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Couverture : Palazzo Del Lavoro, Luigi Nervi, Turin, Italie Photographie : Arthur Marc, avril 2019
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INSA Strasbourg Département architecture
Mémoire de recherche
FRICHES URBAINES ET USAGES TEMPORAIRES : De l’abandon à la réappropriation opportune des lieux
Lise DERULE Sous la direction de Mme Florence RUDOLF Novembre 2020
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REMERCIEMENTS Ce mémoire est un travail de long terme, qui mûrit depuis près d’un an et qui finalise cinq ans d’études à l’INSA de Strasbourg. Je souhaite remercier toutes les personnes qui m’ont accompagnée dans l’écriture de ce mémoire, de près ou de loin. Je tiens tout d’abord à remercier toute l’équipe pédagogique du département architecture de l’INSA, pour m’avoir apporté les connaissances et les compétences architecturales qui m’ont permis d’écrire ce mémoire. Je les remercie également pour leur soutien tout au long de ces années, et plus particulièrement pour cette année 2020 si particulière. Je remercie Mme Florence Rudolf, ma directrice de mémoire, pour ses conseils et nos échanges qui m’ont permis de faire mûrir ma réflexion au cours de mes recherches. Je souhaite également remercier chaleureusement mes amis, et surtout vous, les copains de Strasbourg, pour avoir fait de ces années d’école, de belles années. Je vous remercie pour votre précieux soutien et pour m’avoir tant apporté durant toute cette aventure. Une pensée particulière à Léa et Renata, mes deux belles rencontres d’Erasmus avec qui j’ai pu découvrir Berlin de la plus belle des manières ; ce qui m’a inspiré et poussé à aborder ce thème de mémoire. Je les remercie pour nos échanges, nos aventures, et pour m’avoir soutenu dans l’écriture de ce mémoire, même à distance. Enfin, je remercie ma famille, mes proches et plus particulièrement mes parents pour m’avoir apporté motivation et encouragements, pour ce mémoire mais également tout au long de mon cursus.
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RESUME Dans le contexte actuel de développement urbain, les villes ne cessent de s’agrandir de manière significative suite à une forte demande des populations d’habiter en milieu urbain. Alors, des formes novatrices d’urbanisme se mettent en place afin de répondre à ces différents besoins et lutter contre l’expansion urbaine. À ce stade, la densification du tissu urbain existant se place comme une solution adéquate pour développer les villes vers l’intérieur et lutter contre les effets néfastes d’un développement périphérique des villes. La densification urbaine s’inscrit également dans la démarche d’urbanisation durable, qui est devenue depuis le début des années 2000, une nouvelle préoccupation pour les urbanistes et architectes. Les friches s’inscrivent dans le tissu urbain bâti comme des espaces vastes et en perte d’identité. Cependant, chargés de mémoire, d’histoires et de traces d’une activité passée révolue, ces espaces en marge du tissu urbain favorisent l’élaboration de nouveaux dispositifs de création et de diffusion. En s’appuyant sur trois études de cas, illustrant les propos, il est question de montrer l’importance du temps de veille des friches, en tant que période transitoire et propice à l’émergence d’usages temporaires, capables de développer des processus de réappropriation opportune et alternative des lieux. Il s’agira de faire l’étude détaillée des différentes temporalités de cette démarche, des acteurs qu’elle implique et des différents impacts qu’elle peut
avoir
sur
le
processus
de
régénération
des
espaces
vacants
en
ville.
En insistant sur ces pratiques alternatives et transitoires développés lors du temps de veille, il s’agit de démontrer comment des usages temporaires sont capables d’aboutir à un projet de mutation pérenne des friches, et à plus grande échelle, de remettre en question les méthodes d’urbanisme actuel des grandes métropoles. Mots clés : Friche urbaine, temps de veille, urbanisme transitoire, renouvellement et régénération urbaine, acteurs transitoires, stratégie urbaine et politique, action collective et alternative.
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TABLE DES MATIERES REMERCIEMENTS ................................................................................................................................................... 3 RESUME ................................................................................................................................................................... 4 TABLE DES MATIERES .......................................................................................................................................... 6 INTRODUCTION ....................................................................................................................................................... 9 EXPERIENCES PERSONNELLES ........................................................................................................................ 15 PRESENTATION DES ETUDES DE CAS.............................................................................................................. 21
I.
CHAPITRE 1 .................................................................................................................................................. 25
LA FRICHE ET SON TEMPS DE VEILLE : L’USAGE TEMPORAIRE COMME UNE NOUVELLE APPROCHE DU PROJET DE REGENERATION ........................................................................................................................ 25 1.1
La friche et son identité : une source d’inspiration au projet et un espace d’opportunité ...................... 25
1.2
L’usage temporaire en temps de veille : une anticipation d’un renouvellement sur le long terme......... 29
1.3
La mise en place de l’usage temporaire et le champ des possibles : une diversité d’approches pour
une appropriation progressive du lieu ................................................................................................................. 34 II.
CHAPITRE 2 .................................................................................................................................................. 45
LE TEMPS DE VEILLE DES FRICHES : L’ASSOCIATION OPPORTUNE ET INEDITE D’ACTEURS INSTITUTIONNELS ET D’ACTEURS INFORMELS DE LA FABRICATION DES VILLES ................................... 45 2.1
Le cadre juridique et les acteurs institutionnels de l’usage temporaire des friches ............................... 46
2.2
Des acteurs transitoires formels : les architectes et les urbanistes, acteurs de l’aménagement urbain 52
2.3
Les acteurs transitoires informels : l’audace des acteurs de la société civile ........................................ 57
III.
CHAPITRE 3 .............................................................................................................................................. 65
DU TEMPS DE VEILLE A LA NOUVELLE IDENTITE DE LA FRICHE : LA PERENNISATION DES USAGES TEMPORAIRES ET LE TEMPS DE L’APRES-FRICHE ........................................................................................ 65 3.1
Des imaginaires contraints qui mènent au projet : la transition de l’usage temporaire vers un projet de
mutation pérenne ................................................................................................................................................ 65 3.2
La pérennisation de l’occupation temporaire sur la friche : vers une flexibilité des usages pour une
nouvelle identité des lieux en déshérence .......................................................................................................... 75 3.3
Les impacts des usages temporaires sur les friches et sur le processus d’aménagement urbain ........ 84
CONCLUSION ........................................................................................................................................................ 93 TABLE DES ILLUSTRATIONS .............................................................................................................................. 99 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................................................. 100
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« La valeur des villes se mesure au nombre de lieux qu’elles réservent à
l’improvisation »
Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, Les Belles Lettres, 2013
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INTRODUCTION
L’étude des territoires et des tissus urbains a permis de révéler que les villes n’étaient pas figées dans le temps. Devant faire face à l’Histoire et à ses nombreux évènements marquants, elles ne cessent d’évoluer et de se transformer au rythme des progrès techniques, technologiques mais également sociétaux. Les politiques, urbaines notamment, et l’économie, spécifiques à une temporalité bien précise, ont une influence dans l’évolution de la ville. Les villes se retrouvent en perpétuelle mutation, impactant alors nettement la forme de son tissu urbain, qui en subit les conséquences directes. La ville se transforme au cours de l’Histoire selon des périodes caractérisées par des modes de développement différents. Jusqu’au XIXème siècle, la mutation des villes se caractérise principalement par un processus de démolition/reconstruction. En d’autres termes, les édifices devenant inhabitables ou obsolètes sont détruits pour ensuite être remplacés par des édifices neufs. A partir des années 1830, les villes d’Europe entrent dans une période où l’essor industriel va transformer les villes. Il en résulte une accélération du développement des villes, en réponse à la croissance économique et démographique importante dans les territoires urbains. Pour répondre aux besoins de plus en plus importants de la part des populations, les urbanistes et les politiques mettent en place un mode d’évolution expansif des villes. S’en suit alors la période des Trente Glorieuses. Caractérisée par une prospérité économique, ainsi que par une consommation de masse, les besoins des populations vivant en ville ne cessent d’augmenter au cours de cette période. Les villes sont alors contraintes de se développer rapidement et de s’étendre en périphérie des centres urbains. En parallèle, les urbanistes mettent en place un processus de modernisation du territoire, par la construction de zones d’activités industrielles aux frontières urbaines. Grâce à l’essor de l’automobile, de nombreux axes routiers mais aussi ferroviaires sont construits dans le but de lier tous les centres dynamiques des villes. Ce mode de mutation, que l’on peut appeler « étalement urbain », va rendre floues les frontières urbaines qui s’étaient peu à peu dessinées auparavant. En 1973, le choc pétrolier met fin à cette période de prospérité économique, remettant alors en cause tout le processus d’urbanisation des villes. La crise économique et industrielle marquera le début d’une prise de conscience de la part des politiques et des urbanistes, quant à cette période de production et de consommation de masse qui a entrainé des dommages environnementaux, socioculturels et économiques conséquents. L’année 1975, comme l’indique Jean-Paul Lacaze, « constitue une période charnière pour l’histoire des villes
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françaises, et par voie de conséquence, pour la pratique de l’urbanisme »1 et témoignent d’une volonté de changement d’idées de la part des urbanistes et des politiques urbaines. En effet, la mutation des villes pendant les Trente Glorieuse a engendré une surconsommation et une artificialisation des sols. En effet, on définit l’étalement urbain comme étant une « utilisation peu rationnelle du sol, qui engendre un certain gaspillage des ressources »2 (Rey, 2014). De plus, on note que la dispersion spatiale des villes s’est faite au détriment des terres agricoles qui se trouvaient auparavant aux frontières urbaines. L’étalement urbain a donc des conséquences néfastes sur les ressources non renouvelables, sur le paysage et soulève des problèmes de pollution. Les politiques des villes évoluent alors jusqu’au début des années 2000, suite à une prise de conscience progressive des effets néfastes de l’étalement urbain sur le territoire. De cette prise de conscience, résulte un renouveau dans les méthodes d’urbanisation des villes, qui se basent alors sur le renouvellement et la densification des tissus urbains. Depuis le début du XXème siècle, les méthodes dites de « développement de la ville sur la ville » ou encore « d’urbanisme vers l’intérieur » (Spector et Theys, 1999), œuvrent notablement à construire la ville durable. L’urbanisme qui en découle est alors ancré dans une dimension environnementale et tente de construire une ville viable et résiliente, mettant en avant la mixité sociale et fonctionnelle. Cependant, l’étude des processus de mutations urbaines contemporaines révèle un paradoxe singulier : bien que les politiques tentent de freiner l’expansion et l’urbanisation des villes vers l’extérieur en incitant à la densification urbaine, de nombreux terrains situés au cœur des villes n’en demeurent pas moins à l’abandon. Des traces d’une temporalité révolue dans l’histoire des villes persistent dans le paysage urbain par la présence d’espaces déstructurés et abandonnés. De nombreux termes sont utilisés pour caractériser ces espaces : terrains vagues, dents creuses, vides ou délaissés urbains, ruines urbaines… Cependant, le terme de « friche urbaine », qui apparaît dans les années 1990, est instauré pour qualifier des espaces abandonnés particuliers, en transition. Le terme de friche provient du domaine de l’agriculture. Étymologiquement, il est une évolution de « versch », un terme médiéval qui désigne une « terre fraîche »3. Plus largement, il désigne une terre non cultivée en raison d’un sol peu fertile, ou laissée en situation transitoire de jachère. Par la suite, ce mot s’est peu à peu introduit dans le vocabulaire des urbanistes pour qualifier des terrains laissés à l’abandon dans le tissu bâti, en attente d’une requalification. En urbanisme, les friches urbaines relèvent de la notion du « délaissé » de Gilles Clément,
Lacaze, « Chapitre III. Vers un urbanisme durable », 66. D’Arienzo et Younès, Recycler l’urbain, 281. 3 Dubois, Mitterand, et Dauzat, Dictionnaire étymologique. 1 2
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caractérisée par « l’abandon de terrain anciennement exploité »4 et peuvent se définir comme « d’anciens sites industriels – usines ou terrains associés à des usines, tels des entrepôts ou des décharges – qui sont maintenant abandonnés ou sous-utilisés »5. Les friches constituent dans le paysage urbain des terrains en attente et en transition, comme pouvaient l’être en agriculture les terres mises en jachère. Là où certains perçoivent les espaces en friches comme des « portions de territoire problématiques ou des symboles de déclin »6 d’autres les voient comme « l’expression d’une mutation, dont on est encore à chercher les causes et dont on ne mesure pas tous les effets »7. Il n’existe encore pas de critère univoque pour décrire précisément le terme de friche, bien qu’il semble évident qu’il relève de la notion d’abandon et de transition. Leur formulation varie en fonction des différentes institutions qui se retrouvent confrontées à ce type de territoire. De multiples définitions cohabitent actuellement et j’ai décidé d’élaborer, pour mon étude, la définition suivante de la « friche urbaine » : Terrain bâti ou non, intégré au tissu urbain, témoignant d’une activité (industrielle, ferroviaire, aéroportuaire, militaire ou infrastructurelle) qui a aujourd’hui cessé pour diverses raisons économiques, qui est aujourd’hui inutilisé et/ou laissé à l’abandon. Terrain dégradé voire pollué de telle façon que tout nouvel usage ne sera possible qu’après remise en l’état du site, cependant perçu comme un lieu à investir et à s’approprier, notamment dans une démarche de renouvellement urbain.8 Les causes d’apparition de ces espaces abandonnés sont multiples mais, le plus souvent, elles sont liées au déclin de leur activité passée, aussi utilisée pour caractériser le lieu. En effet, les friches urbaines peuvent être distinguées selon six catégories : les friches industrielles, les friches militaires, les friches ferroviaires, les friches aéroportuaires, les friches infrastructurelles et les délaissés divers. Des estimations récentes chiffrent qu’entre 200 000 et 300 000 sites en France mériteraient l’étiquette de friches. D’après Merzaghi et Wyss, les friches urbaines « constituent assurément un potentiel non négligeable de terrains ou d’infrastructures sous-exploités (voire à l’abandon) et une opportunité de requalification et de densification urbaines »9. Lieux de mémoire des villes, il est donc nécessaire, dans un contexte culturel et social, de faire revivre ce patrimoine oublié qui constitue un véritable enjeu dans les politiques actuelles de densification urbaine. Cependant, ces espaces en marge soulèvent certains questionnements : comment requalifier ces espaces aujourd’hui abandonnés et Clément, Manifeste du Tiers paysage, 3. Dumesnil et Ouellet, « La réhabilitation des friches industrielles », 6. 6 Rey et Lufkin, Des friches urbaines aux quartiers durables, 15. 7 Sénécal et Saint-Laurent, « Espaces libres et enjeux écologiques », 40. 8 Définition élaborée à partir de celle retenue pour l’inventaire départemental des friches du Bas-Rhin, par l’Agence de Développement et d’Urbanisme de l’Agglomération Strasbourgeoise (ADEUS). 9 Merzaghi et Wyss, « Comment une friche ferroviaire se transforme en quartier durable », 1. 4 5
