Charles Nedey, un hôtelier photographe à Aden.

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Alban Caussé & Jacques Desse

Charles Nedey Un hôtelier photographe à Aden

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Nedey est l’un de ces membres de la petite communauté française d’Aden à la fin du XIXe siècle, dont l’existence, inconnue jusqu’ici, a été mise au jour à l’occasion de l’enquête sur la photographie d’Arthur Rimbaud à l’Hôtel de l’Univers. Il se trouve qu’il était parent avec le photographe ami de Rimbaud, Bidault de Glatigné, et de son épouse Emilie. NEDEY et les BIDAULT DE GLATIGNE Augustine Emilie Porte épousa Georges Bidault de Glatigné le 19 mai 1878, à Aden. Nous avons découvert qu’elle le quitta quelques années plus tard pour partager la vie d’un explorateur italien, Pietro Felter, lui aussi proche de Rimbaud 2.

La jeune Emilie Bidault de Glatigné en août 1880 (détail de la photo de l’Hôtel de l’Univers)

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2e édition, septembre 2012.

Cf. « Rimbaud, Aden, 1880, histoire d’une photographie » (http://issuu.com/libraires-associes/docs/rimbaudaden-1880). 2


Une tradition familiale a fait des parents d’Emilie Porte les gérants du fameux Hôtel de l’Univers. Il se trouve que le couple Porte n’a jamais habité à Aden. Le père d’Emilie, François, est décédé en France en 1870. Sa veuve, Marie Scheller (née en 1827), s’installa à Aden avec un ami de la famille, veuf lui aussi, Charles Hyacinthe Nedey (né en 1828). Il est probable qu’ils soient arrivés ensemble au Yemen en 1872. Ils s’épousèrent en 1873 en la petite église catholique d’Aden, sous les auspices du R.P. Louis de Gonzague, qui allait devenir célèbre par la suite sous le nom de Mgr Lasserre. Marie Scheller était venue à Aden avec de ses deux filles, dont la benjamine, née en 1861, Augustine Emilie. Une bonne entente semble avoir régné dans le nouveau foyer : Nedey sera témoin du mariage de sa belle-fille avec Bidault de Glatigné, puis témoin de l’acte de naissance de leur fille Cécile en novembre 1880, et sa femme sera la marraine de Cécile lors de son baptême à Aden en juin 1881.

L’HOTEL DE L’EUROPE

L’Hôtel de l’Europe (années 1880 ?)

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On connait plusieurs épreuves de cette image, qui fut éditée ultérieurement en carte postale. Celle-ci , proposée en 2012 par la librairie hollandaise Krul Antiquarian Books, porte au dos la date de son acquisition, 1893. 3


Colonial Office photographic collection, The National Archives (UK), tirage des années 1890.

Les époux Nedey n’ont pas été, non plus, gérants de l’Hôtel de l’Univers. Pour la bonne et simple raison que Charles Nedey dirigeait l’autre hôtel d’Aden, l’Hôtel de l’Europe, situé lui aussi sur le port. Le Français exerçait cette activité depuis 1872 au moins 4. La présence des époux Nedey est attestée à plusieurs reprises en 1880 et 1881, mais, à notre connaissance, il n’est plus fait mention de l’activité professionnelle du mari. Nedey a donc probablement cessé de travailler vers 18781879, et le couple semble avoir quitté Aden vers 1881 (ils n’apparaissent pas sur la liste des Français d’Aden établie début 1884 5).

Un voyageur allemand passant à l’hôtel au début des années 1870 indique que Charles Nedey le tenait avec son frère (Ernst von Weber, Vier jahre in Afrika. 1871-1875, 1878). Sur l’histoire de cet hôtel, voir http://www.adenairways.com/page31/page44/page44.html 5 Voir Histoires littéraires, n° 44, octobre-décembre 2010. 4


Acte passé par Nedey, « Directeur de l’Hôtel de l’Europe à Aden », en juillet 1877

Un témoignage, que nous avions cité dans notre dossier sur l’histoire de la photo de 1880, corrobore cette hypothèse. C’est celui d’un certain Jules Renard, communard amnistié rentrant en France, qui a fait étape à Aden en septembre 1879 : lors de son passage, l’Hôtel de l’Europe était devenu l’Hôtel d’Orient, et il était dirigé par un Italien nommé Camerini. Celui-ci ne semble pas avoir conservé longtemps cet établissement, qui redevint très vite l’Hôtel de l’Europe, jusqu’au début du XXe siècle, où il fut renommé Marina Hotel.

