L'OEIL DU LIBRAIRE : DES LIVRES SOUS ÉVALUÉS ?
Article publié sur le site Ricochet. Jacques Desse est libraire d'ancien. Il a notamment organisé l'exposition "Livres animés, deux siècles de livres à système", en 2003, et publié, avec Alban Cerisier, "De la Jeunesse chez Gallimard, 90 ans de livres pour enfants" (Gallimard/Chez les libraires associés, 2008), qui a reçu le prix de bibliographie du Syndicat de la librairie ancienne et moderne.
DES LIVRES SOUS ÉVALUÉS ? Par Jacques Desse
LE PRIX DES LIVRES ANCIENS POUR ENFANTS bla « NO LOGO » Le prix des livres anciens apparaît souvent mystérieux aux yeux du profane. « Ah... quand même...! ». C’est la phrase qu’entendent souvent les libraires quand ils ont affaire au grand public, même lorsque le montant annoncé est modique : « Vingt euros ? [pour un vieux livre ?]. Ah... quand même...! ». Bien sûr, les mêmes ont une attitude diamétralement opposée lorsqu’ils souhaitent vendre un album dépenaillé retrouvé dans le grenier familial, qui devient un trésor inestimable : « Il est très vieux, vous savez... »... Nous avons eu envie d’essayer d’appréhender ce mystère, d’une manière à la fois un peu théorique et expéditive, que nos aimables lecteurs voudront bien pardonner... Le marché des livres et des objets anciens est l’un des rares qui soient encore régis par la loi de l’offre et de la demande, contrairement, par exemple, à ceux des matières premières ou de l’immobilier. Ce marché est en effet trop diffus, trop complexe et trop faible pour que les puissances financières trouvent de l’intérêt à s’en emparer. Dès lors, il demeure aussi l’un des rares où le prix payé est celui de l’objet lui-même : ce prix comprend la valeur d’achat, les frais et la marge du libraire. La part consacrée à la publicité est infime (même dans le cas de catalogues luxueux), celle consacrée au financement est nulle. On sait que, désormais, lorsque l’on achète un blue-jeans ou un téléphone, on paie d’abord la « communication » qui nous a donné envie d’acheter ce produit (jusqu’à 90 % du budget pour les sociétés de rachat de crédits...), et ensuite les actionnaires qui l’ont financé. A l’inverse, quand on achète un livre de collection, on reste dans une économie traditionnelle, où c’est l’objet lui-même et la valeur ajoutée par le travail qui sont payés. L’exception, en plein développement, est celle des ventes aux enchères, où les prix « flambent » à hauteur de l’investissement publicitaire consenti par la société de ventes pour « créer l’événement ». Le prix d’un livre ancien est donc un équilibre plus ou moins bien mesuré entre l’offre – la qualité du livre et le nombre d’exemplaires disponibles –, et la demande – le désir des clients potentiels. Ce prix sera d’autant plus « juste » que vendeur et acheteur auront une connaissance fine du domaine : seules une longue expérience et un goût bien formé permettent de sentir le « juste prix » d’un livre de collection, dans un état donné du marché. La place du « coup de cœur », quant à elle, s’est malheureusement réduite comme une peau de chagrin, en quelques années, depuis l’avènement des ventes en ligne et le règne de la standardisation des goûts et des intérêts par les médias...
André Hellé, Le Petit elfe ferme l’œil (Tolmer, 1924)
ALICE CONTRE ROBINSON Le libraire se concentre essentiellement sur l’offre : à lui de sélectionner et d’évaluer les titres qui lui paraissent les plus désirables, en tenant compte de leur intérêt - littéraire, esthétique, historique...-, de leur rareté sur le marché, et bien sûr de leur état. C’est paradoxalement la notion la moins comprise : l’état « normal » d’un livre pour enfants, c’est le mauvais état. Un livre pour enfants en parfait état est un miraculé (et ce au moins autant pour des ouvrages récents que pour les plus anciens). Le prix d’un exemplaire peut facilement varier de 1 à 10 à partir de petites différences qui changent tout, voire de 1 à 100, si l’on compare un exemplaire défraîchi à un exemplaire exceptionnel.
L’Enfant de la haute mer (GP, 1979), enrichi d’un bel envoi avec dessin original de Jacqueline Duhême à Maurice Druon et son épouse
Cela ne paraît pas bien compliqué, mais c’est le principal point d’incompréhension entre les libraires et le public, et la grande chance de certains acteurs d’Internet (Ebay...). Or il n’y a pas de mystère : le toujours moins cher c’est, en général, le rebut, surtout à l’heure où les prix sont devenus publics. On peut faire de bonnes affaires partout, des mauvaises aussi, mais, comme on le sait, bien acheter ce n’est pas payer moins cher, c’est faire un bon achat, d’un rapport qualité-prix équilibré, en bénéficiant d’un conseil qualifié. Au fil des ans, le marché se resserre et se partage de plus en plus : d’un côté les collectionneurs qui exigent des livres originaux et impeccables, et sont prêts à les payer au prix dit « fort », d’un autre ceux qui se satisfont de livres plus ou moins déglingués, du moment qu’ils ne leur coûtent pas trop cher (ces derniers ont désormais déserté les librairies, et se fournissent sur les vide-greniers et les sites de vente en ligne). Paradoxalement, ce sont les premiers qui auront peut-être un jour la surprise de découvrir qu’ils ont fait un bon, voire très bon, investissement... Entre les deux, le livre « moyen » (peut-être plein de charme, mais pas très rare, pas parfait...), en gros dans la gamme de 10 à 50 euros, intéresse moins de monde, et son prix a tendance à baisser...