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victimes de perceptions négatives ? Comment faire revivre les friches et les rendre à nouveau attractives ? Quelles traces existantes du passé faut-il conserver ? Avant de retrouver une nouvelle identité, les friches témoignent de différentes étapes hétérogènes au cours de leur mutation, que l’on peut identifier comme suit : l’avant-friche, le temps de veille et l’après friche (Andres, 2008). Inscrite dans une temporalité plus ou moins importante, ce processus de transformation abouti ou non à la régénération de la friche, lui permettant alors de s’inscrire à nouveau et de façon réelle dans le tissu urbain. Le temps de veille des friches, ou « temps d’attente prolongé » (Andres, 2011) est une étape importante dans le processus de mutation de ces espaces, puisqu’il peut faire l’objet de diverses expérimentations, en vue d’un projet pérenne. Ce temps de latence est propice au développement d’un usage temporaire sur la friche (activités artistiques, culturelles, usages alternatifs ; autorisés ou non) qui requestionne « les temporalités de l’aménagement et aussi l’aptitude de l’urbanisme à introduire plus de flexibilité »10 dans les projets de régénération des friches. En implantant une activité temporaire sur un territoire abandonné, il est question de remettre en cause le processus classique de la récupération des friches en permettant le développement d’un usage non-planifié sur le territoire. Cette démarche permet aux différents acteurs de rêver le lieu et de l’expérimenter, dans le but de se le réapproprier en utilisant une toute autre approche du processus de projet. Cette nouvelle démarche traduit la volonté de casser les codes actuels de l’urbanisation qui tend petit à petit à construire une ville figée, mettant en place des aménagements planifiés. Selon Matthieu Poitevin, architecte frichier, l’architecture est vue comme un acte de désobéissance. Les friches, espaces en marge, échappent au monde des normes puisqu’elles ne respectent pas les codes classiques de l’architecture actuelle. Ce sont des espaces de liberté qui éveillent nos sens et qui « offrent des possibilités là où un bâtiment neuf n’offre que des solutions définitives »11. Les projets sur des friches sont alors une nouvelle façon de reconstruire la ville, donnant ainsi lieu à l’utilisation de nouvelles pratiques et à la naissance de nouvelles urbanités. C’est dans ce contexte et dans la continuité de cette réflexion, que j’ai voulu inscrire la problématique de mon mémoire. Face aux nouveaux enjeux que soulève la ville et en prenant en compte la problématique écologique qui touche aujourd’hui notre monde, la manière de reconstruire la ville et d’utiliser les friches doit être questionné. L’urbanisme n’est pas figé, il est en constante mutation et ne constitue pas seulement un aménagement d’espaces urbains. Il est également un aménagement du temps de la ville. La mise en place d’usages temporaires sur les friches pendant leur temps de veille représente un 10 11
Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 1. Poitevin, Matthieu, Ré-affectation, Conférence au Pavillon de L’arsenal, Paris, 5 Juillet 2015
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enjeu considérable dans cette démarche. Ils témoignent d’une remise en question des temporalités de l’aménagement de la ville et sont vecteurs de flexibilité dans la démarche de projet. Alors, en quoi la mise en place d’un usage temporaire en temps de veille sur les friches permet-il la requalification du lieu ? En quoi permet-elle l’anticipation d’un projet de requalification sur le long terme et quels sont les impacts d’une telle démarche sur les lieux en déshérence, et plus globalement sur le processus de fabrication des villes ? Le but de ce mémoire est donc de faire l’étude du processus de réappropriation et de reconstruction des friches, initié par la mise en place d’un usage temporaire lors du temps de veille de la friche. Il sera nécessaire de questionner et d’étudier la démarche de projet qui lui est lié, mais également le rôle des différents acteurs impliqués. Afin de répondre à cette problématique, je ferai l’étude de trois friches différentes, ayant connu par le passé des usages temporaires qui leur ont permis de retrouver une nouvelle identité et de nouveaux usages. La comparaison de ces différentes études de cas permettra de mettre en évidence le fait que les usages temporaires peuvent prendre des formes multiples et aboutir à des projets pérennes eux aussi très diversifiés. Il est important de noter que chaque friche est unique et que le processus d’un tel projet n’est donc pas spontané. Chaque cas suscite des enjeux et des intérêts propres au site. Les friches choisies sont les friches culturelles et associatives de la Belle de Mai à Marseille et du 6B à Saint-Denis. Je ferai également l’étude de la ville de Berlin et plus particulièrement de la friche de l’aéroport Tempelhof. Ma recherche s’appuie principalement sur le travail de plusieurs architectes ou urbanistes, dont le travail s’intéresse à tous ces territoires en friche. Au début de mes recherches, je me suis inspirée des différentes études réalisées par l’urbaniste Lauren Andres, qui se penche quasiment exclusivement à la mutabilité urbaine et à la requalification de ses territoires de friches. En parallèle, j’ai étudié le travail et les réflexions de l’architecte frichier Matthieu Poitevin, à qui l’on doit notamment le projet de requalification de la Friche de la Belle de Mai, une de mes études de cas. De plus, l’ouvrage « Urban Catalyst » ainsi que l’étude des politiques allemande de renouvellement urbain par les friches a également nourri ma réflexion. Enfin, les publications et les pensées de l’architecte urbaniste Emmanuel Rey, de l’agence suisse Bauart SA (Genève), sont venues compléter et inspirer l’écriture de ce mémoire. Ses études et textes traitent de la problématique que pose les friches urbaines aujourd’hui et se penchent également sur la question du processus de projet de régénération des friches et sa complexité. Pour répondre à ma problématique, j’ai choisi de structurer mon mémoire en trois parties principales. Cependant, il me semble tout d’abord important de commencer par
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évoquer mes expériences personnelles de friches urbaines, qui m’ont conduites à explorer cette problématique et à mener cette étude. La première fait l’étude de l’étape d’avant-friche, c’est-à-dire de l’étape d’avant-projet. Il s’agit ici de présenter les friches dans leur contexte, lieux suscitant la rêverie, le désir d’expérimentation et l’ouverture à un champ des possibles ; et d’étudier la mise en place progressive de l’usage temporaire sur la friche. La deuxième partie fait l’étude du temps de veille à proprement parlé, en présentant les différents acteurs prenant part à cette démarche de projet, ainsi que leur rôle dans la mise en place de l’usage temporaire. Enfin, la dernière partie fera l’étude du temps de l’après-friche, lorsque l’usage temporaire a muté vers un projet pérenne sur les lieux. Il s’agira d’étudier les différents impacts des usages temporaires sur les friches, mais également à plus grande échelle, sur le processus de fabrication des villes.
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EXPERIENCES PERSONNELLES
La volonté de me pencher sur la problématique des friches urbaines est venue notamment de mes expériences personnelles, lors de mon Erasmus à Berlin, dans ma vie de tous les jours ou bien lors de mes voyages. Les terrains en friche concernent toutes les villes. En pratiquant les villes et en s’y baladant, on remarque facilement la présence de ces espaces abandonnés au cœur du tissu urbain. Plus ou moins visibles selon leur nature, ils peuvent faire l’objet de perceptions négatives de la part des populations et sont même, dans certains cas, responsables de la mauvaise réputation de certains quartiers des villes. L’observation de ces espaces vacants a tout particulièrement attiré mon attention lors de mon séjour de 6 mois dans la ville de Berlin. De par son passé historique atypique qui a marqué l’urbanisme et la morphologie de la ville, les espaces vacants sont très nombreux sur le territoire berlinois. Bien que la ville soit en constant redéveloppement depuis quelques années, il est très commun de faire face à des espaces abandonnés au cœur du tissu urbain dense. Ces derniers prennent différentes formes : dents creuses, terrains vagues, parcelles ou bâtiments abandonnés, friches… Ce grand nombre d’espaces sous-exploités ont suscité ma curiosité et mon attention et m’ont poussée à me pencher sur le sujet pour ce mémoire de recherche. Un nombre important d’espaces en friche jouit d’une situation idéale dans la ville. La question d’une exploitation de ce potentiel se pose alors et en tant qu’étudiante en architecture, je me suis fait plusieurs fois cette remarque : « ne serait-il pas possible d’y développer des projets urbains ou architecturaux forts et attractifs pour les populations et capables de leur redonner une nouvelle identité ? » Il est important de noter que Berlin, dans sa dynamique de développement urbaine, a tout de même accordé une grande importance à la réactivation de ses espaces abandonnés. Bien que de nombreux terrains demeurent abandonnés, on peut trouver de nombreux espaces socio-culturels, commerciaux, alternatifs ou encore d’habitat, prenant place sur des anciennes friches. Ces projets témoignent du potentiel et de la pertinence que représentent les projets de régénération urbaine. Je citerai notamment la Kraftwerk, l’ancienne centrale thermique de Mitte, qui abrite aujourd’hui un large espace d’exposition ainsi qu’une boîte de nuit en sous-sol. Le monde de la nuit berlinoise en général, a su notablement profiter des espaces abandonnés pour s’y développer et y installer ses lieux de fête. En y instaurant des programmes sociaux, participatifs et alternatifs notamment, Berlin maîtrise parfaitement la réactivation de ces
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espaces en cœur de ville, tout en conservant la mémoire et l’essence des lieux. Me retrouvant à plusieurs reprises dans ces espaces atypiques, j’ai eu le sentiment de retrouver l’âme de la friche et de son histoire passée. Bien que celle-ci ait une nouvelle identité et de nouveaux usages, quelque chose persiste, témoignant ainsi de l’appartenance du lieu à une autre époque.
Figure 1 : Hall d'entrée de la Kraftwerk, Berlin Mitte - Photographie : kraftwerkberlin.de
Grâce à mes différents voyages en France et en Europe, j’ai eu l’occasion de pratiquer et visiter différents sites en friches, revalorisés ou non. J’ai fait appel à mes souvenirs et mes ressentis éprouvés sur les lieux afin de nourrir ma recherche. Je pense notamment aux friches de La Belle de Mai (Marseille), Völklingen Hütte (Allemagne), la Coop à Strasbourg et le LX Factory (Lisbonne). Ces espaces, bien que tous différents m’ont paru très intéressants à parcourir. Malgré une nouvelle activité sur ces friches, les lieux ont conservé une nette présence de leurs identités passées. En les pratiquant, on se retrouve confronté aux traces et aux témoignages de leurs anciennes activités, ce qui fait la particularité de ces sites. Il est intéressant d’étudier les différentes manières dont les architectes et urbanistes ont traité les lieux et réutilisé les anciennes bâtisses pour reconstruire les friches et leur redonner une toute autre essence. Lors d’un voyage en Italie, à Turin, j’ai également pu me rendre sur les lieux abandonnés du Palazzo del Lavoro de Luigi Nervi. Cet immense bâtiment, achevé en 1961, a connu plusieurs activités au cours de son histoire, notamment culturelles avant d’être laissé à l’abandon suite à un incendie. A l’intérieur, on se retrouve face à l’immensité du bâti, vide, qui
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n’a conservé que son imposante structure en béton. Cet imposant bâtiment abandonné fait véritablement appel à nos sens et témoigne, malgré son état délabré, d’une véritable âme qui domine sur le visiteur. Dans l’immensité du lieu, j’ai pu ressentir son essence et la présence de son histoire. La visite et l’exploration de cette friche laissent rêver, procure un sentiment de liberté et un désir de se réapproprier l’espace pour y construire quelque chose de nouveau. On rêve, on ressent, on imagine une nouvelle histoire pour cet imposant palais, aujourd’hui vide de toute histoire, mais pourtant très riche. C’est, je pense, une telle expérience qui suscite chez un architecte l’envie de reconstruire les friches : expérimenter, imagine et composer avec le lieu pour lui redonner une identité nouvelle.
Figure 2 : Palazzo Del Lavoro, Turin - Photographie : Arthur Marc
Une activité temporaire, légalisée ou non, émergeant sur les terrains abandonnés permet de faire redécouvrir le lieu et renforcer l’espoir de le voir se transformer et muter vers le renouveau. Le souhait de mettre en place une telle activité traduit en quelques sortes un désir d’appropriation de l’espace, que l’on peut ressentir lors de sa découverte. Une telle démarche constitue une réelle opportunité de participer à une revalorisation symbolique de la friche ainsi qu’à l’amélioration de son image, en faisant redécouvrir l’espace aux populations. Cela peut également être un bon moyen d’accélérer et d’anticiper sa reconstruction. Il y a quelques années, j’ai pu me rendre sur la friche strasbourgeoise de la manufacture de tabac. Jusqu’alors je n’avais jamais imaginé que les grands bâtiments situés au cœur de la ville, pouvaient abriter de tels espaces. En y installant un espace éphémère
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abritant de nombreux événements pendant plusieurs mois, la ville a permis de faire découvrir la friche à ses habitants. Un projet pérenne est maintenant en construction sur le site, mais son usage temporaire en temps de veille a suscité ma curiosité et un intérêt particulier pour ce lieu unique et à sa reconversion future. C’est notamment grâce à toutes ces expériences, que j’ai souhaité me pencher sur l’étude du processus des régénérations des friches, incité par son exploitation en temps de veille. Pour moi, une telle démarche permet d’appréhender d’une nouvelle manière la mise en place d’un projet pérenne sur une friche. Cela représente également un nouveau mode de penser le projet architectural et l’aménager les espaces interurbains.
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Figure 3 : Palazzo Del Lavoro (en haut à gauche) – Photographie Arthur Marc ; Volklingen Hütte (en haut à droite) ; La Coop Strasbourg pendant le festival Ososphère (en bas) - Photographies : photographies personnelles
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PRESENTATION DES ETUDES DE CAS
Il s’agit ici de faire une présentation brève et succincte des études de cas qui ont appuyé ma démarche tout au long de ce mémoire et de présenter leur histoire. La Friche de la Belle de Mai : une friche culturelle dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille Grandement touché par la crise économique en 1970, la ville de Marseille comptait à l’époque 700 hectares de terrains, portuaires et industriels notamment, abandonnés et en attente. Les élus dirigeants la ville entre 1953 et 1995, s’orientent vers une politique de redynamisation des tissus urbains et portent un grand intérêt aux friches de la ville. Ils mettent également l’accent sur la culture et ont la volonté de développer de nouveaux lieux d’expression culturelle et artistique. La Friche de la Belle de Mai se développe dans les locaux de l’ancienne manufacture de tabac marseillaise. L’activité de cette usine cesse au cours de l’année 1990 et est ensuite rachetée par la société SEITA. Cette friche immense de 12 hectares, se situe dans le faubourg industriel marseillais de la Belle de Mai, dans le 3ème arrondissement de la ville et proche de la Gare Saint-Charles. A l’époque, sa situation géographique n’est pas idéale puisque, le quartier avoisinant n’a pas bonne réputation et que le site fait l’objet de nombreux squats. Ce lieu illustre alors toute l’ambiguïté des friches culturelles de l’époque et représente un espace de liberté propice à l’expression créative, tant recherché par les artistes. Le projet doit sa réalisation à l’adjoint à la culture de l’équipe municipale de l’époque, qui a eu, en 1991 le souhait de développer des projets culturels éphémères dans les nombreux terrains en friche de la ville. En 1992, l’association du Système Friche Théâtre (SFT) s’installe sur le site et différents acteurs et artistes y développent des usages temporaires. Dès ses débuts, l’occupation temporaire du SFT sur les lieux connait un franc succès auprès des populations mais également auprès des politiques. Cette initiative est largement soutenue par la Ville de Marseille.
« La Friche », nouvelle appellation du lieu, a ensuite peu à peu acquis une
renommée nationale et internationale. Aujourd’hui, La Friche de la Belle de Mai est un pôle culturel dynamique, très fréquenté par la population marseillaise et attirant de nombreux touristes. Elle poursuit encore actuellement son développement, propose des temps forts culturels ouverts à tous et accueillent de nombreux événements et festivals qui animent la ville. Elle reste un lieu d’expression artistique et culturelle hors du commun et un carrefour de populations, qui rayonne à l’échelle du quartier mais de la ville également.
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La friche du 6b : Lieu de création et de diffusion à Saint-Denis La région d’Ile-de-France et plus particulièrement l’agglomération parisienne, regorge de terrains en friche depuis les années 1970-1990. Encore aujourd’hui, de nombreux espaces restent abandonnés et en attente de reconversion. Alors, Le Grand Paris voit naître des initiatives citoyennes, participatives et alternatives dans ces lieux en marge et hybrides, comme les friches urbaines. La friche du 6B témoigne de cette dynamique urbaine. Ce projet prend racine dans un immense bâtiment industriel de 7000 m2, exploité jusqu’en 1995 par la société Alstom. Il se situe au cœur de la Néaucité de Saint-Denis, sur les quais, le long du canal. Après son abandon en 1995, cet espace a mauvaise réputation et fait l’objet de squats. L’histoire du 6B commence réellement en 2007, lorsque Julien Beller, jeune architecte a l’ambition de créer une architecture éphémère sur les lieux en vue du festival futur en Seine. Le projet ne verra finalement pas le jour, faute de moyens. Un an plus tard, Julien Beller fonde l’association du 6B et négocie avec Alstom, toujours propriétaire à cette époque, l’autorisation de s’installer provisoirement sur les lieux. L’association d’artistes du 6B investit alors les lieux et se développe peu à peu, accueillant chaque année plus de résidents. Ils organisent alors divers ateliers et événements culturels sur l’ancienne friche, pour développer ce lieu atypique. On peut notamment citer le festival Fabrique à rêves, festival créatif ouvert à toutes formes artistiques, dont la première édition voit le jour en 2011. Au fil des années, le 6B connait de plus en plus de succès ce qui mène le groupe Brémond, les responsables de l’aménagement du quartier Néaucité, à intégrer le 6B à ses plans de développement. En 2012, Brémond rachète le lieu et met à disposition de l’association les 7000 m2 d’espaces, pour qu’ils puissent continuer de développer leur projet temporaire, qui se pérennise progressivement. Aujourd’hui, le projet de l’association du 6B continue de s’affirmer et de se réinventer au travers de la transformation du lieu. Il se positionne comme un lieu de création et de diffusion artistique accueillant plus de 200 structures. C’est un espace de travail, de culture, d’échanges autogérés qui se développe et se transforme grâce à une communauté d’habitués. Le 6B convie à son développement les habitants et les acteurs de la vie associative, culturelle et politique du Grand Paris et promeut une culture du vivre ensemble. Son succès et ses différents événements ont fait de lui un véritable hot spot culturel du Grand Paris.
