du public un courant connu jusqu’alors uniquement par quelques happy few ayant pris la peine de pousser la porte de la minuscule galerie de Daniel-Henry Kahnweiler. Jusqu’en 1914, chacun de ces néo-cubistes envoie des peintures souvent ambitieuses aux Indépendants et au salon d’Automne. Au printemps 1913, Delaunay et Gleizes, en exposant respectivement L’ÉquipedeCardiff (Musée d’Art moderne de Paris) et Les Joueurs de football (Washington, National Gallery of Art) se saisissent d’une iconographie sportive qui transpose la dimension collective du mouvement auquel ils participent. La nécessité se fait vite jour cependant pour les « cubistes des salons » de contrer l’éclectisme de ces vastes expositions annuelles où ils se présentent désormais de façon dispersée. Restant groupés, ils organisent à l’automne 1912 une manifestation parallèle, plus ciblée, le salon de la Section d’Or, qui réunit la plupart d’entre eux. Volontiers théoricien, Gleizes saisit l’occasion, en s’associant à Metzinger, pour publier au même moment un petit traité, Du «cubisme», premier ouvrage sur le mouvement, publié par Eugène Figuière qui pouvait alors passer pour un repreneur des éditions de l’Abbaye. En fin de compte, ce mouvement collectif aura contribué à un élargissement du cubisme – Apollinaire préférait le terme d’« éclatement » – en investissant de nouveaux genres picturaux (scènes de genre ou allégories sociales plutôt que natures mortes) et en l’acclimatant à l’architecture et aux arts appliqués (la « maison cubiste » de Raymond Duchamp-Villon du salon d’Automne de 1912), domaines que les pères fondateurs ne s’étaient guère souciés d’explorer. Pour Gleizes, cette période, qui aura d’ailleurs correspondu à sa plus grande visibilité médiatique, restera un moment fondateur de son parcours artistique.
TOUL
De façon inattendue, la Grande Guerre lui fournit une nouvelle occasion de participer à une communauté artistique. En août 1914, le début du conflit et la mobilisation générale, qui provoquent la brutale interruption
Juliette Roche et Albert Gleizes à New York, 1917
PHOTOGRAPHIE, COLL. CENTRE POMPIDOU, MNAM / CCI, BIBLIOTHÈQUE KANDINSKY, PARIS
du système des salons, dispersent les exposants en âge de rejoindre leurs régiments. Comme plusieurs artistes parisiens, Gleizes est envoyé dans une caserne de Toul (Lorraine), non loin du front, où il est d’ailleurs reconnu par un gradé comme un peintre cubiste notoire. Sous l’uniforme du service de santé, sont mobilisés en même temps que lui le peintre Georges Valmier, le futur affichiste à succès Paul Colin, un harpiste célèbre, Carlos Salzedo, un comédien, Maxime Léry, et d’autres encore, comme le compositeur Florent Schmitt (Grand Prix de Rome en 1900) ou un ténor déjà fameux, Charles Dalmorès. Tous sont accueillis par un médecin-major compréhensif et ami des arts. C’est dans le salon familial du major Lambert, alors que s’entendent au loin les combats meurtriers de Bois-le-Prêtre, que s’élaborent en commun les programmes de spectacles musicaux et théâtraux destinés aux soldats du retour du front. Dans ces circonstances paradoxalement favorables où règne un climat d’émulation collective, Gleizes est à même de reprendre sa production picturale en faisant, tout comme Valmier, le portrait de son bienfaiteur (Portrait d’un médecin militaire, 1914, New York, Guggenheim Museum), il s’essaye même à l’abstraction en se référant à des compositions musicales de Schmitt créées pour l’occasion5, tout en répondant à des commandes de Jean Cocteau, resté à Paris. De courte durée là aussi (du fait de la réforme dont Gleizes bénéficie en novembre 1915), cette conjugaison de talents, suscitée cette fois par le hasard d’affectations militaires, et mêlant art plastique et spectacle vivant, constitue pour Gleizes un autre moment important de son parcours, dont la publicité fut cependant et par force nettement moindre que les deux précédents6 Étrangement, le modèle de l’association, cher à Gleizes, n’est pas sans contaminer sa conception du mariage, si l’on en croit Juliette Roche. Elle se souviendra que son futur époux, en demandant sa main, lui avait moins proposé une union conjugale classique qu’un rapprochement d’artistes décidés à « agir » pour la défense de l’Art en temps de guerre, tout en partageant d’ardentes convictions pacifistes7.
