L'OEIL DU LIBRAIRE : LA PHOTO D'ARTHUR RIMBAUD
Article publié sur le site Ricochet. Jacques Desse est libraire d'ancien. Il a notamment organisé l'exposition "Livres animés, deux siècles de livres à système", en 2003, et publié, avec Alban Cerisier, "De la Jeunesse chez Gallimard, 90 ans de livres pour enfants" (Gallimard/Chez les libraires associés, 2008), qui a reçu le prix de bibliographie du Syndicat de la librairie ancienne et moderne.
LA PHOTO D'ARTHUR RIMBAUD Par Jacques Desse Notre chroniqueur Jacques Desse est l'un de ceux qui ont découvert la photographie de Rimbaud adulte, qui a fait le mois dernier la une de la presse française et internationale. Il dévoile ici, pour la première fois, les coulisses de cet épisode spectaculaire de la vie d'un libraire d'ancien.
"Comment avez-vous trouvé la photo de Rimbaud ?", ne cesse-t-on de nous demander. A quoi je réponds le plus souvent : "En ne la cherchant pas !". En effet, nous n'avons pas "trouvé une photo de Rimbaud", mais juste un lot de photos anciennes, qui se sont avérées provenir de l'entourage de Rimbaud à Aden, et parmi lesquelles nous avons fini par identifier Rimbaud lui-même, après de longues recherches. C'était il y a plus de deux ans, un carton de livres et documents, comme nous en voyons tous les jours, sans grand intérêt à première vue. Les livres n'ont pas de valeur, mais des photographies un peu passées attirent mon attention et celle de mon associé, Alban Caussé. Elles représentent Aden à la fin du XIXè siècle –cela change des sempiternelles vues de Rome… Sur l'une d'elles figure un groupe d'hommes, dont on remarque qu'ils portent des tabliers maçonniques : une photo de francs maçons fin XIXè, mêlant européens, et, semble-t-il, Indiens et arabes : voilà qui n'est pas commun et mérite d'être sauvé. Nous achetons donc le lot.
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En regardant tranquillement ce que nous avons ramené, je remarque un gros plan sur un bâtiment qui porte un panneau sur le toit : "Hôtel de l'Univers". Même si je connais peu la vie de Rimbaud, ce nom me dit quelque chose. La vérification est aisée : c'est bien l'un des lieux indissociables de la deuxième vie de Rimbaud, exilé sur les rives de la Mer Rouge. L'une des photos est dédicacée à un certain Jules Suel, qui s'avère être le propriétaire de l'hôtel, et l'un des proches de Rimbaud pendant toute cette période (nous apprendrons plus tard qu'il a même participé au financement de la caravane d'armes montée par Rimbaud). D'ailleurs, nous retrouvons aussi un petit billet manuscrit adressé par Suel à Alfred Bardey : Bardey, le premier employeur de Rimbaud à Aden et Harar… Ces deux documents sont datés 1892, trop tard pour concerner directement Rimbaud (qui a été rapatrié en France en 1891), mais cela commence à devenir intéressant : des photos représentant des lieux fréquentés par Rimbaud, provenant de chez quelqu'un qui l'a connu, bonne pioche ! Commence alors un travail d'enquête systématique. Il s'agit d'abord de repérer et de se procurer les ouvrages de référence, dont Barr Adjam, le récit des souvenirs de Bardey (il est épuisé, mais José-Marie Bel, de l'Espace Reine de Saba, consent à nous céder son dernier exemplaire). D'autre part, il faut étudier de très près, situer, et dater le plus précisément possible, chacune des photographies figurant dans le lot. En comparant nos clichés avec ceux de la collection Leroy, reproduits dans l'ouvrage Rimbaud à Aden, nous constatons que la plupart représentent les sites d'Aden bien connus : Steamer Point (le port), Crater (la ville ancienne), le sémaphore, les fameuses citernes, etc. Nous établissons un plan de la ville pour nous y retrouver, et essayer de situer des clichés moins facilement identifiables. Nous retrouvons ces différents sites sur les vues par satellite de la ville actuelle. A
force de les étudier, nous réalisons que quatre de ces photos s'assemblent exactement deux à deux : il s'agit en fait de deux panoramas, de Steamer Point et de Crater. Sur le second, nous retrouvons la maison de César Tian, l'associé de Rimbaud à la fin de son séjour.