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Tempelhof : l’histoire d’un aéroport berlinois transformé en parc public Le territoire berlinois est nettement marqué par la présence de friches urbaines, notamment suite à son lourd passé historique. Depuis les années 2000, la Ville de Berlin oriente sa stratégie de développement sur ses espaces vacants et leur utilisation intermédiaire et temporaire. Le site de l’ancien aéroport de Tempelhof, fait partie des premières expériences de cette stratégie. Les anciennes générations berlinoises se souviennent de l’aéroport de Tempelhof comme étant le Pont aérien de 1949, sauveteur de la ville lors du blocus soviétique. Il est donc un symbole fort de liberté pour la ville, pourtant à la recherche d’une nouvelle identité après sa fermeture définitive en 2008. Ce vaste espace de 380 hectares, dont 320 de plaines, a fait l’objet à partir de 2010 d’une expérimentation inédite quant à la mise en place d’usages temporaires. Situé au Sud de la ville, entre les quartiers de Tempelhof-Schöneberg, de Neukölln et de FriedrichshainKreuzberg, il fait partie des espaces urbains les plus chamboulés de la ville. Après sa fermeture, le devenir du lieu pose alors de nombreuses questions et de réels enjeux pour les politiques. Des discussions sont lancées par la municipalité afin de trouver une nouvelle fonction et identité au lieu. Plusieurs groupes d’experts composés d’artistes, d’architectes, et d’urbanistes notamment proposent la mise en place de projets alternatifs et temporaires, qui commenceront à voir le jour dès 2010. Le site de l’aéroport de Tempelhof devient un véritable lieu d’expérimentations. Très vite, le site connaît une fréquentation importante. Cependant, une demande accrue des populations à ouvrir le site mène les politiques et les acteurs du projet à stopper les usages temporaires mis en place sur le site pour y instaurer finalement un libre usage du sol. Aujourd’hui cet ancien aéroport est un des plus grands parcs publics de la ville, très fréquenté et qui accueille de nombreux événements et festivals culturels. Même si les usages temporaires n’ont pas persisté dans leur forme, ils ont permis une réappropriation du site par les populations. Le projet pérenne qui en émerge prend une autre forme mais n’en reste pas moins un succès.
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Figure 4 : La Belle de Mai, Marseille (haut) - Photographies : HervĂŠ Derule ; La friche du 6B, Saint-Denis (centre) - Photographie : Cyberceb ; La friche de Tempelhof, Berlin (bas) - Photographie : pbr.de et Nick Simaneck
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I.
CHAPITRE 1
LA FRICHE ET SON TEMPS DE VEILLE : L’USAGE TEMPORAIRE COMME UNE NOUVELLE APPROCHE DU PROJET DE REGENERATION
« La friche est cet espace vide, inutile, inutilisé, et donc disponible, appropriable, que des associations, acteurs culturels, spectateurs passionnés, artistes investissent et dotent de nouvelles fonctions »12 Comme l’évoque Marie Vanhamme, les friches urbaines sont des éléments singuliers de l’espace urbain, qui représentent des enjeux particuliers dans le processus de régénération des villes. Le temps de veille des friches est une phase importante de leur mutation. La mise en place d’un usage temporaire pendant ce temps de latence englobe une diversité de situations. Il convient ici de présenter les friches dans leur contexte et de se pencher sur la diversité et les enjeux que représente l’usage temporaire pendant leur temps de veille.
1.1 LA FRICHE ET SON IDENTITE : UNE SOURCE D’INSPIRATION AU PROJET ET UN ESPACE D’OPPORTUNITE L’apparition des friches n’est pas un phénomène nouveau. Caractéristique d’une inadéquation entre contenant et contenu des espaces, mais également d’un contexte de crise et de transition, l’existence de ces délaissés urbain marque nettement le territoire des villes. Cependant, les friches suscitent un intérêt grandissant et restent une source d’inspiration pour de nombreux acteurs de l’aménagement urbain.
1.1.1
LES FRICHES, DES LIEUX A PART DANS LA VILLE
Selon Matthieu Poitevin, les nouveaux projets urbains développés aujourd’hui se contentent de répondre à une demande ou à un programme bien défini, créant ainsi des bâtiments qui se ressemblent : « la ville se fige »13 . Il est alors nécessaire de casser les codes et de réinventer le processus de fabrique des villes. Les friches urbaines, elles, sont des espaces qui ont pris place dans le tissu urbain il y a bien des années et qui sont aujourd’hui
12 13
Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 7. Poitevin, Matthieu, Ré-affectation, Conférence au Pavillon de L’arsenal, Juillet 2015
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laissés à l’abandon. Dans le contexte actuel, elles soulèvent un grand nombre d’interrogations, de représentations et suscitent l’intérêt des architectes et des urbanistes, acteurs de l’aménagement urbain, car elles « constituent des espaces à part dans la ville »14. Elles se confrontent directement à un tissu urbain existant développé ou en développement, mais également aux idées et aux fondements du processus de régénération urbaine actuel. Ce dernier se base davantage sur un système de destruction/reconstruction plutôt que sur celui d’une requalification de l’existant laissé à l’état d’abandon. Les friches sont des lieux en déshérence, marqués par leur histoire et qui renvoient à une utilisation passée. C’est en cela que réside toute la particularité de ces lieux singuliers : vides de sens et de toutes activités, ils ne demeurent pas moins des espaces qui « laissent présager, à court, moyen et long terme une transformation plus ou moins brutale et respectueuse de l’existant »15. En d’autres termes, les friches sont des espaces en transition qui sont voués à se transformer, à se régénérer et dont la trajectoire prend part à tout un système de mutation urbaine, se rattachant au processus de régénération des villes. Cependant, bien qu’elles soient laissées à l’état d’abandon et de non-usage apparent, les friches urbaines représentent des lieux sensibles, faisant appel à nos sens et laissant émerger un certain désir et imaginaire de projet. En effet, les friches urbaines « échappent au monde des normes » et « ne rentrent pas dans les codes »16. Ce sont le plus souvent des bâtiments industriels ou d’anciennes usines, qualifiés bien souvent par les politiques des villes comme « trop grands », « trop hauts » ou encore « trop froids » (Poitevin, 2015). A première vue, les friches sont donc des espaces qui ne sont pas en mesure de répondre à une commande donnée et de respecter les dimensions habituelles d’un programme strict, comme pourraient l’être les bâtiments neufs. C’est en cela que les friches deviennent des espaces « propices aux transformations et malléables quant aux nouveaux usages qui peuvent s’y développer »17. En se libérant des codes et des normes, les friches sont des espaces accessibles et deviennent « le dernier espace des villes qui offrent un espace de liberté »18. Elles permettent alors aux différents acteurs de l’aménagement urbain, formels ou informels, de rêver les lieux, de se les réapproprier et deviennent une véritable source d’inspiration au projet de régénération des espaces urbains qu’elles proposent. Les friches sont alors bien plus que des lieux en déshérence et représentent un réel potentiel pour les villes.
14
Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 1. Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 1. 16 Poitevin, Matthieu, Ré-affectation, Conférence au Pavillon de L’arsenal, Juillet 2015 17 Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 4. 18 Poitevin, Matthieu, Ré-affectation, Conférence au Pavillon de L’arsenal, 2015 15
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1.1.2
LA NOTION DE « LIEUX-INFINIS » (BIENNALE DE VENISE, 2018)
Lors de la 16ème Biennale internationale d’architecture de Venise, en 2018, le collectif d’architectes Encore Heureux présentait 10 lieux émergents d’un processus de réappropriation d’anciennes friches urbaines. Ces 10 situations particulières définissent la notion de lieux infinis, qui renvoie subtilement à la notion de délaissés urbains. Les friches urbaines en transition sont caractérisées par le collectif Encore Heureux de lieux infinis. Cette notion se base sur celle de Freespace, invoquée par les irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara, qui fait référence à « un lieu d’opportunités, un espace démocratique, non programmé et libre pour des utilisations encore non définies, de sorte que les bâtiments créent des nouveaux moyens de partage et d’engagement, avec les personnes au fil du temps, […] des lieux en quelque sorte infinis »19. Ainsi, cette notion de lieux infinis amène à considérer les friches comme des lieux « non finis, acceptant en cela l’imprévu dans leur usage et, par conséquent, les multiples possibilités de leur appropriation » (Institut français, 2018). En d’autres termes, ce sont des lieux qui n’ont pas de limites, qui restent ouverts, capables et qui laissent apparaître un champ des possibles quant à leur réappropriation par des acteurs de l’aménagement urbain ou par des citadins. Les lieux infinis sont également des espaces qui font naître l’espoir, « où demain est déjà à l’œuvre »20 et qui renvoie indirectement à la notion d’utopie, au sens de Paul Ricoeur (2005). Elle s’oppose ici à l’idéologie et se définit comme « une force de changement qui tente de briser la suprématie de l’actuel sur le possible, une alternative critique à ce qui existe, qui explore ou projette du possible, un mouvement orienté vers l’invention et le faire »21. Les friches sont alors perçues comme des espaces utopiques, hybrides, capables de faire rêver et de susciter un imaginaire. L’utopie les ancre alors dans le monde réel tout en les décollant du présent, en étant une preuve « qu’un autre monde est possible »22. En tant que lieux infinis, ces espaces sont alors, selon Luc Swianzdzinksi, des lieux inspirants, uniques et complexes, « où se cherchent des alternatives » et qui « existent avant tout dans le processus qui les bâtit ». Au contraire des projets neufs de développement urbain, les espaces en déshérence apparaissent comme des espaces d’opportunités, qui pointent l’importance de trouver une adéquation entre contenant et contenu des espaces, afin de reconquérir une importance au sein du tissu urbain existant.
19
Intitut français, dans Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 2. Encore heureux (Firm), 39. 21 Ricoeur, L’Idéologie et l’utopie, Paris 22 Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 42. 20
28
Selon Luc Gwiazdzinski, « nous avons besoin de tels lieux pour construire d’autres imaginaires, mobiliser d’autres énergies, remettre la ville en mouvement […] permettant d’habiter autrement dans une ville plus inclusive ». Alors, les friches apparaissent bel et bien comme des sources d’inspiration pour les architectes et les urbanistes.
1.1.3
LES FRICHES, DES ESPACES PERMISSIFS PROPICES A L’EMERGENCE DE NOUVELLES PRATIQUES
En plus d’être considérées comme des lieux à part de la ville, non conformes aux normes, ou encore comme des lieux infinis, « les friches sont caractérisées par un temps de veille marqué par une certaine permissivité sociale, culturelle et économique »23. Cet aspect met en évidence le fait que ces espaces sont sans contrainte, sans interdit, qui témoignent d’une certaine forme de liberté et d’intelligence du lieu. Cette permissivité dont les friches font preuve est, selon P.Oswalt (2005), étroitement liée à son non-conformisme. La permissivité des friches peut être sociale, culturelle et économique. Toutes ces caractéristiques font des friches des espaces non figés, tout comme les enjeux qui leur sont liés. Alors, ces lieux en déshérence deviennent des espaces « qui sont propices à de nouvelles utilisations »24 et qui laissent ouvert le champ des possibles quant à l’émergence de nouvelles pratiques. En suscitant l’imaginaire et en étant perçues comme des espaces de liberté du tissu urbain, les friches laissent place à l’improvisation et constituent selon F.Lextrait, « un potentiel de jeu et d’exploration incroyable ». Relativement vastes, bien situés et atypiques, ces espaces sont vus comme des laboratoires de la fabrique urbaine, dans lesquels les architectes et les urbanistes y développent diverses formes d’appropriation de l’espace mais également tout un nombre d’expérimentations, sociales ou bien urbaines. Il s’agit alors, par le biais des friches « de construire par l’expérience une ville plus libre et plus accueillante »25. Pour autant, le caractère permissif de ces espaces délaissés leur permet de conserver leur côté alternatif malgré des initiatives développées sur les lieux. Les espaces restent en marge du tissu urbain existant, ce qui explique pourquoi on les qualifie de laboratoire de la ville. L’émergence de nouvelles pratiques sur les friches et la mise en place d’expérimentations, amorcent des mutations et des transformations des espaces, qui prennent part à des « trajectoires de mutation hétérogènes » (Ambrosino, Andres, 2008). Ces dernières 23
Andres, « Temps de veille de la friche urbaine et diversité des processus d’appropriation », 1. Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 2. 25 Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 19. 24
29
s’inscrivent dans une temporalité de la friche, qui se divise selon Lauren Andres (2008) en trois phases : le temps de l’avant-friche, lors duquel la friche acquiert son héritage et son squelette ; le temps de veille ; et le temps de l’après-friche, synonyme de renouveau et de nouvelle identité pour les lieux. Le temps de veille, appelé également temps de friche, correspond à la période pendant laquelle vont se mettre en place et se développer de nouvelles pratiques et de nouveaux usages. C’est donc une phase importante de l’histoire de la friche, puisqu’elle conditionnera son devenir et son potentiel renouveau au sein du tissu urbain existant. Bien souvent, et c’est ce phénomène auquel je m’intéresse dans ce mémoire, les expérimentations et les nouvelles pratiques émergeant sur les friches pendant leur temps de veille, se caractérisent par la mise en place d’usages temporaires. En d’autres termes, la friche est amenée à être occupée de façon éphémère, transitoire et alternative pendant son temps de veille. Le but de cette démarche est d’expérimenter de nouvelles formes d’appropriation et d’occupation du lieu, dans l’espoir de faire renaître le lieu, à court voire à long terme.
1.2 L’USAGE TEMPORAIRE EN TEMPS DE VEILLE : UNE ANTICIPATION D’UN RENOUVELLEMENT SUR LE LONG TERME Comme le souligne Lauren Andres, « la friche en veille n’est pas un espace hors temps »26, ce n’est pas un simple temps d’entre-deux, entre abandon et nouveau projet. La mise en place d’usages temporaires sur les lieux, a pour but de lui redonner une seconde vie et une nouvelle temporalité au sein du tissu urbain. Pourtant, ces pratiques apparaissent depuis quelques années comme nouvelles dans le processus de fabrication de la ville. Capables de casser les codes du schéma classique et d’anticiper un possible renouvellement des délaissés urbains sur un terme plus long que celui du temps de veille, ces pratiques sont aujourd’hui de plus en plus employées.
1.2.1
USAGE TEMPORAIRE ET URBANISME TRANSITOIRE : DES PRATIQUES NOUVELLES ET INHABITUELLES DANS LA FABRIQUE DES VILLES
Le temps de veille apparaît comme une phase durant laquelle la friche se retrouve en pause. Laissée à l’état d’abandon, plus aucune activité n’est exercée au sein des bâtiments, parfois en ruine, et sur son terrain, généralement assez vaste. Pourtant, elle fait bel et bien
26
Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 7.
