Rimbaud en Joconde

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Jacques Desse

Rimbaud retouché :

Le poète en Joconde, ou les aléas d’un ‘portrait d’Arthur Rimbaud’.

Parmi les dessins d’Isabelle Rimbaud représentant son frère, le plus ancien est censé être celui daté de 1877. Isabelle était alors âgée de 16-17 ans, Arthur de 23. Il aurait été réalisé à l’occasion de l’un des deux séjours de Rimbaud dans sa famille cette année-là, en début d’année ou vers août-septembre. Moins connu que d’autres, ce croquis a cependant été reproduit dans de nombreux ouvrages de référence 1.

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Outre les titres cités infra, voir par exemple le Cahier de l’Herne Rimbaud (A. Guyaux, dir., 1993).


« Arthur Rimbaud, en 1877 (23 ans) Dessin d’Isabelle Rimbaud »

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Ce dessin paraît avoir été vendu par le mari d’Isabelle, Paterne Berrichon, au grand collectionneur et homme politique Louis Barthou, vers 1910-1920. Il réapparut en 1968 dans la vente de l’importante collection d’autographes d’Alexandrine de Rothschild 3, puis en 1994 dans un catalogue Verlaine des librairies Giraud-Badin et Vrain. 2 3

Reproduit d’après François Ruchon, Rimbaud, documents iconographiques, P. Cailler, 1946, pl. XVIII.

Alexandrine de Rothschild avait acquis de nombreux documents rimbaldiens dans la vente Barthou. Cependant, ce dessin, comme le soi-disant portrait à la gouache de Rimbaud par Fantin-Latour, ne figura pas dans la vente après décès de Barthou. La raison de l’absence de ces œuvres dans la vente, comme les conditions de l’arrivée du dessin dans les collections de la baronne de Rothschild, demeurent quelque peu mystérieux.


Le problème est qu’il existe en réalité deux versions de ce dessin. En 2006, M. Jean-Jacques Lefrère publia, à partir du document présenté en 1994, une image sensiblement différente. Dans la première, Rimbaud arborait un petit sourire ironique ; dans la seconde, il apparaît plutôt sérieux

Face à Rimbaud, p. 120


Les deux versions publiées du dessin

A gauche : version habituelle / A droite : version de Face à Rimbaud

Aussi étrange que cela puisse paraître, ce ne sont pas deux variantes, mais bien le même dessin, portant la même inscription manuscrite :


Dans la version habituelle (« Rimbaud souriant »), l’écriture semble plus hésitante ; la deuxième ligne est trouble, comme si le crayon était repassé sur les mots déjà tracés.

Version Face à Rimbaud

Version Ruchon


De plus, on remarque des différences, comme le « R » de Rimbaud, le « s » d’Isabelle, et les chiffres :

Version Face à Rimbaud

Version Ruchon

L’un des deux serait-il un faux ? Probablement pas : un faux reproduirait l’expression du modèle, sans introduire une aussi grande différence. Mais dans ce cas, quelle est la bonne version, et d’où peut bien provenir la seconde ?


Ce dessin fut publié pour la première fois en 1924 (deux après la mort de Berrichon), par François Montel, dans sa Bibliographie de Paul Verlaine, chez GiraudBadin 4. Dans cette première publication, le dessin est conforme à celui publié dans Face à Rimbaud. La deuxième publication dont nous avons connaissance date de l’immédiat après-guerre. C’est celle donnée par François Ruchon, dans son Rimbaud, documents iconographiques. Et, cette fois, apparaît le « Rimbaud souriant ». Ruchon n’a certainement pas pu reproduire l’original, et il y a peu de chances qu’il ait pu le consulter au moment où il préparait son ouvrage, les collections des Rothschild étaient évidemment inaccessibles et Montel était en déportation, où il mourut 5. Ruchon a dû devoir se rabattre sur la reproduction figurant dans l’ouvrage de Montel, mais celle-ci est très pâle, impossible à reproduire telle que, surtout à cette époque 6. Ruchon a donc retouché, ou fait retoucher, le cliché dont il disposait, en repassant les traits qui étaient trop pâles, comme on le voit ci-dessous, sur l’épaule, le revers de la manche, et comme on le remarquait déjà sur l’écriture. Il a d’ailleurs agi de même avec d’autres documents, en particulier avec la célèbre photo de Carjat, sans jamais signaler ses interventions, et en omettant de signaler la source de ses emprunts...