Lucien Laforge, Contes des fées (1920), exemplaire colorié par l’artiste
Le collectionneur est porteur de la demande. Il exprime son désir personnel, mais celui-ci est indissociable de l’air du temps. Des « modes » - sans que ce terme n’ait rien de péjoratif – apparaissent et disparaissent, souvent liées à l’évolution de la société. Certaines paraissent s’expliquer assez facilement : les abécédaires, par exemple, dont le désir semble répondre à la nostalgie de l’apprentissage classique de la lecture. D’autres sont dues à un élargissement du goût, certains domaines auparavant marginaux attirant désormais l’intérêt : livres animés, livres étrangers... D’autres modes sont plus mystérieuses : le Petit prince, Alice au pays des merveilles et Pinocchio connaissent une vogue croissante, tandis que Robinson rejoint petit à petit aux oubliettes Cendrillon, Gulliver ou Peter Pan... Les prix suivent : en hausse pour les uns, en stagnation ou en baisse pour les autres... A cela s’ajoute un phénomène de génération. Nombreux sont ceux qui, arrivés à la maturité, ont envie de retrouver les titres qui ont marqué leur enfance, cette ambiance disparue qui s’avère pleine de charme. Dès lors, la demande évolue naturellement au fil des ans : elle augmente actuellement pour les livres des années 1950 et 60, tandis qu’elle faiblit doucement pour Bécassine ou la Semaine de Suzette... De même, les Bibliothèque rose de la Comtesse de Ségur et les illustrateurs du XIXe siècle sont en train de sombrer silencieusement dans l’oubli (en attendant, un jour, une redécouverte ?). Ici encore, ces évolutions ont un impact direct sur les prix, et il n’est pas sûr, par exemple, que l’œuvre mignonnette d’une
Germaine Bouret garde éternellement le niveau de prix qu’elle a atteint ces dernières années...
Il se trouve que les livres de collection pour enfants sont beaucoup moins côtés – à qualité et rareté comparable – que ceux d’autres domaines. On peut acheter des livres pour enfants rares, séduisants et en parfait état pour quelques dizaines d’euros, et les pièces majeures atteignent péniblement quelques milliers d’euros. Pour des livres équivalents destinés aux adultes (littérature, science, etc.), il faudrait facilement multiplier ces prix par cinq... Un livre classique de collection à 300 euros (par exemple un ouvrage d’horlogerie ou d’architecture), c’est l’ordinaire, tandis que dans le domaine du livre jeunesse on touche déjà au haut de gamme...
LA FLAMBEE DES « EX-LIVRES POUR ENFANTS » A contrario, le marché des Jules Verne sous cartonnage Hetzel s’est totalement émancipé du domaine des livres jeunesse (les acheteurs ne sont pas des collectionneurs de livres pour enfants), pour devenir une sorte de niche, peut-être plus proche de la philatélie que de la bibliophilie. Depuis, le prix des exemplaires exceptionnels ou des variantes rares flambe : 80.000 € pour un cartonnage inhabituel sur L’Ile mystérieuse, et ainsi de suite (voir HTTP://MONDE.JULES.VERNE.FREE.FR/INDEX.PHP/ENCHERESEXCEPTIONNELLES). On a même vu récemment l’une de nos pauvres bibliothèques publiques françaises consacrer 19.000 € à l’une de ces « boites de chocolats » (qui devait valoir 2000 francs il y a vingt ans, mais n’intéressait pas, alors, les institutions...). Autre contre-exemple, le marché de la bande-dessinée de collection : la BD étant devenue une lecture d’adultes, et d’adultes plutôt jeunes et aux revenus corrects (les « bobos »), les prix de la BD de collection ont explosé. Certains, du moins : les albums récents devenus « cultes », les publications d’après-guerre (Saint-Ogan est mort, vive Franquin !), et « bien sûr » les pièces rares (un Tintin édité en 1943 : 100.000 euros...). Le tout aux dépens des titres plus anciens...
En regard de ces chiffres, le prix d’un livre aussi exceptionnel que Mon Chat, illustré par Nathalie Parain (Gallimard, 1930), apparaît complètement ridicule : autour de 3000 euros pour un exemplaire parfait, alors qu’il s’agit d’un ouvrage très rare, fragile, d’une importance majeure, d’une beauté et d’un charme exceptionnels. Encore ce prix a-t-il augmenté ces dernières années avec l’intérêt grandissant pour les illustrateurs d’origine russe... Dans n’importe quel autre domaine de la bibliophilie, un tel ouvrage vaudrait facilement 10 ou 15.000 euros. On pourrait citer bien d’autres exemples : autour de 800 euros pour un bon exemplaire de Macao et Cosmage par Edy-Legrand (NRF, 1919), 1500 euros pour l’Arche de Noé d’André Hellé (Tolmer, 1911), autour de 2000 euros pour le plus célèbre et spectaculaire des livres animés, le Grand cirque international de Lothar Meggendorfer (1889)...