30
partie du tissu urbain existant et s’ancre de façon permanente dans la ville. Ces espaces peuvent être perçus comme inutiles pour certains, tandis que d’autres y voient l’opportunité de mettre en place des usages temporaires et donc, « la possibilité de l’émergence d’un réseau toujours changeant d’espaces urbains (publics) alternatifs, quasi une ville parallèle »27. Une occupation temporaire se définit comme la mise en place éphémère sur un lieu, de pratiques et d’usages du quotidien, dans une temporalité limitée du projet urbain ou du lieu sur lesquels ils se développent. Cependant, ces pratiques et ces usages ne sont pas mis en place dans le but premier d’agir sur la suite d’un projet urbain défini. Il s’agit plutôt d’installer de façon opportune et non planifiée, des usages permettant la réappropriation progressive des lieux. Cette façon de procéder nécessite des moyens simples et modestes et agit par le biais de différentes actions et de différents acteurs aux statuts différents. L’état d’abandon des friches n’est pas un frein pour les acteurs de l’occupation temporaire, puisqu’il s’agit ici d’une démarche spontanée et que le lieu a été choisi par les acteurs euxmêmes. Ce processus a pour but de réactiver le site vacant en adoptant une dynamique collective, intégrant les usagers du lieu et en faisant prendre part au maximum les citoyens au projet. En s’emparant des lieux de façon symbolique et matérielle, les acteurs de l’occupation temporaire font de leurs actions une « initiative émanant d’en bas » (Gravari Barbas, 2005), d’où « l’opposition avec les grandes opérations d’urbanisme, publiques ou privées ». L’usage temporaire en temps de veille fait émerger et expérimente de nouveaux usages et programmes sur les friches. Dans le processus classique de régénération des villes par le biais de projets de constructions neuves, de telles expérimentations ne sont pas possibles. En effet, les projets répondent à des programmes fixés par les acteurs politiques du renouvellement urbain et les usages qui sont mis en place sur les lieux sont définitifs. L’occupation temporaire, qui fait partie d’un urbanisme transitoire et alternatif, est un mode d’action relativement inhabituel. Elle se met principalement en place sur des espaces en marge comme le sont les friches. Marqués par leur temps de veille, un temps d’attente prolongée, les délaissés urbains sont effectivement des espaces propices à ce genre de méthodes. L’usage temporaire des lieux est alors une pratique relativement nouvelle dans le processus de fabrication des villes. Bien que ce phénomène soit apparu au cours des années 1980 sur la côte Ouest des États-Unis, il prend une toute nouvelle dimension en France et en Europe depuis une dizaine d’années, notamment grâce à la nécessité de construire une ville résiliente face à la problématique écologique, face aux enjeux liés au renouvellement des
27
de Smet, « Le rôle de l’usage temporaire dans le (re)développement urbain », 3.
31
friches urbaines et face à la nécessité de lutter contre l’artificialisation des sols par l’étalement urbain. L’occupation temporaire des friches en temps de veille est un véritable pari sur le renouvellement de ces espaces en déshérence puisqu’elle peut constituer un levier dans la mise en place d’une nouvelle dynamique de projet et préfigurer de nouveaux usages durables sur la friche. Elle est alors « un moyen de démontrer que le contenu des projets élaborés de cette façon durant un temps de veille peut jeter les bases de projet innovants de renouvellement à long terme »28, ce qui est alors inhabituel dans une démarche de régénération urbaine.
Figure 5 : Installation éphémère "Superstock" (2017), par Bellastock sur la friche Miko 3, Bobigny - Photographie : Le Parisien
1.2.2
UNE REMISE EN QUESTION DU PROCESSUS CLASSIQUE DE REGENERATION URBAINE
L’usage temporaire des friches en temps de veille, en plus d’être une méthode relativement récente, casse les codes et remet en question le processus classique de régénération urbaine.
28
Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 2.
32
Pendant leur période de temps de veille, les friches se retrouvent « écartées des dynamiques urbaines »29, puisque ce temps correspond à un temps de latence durant lequel elles ne font l’objet d’aucun processus de projet. En réinvestissant les friches de manière informelle et temporaire, les acteurs suscitent un nouvel intérêt pour ces espaces qui sont alors en mesure de retrouver une place au sein du tissu urbain existant. En faisant émerger de nouveaux usages sur les friches, les acteurs de l’occupation créent une nouvelle dynamique pour l’histoire du lieu qui peut, à long terme, mener à la mise en place d’un projet pérenne. Les usages temporaires en temps de veille, plus ou moins long, visent alors à remettre en question « les temporalités de l’aménagement »30 et requestionnent le processus classique de régénération des friches et des villes. En effet, lors d’un processus classique de fabrication urbaine, les usages et les programmations sont définis, puis mis en place sur les lieux. Lors d’une occupation temporaire, il s’agit d’expérimenter les lieux et de le faire évoluer en fonction de l’intérêt qui lui est porté par les citoyens. L’occupation temporaire accepte alors l’idée d’un développement incertain et mise sur des impulsions générées par des usagers et des acteurs spontanés. On ne peut donc pas prédire le succès et le fonctionnement d’une occupation temporaire. Elle peut parfois mener à l’émergence d’un projet pérenne sur la friche, mais ce n’est pas toujours le cas. Contrairement à la démarche classique de régénération des friches, où des usages sont mis en place pour répondre à un programme et à des enjeux précis de développement urbain, le processus développé avec des usages temporaires donne aux friches un destin alternatif et incertain. Alors, grâce à cette démarche transitoire, les usages, les temporalités et la mise en place d’un projet de régénération sur une friche, sont remis en question, tout comme le jeu d’acteurs qui les implique. En effet, lors de la mise en place d’usages temporaires sur les délaissés urbains, les acteurs du projet et leurs relations diffèrent de ceux que l’on peut retrouver dans un processus classique de régénération urbaine. La phase d’occupation temporaire crée de nouveaux rapports politiques et sociaux. Elle « questionne les jeux d’acteurs et pose l’hypothèse de la création de « coalitions opportunes », mettant en avant certains acteurs de « l’ombre », les acteurs informels, dans la production urbaine »31, ce que nous verrons plus en détails dans le chapitre suivant. L’enjeu que représente la mise en place d’occupation temporaire sur les friches « s’inscrit dans la vague actuelle de remise en question des paradigmes de l’action publique »32 et dans le requestionnement de la manière de fabriquer la ville. Face aux enjeux
29
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 39. Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement »,1. 31 Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 39. 32 Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 1. 30
33
actuels, il est nécessaire que les projets urbains participent à la création d’une ville résiliente et moins monofonctionnelle, faisant face aux crises et à l’incertain. Pour les espaces de délaissés urbain, il convient alors, d’après Lauren Andres, de « rompre le cycle classique de la récupération des friches, qui vise systématiquement un réaménagement planifié des espaces délaissés et au contraire, permettre à des usages-non planifiés de se développer sur ces territoires et de favoriser leur régénération »33.
1.2.3
LA MISE EN PLACE D’USAGES NON-PLANIFIES SUR LES FRICHES : L’ANTICIPATION D’UN RENOUVELLEMENT SUR LE LONG TERME
L’occupation temporaire en temps de veille se caractérise principalement par la mise en place opportune d’usages spontanés et donc non planifiés, sur les espaces en friche. Aujourd’hui, la planification et la fabrication des villes doit répondre à des enjeux qui évoluent constamment. Il est donc nécessaire que les projets de régénération urbaine soient capables de s’adapter et d’anticiper les mutations de ces enjeux, afin de construire une ville résiliente sur le long terme. Les projets doivent alors être en mesure de faire face à des aléas du développement de la ville, comme par exemple le changement climatique ou le terrorisme. Par le biais des investissements temporaires sur des délaissés urbain, il est question d’avoir un impact sur les mutations à long terme de ces espaces. Véritable outil de planification urbaine, l’occupation temporaire des friches en temps de veille témoigne, selon Lauren Andres, d’une forme « d’anticipation sur le renouvellement des territoires en déshérence » et d’une « aptitude de l’urbanisme à introduire plus de flexibilité » (Andres, 2011). En effet, la résilience spatiale repose essentiellement sur la capacité que peut avoir la planification urbaine à faire preuve de flexibilité dans les usages et programmations, et donc de pouvoir s’adapter aux situations d’aléas que peuvent rencontrer les villes aujourd’hui. Alors, en introduisant des usages non planifiés, l’occupation temporaire devient un véritable outil de cette flexibilité et permet alors d’anticiper un renouvellement urbain des espaces, sur le long terme. Lors d’une occupation temporaire, émerge une « urbanité non planifiée » (Groth, Corijn, 2005) sur le territoire en friche, perçu comme un terrain d’expérience pour les acteurs de cette occupation. Dans certains cas, cette pratique alternative conduit à une revalorisation positive de la friche et à une amélioration de son image, aussi bien dans le tissu urbain existant que dans les opinions des différents acteurs, qu’ils soient politiques ou issu de la société civile.
33
Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement »,1.
34
L’usage temporaire prend alors une dimension transitoire, capable de faire évoluer le destin de ces espaces au statut et à l’avenir indéterminés. Le temps de veille semble alors être une période déterminante et importante dans le processus de mutation de la friche. Il est un vecteur important et a une influence considérable sur la création d’un projet de régénération de l’espace sur le long terme. Bien que chaque friche soit unique, l’occupation temporaire passe en permanence par la mise en place d’usages et d’urbanité non planifiés. Cependant, le caractère unique de la friche demeure grâce au fait qu’il existe une multitude d’approches pour mettre en place ces usages : la diversité d’appropriations des espaces délaissés engendre la diversité des projets émergents.
1.3 LA MISE EN PLACE DE L’USAGE TEMPORAIRE ET LE CHAMP DES POSSIBLES : UNE DIVERSITE D’APPROCHES POUR UNE APPROPRIATION PROGRESSIVE DU LIEU « Les occupations de friches correspondent à un manque cruel d’infrastructures culturelles, à un besoin de larges espaces pour appréhender l’art autrement, pour créer en toute liberté »34 Comme le souligne Ghyslaine Thorion, l’occupation temporaire des friches naissent d’un désir de trouver des espaces où l’on est libre de s’exprimer et de s’approprier les lieux. Occuper les délaissés urbains pour le façonner et l’utiliser à sa manière n’est alors pas, dans la plupart des cas, une démarche planifiée par les politiques de développement des villes. En effet, c’est une démarche qui naît d’une « rencontre entre les individus et un lieu dans lequel ils reconnaissent un potentiel »35 . La mise en place de l’occupation temporaire passe par une appropriation opportune des lieux par des acteurs ayant des profils différents. Cette appropriation progressive se fait alors par le biais de différentes approches.
1.3.1
ENTRE OCCUPATION ILLEGALE ET LEGALE DES FRICHES
Le squat : une occupation et une appropriation informelle des friches Le squat est la forme la plus ancienne d’occupation et d’appropriation des friches urbaines. Le squat se défini comme une « occupation d’un local en vue de son habitation ou de son utilisation collective »36 (Pechu, 2010). Cette occupation est illégale puisque les
34
Thorion, « Espaces en friche, des lieux dédiés à l’expérimentation et à la création culturelle », 1. Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 17. 36 Péchu, Cécile, « Les squats » 35
35
squatteurs ne bénéficient d’aucune autorisation pour investir les lieux, mais est motivée par des besoins vitaux en espace ou en équipement. Le squat met en évidence un manque d’espaces de liberté disponibles dans le tissu urbain. Ce sont les personnes à la rue et en situation de grande précarité qui sont les premières à s’installer dans les espaces urbains délaissés, à la recherche d’un toit et d’un espace pour survivre. Cependant, ce ne sont pas les seules à investir les lieux en friche de cette manière. D’autres profils de personnes, le plus souvent en situation économique précaire, s’installent dans ces interstices de la ville pour satisfaire leurs besoins. Des collectifs d’artistes, des associations ou encore des organisations, recherchent des espaces de création atypiques ou des spots pour s’exprimer, ce que la ville n’est pas en mesure de leur fournir. Les squatteurs s’installent alors sur les délaissés dans le but de se les réapproprier de façon personnelle, d’y mener leurs activités artistiques et d’appréhender ces espaces librement, où une architecture atypique leur laisse une liberté totale. Cette manière illégale et informelle d’investir les délaissés urbains, est caractéristique de la typologie de friche en veille nommée par Boris Grésillon et Lauren Andres de « friches spontanées et rebelles » (Andres, Grésillon, 2011). Cette typologie de friches désigne des espaces qui ont été investis par des acteurs informels qui ont repéré des lieux en déshérence et qui ont décidé de s’en emparer de façon illégale. Ces acteurs, au travers de leur réappropriation des espaces abandonnés, revendiquent leur côté rebelle. Le Tacheles, à Berlin, est un exemple caractéristique d’une appropriation par le squat. Cette « friche rebelle » a été investie dans les années 1990 par une association et une organisation d’artistes. Ces derniers ont fait de cette ruine, un haut lieu de contre-culture, qui deviendra en 1991-1992, un lieu alternatif où s’organise des festivals, des spectacles ou encore des soirées technos, dans un vif élan contestataire. Cependant, ce genre d’appropriation informelle des friches mène généralement au conflit entre les acteurs de l’occupation et les acteurs politiques ou encore les propriétaires des lieux. Les squatteurs se retrouvent menacés d’expulsion et les lieux alternatifs se voient fermés, comme il fut le cas pour le Tacheles. Depuis les années 2000, la situation évolue et ce genre d’occupations illégales diminue. De plus en plus, la tendance va vers une occupation basée sur l’entente entre les différents acteurs impliqués dans la démarche.
36
Figure 6 : Le Kunsthaus Tacheles en 2010 lors du squat d'artistes, Berlin - Photographie : Linda Cerna
L’occupation et l’appropriation formelles des friches Toutefois, le processus d’appropriation et d’occupation des friches peut également être une démarche légale, synonyme d’entente entre les acteurs politiques et les acteurs de l’occupation temporaire. L’occupation temporaire des friches est cadrée dans une temporalité, allant de quelques mois à plusieurs années, et est accordée par les politiques de développement des villes et les collectivités locales. Il n’y a alors, pour les occupants, pas de menaces d’expulsion. On peut caractériser cette forme d’appropriation de « squat légal et autogéré », mais cela n’empêche pourtant pas la persistance de certains conflits entre les occupants et les propriétaires des lieux. La cohabitation sur les lieux ou dans les démarches administratives est parfois difficile. Les acteurs de l’occupation temporaire, tout comme les squatteurs dans le cas précédent, investissent et s’approprient les friches dans le but de proposer et de tester sur les lieux, par le biais de nouveaux usages culturels ou artistiques dans la plupart des cas. Cependant, le souhait des occupants est de prouver qu’un aménagement durable est possible pour ces lieux peu mis en valeur et peu fréquentés. Selon Boris Grésillon et Lauren Andres, l’appropriation formelle des friches, qui née d’une entente entre les acteurs artistiques et politiques, définit les « friches régularisées » et les
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« friches institutionnelles » (Andres, Grésillon, 2011). Ces types de friches sont des « friches tolérées, voire presque institutionnalisées dans le paysage culturel »37. La friche du 6B, à Saint-Denis, et de la Belle de Mai, à Marseille, fournissent deux beaux exemples d’appropriation légale des friches et correspondent à des « friches institutionnelles ». Le 6B, aujourd’hui lieu de création et de diffusion artistique, est né d’un investissement légal de l’ancien bâtiment Alstom, impulsé par Julien Beller, architecte, en 2007. Son premier projet, qui était de réaliser une installation architecturale pour le festival Futur en Seine, dans le but de commencer à utiliser les lieux de la friche, ne voit pas le jour suite à la crise économique qui touche le pays. Cependant, l’architecte n’abandonne pas sa volonté d’investir la friche et rencontre en 2009 le promoteur Brémond, chargé de développer autour de la friche du 6B, un projet d’éco-quartier. Julien Beller exprime à Brémond sa volonté d’investir temporairement les lieux, une demande que le promoteur acceptera en décembre 2009, en accord avec les propriétaires du lieu, le groupe Alstom. Alors, une Convention d’Occupation Précaire est signée avec le propriétaire sur un loyer négocié pour 2000 m2 sur 23 mois, autorisant ainsi l’association du 6B, créée suite à un appel à projet de la part de Julien Beller, à investir les lieux durant toute la durée du bail temporaire. La Friche de la Belle de Mai à Marseille, elle, doit son existence à l’adjoint à la culture de la ville de Marseille, qui à l’époque, en 1991, souhaitait développer les projets culturels dans la ville et plus particulièrement dans les espaces urbains délaissés de Marseille. La SEITA, Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, propriétaire du site à l’époque, signe alors en 1992 une convention d’occupation précaire avec la SFT, Système Friche Théâtre, une association dirigée à l’époque par Philippe Foulquié. Cette équipe d’artistes s’installe alors temporairement sur cette immense friche de l’ancienne manufacture de tabac marseillaise.