L’Hôtel vers 1879. On remarque le panneau de la « Turkish shop » à droite sur la façade Détail d’une vue de Steamer Point - © Collection particulière

L’Hôtel de l’Europe était le « deuxième hôtel » d’Aden 6. Essentiellement fréquenté par des Allemands et des Anglais, il était beaucoup moins « à la mode » que le célèbre Hôtel de l’Univers, quartier général des Français et des « célébrités ».

Un voyageur de passage en 1867 indique que « l’hôtel du Prince-de-Galles » (futur Hôtel de l’Europe) était tenu par Cowasjee Dinshaw. Ce commerçant indien est devenu l’un des plus riches citoyens d’Aden, qui habitait dans une grande maison à deux étages sur Steamer point. Il était probablement resté propriétaire de l’hôtel, géré par les Nedey. Le même voyageur souligne que le confort de l’hôtel était lors de son passage des plus rudimentaires… Ceci n’avait guère changé en 1877, semble-t-il, puisque Lady Brassey note : « We went on to the Hotel de l'Europe, which was by no means in first-rate order » (A voyage in the Sunbeam, 1878). 6


Vues tardives de l’hôtel, éditées en cartes postales au début du XXe siècle


L’ex-Hôtel de l’Europe avant sa destruction, vers 1967

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Ci-dessous, un intérieur à Aden, autour de 1880 (les fenêtres sont similaires à celles de l’Hôtel de l’Europe, mais ce type d’architecture n’était pas rare à Aden). Dans le coin à droite, une chambre photographique. Sûrement pas celle de Rimbaud, mais peut-être celle de Bidault de Glatigné, ou plus vraisemblablement celle de Nédey…8

© Ken and Jenny Jacobson Orientalist Collection, Research Library, The Getty Research Institute.

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http://www.adenairways.com/page31/page182/page32/page32.html

Il y a eu plus d’un photographe à Aden à la fin du XIXe siècle, mais fort peu dans les années 1870-80 (ainsi nous ne connaissons aucun photographe anglais ayant exercé dans cette colonie de la Couronne britannique à l’époque). Les chambres photographiques demeuraient des appareils coûteux, et on peut supposer qu’un particulier n’aurait pas fait trôner son appareil dans son salon, de même qu’il n’aurait pas possédé un second appareil pour le photographier… 8


Les époux Nedey paraissent avoir été des gens simples, qui ne fréquentaient pas les « bourgeois » d’Aden. Les récits de l’époque ne les mentionnent guère, contrairement aux Suel, Tian, Delagénière, Bardey, et autres explorateurs commerçants, dont Arthur Rimbaud. Ils étaient d’ailleurs seulement gérants de l’hôtel (Suel était propriétaire du sien). Il y avait manifestement deux classes sociales parmi les Européens exilés sur les rives de la Mer Rouge, dont le statut semble avoir été plus lié au niveau culturel et au type de vie qu’à la fortune (par exemple, un employé des messageries maritimes, nommé Rimbaud, était propriétaire d’une maison à Aden, qu’il louait, mais lui ne fréquentait pas, à l’inverse de son peu fortuné homonyme, les notables locaux 9). D’un côté les négociants et aventuriers, de l’autre les « employés »… Nedey semble même avoir entretenu des rapports mitigés avec certains de ces « bourgeois ». Début 1881, il est présenté comme le correspondant à Aden de Pierre Arnoux (le colonisateur d’Obock, lui-même en fâcherie permanente avec la « haute » des Français de la région). Les deux hommes se connaissaient probablement depuis la fin des années 1860, puisqu’ils vivaient tous deux à cette époque à Alexandrie. Nedey transmettra à Arnoux des informations sur l’assassinat de Lucereau, qui paraissent d’ailleurs assez fantaisistes - ou orientées. Nedey y accuse « M. de Lagenière » (l’agent consulaire de France, Albert Delagénière), d’avoir été « au moins imprudent » en ne protégeant pas l’explorateur « Lussereau » face à Abou Bekr…

L’Etoile française, 28 avril 1881 9

Nedey fut le témoin de ce Rimbaud lors de son mariage, et J.-B. Rimbaud lui rendit la pareille l’année suivante.


LES COLONS D’OBOCK

Vue d’Obock réalisée par Révoil en juillet 1881 10 et offerte à la Société de géographie en 1882 (détail). On aperçoit à l’extrême-droite la tente d’Arnoux, éloignée du camp des Français (à gauche).