Albert Gleizes, TerreetCiel, 1935 (en haut)
HUILE SUR TOILE, COLL. MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LYON
Anne Dangar et ses élèves à Moly-Sabata, 1931 (en bas)
PHOTOGRAPHIE, COLL. CENTRE POMPIDOU, MNAM / CCI, BIBLIOTHÈQUE KANDINSKY, PARIS
MOLY-SABATA
Après le long séjour des Gleizes dans l’État de New York où ils s’installent de 1915 à 1919, le Paris des années 1920 ne favorise guère les entreprises collectives. Il est significatif qu’à cette époque Gleizes fréquente moins des cercles artistiques que des réunions d’intellectuels, celles de la revue Clarté, où il peut notamment cultiver un pacifisme radical, ou celles des Veilleurs, animées par l’écrivain polonais O. V. de L. Milosz autour de questions religieuses ou philosophiques8. L’enseignement qu’il commence à prodiguer à quelques disciples dans ces années amène cependant Gleizes à se positionner en « maître » et le décide à préciser sa pensée plastique dans La Peinture et ses Lois. Ce qui devait sortir du cubisme (1924). Bientôt, leurs convictions anticapitalistes (touchant également le commerce de l’art) et anti-industrielles confortent la décision des Gleizes de s’éloigner de la capitale et de s’installer dans la maison familiale de Juliette Roche à Serrières en Ardèche. Ce nouveau magistère artistique et cet arrière-plan idéologique servent de toile de fond à la dernière communauté dans lequel Gleizes choisit de s’impliquer.
D’abord modeste, l’installation de quelques disciples de l’artiste à Moly-Sabata, à la différence des collectifs passés qui concernaient des groupes déjà constitués, s’est inscrite dans la longue durée et le « retour des artistes au Village » s’est fait au gré de recrutements parfois laborieux9. De fait, dans ce contexte provincial les prérequis communautaires sont autres. Si l’on retrouve le thème de l’autosuffisance économique, chère aux « abbés » de 1906, celle-ci est censée s’obtenir par la mise en pratique de deux idées fortes : retour à la terre et promotion de l’artisanat, ce dernier étant illustré à partir des années 1930 par Anne Dangar dans le domaine de la céramique et Lucie Deveyle dans celui du textile. Par ailleurs, le rôle social de Moly-Sabata est une donnée majeure qui, à l’échelle du village de Sablons et de ses alentours immédiats, anticipe bel et bien les missions d’une « maison de la culture » en proposant expositions et ateliers pédagogiques.
Destinés à un jeune public, ces ateliers suscitent, en retour, une attention particulière des résidents aux productions enfantines (pochoirs, dessins, broderies), ce qui constitue l’une des originalités de Moly. La dimension festive et performative y est aussi présente par le biais de la musique populaire et du chant collectif sous l’impulsion de César Geoffray et de son épouse.
En définitive, c’est la place de Gleizes lui-même qui distingue de la manière la plus évidente Moly-Sabata des précédents collectifs auxquels il a participé. Cette fois en effet, l’œuvre et la pensée de l’artiste, et elles seules, irriguent l’ensemble des activités de la communauté rurale et artisanale. Si Gleizes semble parfois exercer une tutelle lointaine depuis Serrières, situé juste de l’autre côté du Rhône, ou a fortiori depuis sa résidence de Saint-Rémy-de-Provence, ce sont bien ses compositions cubistes qui sont traduites en pochoirs par Robert Pouyaud, qui inspirent les décors des céramiques de Dangar ou, plus tard, les broderies de Gilka Geoffray. Quant aux éditions de Moly-Sabata, lointaines descendantes de celle de l’Abbaye, elles n’auront jamais publié que la seule prose du maître.
Longtemps après le phalanstère de Créteil, l’équipée cubiste et le cénacle lorrain qui en avaient constitué de premiers avatars, la communauté des bords du Rhône plaçait bien Albert Gleizes au centre du Village.
Albert Gleizes en quelques dates
1906
Participe à la fondation de l’Abbaye de Créteil, « association fraternelle d’artistes » comptant de nombreux écrivains.
1911
Au salon des Indépendants de 1911, expose dans la salle 41 qui révèle le mouvement cubiste au grand public.
1912
Avec le peintre Jean Metzinger, publie Du « cubisme», premier ouvrage sur le mouvement, et participe au salon de la Section d’Or.