1.3.2
L’APPROPRIATION DES LIEUX PAR L’EXPERIMENTATION ET PAR LA CREATION CULTURELLE ET ARTISTIQUE
Que ce soit lors d’occupations formelles ou informelles, l’appropriation des friches se décline sous différentes formes. Nous allons ici nous intéresser et développer les méthodes d’appropriation de l’espace public délaissé passant par l’expérimentation et la création culturelle.
37
Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 20.
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L’appropriation des friches par l’expérimentation : l’exemple de la friche urbaine de Tempelhof Comme évoqué précédemment, les friches sont des lieux propices à toutes sortes d’expérimentations, pouvant être artistiques, urbaines ou sociales ; et font alors de ces lieux de véritable laboratoire de la ville. Les acteurs de l’occupation temporaire, à l’origine des usages qui vont leur permettre de prendre possession des lieux et de se les réapproprier, peuvent décider de mettre en place des expériences diverses et variées sur les friches, dans le but de susciter de l’intérêt pour ces espaces oubliés et permettre, à plus long terme, de retrouver une place dans le tissu urbain existant. C’est ce le cas de notre troisième étude de cas, la friche urbaine de l’aéroport Tempelhof à Berlin. Suite notamment à la chute du Mur de Berlin en 1989, le territoire berlinois est nettement marqué par la présence d’espaces en friche. Les politiques de la ville décident, dans les années 2000, d’intégrer au sein de sa démarche de développement urbaine, des Zwischennutzungen (ZN). Littéralement, ce terme signifie « des utilisations entre », ce qui, en d’autres termes, représente des occupations temporaires, intermédiaires ou encore transitoires. Les ZN sont dictées par des contrats précaires et leur mise en place sur les friches semble fournir une autre approche des espaces vacants. Cette stratégie prend forme tout d’abord, en 2007, par le biais de publications et se concrétise par le biais d’un essai grandeur nature sur le site de la friche de Tempelhof. En effet, pour reconquérir et réinvestir les lieux de l’aéroport de Tempelhof, fermé définitivement en octobre 2008 et qui correspond à un des espaces urbains les plus chamboulés de Berlin, les politiques de développement berlinoises décident de faire de cette friche un lieu d’expérimentation sans précédent, utilisant les ZN comme outils d’aménagement du territoire. Cette démarche a été décidée par trois bureaux d’études berlinois (Urban Catalyst, Raumlabor et mbup) qui avaient été sollicités par le service municipal d’aménagement urbain de Berlin. Suite à cela, la municipalité a lancé une discussion en ligne, dans le but de recueillir des idées pour le futur de Tempelhof : cette discussion permet de recueillir près de 900 idées, venant à la fois de professionnels mais également des habitants. Ensuite, des commissions d’experts se réunissent dans le but de discuter de la mise en place des ZN sur le site et de voter les projets qui composeront ces dernières. Les acteurs des ZN sont presque tous berlinois et se composent d’architectes, d’urbanistes, d’initiateurs de ZN, des géographes ou encore des artistes. Sept thèmes sont ensuite définis pour les futurs projets qui seront mis en place selon différentes zones du site : « la nouveauté », « les énergies propres du futur », « l’intégration des quartiers », « le dialogue entre les religions », « le sport, le bien-être et la santé », « le savoir et la connaissance » et « parc, jardins et agriculture urbaine ».
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Figure 7 : Les ZN sur la friche de Tempelhof - Photographie : Raumlabor
En 2010, suite à la réouverture du site, un appel d’offre est lancé pour mettre en place les ZN sur la friche et les 25 projets qui composeront cet essai grandeur nature sont définis. C’est alors en 2011 que les acteurs de cette occupation temporaire mettent en place sur le territoire de Tempelhof, les différentes ZN, réparties selon trois zones. La zone Ouest du site est investie par des activités relevant du jardinage, de l’apprentissage et de l’intégration ; au Nord, se développent des projets artistiques, spirituels et sportifs ; tandis que sur la partie Est, se superposent des activités culturelles et économiques. De par son immensité et sa situation centrale, les 320 hectares du site de Tempelhof constituent un terrain d’expérimentation unique, où se rencontrent un grand nombre d’acteurs : des professionnels de l’aménagement urbains et des habitants de la ville, venus de tous les horizons. « L’usage spontané et non planifié d’espaces non bâtis est une caractéristique de Berlin. Jusqu’à présent, ces usages informels jouant à la fois les rôles de pionniers et d’intermédiaires, n’étaient pas associés à un processus de planification formel. C’est ce que la ville-Etat de Berlin cherche à changer avec l’idée de « processus pionnier », c’est-à-dire un
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processus ouvert qui, en cas de succès, transformera Tempelhof en un lieu exemplaire pour un développement urbain participatif »38 La démarche mise en place sur la friche de Tempelhof se caractérise donc par l’aménagement d’usages temporaires et non-planifiés dont les acteurs ne peuvent pas en prédire le succès. C’est donc en cela que réside le côté expérimental de la démarche. Le but de ces usages temporaires est donc bel et bien de permettre aux habitants de Berlin de se réapproprier les lieux, en les pratiquant et les expérimentant, et de transformer le territoire de Tempelhof. L’appropriation des friches par la création artistique et culturelle : l’exemple du 6B et de la Belle de Mai L’occupation et la réappropriation des friches découlent, comme nous l’avons vu, d’un manque dans le tissu urbain existant d’infrastructures dédiées à la culture, capables d’appréhender l’art différemment. De nombreux artistes, ou autres acteurs culturels, cherchent des espaces atypiques d’expression artistique et d’échanges entre créateurs : les friches apparaissent alors comme des espaces idéaux pour laisser libre court à leur imaginaire. Ainsi, les friches culturelles et artistiques naissent de « la dialectique du manque et du désir »39. Selon la psychanalyse, le manque est le facteur qui permet de faire naître en chaque individu, le désir. Ainsi, Marie Vanhamme, continue et souligne que « ce désir est à l’origine de l’investissement et du développement des friches » et qu’il est « sans doute leur plus grand dénominateur commun »40. Au premier abord, l’utilisation des friches comme support de l’art et de la culture peut paraître paradoxal. En effet, ces espaces vacants, abandonnés pour certains depuis plusieurs années et dans un état relativement détérioré, font l’objet de connotations négatives, allant jusqu’à être considérées comme des « poubelles ou exutoire » (Hatzfled, Hatzfled, Ringart, 1998). Cela entre en contradiction avec l’image que l’on peut se faire de l’art, bien souvent assimilé à la « beauté » : beauté des œuvres, beauté de l’espace d’exposition ou d’expression. Cependant, les artistes voient dans ces lieux de réels potentiels d’appropriation et de création, où l’architecture brute des espaces désertés est en mesure de dialoguer avec l’art. Ils mettent alors en place une réelle relation de proximité avec l’espace, l’appréhendent librement, le façonnent en fonction de leurs besoins et de leur envie, et s’en servent comme de réelles
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Citation extraite de la thèse soutenue par Sarah Dubeaux, « Les utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance. Transferts et transférabilité entre l’Allemagne et la France », 2017, provenant du site internet : http://www.thf-berlin. de/en/get-involved/ 39 Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 9. 40 Vanhamme et Loubon, 9.
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sources d’inspiration. Alors, la notion de « l’art en friche » (Thorion, 2012) prend tout son sens. Les artistes, en s’appropriant les lieux grâce à l’art, mettent en évidence que la production artistique et l’architecture industrielle peuvent dialoguer. « Par leurs caractéristiques physiques, les espaces en friche correspondent aux exigences de la diffusion et de la production artistique dans la mesure où ces domaines d’activités requièrent bien souvent les mêmes besoins que la production industrielle : ils nécessitent de vastes espaces, ils sont bruyants, les matériaux bruts qu’ils utilisent sont porteurs de souillures et possèdent un caractère rebutant avant d’être assemblés et mis en forme pour être présentés au public »41. La friche est donc « ouverte à toutes formes de production, d’expérimentation créative » et « s’accorde avec des pratiques multiples, apporte une inspiration particulière »42. Le 6B s’est construit au fil de son évolution grâce à la mise en place, au cours de l’occupation temporaire, de nombreuses activités culturelles. Ses résidents, qui sont des acteurs de la création artistique, des architectes ou encore des designers mettent progressivement en place des évènements gratuits et accessibles de tous types : exposition, performances, projections, ateliers, cours d’initiation artistique ou de sport. Capables alors de se réapproprier l’espace, ils vont faire du 6B un lieu alternatif, de travail partagé, de création ou encore de diffusion, produisant et accueillant plusieurs soirées et afters. En 2011, les résidents du 6B organisent la première édition du festival « Fabrique A Rêves », un espace culturel estival ouvert à tous les possibles et à toutes les formes artistiques. Ce festival permet de rassembler des individus de tous horizons au sein de l’enceinte du 6B et donc de faire vivre le lieu. Ces divers évènements participent à la revalorisation des lieux et en font un espace attractif, suscitant la curiosité d’habitants alentours et d’artistes en tout genre. La Friche de la Belle de Mai, elle, se réinvente sous la forme inattendue d’un « pôle de création artistique alternatif, autrement dit un regroupement d’artistes dont certains s’installent et demeurent et d’autres sont accueillis en résidence pour une période déterminée »43. SFT met en place sur les lieux des ateliers d’artistes, un théâtre et des salles de répétition. Les groupes d’artistes présents, s’approprient et réinvestissent les lieux en mettant l’accent sur le spectacle vivant, c’est-à-dire, le théâtre sous toutes ses formes, sur la musique (électronique surtout), sur la danse ou encore sur les arts plastiques. Les activités qui s’y développent tout au long de l’occupation temporaire, sont de natures diverses, mais se caractérisent aussi par
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Raffin, Fabrice, « Espaces en friche, culture vivante » Thorion, « Espaces en friche, des lieux dédiés à l’expérimentation et à la création culturelle », 4. 43 Grésillon, « La reconversion d’un espace productif au cœur d’une métropole », 90. 42
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« la fragilité de leur existence et leurs faibles moyens financiers, tout au moins au début »44. Cependant, elles parviennent à redonner vie et une place dans le tissu urbain existant à l’immense espace vacant de la SEITA. La réappropriation par la création culturelle et artistique des espaces délaissés, comme l’étaient les friches du 6B et de la Belle de Mai avant l’occupation temporaire, conduit à l’afflux de nouvelles personnes sur les lieux. Les sites conservent cependant leur côté alternatif, grâce à la présence d’usages créatifs en tout genre. Cette réappropriation de l’espace qui passe par la culture permet donc de revaloriser les espaces oubliés, tout en participant à la remise en question des modes d’intervention classiques sur les friches urbaines. En effet, Marie Vanhamme souligne la capacité des friches culturelles à constituer « une reconnaissance de la façon dont ces expériences dérogent aux formes traditionnelles de l’action culturelle tant par leur activité (création, production, diffusion) que par leur mode de fonctionnement (associatif et collectif) et d’organisation »45.
Les espaces vacants présents au sein du tissu urbain, comme le sont les friches, sont effectivement des portions de territoire qui peuvent être considérées, à première vue, comme des verrues ou des espaces dégradant le paysage des villes. Pourtant, de nombreux acteurs voient en eux un potentiel considérable et décident d’investir les lieux de façon opportune et spontanée. L’occupation temporaire des friches urbaines est un phénomène qui existe depuis de nombreuses années mais qui en essor depuis une dizaine d’années. Reprenant les principes du squat, mais en l’optimisant en fonction des espaces investis, son but est de revaloriser ces espaces délaissés, pourtant malléables et capables de s’adapter à de nombreux usages. Les acteurs de cette occupation temporaires laissent alors libre court à leurs imaginaires, afin de se réapproprier les lieux. Passant par les expérimentations ou encore la création culturelle, le processus fait émerger sur la friche de nouvelles activités, répondant à des besoins non satisfaits par la ville traditionnelle. Ils permettent alors de redonner aux friches un usage et une temporalité à court, mais aussi à long terme. Aussi, l’occupation temporaire remet en question le processus classique de fabrication de la ville, du point de vue des usages, des temporalités du projet mais également du point de vue des acteurs. En effet, l’occupation implique différents acteurs qui ne correspondent pas aux acteurs classiques d’un projet architectural ou urbain. Leur rôle dans la mise en place de
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Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 18. Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 8.
43
l’occupation temporaire, tout comme les cadres juridiques et politiques de l’occupation, contribue à différencier ces structures des structures institutionnelles classiques. Il convient alors d’identifier quels sont les acteurs impliqués dans l’occupation temporaire et d’étudier le rôle de chacun d’eux, afin de comprendre en quoi sont-ils si déterminants pour la pérennisation de l’occupation temporaire.
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Figure 8 : Les ZN à Tempelhof (haut) - Photographie : dieglobale.org ; La friche du 6B pendant le festival "La Fabrique à Rêves", 2011 (centre) - Photographie : palabres.fr ; Festival "On Air" sur la friche de la Belle de Mai, 2019 (bas) - Photographie : AMC
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II.
CHAPITRE 2
LE TEMPS DE VEILLE DES FRICHES : L’ASSOCIATION OPPORTUNE ET INEDITE D’ACTEURS INSTITUTIONNELS ET D’ACTEURS INFORMELS DE LA FABRICATION DES VILLES Les activités développées lors du temps de veille des friches relèvent, selon Lauren Andres, d’un effet d’opportunité à la fois économique et politique. Le développement de l’occupation temporaire implique alors l’émergence d’un nouveau jeu d’acteurs, dont le statut diffère selon leur rôle et leur implication dans le processus. Néanmoins, l’occupation temporaire se construit dans l’échange et dans l’équilibre entre les différents acteurs. Les acteurs politiques ainsi que tous les autres acteurs n’investissant pas directement les lieux lors de l’occupation temporaire, malgré leur rôle fondamental dans le processus, seront qualifiés d’acteurs institutionnels. Différents termes existent pour désigner les acteurs qui s’approprient les lieux de façon symbolique, opportune et physique. Certains parlent « d’acteurs informels » (J.Groth et E.Corjin, 2005), d’autres de « pionniers de l’espace » (P.Ostwalt, 2005 ; K.Overmeyer, 2007) ou encore d’« usagers temporaires » (F.Haydn et R.Temel, 2006). En France, on parle généralement d’acteurs dit « transitoires », pour qualifier ces acteurs non institutionnels, issus de la société civile, s’emparant des friches lors du temps de veille. Ces derniers n’appartiennent normalement pas à la sphère traditionnelle de l’aménagement du territoire. Selon Andres, « le qualificatif de « transitoire » permet d’insister sur le caractère temporaire de leur situation et sur le fait que leur place est destinée à évoluer tout comme celle de la friche »46. Par la suite, nous reprendrons le terme « d’acteurs transitoires » pour évoquer les différents acteurs de l’occupation temporaire. Il s’agit dans cette partie de présenter les différents acteurs impliqués dans l’usage temporaire qui s’organisent autour d’un trio d’acteurs principaux : les propriétaires et les collectivités locales (acteurs institutionnels), et les occupants (acteurs transitoires). Nous ferons également l’étude du rôle particulier des architectes et des urbanistes, qui font partie des acteurs transitoires.
46
Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 1.