Dessin d’Isabelle / Version Ruchon

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Paul Montel, né en 1900, fut avocat, poète et correspondant littéraire au Figaro de 1925 à 1936. Je remercie vivement Rémi Duhart (L’Auberge verte), de m’avoir permis d’accéder à cette publication. Par ailleurs, on sait que la collection d’Alexandrine de Rothschild a été spoliée par les Nazis (plusieurs centaines d’oeuvres lui ont été restituées après-guerre - donc après la publication du livre de Ruchon -, dont le Traité de Versailles acheté à la vente Barthou, retrouvé dans les souterrains d'Hitler). 5

Le dessin ne figurera d’ailleurs pas, pas même en reproduction, dans l’exposition « encyclopédique » du centenaire, présentée à la Bibliothèque nationale en 1954. 6

Problème récurrent avec les dessins d’Isabelle, légèrement tracés à la mine de plomb. Les éditeurs connaîtront des difficultés lorsqu’ils voudront les reproduire, l’imprimerie peinant, dans la première moitié du XXe siècle, à restituer de telles lignes évanescentes.


Mais Ruchon ne s’est pas arrêté là. Lui qui dénonce les supposées retouches de Berrichon n’hésite pas à publier une version remaniée du dessin, dans laquelle le visage et l’expression de Rimbaud sont complètement changés. Si « l’oreille cassée » de l’original est respectée, Rimbaud a fait un petit passage chez le coiffeur et le barbier, et son nez est devenu pointu, comme dans la version de la photographie célèbre de Carjat publiée par le même Ruchon.

Avant et après… (Dessin authentique / Version Ruchon)

Ce n’est pas très surprenant : cet ouvrage, au demeurant utile, abonde en images truquées et en assertions mensongères (il va jusqu’à présenter comme « non-retouchées » des images entièrement redessinées et massacrées). C’est que, comme Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon, Ruchon semble avoir eu une cause à défendre : il avait une image de Rimbaud – la sienne, donc la vraie -, et entendait bien la faire valoir. Fût-ce au prix de petites manipulations, comme le fit avant lui le couple Berrichon, et comme d’autres l’ont fait depuis.

Photo dite « Carjat 1 » - Véritable photo / Version publiée par Ruchon


Véritable photo (tirage d’époque) / Version « non retouchée » publiée par Ruchon

Les approximations de Ruchon ne concernent d’ailleurs pas que Rimbaud :

Verlaine : véritable photo (tirage d’époque) / version publiée par Ruchon


On pourrait multiplier les exemples 7, d’autant plus que de telles altérations ont toujours une postérité. Ainsi, la version de Ruchon fut publiée re-retouchée dans l’Album Rimbaud de La Pléiade, en 1967 (comme quasiment tous les « portraits de Rimbaud » reproduits dans cet ouvrage, que l’on pourrait qualifier de fantaisiste, s’il n’appartenait à la collection la plus prestigieuse – et donc supposée des plus fiables de l’édition littéraire française). La version de Ruchon a été entièrement reprise (décalquée ou rehaussée), d’un trait épais et mal assuré, qui a altéré le dessin d’origine et l’expression du personnage : il prend ici la tête d’un éphèbe cynique et pâlichon qui aurait pu faire partie du cercle d’Oscar Wilde…

Version Ruchon / Version Album Rimbaud

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Cela ne serait d’ailleurs pas superflu, puisqu’un chercheur (M. Jacques Bienvenu), a dernièrement remis en circulation les approximations et trucages de Ruchon.


Pour en revenir aux origines du dessin trafiqué publié par Ruchon, il semble que le Rimbaud d’Isabelle n’étant pas assez seyant, le dessin ait été « enjolivé », par une main fort maladroite… Celui-ci est en effet plus juvénile et plus joli, avec son nez droit, peigné, la figure débarrassée des poils follets, le sourcil haut levé - comme dans la photographie mythique de Carjat -, et son énigmatique sourire... Ruchon commente : Quant au dessin fait par Isabelle Rimbaud, en 1877 (pl. XVIII), il nous restitue un aspect assez imprévu [sic !] de l'« homme aux jambes sans rivales». Rimbaud y apparaît souriant, en pleine santé, presque épanoui. Croit-il encore qu'il vaincra la fortune ? On le dirait. La vie, en tout cas, ne l’a pas encore marqué [sic !!!]. 8

C’était la naissance d’une énième légende rimbaldienne. Les commentateurs ont reproduit sans sourciller l’image donnée par Ruchon, sans prendre la peine de retourner aux sources. Ils ont été intrigués par ce Rimbaud « satisfait » et « léger », et à vrai dire assez improbable : serait-ce une plaisanterie de « la Mother » qui le fait sourire, après un bon repas dominical à la table familiale ?! Il ne lui manque que le cigare pour parfaire cette scène de paisible bonheur bourgeois, tandis qu’il arbore l’expression de celui qui sait être en train d’être portraituré par la jeune fille de la famille… Henri Matarasso et Pierre Petitfils remarquent, dans l’Album Rimbaud de La Pléiade : Sa sœur Isabelle l’a dessiné sous les traits d’un jeune homme sérieux, souriant, déjà muri par l’expérience de la vie. 9

En 1960, Pierre Arnoult commentait (Rimbaud, p. 521) : …croquis qui nous montre un Arthur tout nouveau, l'air satisfait, important, bourgeois même, et qui date, précisément de 1877.