1914
Au début de la Première Guerre mondiale, mobilisé à Toul (Lorraine), il peut poursuivre ses activités artistiques.
1915
Réformé, épouse la peintre et écrivaine Juliette Roche (1884-1980). Le couple quitte la France pour s’installer à New York, après avoir séjourné à Barcelone.
1921 De retour à Paris, forme de premiers disciples.
1924
Publie La Peinture et ses Lois, ce qui devait sortir du cubisme.
1926
Avec Juliette Roche, quitte la capitale pour s’installer à Serrières (Ardèche).
1927
Fonde la communauté artistique de Moly-Sabata à Sablons (Isère).
1940
Le couple s’installe à SaintRémy-de-Provence pour tenter d’y relancer un domaine agricole.
LE CUBISME D’ALBERT GLEIZES Christian Briend
C’est en 1910 que dans la peinture d’Albert Gleizes se font jour, sous l’influence d’Henri Le Fauconnier, les premières tentatives de géométrisations formelles (L’Arbre, 1910, collection particulière). Dès l’année suivante, paysages mais surtout portraits ou scènes de genre vont manifester son adoption du nouveau style dans les Salons parisiens. Les grands tableaux que Gleizes y expose, tels le Portrait de Jacques Nayral (1911, Londres, Tate), Les Baigneuses (1912, musée d’Art moderne de Paris) ou le monumental Dépiquage des moissons (1912, Tokyo, musée d’Art occidental), se caractérisent par la fragmentation des volumes rendus dans des camaïeux brun-vert. La fréquentation de Robert Delaunay engage Gleizes à adopter progressivement une palette plus vive dont témoignent son Portrait d’Igor Stravinsky (1914, New York, MoMA) ou son Paysage de Montreuil (1914, Sarrebruck, Moderne Galerie), tandis que les formes deviennent plus synthétiques. Au début de la Première Guerre mondiale, Gleizes commence à superposer des éléments graphiques sur des aplats abstraits (Portrait de Juliette Roche, 1915, Lyon, musée des Beaux-Arts). À Barcelone et surtout à New York, il poursuit son évolution vers un cubisme dynamique et très coloré pour rendre compte du monde du spectacle (Sur des Clowns, 1917, musée d’Art moderne de Paris) ou de la modernité urbaine (Sur le Brooklyn Bridge, 1917, New York, Guggenheim Museum).
De retour en France, Gleizes tend à simplifier ses compositions en faisant appel à ce qu’il nomme des « rotations » et « translations » de plans, par lesquelles il entend introduire dans l’espace immobile de la « surface plane » la mobilité rythmique du temps. Dans les années 1920, il alterne « tableaux-objets » purement abstraits et compositions où apparaissent des figures identifiées par quelques signes (Peinture pour une gare, 1920, musée de Grenoble). Elles animent bientôt des peintures d’inspiration religieuse (Vierges à l’Enfant, Crucifixions ou sortes de Conversations sacrées) ou moins connotées (Figures dans un arc-enciel) et ce, jusque dans les années 1940. Après des « Supports de contemplation », qui signalent dans l’œuvre de l’artiste un retour définitif à l’abstraction, les ultimes Arabesques (1950-1951, Lyon, musée des Beaux-Arts) manifestent une propension nouvelle au lyrisme. Celles-ci ne présentent plus qu’un rapport lointain avec le cubisme originel dont Gleizes avait été l’un des premiers adeptes et dont il n’aura jamais cessé de se revendiquer.
Albert Gleizes, Écuyère, 1920-1923
HUILE SUR TOILE, COLL. CENTRE POMPIDOU / MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE, PARIS
HUILE
Cet ouvrage a été réalisé à l’occasion de l’exposition présentée au musée de l’Ancien Évêché du 25 mai au 9 octobre 2022.
VIVRE LE CUBISME À MOLY-SABATA »
«
Commissariat : Suzy Louvet, chargée des expositions au musée de l’Ancien Évêché, sous la direction de Sylvie Vincent, conservateur en chef du patrimoine et directrice du musée de l’Ancien Évêché.
Le musée de l’Ancien Évêché fait partie du réseau des onze musées du Département de l’Isère.
Édition Libel, Lyon
www.editions-libel.fr
Conception graphique Cecilia Gérard
Photogravure Résolution HD, Lyon
Impression L.E.G.O. S.p.A., Vicenze
Dépôt légal mai 2022
ISBN 978-2-491924-18-8