Les chefs d’œuvre du livre jeunesse sont manifestement, et très fortement, souscotés par rapport aux autres livres de collection. Les livres pour enfants qui atteignent des prix plus élevés sont achetés pour d’autres raisons : ce sont soit des livres très anciens, qui rentrent dans le domaine de la bibliophilie classique (Fables de La Fontaine ou Contes de Perrault par exemple), soit des livres d’artistes, comme Il était une petite pie illustré par Miro, Kô et Kô de Vieira da Silva... Ce n’est pas le statut de « livres pour enfants », même exceptionnels, qui fait le prix de ces derniers, et l’on peut même se demander s’ils ne vaudraient pas plus cher en ayant l’étiquette d’illustrés modernes pour adultes...
Histoire du roi Kaboul 1er, premier livre de Max Jacob (1903)
DES LIVRES D’IMAGES POUR LES GOSSES ? Cette sous-valorisation des livres anciens pour enfants n’est pas due à la loi de l’offre et de la demande : les livres de qualité sont de plus en plus rares, et le goût du public pour ces productions ne cesse d’augmenter. La seule explication possible est un facteur psychologique : le statut de ces livres dans l’inconscient collectif. Certes ils sont beaux, et désirables, et rares. Mais ce sont « des livres pour les gosses ». Leur bas prix s’explique en effet par le manque de considération accordé à ces oeuvres, qui sont encore dévalorisées par leur ancien statut de production mineure, voire vulgaire. L’actuel mouvement de « patrimonalisation de la littérature jeunesse », la vogue de l’édition jeunesse, et l’américanisation de notre société vont changer cette donne, dans une mesure certes difficile à évaluer.
Maurice Boutet de Monvel, Jeanne d’Arc, 1896
Autres paramètre, l’évolution du statut de l’illustration. Traditionnellement, les illustrateurs étaient des « sous-artistes », des tâcherons de l’édition, et leurs réalisations étaient des travaux de commande. Le prix de leurs œuvres s’en ressent : on peut acheter un dessin d’un illustrateur célèbre comme Benjamin Rabier pour le prix d’un livre neuf de photographie... Les livres pour enfants cumulent ce statut de « pour enfants » et le fait d’être, en général, des œuvres d’illustrateurs... Cette conception a fortement évolué ces dernières années et le marché de l’illustration originale se développe. Pour autant, cela touche essentiellement l’illustration contemporaine (un jeune illustrateur un peu connu se vend aussi cher que Lorioux, Parain ou Boutet de Montvel...). Les prix, en France, demeurent à des années lumière des enchères à cinq chiffres des vedettes de la BD, comme Tardi ou Bilal...
Edition originale de Max et les maximonstres (1963)
Un bon collectionneur américain trouve normal de payer 200 ou 300 dollars un joli « picture book », 1500 dollars un alphabet ou un livre animé rare, ce qui est encore peu commun en France. Les pièces importantes comme l’édition originale de Max et les maximonstres de Sendak peuvent atteindre des prix à cinq chiffres (on reste cependant très loin du million de dollars réalisé l’année dernière par un fascicule de Superman !). Cette différence est largement due au pragmatisme américain, plus affranchi que nous des a priori, en ces domaines. En revanche, le marché français, institutions publiques comprises, suit le marché américain dans son aspect le plus dangereux : la valorisation des oeuvres originales, certes justifiée, mais qui se fait parfois aux dépens du livre (voir l’exemple de Mercier, dont les originaux atteignent des prix respectables, tandis que ses ravissants albums sont délaissés). Le culte de l’unique verse parfois dans le ridicule, et nous espérons ne jamais en arriver au point où un dessin original d’un illustrateur jeunesse vaudra le prix d’un Courbet ou d’un Philippe de Champaigne, comme c’est – actuellement - le cas pour Hergé... (100 à 200.000 euros la planche originale de Tintin).
Gouache originale de Nathalie Parain pour Faites votre marché (Père Castor, 1935)
...OU DES ŒUVRES D’ART ? Un livre pour enfants qui acquiert une valeur financière notable, c’est un livre qui n’est plus considéré comme un livre jeunesse, et a intégré un autre domaine de collection. Les prochaines années nous diront si le patrimoine du livre jeunesse dans son ensemble s’émancipe de son image un peu péjorative, ou si certains pans seulement deviennent dignes aux yeux des amateurs, mais en perdant leur étiquette de livre pour enfants (comme c’est déjà le cas des Jules Verne et de la BD). Nous ne serions guère surpris que Mon chat, par exemple, atteigne un jour les 10 ou 15.000 euros, ce qui ne serait que justice - d’autant que les amateurs moins fortunés pourront toujours s’offrir le superbe fac-similé réalisé par les éditions MeMo...
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