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2.1 LE CADRE JURIDIQUE ET LES ACTEURS INSTITUTIONNELS DE L’USAGE TEMPORAIRE DES FRICHES Bien que le temps de veille soit propice à une appropriation spontanée de la part d’acteurs issus de la société civile notamment, il n’en est pas moins important qu’elles fassent « l’objet d’un accord préalable entre les propriétaires, les acteurs publics (dans certains cas) et les nouveaux utilisateurs/locataires (acteurs transitoires) »47. Aujourd’hui les occupations temporaires sont le plus souvent conventionnées et légales. Elles font alors partie intégrante d’un cadre juridique bien défini et impliquent des acteurs politiques et administratifs, que l’on appellera les acteurs institutionnels. Les friches représentent également des ressources et des enjeux économiques et fonciers essentiels, à l’échelle du territoire urbain.
2.1.1
LES ACTEURS INSTITUTIONNELS DE L’USAGE TEMPORAIRE DES FRICHES : DES PROFESSIONNELS DE L’AMENAGEMENT AUX PROPRIETAIRES DES LIEUX
« L’apparition des friches, phénomène à relier à un contexte économique, social et urbain, place un terrain « disponible » au cœur des préoccupations de deux acteurs : la municipalité et le propriétaire »48 La présence et les actions d’acteurs institutionnels entrent en jeu dans le cadre des friches dites « régularisées » et « institutionnelles » (Andres, Grésillon, 2011). Les acteurs institutionnels ne sont autres que les propriétaires des friches, privés ou publics, ainsi que les acteurs politiques appartenant aux collectivités locales ou à l’équipe dirigeante de la ville, en charge de l’aménagement et du développement urbain. Bien que l’usage temporaire soit à première vue une initiative participative et le plus souvent associative, les propriétaires des lieux et les municipalités jouent un rôle important dans leur mise en place et leur déroulement. Ces différents acteurs ne sont autres que les acteurs décisionnaires du projet et se situent au premier rang des gouvernements locaux. Malgré leur caractère temporaire et transitoire, les occupations urbaines sont alors progressivement instrumentalisées au sein des politiques urbaines. Les acteurs politiques du développement des villes, les municipalités et les collectivités locales sont avant tout en recherche d’équipements et de leviers potentiels à la régénération urbaine, dont le but est de
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Andres, 7.
48
Andres, « Temps de veille de la friche urbaine et diversité des processus d’appropriation », 159.
47
revaloriser l’image des villes. De ce fait, ces acteurs prennent part entière à la dynamique impulsée par les occupations temporaires. En effet, ils y voient un réel potentiel de redynamisation du territoire urbain ainsi que la stimulation des dialogues entre les habitants et les acteurs locaux. L’entente entre les acteurs transitoires et les acteurs décisionnaires est, lors de la mise en place de l’occupation temporaire, provisoire, mais son statut est amené à évoluer en même temps que celui de la friche. Les procédures politiques qui ont été mises en place dans le cadre de l’occupation temporaire sont avant tout des procédures d’accompagnement du processus, qui permettent de stabiliser les activités présentes sur les lieux. En effet, malgré les conflits que cette entente peut générer, le rôle des politiques est d’aider les acteurs transitoires à mettre en place leurs activités de façon légales sur les lieux. De plus, l’occupation temporaire est avant tout possible grâce à un accord entre le propriétaire et les occupants. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, l’accord d’investir les lieux du 6B par l’association n’est rendue possible et officielle qu’après avoir eu l’accord des propriétaires, à l’époque la société Alstom. L’aval du propriétaire est indispensable pour rendre l’occupation légale. L’initiative d’une occupation temporaire peut également être une demande de la part du propriétaire. En effet, ce dernier trouve des intérêts personnels dans la mise en place d’un tel processus sur les lieux : il lui permet d’éviter une dégradation trop rapide des lieux et de limiter des frais d’entretien liés aux sites inoccupés, d’éviter tout squats illégaux et de limiter des frais de gardiennage ou d’entretien dans le cas où les lieux seraient sécurisés et fermés. De plus, une revalorisation du site est également bénéfique pour le propriétaire. Généralement, lorsque les propriétaires sont publics, l’initiative d’une occupation temporaire est impulsée par le propriétaire, tandis que lorsque ce dernier est privé, l’initiative sera plutôt associative. Les propriétaires et les acteurs institutionnels sont donc « les acteurs validant le degré de légalité et d’acceptation de ces expériences d’urbanité non planifiée »49. Y trouvant de nombreux avantages, notamment économiques et fonciers, ils soutiennent ces processus et le rendent possible, en proposant aux acteurs transitoires d’investir les lieux en contrepartie de loyers très bon marché. Ainsi, dans cette dynamique, les initiatives de la part des propriétaires et des municipalités deviennent de plus en plus nombreuses, au vu du succès que rencontrent ce type de processus dans le développement des villes actuellement. L’occupation temporaire de la friche de la Belle de Mai à Marseille, a été largement soutenue par la municipalité puisqu’elle a été une initiative de la part de l’adjoint à la culture de l’équipe municipale. De plus, « les associations ont été instrumentalisées par les pouvoirs
49
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 40.
48
politiques (notamment les pouvoirs municipaux) et économiques (les propriétaires) »50. Le projet est alors porté par la ville de Marseille et par l’Etat, dans le but principal de préserver la mémoire du lieu et le patrimoine de la ville. Différents acteurs politiques, ainsi que des collectivités locales, vont intervenir tout au long du temps de veille de la friche, pour soutenir et amener le projet mis en place par l’association SFT à se pérenniser dans le temps. Alors, la dynamique développée lors du temps de veille de la friche de la Belle de Mai, est assimilable à un outil de développement et de régénération urbaine, qui profite largement aux acteurs institutionnels. L’occupation temporaire mise en place sur l’ancien aéroport Tempelhof de Berlin témoigne également de l’importance du soutien et de l’initiative des acteurs politiques. En effet, cette expérience d’occupation temporaire a été initiée suite à la volonté des politiques berlinoises de mettre en place des ZN dans le développement de la ville. Cette expérimentation est avant tout une initiative de la part des collectivités et des politiques locales puisque ce sont ces dernières qui ont démarché Urban Catalyst, Raumlabor et mbup dans le but de faire de Tempelhof un lieu d’expérimentation. Tout au long de son déploiement sur la friche, cette occupation temporaire expérimentale bénéficie du soutien des différents acteurs politiques et économiques de la ville de Berlin.
2.1.2
LE CADRE JURIDIQUE DE L’USAGE TEMPORAIRE DES FRICHES
Actuellement, les occupations temporaires sur les friches urbaines s’institutionnalisent et ne font quasiment plus l’objet de squats illégaux. Comme évoqué précédemment, les acteurs politiques soutiennent de plus en plus les initiatives associatives et les contractualisent pour assurer la stabilisation des activités mises en place. Les occupations temporaires font donc l’objet d’un cadre réglementaire et contractuel bien défini, qui passe par l’existence de documents formalisant l’accord existant entre les acteurs transitoires et les acteurs décisionnaires du projet. Les outils institutionnels développés mettent en relation le propriétaire avec un coordinateur donné, afin d’assurer une relation de confiance entre ces deux parties. Les documents officiels peuvent être de différentes formes, en fonction du statut du propriétaire. Mais, ces contrats ont tous pour objectif de délivrer l’autorisation aux occupants d’investir les lieux dans un temps défini et le plus souvent limité, ce qui permet alors de faciliter et d’assurer au propriétaire la fin de l’occupation.
50
Andres, « Temps de veille de la friche urbaine et diversité des processus d’appropriation », 166.
49
Si le propriétaire de la friche relève du domaine public, alors les occupants ne pourront bénéficier que d’une autorisation d’occupation temporaire (AOT). Cette autorisation présente un caractère précaire et révocable et peut-être délivrée avec ou sans droits réels. A la fin de la durée de ce type de contrat, toutes les installations mises en place sur les lieux devront être démolies si leur maintien en l’état n’a pas été décidé. Si le propriétaire des lieux est un propriétaire d’ordre privé, alors il existe différents types de contrats permettant d’autoriser l’occupation temporaire des lieux. Le premier, le bail commercial dérogatoire, peut être mis en place entre 0 et 3 ans, renouvellement compris. Le deuxième, la convention d’occupation précaire, se caractérise « quelle que soit sa durée, par le fait que l’occupation des lieux n’est autorisée qu’à raison de circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties » (L.145-5-1c.com). Les parties doivent donc justifier du motif légitime de précarité, ce qui justifiera également la modestie du loyer à payer par les occupants. Enfin, le prêt à usage, est un « contrat par lequel l’une des parties livre une chose à l’autre pour s’en servir, à la charge par le preneur de la rendre après s’en être servi » (art 1875 et s.code civil). Ce prêt est essentiellement gratuit et donc, aucun loyer n’est exigé dans ce cas. En revanche, les occupants devront rendre les lieux en l’état dans lequel ils leur ont été prêtés et donc, sont responsables des éventuels dommages pouvant être commis sur les lieux. Le statut des documents officiels délivrés aux occupants peut être cependant reconduit, repoussant alors la fin de l’occupation temporaire, et peut également changer l’évolution des usages sur la friche.
Figure 9 : Le cadre juridique de l'occupation temporaire - source : IAU, ÎDF 2018
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En tant que friche institutionnelle, le 6B illustre parfaitement la présence et l’évolution du cadre juridique présent lors d’un tel processus. En effet, l’architecte Julien Beller à l’initiative de cette occupation temporaire sur les lieux, obtient en 2009 la signature d’un bail d’occupation précaire autorisant le 6B à investir 2000 m2 des lieux pour une durée initiale de 23 mois. 50 résidents sont alors présents au sein de l’association. La friche du 6B se développe et de plus en plus de résidents investissent les lieux afin de participer à son rayonnement à plus grande échelle. En voyant l’ampleur que prend l’occupation temporaire et au vu de l’intérêt qu’elle suscite pour des acteurs politiques, artistiques ou encore sociaux, le bail précaire change de statut en 2012 suite au rachat de l’immeuble Alstom par un propriétaire privé. Julien Beller parvient à obtenir la signature d’une convention de prêt à usage en 2012, avec Quartus. Cette convention met l’ensemble de l’immeuble, soit 7000 m2, à la disposition des résidents du 6B, alors au nombre de 150, pour une durée indéterminée puisque cette convention est renouvelable tous les ans. Le 6B, obtient le soutien des acteurs institutionnels, ce qui lui permet de développer ses activités culturelles et artistiques. Le cadre juridique et la place des acteurs institutionnels sont donc des paramètres importants à mettre en place et à respecter lors de l’occupation temporaire. Il n’est pas omis que cette collaboration entre les acteurs décisionnaires et les acteurs transitoires puisse faire naître des conflits, puisqu’il est possible que l’occupation temporaire prenne de l’ampleur et de l’importance pour la friche au cours de son développement, permettant ainsi une revalorisation, architecturale, sociale mais également foncière des espaces abandonnés. Or, « la revalorisation foncière et symbolique, profite essentiellement aux porteurs officiels des décisions, c’est-à-dire aux acteurs publics et aux propriétaires »51. Alors, il est important de souligner que les friches répondent à des enjeux politiques et juridiques, mais également à des enjeux fonciers et économiques.
2.1.3
LES FRICHES, UNE RESSOURCE FONCIERE ET ECONOMIQUE IDEALE POUR LES VILLES
« Face aux pressions foncières qui s’exercent aujourd’hui sur les territoires urbains, tout espace jugé libre est dévolu à la reconstruction de la ville elle-même »52. En ce sens, les friches en temps de veille, bien qu’elles soient laissées à l’état d’abandon avant la mise en place de l’usage temporaire, font avant tout partie du patrimoine
51 52
Andres, 166. Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 37.
51
architectural et foncier de la ville. De ce fait, elles n’échappent pas aux enjeux économiques et fonciers qui concernent les villes aujourd’hui. Ces lieux décalés sont étroitement liés à un contexte politique et représentent alors pour les villes une véritable ressource foncière, soit « un terrain disponible sur lequel se confronte une diversité d’imaginaires relatifs au dynamisme de son temps de veille »53. Il est vrai que lors de son temps de veille et alors que les lieux ne sont pas investis, les friches ne représentent pas des espaces utiles pour les villes, tant sur le plan économique que foncier. Grâce à l’occupation temporaire qui laisse émerger l’idée d’une possible régénération sur le long terme, le statut de la friche évolue, tout comme son utilité. La vision de la friche, pour les politiques de réaménagement urbain, passe alors d’espace urbain obsolète à une possible ressource foncière, dont le potentiel sera exploitable économiquement, si un projet pérenne voit le jour sur les lieux. Économiquement parlant, la friche représente un enjeu non négligeable pour les villes aujourd’hui. En effet, les politiques de régénération des villes se tournent de plus en plus vers des aménagements durables, pour répondre aux problématiques écologiques qui touchent les espaces urbains actuellement. Pour construire une ville résiliente et pallier l’étalement urbain, l’une des stratégies majeures de l’urbanisation réside, depuis une vingtaine d’années, en la mise en place d’un « urbanisme vers l’intérieur » ou encore d’un « développement de la ville sur la ville » (Spector, Theys, 1999). Dans cette démarche, la friche en tant qu’espace permissif du tissu urbain, constitue une ressource essentielle qui fera l’objet d’un intérêt économique et foncier de la part de différents acteurs politiques, comme le souligne Ambrosino et Andres : « En cela, les valeurs alternatives véhiculées par la permissivité, caractéristique de la friche, sont contrecarrées par une réaffirmation de la valeur économique et foncière des sols ». Face au regain d’intérêt que les friches connaissent suite à la mise en place de l’occupation temporaire, les différents acteurs politiques ne tardent pas attirer leurs intérêts économiques et politiques sur ces lieux qu’ils avaient jusqu’alors négligés. Dans certains cas, ces derniers se servent des friches comme un support de politiques de régénération urbaine et l’avenir des lieux peut alors faire l’objet de certaines tensions ou conflits. En effet, les imaginaires défendus par les acteurs transitoires, que nous étudierons par la suite, s’opposent à ceux des acteurs politiques. Ces derniers ne voient dans ces espaces en transition que des impératifs et des enjeux économiques, politiques et fonciers, bénéfiques pour le développement des villes.
53
Ambrosino et Andres, 41.
52
2.2 DES ACTEURS TRANSITOIRES FORMELS : LES ARCHITECTES ET LES URBANISTES, ACTEURS DE L’AMENAGEMENT URBAIN Le terme d’acteurs transitoires englobe tous les acteurs qui vont investir les friches durant le temps de veille. On retrouve parmi ces occupants, des acteurs informels du processus de fabrique des villes, comme des artistes ou autres acteurs culturels. Cependant, on remarque la présence d’architectes et d’urbanistes dans la quasi-totalité des projets d’occupation temporaire. Ces derniers, sont en revanche des acteurs formels de l’occupation, puisqu’ils appartiennent à la sphère traditionnelle de la planification urbaine.