Le destin d’Arnoux rappelle d’ailleurs celui de Lucereau : tous deux auront les pires ennuis avec le pacha de Zeilah, Abou Bekr ; leur caractère intransigeant leur aliènera les sympathies et sera probablement la cause de leur mort rapide et violente. Arnoux avait passé deux ans à la cour du roi du Choa, Ménélik, en 18741876. Spolié à son retour par Abou Bekr, il était rentré en France pour y constituer une « Compagnie franco-éthiopienne ». En juin 1881, Arnoux s’implanta enfin à Obock, dont il comptait faire une base française permettant l’exportation des marchandises du Choa par la mer Rouge et le canal de Suez. Le projet était ambitieux : l’année précédente, Bardey s’était contenté de créer un comptoir au Choa, où il avait installé deux employés, Pinchard et Rimbaud ; Arnoux, lui, entendait créer une véritable colonie, qui aurait vécu du flux régulier de caravanes d’import-export entre l’Ethiopie et la mer Rouge. Il avait réussi à créer une « Compagnie Franco-éthiopienne », et convaincu une poignée de Français de faire partie de cette expédition et d’y investir leurs économies. Parmi ceux-ci, deux hommes allaient s’implanter dans la région et être par la suite en relations, parfois tendues, avec Rimbaud : Léon Chefneux et Antoine Deschamps 11. Le caractère d’Arnoux et l’hostilité des tribus environnantes feront rapidement dégénérer la situation. Le 19 décembre 1881, les « membres restants de l’expédition francoéthiopienne » envoyaient une lettre au consul de France à Aden pour dénoncer le comportement d’Arnoux et annoncer leur souhait de quitter cet endroit devenu extrêmement dangereux. La lettre, signée entre autres par Bidault de Glatigné, précisait que « Mme et Mlle Nedey » repartaient à Aden le jour même (« Mlle Nedey » est probablement la sœur d’Emilie). Elle indiquait aussi qu’« une dame reste parmi nous » : selon toute vraisemblance Emilie Bidault de Glatigné, demeurant aux côtés de son mari 12. L’explorateur Paul Soleillet s’installa à son tour Révoil s’est embarqué d’Aden pour la France le 23 juillet. Il était probablement rentré de son voyage aux « pays Çomalis » par Obock, début juillet. 10

Le prénom de Deschamps demeurait inconnu jusqu’ici. Parent et futur associé de Chefneux, il était proche de Joseph Mérignac. Il légua à son frère Pierre les biens qu’il possédait à Obock et décéda à Aden début 1892. 12 La pétition, dont nous avons retrouvé une copie dans les archives de Georges Révoil, est également signée par : Chefneux, Deschamps, M. Lafont, Raoul Amy, Joseph Sampieri. Le représentant de la France à Aden, Georges Biard d’Aunay, leur répondit que le ministre des Affaires étrangères souhaitait que la présence française à Obock soit maintenue, et leur annonça l’envoi d’un navire militaire français, le Forbin, pour les protéger. 11


à Obock, en janvier 1882, et Bidault de Glatigné y retourna pour réaliser des photographies, dont il fit un album que Soleillet offrit en son nom à la Société de géographie. Les familles Nedey et Bidault faisaient donc partie des premiers colons d’Obock. Les Français, dont les douze personnes ramenées par Arnoux en juin à bord du Saghalien, auront bientôt quitté Obock, perdant au passage les fonds qu’ils avaient investis dans l’aventure… 13 Il est vraisemblable que les époux Nedey sont rentrés en France à la suite de cette mésaventure.

Lettre des colons d’Obock, 19 décembre 1881

NEDEY PHOTOGRAPHE Dans les actes où apparaît Nedey dans les années 1870, il est parfois question de lui comme « directeur d’hôtel-restaurant », mais aussi comme « photographe » 14. Il s’avère que certaines de ses images sont connues. Avant d’arriver à Aden, Charles Nedey était établi à Alexandrie, où il paraît avoir tenu un studio de portraits. Quelques célébrités y ont posé : on connaît de lui au moins deux portraits de Stanley, datées de 1869 (l’un où le célèbre explorateur est habillé en arabe, l’autre où il figure en compagnie d’un enfant égyptien). Il a aussi réalisé le portrait de Charles Gaillardot, qui, établi à Saïda, y avait dirigé les fouilles selon les instructions de Renan. Ces images sont au format carte de visite. 13 14

Seul Lafont restera aux côtés d’Arnoux et de sa fille, et sera présent lors de l’assassinat d’Arnoux en mars 1882. Les deux activités sont mentionnées dès le contrat de mariage de 1873.