Plus récemment, dans une publication universitaire : Née en 1860, sa jeune soeur Isabelle a elle aussi participé à la constitution de ce que l’on pourrait nommer la galerie Rimbaud. Elle le portraiture en 1877, déjà assez mûr, un sourire un peu mystérieux et ironique aux lèvres, l’allure confiante. 10

L’image détermine ici la biographie : les commentateurs imaginent l’état physique et moral de Rimbaud à cette époque à partir de ce qu’ils voient dans le dessin (il est vrai qu’il n’existe pas beaucoup d’autres sources pour cette année 1877…). En réalité, il est clair que ce « Rimbaud souriant » est une pure et simple invention, une invention contradictoire avec tout ce que l’on peut savoir de Rimbaud11. Et il se trouve que cette escroquerie vient s’additionner à un mensonge. 8

Documents iconographiques, p. 26. Ruchon connaissait la publication de Montel, il la donne même comme source… (p. 213). 9

Album Rimbaud, p. 229.

10

P.-E. Boudou, « Les merveilleuses images », in Brunel, Letourneux, Boudou, Rimbaud, Ministère des Affaires étrangères, 2004, p. 120 (http://www.institutfrancais.com/adpf-publi/folio/textes/rimbaud.pdf). 11

On ne connait qu’un autre dessin représentant Rimbaud avec le sourire, pas plus fiable que celui publié par Ruchon, mais qui n’a guère eu d’influence. Cf. J. Desse, Rimbaud souriant : un dessin retrouvé (http://issuu.com/libraires-associes/docs/rimbaud-souriant).


En effet, le dessin original fut très probablement exécuté par Isabelle en 1896, soit dix-neuf ans après sa date officielle, et cinq ans après la mort d’Arthur. Il paraît bien être l’un des trois dessins « faits de mémoire » qu’Isabelle envoya à Paterne Berrichon, le 27 octobre 1896. Berrichon, déçu face à ces portraits qui manquaient de spontanéité, décidera d’en exploiter un, et fera l’impasse sur les deux autres, dont celui de « 1877 », qu’il ne publiera ni ne mentionnera jamais, à notre connaissance (ce qui ne l’empêchera pas de le fourguer à Barthou, bien sûr) 12. Cette image n’est pas entièrement fausse, puisque produite par quelqu’un qui a connu Rimbaud. Elle est juste imaginaire, et conforme à l’idée – historiquement erronée – qu’Isabelle se faisait ou voulait donner de son frère. Il est pourtant assez invraisemblable que Rimbaud ait pu arborer en 1877 un tel air d’intellectuel en costume cravate… !

Dessin de Chandler, vers 1935, inspiré par le dessin d’Isabelle. Reproduit et légendé par Etiemble 13

Les autres représentations de Rimbaud sont également affectées de telles strates superposées de retouches et de désinformations. Ainsi, un autre portrait de Rimbaud, le « Qui s’y frot’ » de Forain, a toujours été, lui aussi, reproduit d’après une copie, qui est altérée. Sans parler de la célèbre photographie de Carjat, dont les premières reproductions non trafiquées ont été publiées en… 1984 et 2006. Il se trouve que c’est l’ensemble de ces artefacts qui forme l’image de Rimbaud, la seule accessible, c’est-à-dire ce que nous connaissons, ou plutôt imaginons connaître, de son apparence. 14 12

Nous publierons une étude complète sur les dessins d’Isabelle représentant son frère, dans laquelle nous reviendrons sur la genèse de ce dessin. 13

« Raffinant encore sur la coupe du veston, celle des cheveux, sur le nœud de cravate et l’air distingué du profil [pour] produire un chef d’œuvre d’impertinence : col bas, chemise blanche, grosse cravate, cheveux à l’embusqué, le parfait gommeux du Quartier Latin vers 1930-1935 » (Etiemble, Le mythe de Rimbaud, Structure, 1961, p. 343 ; Genèse, p. 520). 14

Vos éventuelles observations, ou compléments d’informations, sont les bienvenus : j.desse@ orange.fr


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