Le "roc affreux" d'Aden : le cratère et le port de Steamer Point
D'autres nous donneront plus de fil à retordre… Ces images ont-elles un rapport avec Aden, ou bien s'agit-il d'autres lieux, et dans ce cas pourquoi figurent-elles parmi les autres ? Que fait ici ce petit africain, assis sur des caisses dans un bateau ? Une de ces caisses porte une inscription : "Livingstone, n° 1". Quel rapport entre Livingstone et Aden ? Nous ignorions l'incroyable histoire du rapatriement du corps de l'explorateur. C'est d'Aden, en mars 1874, que sa mort fut annoncée au monde : c'est son cercueil qui figure sur notre cliché, pris à bord du steamer qui devait le ramener en Grande-Bretagne - seul témoignage photographique de cet événement qui bouleversa le monde occidental. Et les francs-maçons ? Nous apprenons qu'Aden, port charnière entre le monde arabe et l'Océan Indien, était un centre important de la franc-maçonnerie dite écossaise, implantée par les colons anglais... Nous faisons décoller certaines photos, qui étaient contrecollées sur carton : il n'y a rien au dos. Nous remarquons que certaines images portent une signature à sec sur le carton, au stylet. Nous noircissons au crayon toutes ces signatures, pour essayer de les déchiffrer : "Al. Gomez" ? Semble inconnu au bataillon. Et ces portraits de bateaux, "Volverin" et "Saghalien" ? Combien d'heures passées à
dépouiller des listes de navires pour essayer de les retrouver… Et ce "Naufragie" qui a offert sa photo à Suel ? Pas de trace non plus. Il nous faudra des mois et des mois, et des coups de main avisés, pour que le voile se lève peu à peu : notre "Al. Gomez" est en fait Albomis, commerçant d'Aden qui fréquentait Tian ; le "Volverin", c'est le HMS Wolverine, navire anglais qui a joué un rôle dans l'histoire de la colonie yéménite ; et cet énigmatique "Naufragie" n'est autre que Naufragio, un explorateur italien qui a connu Rimbaud en Abyssinie…
Chaque nouvelle information resserre le champ d'investigation sur Aden, dans les années 1870-1890, et dans l'entourage de Rimbaud. Il s'agit d'en savoir plus. Nous commençons à collecter toute l'iconographie disponible sur Aden et sa région à l'époque, ce qui n'est guère facile, les sources étant rares. Rimbaud, comme les autres voyageurs de l'époque, parle toujours de "l'Hôtel de l'Univers". L'Hôtel de l'Univers figure bien sur trois de nos photos. Mais sur les autres clichés connus, dont ceux de la collection Leroy, c'est le "Grand hôtel de l'Univers" qui apparaît : l'hôtel est deux fois plus grand, et il a changé de nom. Personne ne semble avoir relevé ce fait, pas même les spécialistes de "Rimbaud l'africain". De quand date cette transformation (antérieure, postérieure, ou contemporaine du séjour de Rimbaud) ? Ce serait une information décisive. Nous commençons à examiner à la loupe ces clichés et tous ceux que nous pouvons trouver où figure cet hôtel (jusqu'à des cartes postales très postérieures, où apparaît un bout du bâtiment). Nous découvrons que l'hôtel n'a cessé d'être
remanié, et que certains détails permettent de classer par période les photos connues. A force de travailler sur l'architecture de ce bâtiment, nous comprenons que la plus petite photo du lot, un portrait de groupe, a été prise sur le perron de l'hôtel (plus tard nous finirons par pouvoir la localiser exactement : au niveau de la sixième arche de la véranda de l'hôtel…).
A force de voir et de revoir l'agrandissement de cette image, sur l'écran de l'ordinateur, nous remarquons que nous "tiquons" sur l'un des personnages dans le groupe. Son attitude et son expression sont vraiment singulières : ce gars là n'est pas comme les autres. Et si… Et si c'était "Lui" ? Hypothèse délicate : il est tellement facile, quand on rêve de quelque chose, de s'en auto-convaincre… Nous continuons donc à travailler sur les faits, et parallèlement sur la comparaison de ce visage avec les portraits du poète, mais en nous gardant de nous poser la question piège ("est-ce qu'il lui ressemble ?"), en cherchant ce qui pourrait réfuter cette hypothèse, plutôt qu'en accumulant des preuves supposées. Nous reprenons toute l'iconographie de Rimbaud, et cela ne s'avère pas si simple non plus : la plupart de ces images, partout reproduites, existent en plusieurs versions, très différentes, parfois inversées, et il est difficile de savoir auxquelles il faut se fier. A force d'examiner ces documents, nous remarquons des faits qui devraient sauter aux yeux, mais que personne ne semble avoir jamais relevés, en particulier la conformation très singulière, dissymétrique, de la lèvre supérieure de Rimbaud (ce qui apparaît comme une tache claire sur la célébrissime photographie de Carjat).