Comme d’autres Français établis en Egypte, Nedey descendit plus au sud après l’ouverture du canal de Suez (1869), qui allait entraîner le développement du port d’Aden, où venait de s’implanter César Tian. Après son installation à Aden, Nedey semble s’être spécialisé dans les portraits ethnologiques. La ville offrait en effet une incroyable variété de « types » et était devenue une halte pour de nombreux voyageurs, qui rapportaient des souvenirs de leurs voyages. Il est fort probable que Nedey commercialisait ses clichés dans la boutique située à l’entrée de son hôtel 15. Nous avons vu une photographie de l’hôtel où apparaît, à gauche de la façade, un beau panneau « Photographe ». Nous avons retrouvé trace de quelques-uns de ces clichés dans des archives de pays anglophones. Parmi ceux qui sont attestés, un portrait de sultan, ceux d’un guerrier somali, d’un marchand juif, d’une femme arabe, d’une femme somalie avec un jeune garçon…

Types d’Aden du fonds Tian (guerrier somali, marchand juif, sultan) © Musée bibliothèque Arthur-Rimbaud, Charleville-Mézières (fonds Tian)

D’autres, assez nombreux, ont été publiés dans des ouvrages allemands 16, en particulier dans des traités sur les « races » humaines, et entre autres dans le Zeitschrift für Ethnologie, où l’on découvre que Nedey est cité comme photographe des populations somalies au même titre que l’explorateur Hildebrant. Ce dernier publie quatre photos par Nedey dans les deux planches illustrant l’une de ses études sur le Somal. Elle deviendra fameuse sous le nom de « Turkish shop ». Le futur propriétaire de l’hôtel, I. Benghiat, s’adaptera aux nouveaux médias et deviendra le plus grand éditeur de cartes postales sur Aden (on rencontre très souvent ces cartes, portant au dos la mention « Hôtel de l’Europe »). 15

Le nom de Nedey apparaît d’ailleurs dans des récits de voyages allemands, anglais, australiens... Ces éléments confirment que ses fréquentations étaient plus les anglophones et Allemands de passage à l’Hôtel de l’Europe que les voyageurs français. 16


J. M. Hildebrant, « Vorläuge über die Somal », Zeitschrift für Ethnologie, vol 7, 1875, pl. 1 Nedey est crédité des portraits féminins en haut à droite et en bas à droite (fig. 5 et 8)

Ces images rappelleront quelque chose aux familiers des fonds du Musée ArthurRimbaud : les fameuses collections de types d’Aden retrouvées dans les archives de César Tian et Alfred Bardey, dont l’auteur demeurait anonyme. Au moins une partie de ces clichés, comme celui qui est reproduit ci-dessous, est bien l’œuvre de Nedey, et date des années 1870.


© Musée bibliothèque Arthur-Rimbaud, Charleville-Mézières (fonds Tian) En médaillon : gravure d’après la même photo, Zeitschrift fur Ethnologie, 1875

Type d’Aden par Charles Nedey © J. Paul Getty Museum


Des photos de Nedey figurent, sans mention d’auteur, dans d’autres ouvrages allemands :

Robert Hartmann, Abyssinien und die übrigen Gebiete der Ostküste Afrikas, 1883 A droite : gravure d’après photo de Nedey (Zeitschrift fur Ethnologie, 1875)

Nedey est-il l’auteur de l’ensemble des « types d’Aden », tous au format carte de visite, retrouvés dans les archives de Tian, Bardey, Révoil…? A la fin des années 1870, il n’est plus question de Nedey comme directeur de l’Hôtel de l’Europe, ni comme photographe. Or cela coïncide avec le début de la présence à Aden de Bidault de Glatigné (attestée en 1878) 17. Bidault, qui devient à son tour « commerçant photographe » à Aden… Il est fort possible que Bidault ait repris l’activité du beau-père de son épouse. Bidault est entré dans l’Histoire : sa présence au côté de Rimbaud a attiré l’attention sur les magnifiques clichés qu’il réalisa en Ethiopie en 1887-88. L’œuvre de son beau-père, sans doute moins importante, mais historiquement très intéressante, reste à explorer... Il est d’aileurs fort possible que certains des clichés de Nedey nous rapprochent à nouveau de l’histoire de Rimbaud, mais c’est là une autre histoire… 18

A notre connaissance, les premières photographies connues et datables de Bidault de Glatigné sont celles qu’il réalisa à Obock en 1882. 18 Cf. Jacques Desse, « Rimbaud retouché : le portrait de Mariam » (à paraître). 17


© Musée bibliothèque Arthur-Rimbaud, Charleville-Mézières


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