2.2.1
LE ROLE PARTICULIER DES ARCHITECTES ET DES URBANISTES DANS L’USAGE TEMPORAIRE DES FRICHES
Les pratiques, telles que les occupations temporaires, « bousculent la conception linéaire de la fabrique de la ville, où chacun, du propriétaire foncier à l’usager, en passant par l’aménageur, le promoteur, l’investisseur, exerce ses compétences les unes après les autres »54. L’aménagement temporaire des friches en temps de veille ne respecte pas ces codes, et alors, une question se pose : « Quel rôle l’architecte, présent à toutes les étapes de la fabrication urbaine, peut-il alors jouer ? »55 Les friches sont des lieux qui questionnent l’architecture, et donc, les architectes. Ces derniers sont attirés par ces vastes espaces vacants qui suscitent chez eux un certain désir laissant émerger un imaginaire de projet. C’est pourquoi, en mon sens, les architectes font partie de ces acteurs temporaires, à l’initiative des projets d’occupation temporaire. Cependant, leurs domaines d’intervention ne sont pas toujours les mêmes, selon les différentes friches investies. Dans certains cas, les architectes font partie intégrante du groupement d’acteurs initiateurs de l’occupation temporaire, comme par exemple sur la friche du 6B. Forts de leurs expériences et grâce à leur expertise dans les projets de planification urbaine, les architectes sont capables de donner une autre dimension à la friche et donc, d’initier la démarche d’une occupation temporaire. La nouvelle génération d’architectes, sensible à la problématique écologique qui touche les villes, sont attirés par ces nouvelles pratiques et par ces initiatives collectives « qui traduisent plutôt un ensemble de nouvelles possibilités d’actions et de nouveaux regards sur l’existant, une envie de faire »56. Engagés
54
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, L’hypothèse collaborative, 5. Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 6. 56 Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 6. 55
53
par ce désir de construire la ville autrement, ils expérimentent de plus en plus les lieux en friche, accompagnés par des acteurs de la société civile. Dans d’autres cas, comme à la Belle de Mai, les architectes interviennent pendant l’occupation temporaire, suite à l’appel des occupants. Ces derniers ont parfois recours aux savoirs et aux compétences des architectes lorsqu’il s’agit de dialoguer avec les acteurs institutionnels du projet ou lorsqu’il est question de remettre aux normes certains bâtiments délabrés. Cependant, il arrive que les occupants, voire même les collectivités locales, fassent appel aux architectes simplement afin de contribuer au développement de l’occupation temporaire, pour que celle-ci prenne une autre ampleur. Les architectes font alors partie des acteurs dits « facilitateurs »57 de l’occupation urbaine. En effet, ils sont parfois en charge de mettre en relation les propriétaires fonciers des friches avec les différents occupants ou porteurs de projets de l’occupation. Leur mission est donc de développer une expertise sur la maîtrise administrative, juridique, économique et technique des occupations temporaires. Ils contribuent au bon développement de ces initiatives collectives, en y amenant un cadre permettant de rassurer les propriétaires fonciers pouvant être réticents et novices face à une gestion temporaire de leur patrimoine. Sur la friche du 6B, l’architecte Julien Beller joue le rôle à la fois d’initiateur, de facilitateur de l’occupation temporaire mais également de coordinateur, d’accompagnateur de constructeur et d’utilisateur du projet. De ses mots, son travail au 6B est un véritable « acte d’architecture ». En effet, l’investissement du 6B est parti de son désir de réinvestir les lieux, puis s’est concrétisé aux côtés des différents résidents et membres de l’association du 6B. Étant au début le seul à connaître tous les interlocuteurs institutionnels du projet et prêt à prendre cette responsabilité, Julien Beller devient le président de l’association. De ce fait, il endosse le rôle d’interlocuteur principal lors des dialogues avec les acteurs institutionnels de l’occupation. De plus, sa responsabilité en tant que président et architecte, donc en tant que « sachant », est toujours mise en jeu lors du développement des usages temporaires. De nombreux risques existent, notamment à cause du mauvais état du bâti, mais aussi à cause des usages qui y sont développés. Des mesures compensatoires sont également mises en place pour pallier le fait que les friches soient initialement des bâtiments non-ERP (Établissement Recevant du Public) accueillant désormais du public et dont les usages premiers sont détournés sans les moyens d’en organiser la mutation technique. A la Belle de Mai, le rôle des architectes dans le projet est différent. Ils ne sont pas à l’initiative de l’occupation, mais interviennent pourtant à plusieurs reprises sur la Friche, suite à l’appel des collectivités locales et des occupants.
57
Awada et al., « L’urbanisme transitoire ».
54
La première intervention d’un architecte sur la Friche se fait en 1995, lorsque Jean Nouvel devient président de l’association SFT, alors considérée comme la structure porteuse de l’occupation temporaire. L’association contacte Jean Nouvel, architecte emblématique, afin de s’assurer une certaine visibilité. Sur les lieux, l’architecte concrétisera l’élaboration collective du « Projet culturel pour un projet urbain », un projet de développement de la friche défendant l’idée d’une permanence artistique et d’une culture alternative. La mise en place de ce projet et l’implantation de Jean Nouvel dans le réseau politique et culturel de la friche, donne alors une nouvelle envergure à l’occupation temporaire et à SFT, qui deviendra un des acteurs centraux du secteur Belle de Mai dans le projet Euroméditerrannée, un an plus tard. En 2002, Matthieu Poitevin, aujourd’hui connu comme étant architecte « frichier », intervient sur la Friche suite à la sollicitation des résidents. Ces derniers lui avaient demandé d’établir un plan, afin d’obtenir la signature d’un architecte pour valider la conformité du lieu devant la commission de sécurité. Intéressé par le projet et le lieu de la Friche, Matthieu Poitevin développera finalement, trois schémas directeurs à mettre en place pour développer le projet. Il deviendra par la suite un architecte emblématique de la friche. Les architectes peuvent donc avoir des rôles de pionniers dans l’occupation temporaire lors du temps de veille. Pourtant, ils n’interviennent généralement pas de façon individuelle sur les friches mais plutôt sous forme d’un collectif.
2.2.2
UNE INITIATIVE COLLECTIVE ET COLLABORATIVE ENTRE LES ARCHITECTES ET LES URBANISTES : LA CREATION ET L’IMPLICATION DES COLLECTIFS DANS LA DEMARCHE
Les occupations temporaires en temps de veille prennent part au phénomène plus global de l’urbanisme transitoire. Les architectes et urbanistes voient dans cette forme de création de la ville, une démarche collective et collaborative les incitant alors à se regrouper sous la forme de « collectifs d’architectes ». Cette notion définit une forme d’organisation professionnelle, mais on l’associe également à des champs d’actions et des méthodes spécifiques de la fabrique de la ville. Les premiers collectifs d’architectes apparaissent dans les années 1990, alors que le monde de l’architecture connait une « crise sans précédent au sein des métiers de la fabrique urbaine »58. En effet, les années 90 « constitue un « moment » où se cristallisent des tensions, alors que le star-système est en train de s’instituer dans le champ de l’architecture »59
58 59
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, L’hypothèse collaborative, 5. Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 16.
55
(Macaire, 2018). C’est alors dans ce contexte qu’une nouvelle génération d’architectes va émerger, en explorant des méthodes qui s’opposent aux modes d’exercices traditionnels de l’époque. Les trois premiers collectifs se forment en France et en Allemagne au début des années 90. Bien qu’ils soient différents, ils laissent apparaître un intérêt commun pour des pratiques participatives, collaboratives, artistiques et pédagogiques, intervenant dans l’espace public. Le phénomène de « collectifs d’architectes » se développe peu à peu mais c’est à partir des années 2000 que le mouvement prend de l’ampleur et se confirme. Vingt et un collectifs sont créés entre 2002 et 2008, puis huit entre 2010 et 2012. Tout au long du développement de ce mouvement, les intérêts communs des collectifs pour les démarches collaboratives, participatives et pour les expérimentations urbaines s’affirment : occupations temporaires, fabrication de mobilier urbain, agriculture urbaine, projets culturels, etc. Aujourd’hui, ces collectifs continuent d’apparaître et sont vus comme le monde d’une jeune génération, cette « nouvelle génération d’architectes qui arrive aujourd’hui avec ce modèle professionnel alternatif qui la fascine beaucoup » (Macaire, 2018). Les collectifs ne regroupent cependant pas exclusivement des architectes. Ils sont parfois rejoints dans leur démarche par des urbanistes, des scénographes, des paysagistes, des constructeurs, des bricoleurs, des sociologues, des botanistes, des plasticiens, des programmistes ou encore des experts de l’immobilier. La composition des collectifs reflète un souci d’adéquation au site et au projet et la nécessité de créer de nouvelles alliances entre acteurs différents afin de réinventer le système de projet. Ainsi, « le collectif répond aux besoins économiques de mutualisations de la profession d’une part, mais travaille aussi à réinventer un métier qui s’épuise et dont les missions ne peuvent plus se fonder uniquement sur du dessin formel »60 (Diguet, 2018). Par ailleurs, leur inventivité réside dans leur capacité à mener des interventions sur des sites dits non standards, comme les sites vides et pollués, les sites mal desservis ou encore les sites dégradés. En analysant la démarche de ces groupements d’architectes, les deux traits principaux sur lesquels ils s’appuient apparaissent : le premier, celui d’une approche collaborative du projet urbain ; puis le deuxième, celui d’une attention au faire, avec ce que cela suppose en termes d’improvisation, de précarité et de risques. Les collectifs d’architectes partent du principe qu’il faut « faire sur le terrain pour savoir comment faire » (Atelier Georges, Rollot, 2018) et que « pour bien dessiner et concevoir la ville, il faut d’abord la vivre et l’expérimenter au quotidien, si possible en compagnie de ceux qui la vive déjà »61 (Chapel, 2018). Les collectifs sont emblématiques d’une nouvelle manière d’appréhender et de produire l’espace et ses usages, et se placent hors des modes de production standard de l’urbain. Alors, on peut aisément
60 61
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 123. Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 11.
56
mettre en évidence la pertinence de leur implication dans les occupations temporaires des friches urbaines en temps de veille. Les collectifs d’architectes sont nettement impliqués dans l’initiative collaborative que représente les usages temporaires sur les friches urbaines. Lors de la Biennale de Venise, en 2018, l’exposition mettait à l’honneur les expérimentations des collectifs français qui ont créé les 10 lieux infinis émergeant de friches urbaines et ayant fait l’objet d’une expérimentation et d’une réappropriation opportune de la part d’acteurs transitoires. Ces lieux exemplaires en matière d’innovation architecturale, impliquent pour la plupart, l’initiative ou la participation d’un ou plusieurs collectifs d’architectes. On peut notamment citer les Grands Voisins à Paris, avec le collectif Yes We Camp ! ; la Grande Halle à Caen avec les collectifs ETC et Encore Heureux ; le Tri Postal à Avignon, avec les collectifs NAC et PEROU ou encore le Cent Quatre à Paris avec l’Atelier Novembre.
Figure 10 : Le chantier du collectif ETC sur la Grande Halle, Caen - Photographie : Collectif ETC
La démarche collaborative des collectifs tend aujourd’hui à prendre de plus en plus d’ampleur et leurs expérimentations se multiplient sur le territoire urbain. Ces derniers portent très souvent leurs intérêts sur les friches et sont de plus en plus démarchés par les collectivités locales. Comme le souligne le collectif Encore Heureux, dans l’Hypothèse collaborative, leur démarche est collective : « Pour faire les choses dans la réalité, la meilleure formule nous semblait à la fois d’intervenir dans des échelles plus libres que l’architecture, comme les
57
installations urbaines et de le faire à plusieurs : collectivement ». La présence d’acteurs de la société civile est alors indispensable dans la démarche.
2.3 LES ACTEURS TRANSITOIRES INFORMELS : L’AUDACE DES ACTEURS DE LA SOCIETE CIVILE « Alors que les acteurs publics locaux restent à l’écart, des acteurs issus de la société civile, s’emparent au contraire symboliquement et matériellement de ces lieux (Groth, Corijn, 2005). »62 Ces lieux, qui correspondent aux friches urbaines en temps de veille, attirent l’attention d’acteurs de la société civile. Ces derniers sont des acteurs culturels en tout genre, artistes, designers, artisans, graphiste, street-artistes, danseurs ou encore musicien, qui se regroupent le plus souvent sous la forme d’associations ou de collectifs afin d’avoir une meilleure visibilité et d’avantage d’influence. On peut alors caractériser ces acteurs de transitoires informels. Mais leur audace va faire d’eux des acteurs majeurs dans l’occupation temporaire.
2.3.1
LES ACTEURS DE LA SOCIETE CIVILE : DE NOUVEAUX PROFESSIONNELS DANS LE PROCESSUS DE PRODUCTION URBAINE
Bien souvent, les acteurs de la société civile sont à l’initiative de la démarche d’occupation temporaire, et très souvent les premiers à être présents sur les lieux. En d’autres termes, les acteurs temporaires sont ceux qui vont reprendre possession des friches en y installant les usages temporaires. Ces acteurs sont nouveaux dans la démarche de projets urbains puisqu’ils sont « issus de la société civile et exclus des sphères traditionnelles de la planification (politique et technicistes) »63. A première vue, ce sont donc des « non-sachant » de la fabrication urbaine, mais ils n’en restent pas moins influents dans la mise en place et dans le développement de l’occupation temporaire. Leur implication de plus en plus importante dans ce type de processus de production urbaine, leur permet de se professionnaliser progressivement, en amont mais également au cours de l’occupation. En effet, ces acteurs acquièrent « des compétences dans l’action, par la maîtrise progressive des tâches nécessaires au déploiement de leur projet »64. 62
Andres, « Temps de veille de la friche urbaine et diversité des processus d’appropriation », 160. Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 39. 64 Dumont et Vivant, « Du squat au marché public », 186. 63
58
La professionnalisation progressive des acteurs transitoires informels de l’occupation contribue à réduire la précarité à la fois des acteurs mais également de leur démarche, et à améliorer leurs conditions matérielles de travail. Tout ce processus est rendu possible notamment par la collaboration de ces acteurs transitoires, qui se regroupent sous la forme de collectifs d’artistes ou d’architectes, ou encore sous la forme d’associations. Très souvent, ils sont issus de domaines d’activités relativement proches : l’architecture et l’urbanisme, la culture, l’évènementiel, les arts vivants, plastiques ou visuels, l’aménagement, les arts graphiques… Leur champ d’action dans l’occupation temporaire se base sur le développement du lieu et de son concept, sur sa gestion, son animation, son financement, son organisation mais également sur sa promotion auprès des acteurs du territoires et auprès des riverains. Les acteurs transitoires sont alors des acteurs pluridisciplinaires dans le système de production urbaine, qui interviennent sur différentes temporalités du projet et au travers de différentes missions et expérimentations. Ce sont ces acteurs qui font vivre les lieux, c’est pourquoi on les désigne très souvent par les termes de résidents ou d’occupants. L’initiative des acteurs transitoires d’occuper les friches urbaines dénotent des démarches classiques de projets urbains. En effet, « Les acteurs temporaires sont attirés par les coûts de location et de maintenance peu élevés ou quasi nuls de ces lieux, par une flexibilité des usages (Andres 2010 ; BMVBS et BBR 2008 ; Urban Catalyst 2003), un environnement créatif (Drake 2003) et propice aux liens sociaux (Crewe et Beaverstock 1998) »65. Par le biais du développement des nouveaux usages qui s’en suit, les acteurs transitoires réinterrogent avec audace les manières de reconstruire la ville, notamment en prenant une certaine distance avec des méthodes traditionnelles de l’aménagement urbain. Créatifs, ils possèdent une autre sensibilité des lieux, qui leur permet alors d’appréhender l’appropriation et la régénération des friches d’une toute autre manière.
2.3.2
L’IMPORTANCE DES ASSOCIATIONS D’ARTISTES ET DES ACTEURS CULTURELS POUR L’USAGE TEMPORAIRE DES FRICHES
Les friches sont des interstices de la ville dédiées dans la majorité des cas, à la création et à l’expérimentation culturelle lors d’une occupation temporaire. Elles sont alors définies par de nombreux auteurs, comme Lauren Andres ou encore Ghyslaine Thorion, de « friches
65
Andres, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », 1.
59
culturelles ». Les associations d’artistes jouent alors un rôle pionnier dans le développement des usages temporaires durant le temps de veille de ces espaces délaissés. « Les friches culturelles […] permettent d’introduire une certaine inventivité dans les formes de réinvestissement de ces espaces tout en renouvelant assez fondamentalement dans certains cas (comme à la Belle de Mai ou au Flon) la manière de conduire ces projets au sein de processus de gouvernance plus complexes et dans lesquels les acteurs culturels s’avèrent avoir un rôle à tenir qui n’est pas anodin »66 A la base de l’occupation temporaire des friches culturelles, on retrouve des groupes d’artistes qui décident d’unifier leurs actions autour d’une association et d’un projet : l’association du 6B à Saint-Denis et l’association Système Friche Théâtre à Marseille, pour citer nos études de cas. Ces lieux culturels alternatifs peuvent naître d’une rencontre entre artistes et acteurs culturels ou encore de l’initiative d’associations, dont la volonté est de faire revivre les lieux via l’émergence d’une démarche collaborative et culturelle. Les acteurs culturels se regroupent donc par envie de faire renaître le lieu, par le biais de la création artistique. Pour développer des usages temporaires sur les friches, les artistes déploient au sein des espaces, des activités ou événements émanant de leurs pratiques artistiques et culturelles. Se mélangent alors toutes sortes d’expérimentations créatives et différents mondes de l’art, généralement séparés : les arts visuels, les arts graphiques, les arts plastiques, les arts vivants, la musique… Cette mixité d’usages permet alors de créer dans un même lieu, des espaces de rencontres et d’échanges, des espaces de création, des espaces de diffusion et des espaces d’exposition. Ainsi, les friches culturelles et artistiques « développent les valeurs de tolérance et de solidarité, privilégient le collectif, le rapprochement de toutes les disciplines »67. Il est donc important de souligner que toute la richesse émergeant des friches culturelles et artistiques ne serait pas possible sans les actions et l’association d’artistes et d’acteurs culturels venant d’horizons différents. Ces acteurs sont « susceptibles d’intervenir dans les différentes phases de production artistiques, qui vont de la réalisation à la diffusion, en passant par la communication »68. Ces phases sont étroitement liées aux étapes clés du développement des usages temporaires en temps de veille.
