Alban Caussé & Jacques Desse Arthur RIMBAUD et Antoine d’ABBADIE 1
Antoine d’Abbadie fut un extraordinaire personnage, qui a en particulier exploré l’Ethiopie pendant dix ans, pieds nus et sans armes 2. A l’époque « africaine » de Rimbaud il était le doyen des explorateurs français et devint le Président de l’Académie des sciences (parmi ses multiples responsabilités, il dirigea aussi avec Lesseps la Société de géographie de Paris, tandis que Georges Révoil en était le secrétaire). Différents chercheurs ont émis, à l’occasion, l’hypothèse que Rimbaud et d’Abbadie aient pu s’être connus. On sait que Rimbaud chercha à se procurer le Dictionnaire de la langue amarinna d’Antoine d’Abbadie. Il écrivait ainsi à sa mère, le 18 novembre 1885 : A présent il faut que vous me cherchiez quelque chose dont je ne puis me passer, et que je ne puis jamais trouver ici. Écrivez à M. le Directeur de la Librairie des Langues orientales, à Paris : Monsieur, Je vous prie d’expédier contre remboursement, à l’adresse ci-dessous, le Dictionnaire de la langue amhara [sic] (avec la prononciation en caractères latins), par M. d’Abbadie, de l’Institut. […] Je ne puis me passer de l’ouvrage pour apprendre la langue du pays où personne ne sait une langue européenne, car il n’y a là, jusqu’à présent, presque point d’Européens. Expédiez-moi l’ouvrage dit à l’adresse suivante : M. Arthur Rimbaud, Hôtel de l’Univers, à Aden. Rimbaud, qui s’était décidé à repartir au Choa, avait besoin de ce providentiel dictionnaire, dont il ne semble pas avoir connu l’existence auparavant. La langue amhara était parlée par les chrétiens d’Abyssinie, communauté d’où était d’ailleurs issue Mariam, la compagne de Rimbaud à Aden de fin 1884 à fin 1886. Nous avons établi dans notre étude sur la photographie de l’Hôtel de l’Univers que d’Abbadie et Rimbaud se sont effectivement trouvés à Aden au même moment. Début 1885, le vieux savant avait entrepris un dernier voyage d’étude dans la région, en compagnie de son épouse 3. Or d’Abbadie était avide d’informations sur le pays où Rimbaud venait de passer plusieurs années, et, réciproquement, était une autorité irremplaçable pour les explorateurs ou voyageurs désirant se rendre en Ethiopie. D’Abbadie était d’ailleurs en contact avec de nombreux correspondants dans la région, dont César Tian et Mgr Taurin Cahagne 4. En 1889, Rimbaud se chargea même de transporter à la côte une lettre de Taurin Cahagne, alors à Harar, destinée à d’Abbadie.
1
Cette notice est une version complétée de la page consacrée à d’Abbadie dans notre dossier Rimbaud, Aden, 1880 - Histoire d’une photographie (Revue des deux mondes, sept. 2010). 2 Voir le site du Château d'Abbadia : http://www.academie-sciences.fr/Abbadia.html 3 Cf. « Un Voyage magnétique en Orient », Magazine Pittoresque, 1888, p. 223 ss. 4 Voir sur notre site l’inventaire de la partie de la correspondance de d’Abbadie conservée aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques : http://chezleslibrairesassocies.blogspot.com/2008/01/archives-antoine-dabbadie.html
Lettre du père Edmond à d’Abbadie, Aden, 1884 Détail d’un croquis envoyé par Borelli, en voyage en Abyssinie, à d’Abbadie, 1887
De plus, il est clair que d’Abbadie a vu Alfred Bardey, le patron de Rimbaud, lors de son voyage. D’Abbadie avait été son parrain lors de son entrée à la Société de Géographie en décembre 1880. Ils s’y sont rencontrés lorsque Bardey y fit une communication sur l’assassinat de Lucereau 5. En 1885, suite au voyage de d’Abbadie, Bardey accepta que ses notes sur les « Traditions et divisions du Somâl » soient intégrées à la Géographie de l’Ethiopie, que d’Abbadie publiera en 1891. Bardey écrivit le 4 septembre 1885 au savant basque, qui lui avait demandé de donner des précisions sur sa biographie, une lettre dans laquelle il évoque « M. Arthur Rimbeaud » (nous avons publié ce document inconnu dans notre dossier). Le décryptage d’un nouveau document, conservé à la Bibliothèque de l’Institut de France, permet de préciser la date du dernier séjour de d’Abbadie à Aden, qui fut bref. D’Abbadie a tenu lors de ce voyage un carnet manuscrit dans lequel il consignait les résultats de mesures sur le magnétisme terrestre. Le 3 janvier, le savant, descendant la Mer Rouge depuis Suez, est à Hodeidah. Le 7 et le 8 il est à Aden. Il fait ensuite une excursion sur l’autre rive du golfe d’Aden : le 9 à Zeilah, le 11 à Berberah. Le 14 et le 15 il est à nouveau à Aden, qu’il doit quitter vers le 18, puisqu’on le retrouve le 19 à Hodeidah, sur la route du retour (il s’arrêtera ensuite à Souakim, Djeddah, Suez, etc.). D’Abbadie est donc dans la région une quinzaine de jours, et à Aden moins d’une semaine. Dans cette ville, le savant travaille au consulat de France, sur le promontoire de Steamer Point, et l’un de ses points de repère est la « maison Hunter » (la maison du Major Hunter, gouverneur de fait de la colonie anglaise).
La semaine où d’Abbadie est à Aden est importante pour Rimbaud. Le 10 janvier, il signe un nouveau contrat de travail avec la société Bardey. Le 15 il en informe sa famille dans une longue lettre désabusée, qui est un peu un bilan de sa vie dans la région : « Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vit et décède tout autrement qu’on ne le voudrait jamais…». A l’opposé d’un tel défaitisme, d’Abbadie était volontaire, catholique ultra, au caractère « entier », voire irascible (il était par exemple capable de répondre, à un savant qui lui avait envoyé une lettre : « Soignez votre écriture ! »). Nous ne saurons certainement jamais si le misanthrope Rimbaud accepta de répondre aux probables questions de cet important personnage, autrement que par un grognement, ou si une sorte d’empathie se fit jour entre ces deux caractères d’exception…
« A la suite de cette séance, je suis retenu par ce grand savant, qui me pose diverses questions », en particulier sur les « hommes à queue » d'Abyssinie, un des « dadas » de d'Abbadie… (Bardey, BarrAdjam, p. 235, cf. p. 291). 5