Rimbaud par Carjat
Deux ans se sont écoulés depuis l'achat du lot, nous pensons désormais qu'il y a de très fortes chances pour que cet homme soit Rimbaud. Mais ce n'est pas à nous, simples libraires, d'aller plus loin. Nous décidons d'écrire, en joignant une reproduction de la photo, à Jean-Jacques Lefrère, auteur de la biographie de référence de Rimbaud (1200 pages que nous avons dévorées, crayon en main…). Sans trop d'espoir : des lettres comme celle-ci, il doit en recevoir trois par semaine… Quelques jours plus tard, il est à la librairie : il regarde les photos, prend le petit portrait de groupe. Il nous dit : "Vous rendez-vous compte que vous venez de découvrir la seule photo où l'on distingue les traits de Rimbaud adulte !". Champagne ! Non… pas tout de suite. J.-J. Lefrère s'apprête à sortir un livre –il nous propose d'y faire figurer la photo en couverture-, et nous devons bientôt participer au Salon international du livre ancien, au Grand Palais : ce sera le moment idéal. Les éditions Fayard acceptent de retarder la sortie de l'ouvrage et de changer la couverture. La deadline est fixée : le 15 avril, la photo sera dévoilée, tout doit être prêt d'ici là. Commencent alors, en tandem avec J.-J. Lefrère, trois mois de recherches acharnées et tous azimuts, tout en préservant au maximum le secret (nous savons que tout ce qui touche à Rimbaud est potentiellement explosif…). Il s'agit de partir en chasse du moindre élément d'information qui pourrait éclairer, ou remettre en cause, cette attribution. L'aventure va être aussi excitante qu'enrichissante, prenant des détours imprévisibles. Nous faisons réaliser des scans en très haute
définition (150 € pièce…), qui révèlent une infinité de détails auparavant invisibles. Nous mettons à contribution des amis et relations et recourons à des compétences inhabituelles : identification judiciaire, implantation des cheveux, travail de l'image sur ordinateur, généalogie, etc. Nous lançons des recherches dans des fonds peu explorés, comme ceux d'archives de missions catholiques, ou jamais étudiés jusqu'ici, comme la correspondance d'Antoine d'Abbadie, premier explorateur français de l'Ethiopie, qui demeurait en contact avec la plupart des Européens vivant dans la région (ces lettres sont jalousement conservées par les Archives départementales des Pyrénées Atlantiques). Nous établissons un tableau mettant en parallèle toutes les dates connues de présence à Aden de Rimbaud et des personnes l'ayant connu. Nous traquons les portraits des voyageurs qui ont séjourné dans la région à l'époque. J'entreprends de dépouiller systématiquement tous les ouvrages et périodiques évoquant Aden dans cette période, en particulier sur la base Gallica : des milliers et des milliers de pages… Nous réalisons des photographies dans lesquelles le sujet change légèrement l'inclinaison de la tête, pour voir dans quelle mesure la modification de la perspective peut changer l'apparence du visage (hauteur du front par exemple). Alban va jusqu'à sillonner les rues du village où Suel s'est retiré à son retour en France, pour tenter de retrouver la maison bourgeoise que l'on aperçoit sur un cliché joint au lot… Nous échangeons avec Jean-Jacques Lefrère dix e-mails par jour, pour nous informer mutuellement de nos trouvailles, de pistes possibles, ou non avenues… Simultanément nous commençons à rédiger en commun l'article qui présentera cette découverte dans le prochain numéro de la revue Histoires littéraires... Le 15 avril à l'aube, le téléphone se met à sonner. Les articles sont sortis dans Le Figaro et L'Express, la nouvelle est diffusée en boucle sur France Inter... Commencent alors des journées de folie… Nous avons fait notre travail habituel, qui consiste à rechercher, identifier, décrire et remettre en circulation des documents anciens. En l'occurrence, ce fragile petit bout de papier albuminé, qui, sans notre curiosité, aurait plus que probablement fini à la poubelle. Et, pour une fois, cela intéresse les foules…!
Nous avons mis en ligne une première revue de presse sur la découverte de la photo de Rimbaud (liens ci-dessous). Du nouveau aussi sur notre blog (photos etc.) : HTTP://CHEZLESLIBRAIRESASSOCIES.BLOGSPOT.COM France : HTTP://SITES.GOOGLE.COM/SITE/CHEZLESLIBRAIRESASSOCIES/REVUE-DEPRESSE-RIMBAUD International : HTTP://SITES.GOOGLE.COM/SITE/CHEZLESLIBRAIRESASSOCIES/REVUE-DEPRESSE-RIMBAUD---INTERNET-MONDE
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