66
Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 27.
67
Thorion, « Espaces en friche, des lieux dédiés à l’expérimentation et à la création culturelle », 4. Thorion, 4.
68
60
La transformation de la friche du 6B n’aurait surement pas été possible sans « l’implication des résidents dans le projet »69, se confie Julien Beller. Au début de l’aventure, l’association du 6B se compose d’une cinquantaine de résidents. Les moyens financiers de l’association ne permettent pas de payer de prestataires ou de salariés et la volonté de Julien Beller était de rester dans cette dynamique, afin que chacun des résidents s’implique dans le développement de la friche, générant alors des rencontres, des échanges et la création d’une synergie porteuse du projet. Une dynamique collective émerge sur la friche, et pour Julien Beller, « le plus dur est de préserver cette énergie, la transformer, la renouveler et la partager pour s’adapter au projet en constante mutation »70. Les moyens financiers se trouvent après que les usages aient fait leurs preuves : alors, l’implication des résidents est primordiale dans leur mise en place, dans leur développement et dans leur réussite. Pour Julien Beller, le 6B a été fait de surprises, mais il s’agissait de « construire ensemble le bien commun » et de « mener cette bataille pour donner du sens, réenchanter et faire émerger le bien commun dans l’urbain »71, mais également sur la friche.
Figure 11 : Le 6B et ses résidents – Photographie : Le 6B
Aujourd’hui, l’association du 6B compte plus de deux cents résidents, venant d’horizons artistiques divers et variés : des métiers de la création, des architectes, des urbanistes, des designers, des artistes des arts vivants, plastiques, audiovisuels et
69
Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 244. Encore heureux (Firm), 244. 71 Encore heureux (Firm), 247. 70
61
numériques, des acteurs sociaux ou encore des métiers de l’aménagement de l’espace. L’association s’est développée, au même titre que la friche et ce lieu est devenu un haut lieu de création et de diffusion. Cela révèle l’importance et la pertinence d’une démarche créative et collaborative, portée par l’association d’acteurs culturels, dans la mise en place d’usages temporaires
2.3.3
LA PRISE EN COMPTE DES HABITANTS ET DES RIVERAINS DANS LES USAGES TEMPORAIRES DES FRICHES
Contrairement aux projets institutionnels de l’aménagement urbain, qui sont des projets de construction neufs répondant à un programme commandé par les politiques des villes, les usages temporaires se caractérisent par la prise en compte des habitants de la ville au sein du projet. En effet, l’investissement des friches urbaines en temps de veille ne passe pas inaperçu auprès des riverains : ils sont alors informés, consultés, voire mobilisés dans le processus. Les lieux décalés que sont les friches, et plus particulièrement les friches culturelles et artistiques, « expérimentent de nouvelles modalités de rapport au public, poursuivent une recherche exigeante d’un nouveau public, considéré non plus comme simple spectateur mais co-acteur de l’œuvre »72. Dans cette dynamique, les occupations temporaires en temps de veille permettent la mise en place de procédures de consultation des habitants, leur laissant alors la possibilité de s’exprimer au travers des projets. Le travail des collectifs d’architectes ainsi que des acteurs culturels lors du temps de veille requiert dans la quasi-totalité des cas l’implication des habitants. En effet, leurs démarches s’inscrivent dans une dynamique participative qui offre alors la possibilité aux habitants de prendre part aux nouveaux usages installés sur les lieux et de pouvoir ainsi les faire évoluer. Les projets développés lors de l’occupation temporaire sont des projets vivants, destinés à être pratiqués par des utilisateurs non traditionnels de l’aménagement des villes. Les friches seront alors mieux intégrées à leur contexte urbain si les habitants du quartier contribuent à leurs transformations et évoluent avec celles-ci. Dans un sens, « les lieux en pause offrent l’occasion de donner une chance aux utilisateurs moins enracinés/dominants de prendre part à la vie de la ville et d’exercer une influence sur la manière dont l’espace urbain est dessiné »73. En prenant part aux usages temporaires, les habitants permettent de faire évoluer le processus et dans certains cas, de le faire muter vers un projet pérenne.
72 73
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 40. de Smet, « Le rôle de l’usage temporaire dans le (re)développement urbain », 9.
62
La place des habitants se révèlent dans nos trois études de cas. En effet, que ce soit sur la friche du 6B ou sur la friche de la Belle de Mai, les habitants ont contribué au développement des projets artistiques et culturels développés sur les friches pendant leur temps de veille. En contribuant au développement des usages et en faisant vivre les lieux, ils ont permis de faire évoluer le statut de la friche. Cependant, la friche de Tempelhof est un exemple plus concret de l’importance de l’implication des habitants pendant le temps de veille. En effet, nous l’avons détaillée dans les précédentes parties, l’occupation temporaire de la friche de l’ancien aéroport berlinois a permis aux politiques de la ville et aux collectifs d’architectes, de mener une expérimentation grandeur nature de la mise en place des ZN dans le processus de régénération urbaine. Alors, au vu des usages développés sur les lieux, qui ne sont autre que des expérimentations participatives, les habitants ont un rôle pionnier dans la démarche. En effet, ce sont à eux que sont destinés les ateliers mis en place : les habitants pratiqueront les lieux pour les faire évoluer et donc, changer le statut de cette immense friche. De plus, il ne faut pas oublier que les ZN instaurées sur les lieux de Tempelhof ont pour but premier de trouver une nouvelle fonctionnalité à cet aéroport abandonné. Tout au long de la démarche, les habitants ont été consultés, autant avant la mise en place des ZN, que pendant et qu’après. Leur contribution au processus a donc joué un rôle précieux dans le devenir de cette friche.
L’usage temporaire des friches urbaines marie donc des publics et des acteurs très diversifiés. Chaque acteur considère les occupations temporaires avec une opinion qui leur est propre. Les occupants y voient une nouvelle méthode de fabrication de la ville tandis que les acteurs politiques y voient une ressource foncière et économique. Pourtant, l’étude du processus d’occupation temporaire permet de mettre en évidence que son objectif principal est de faire d’une ancienne friche, un nouveau pôle d’attractivité à la fois pour les habitants et pour la ville. Alors, chaque acteur est en mesure de pouvoir y trouver un intérêt personnel. Un dialogue et une association entre les acteurs transitoires et les acteurs institutionnels semblent donc indispensables dans le but de pérenniser les usages temporaires. Ces pratiques nécessitent la « construction de « coalitions opportunes », s’opposant à la procédure d’aménagement « officielle » »74, selon Lauren Andres. En effet, pour pérenniser des usages temporaires sur la friche, il faut repenser les pratiques de l’aménagement urbain et donc, repenser les relations existantes entre les acteurs du projet, ce qui constitue clairement les bases de l’urbanisme transitoire. En effet, ce dernier « permet de repenser les méthodes de
74
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 134.
63
gouvernance et de conception d’un projet, avec des échanges entre acteurs plus horizontaux et transversaux »75. Les usages temporaires laissent émerger un double processus : le premier, celui d’une « institutionnalisation des lieux alternatifs » (Pinard, Vivant, 2017) et le second, celui d’une « aspiration de certains acteurs de l’aménagement de l’immobilier à l’expérimentation de nouvelles modalités de production urbaine » (Pinard, Vivant, 2017). Ainsi, en coopérant et en s’inspirant les uns des autres, les acteurs de l’occupation temporaire seront en mesure de trouver un terrain d’entente capable de pérenniser les usages temporaires. Il s’agit maintenant de procéder à l’étude de la transition de l’occupation temporaire vers un projet de mutation pérenne pour la friche. Il convient d’identifier quels sont les impacts de l’occupation temporaire sur la friche ainsi que les facteurs qui permettront aux lieux en déshérence de retrouver une identité et une temporalité dans le tissu urbain.
Figure 12 : L'ensemble des acteurs de l'occupation temporaire et leurs intérêts personnels et communs dans la démarche - Source : IAU, ÎDF, 2018
75
Awada et al., « L’urbanisme transitoire », 7.
64
Figure 13 : La Friche de la Belle de Mai, ÂŤ Moment of Infinity Âť, Biennale de Venise, 2018 - Photographie : Alexa Brunet
65
III.
CHAPITRE 3
DU TEMPS DE VEILLE A LA NOUVELLE IDENTITE DE LA FRICHE : LA PERENNISATION DES USAGES TEMPORAIRES ET LE TEMPS DE L’APRES-FRICHE « Alors que le processus d’abandon conduit à ce que Raffestin (1997) nomme une dynamique de « déterritorialisation/désocialisation et dé-temporalisation », le temps de veille, au contraire, à plus ou moins long terme, permet le phénomène inverse »76 En effet, même s’il « n’existe en soi aucune garantie (même dans le cas de la signature d’une convention d’occupation précaire et bien entendu encore moins dans le cas d’un squat) de la pérennisation de l’occupation des acteurs informels dans la phase transitoire que constitue le temps de veille », il est important de souligner que, dans certains cas, le processus aboutit à une pérennisation des usages et donc, de la friche. Les espaces seraient alors capables de retrouver une place et une fonction au sein du tissu bâti. Nous allons, dans cette dernière partie, étudier la transition des usages temporaires vers des usages pérennes. Il s’agit alors de mettre en évidence l’importance du rôle et des relations entre chaque acteur et des différents dispositifs mis en place dans le but d’appréhender cette transition. Dans un deuxième temps, après avoir étudié les impacts des usages temporaires en temps de veille sur les friches, il s’agira de révéler que ces pratiques ont également des impacts à plus grande échelle. En effet, en remettant en cause les méthodes classiques de l’aménagement urbain, les usages temporaires laissent émerger la création de nouvelles réflexions sur la fabrication des villes, de nouvelles formes d’urbanité et de nouvelles manières de penser les projets architecturaux et urbains.
3.1 DES IMAGINAIRES CONTRAINTS QUI MENENT AU PROJET : LA TRANSITION DE L’USAGE TEMPORAIRE VERS UN PROJET DE MUTATION PERENNE « Les activités développées durant le temps de veille sont des pré-requis à sa requalification ; clairement elles produisent un effet levier sur la façon dont un processus de planification plus encadré va être conduit »77
76 77
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 39. Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 8.
66
En d’autres termes, les usages temporaires mis en place lors du temps de veille des friches, permettent d’engager des réflexions quant à une possible requalification des délaissés urbains. Alors, les acteurs transitoires et les acteurs institutionnels doivent mettre en place, lors de l’occupation, des mesures capables d’anticiper un renouvellement sur le long terme. La collaboration entre les acteurs, la médiatisation des usages temporaires et leur intégration dans un processus de mutation planifiée sont alors autant de stratégies à développer dans le but de faire évoluer les usages temporaires vers des usages pérennes.
3.1.1
L’APPREHENSION DU PASSAGE A UNE PERENNISATION DES USAGES : L’IMPORTANCE DES RELATIONS ENTRE LES ACTEURS TEMPORAIRES ET LES ACTEURS INSTITUTIONNELS
Le temps de veille est propice au développement de nouveaux usages ce qui implique alors « des rapports paradoxaux et variables entre les propriétaires de friches, les acteurs publics et les acteurs culturels ou économiques s’installant sur ces espaces de manière temporaire dans l’attente d’une réutilisation future »78. Nous avons étudié, dans la partie précédente, les différents acteurs qui étaient impliqués dans le projet lors du temps de veille de la friche. Nous allons maintenant étudier l’importance de leurs relations, dans la démarche de pérennisation des projets temporaires. Car en effet, « une des questions clés du temps de veille reste l’appréhension du passage du temporaire au durable ou d’une requalification alternative à un vrai projet de mutation »79. Cette dernière phase du temps de veille est déterminante pour la mutation et la survie des usages temporaires sur les friches. Afin d’assurer cette transition, il est question de pérenniser les ententes entre les acteurs transitoires de l’occupation et les acteurs institutionnels, qui ne sont, lors du temps de veille, que temporaires. Il est important de souligner que « la pérennité des activités développées durant le temps de veille dépend de facteurs exogènes sur lesquels les acteurs transitoires n’ont qu’une faible prise »80, surtout que ces derniers n’y associent pas forcément de véritable stratégie de développement urbain, ni de stratégie de visibilité. Leurs initiatives sont spontanées et dans un premier temps, ne sont pas vouées à influencer un quelconque projet pérenne sur les friches. Les stratégies foncières et économiques du propriétaire et acteurs politiques entrent alors en compte dans l’appréhension du passage à la pérennisation de la friche et de ses 78
Andres, 1. Andres, 8. 80 Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 40. 79
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usages temporaires. Il est question de trouver un terrain d’entente entre les différents acteurs du processus et de mettre en place une collaboration entre eux, alors que leurs imaginaires relatifs à l’occupation temporaire diffèrent. Les acteurs transitoires développent au cours de leur démarche, un imaginaire architectural et social tandis que les acteurs institutionnels conservent un imaginaire économique et politique, répondant à des enjeux fonciers bien définis. Alors, « de ces conflits d’imaginaires (friche laboratoire, terrains de jeux, versus friche terrain constructible) et d’usages résulte une délicate articulation entre les différents acteurs en présence (institutionnels et informels) »81 Les différents acteurs impliqués dans les usages temporaires en temps de veille, sont capables de trouver des intérêts communs lors du développement du processus sur la friche : la valorisation du site et du territoire, la favorisation d’une mixité des usages, une préfiguration des usages ainsi que le développement et l’expérimentation du lieu. De ce fait, une pérennisation des usages sur la friche serait bénéfique à la fois aux occupants et aux politiques du développement urbain. En ce sens, il est nécessaire pour les acteurs, d’anticiper la fin de l’occupation dès le début du processus. Même si la date initiale de fin d’occupation est repoussée et que l’intégration du projet transitoire dans le projet pérenne est rediscutée, il s’agit dans un premier temps de poser des bases claires entre les acteurs, afin d’éviter tout conflits. Il est donc indispensable que les différents acteurs fixent les modalités d’occupation et de fin d’occupation au début de celle-ci, afin de conserver des relations propices à l’intégration des usages temporaires dans un projet de mutation à long terme. Les acteurs se doivent d’anticiper la démarche, afin de l’accompagner et de la pérenniser. La Friche de la Belle de Mai est un exemple typique de cette stratégie d’anticipation. Mise en œuvre par la société SFT dès son installation, elle se traduit par la construction d’un socle stable dès le début de l’investissement des lieux, grâce à une entente avec la SEITA. En effet, en plus d’obtenir l’aval de la ville pour investir les lieux, la SFT est parvenu à signer une convention d’occupation précaire qui fonde les bases d’une entente entre les occupants et les propriétaires. La communication, le partage et les échanges entre les occupants et les acteurs institutionnels, sont alors des stratégies indispensables à mettre en place et à maintenir tout au long de l’occupation, afin de la rendre durable, mais également de pérenniser la présence des différents acteurs transitoires sur les lieux. La communication implique des relations et des rapports différents entre les acteurs, mais les lie dans une démarche collective. Alors, « tous les professionnels œuvrent et formalisent la reconnaissance et la renommée du site »82.
81 82
Ambrosino et Andres, 42. Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 14.
68
Figure 14 : La Cours Jobin de la Belle de Mai, investie par les artistes et les habitants - Photographie : Laurent Chappuis
3.1.2
LA MEDIATISATION DES USAGES TEMPORAIRES ET LES DEMARCHES DES ACTEURS TRANSITOIRES POUR PERENNISER LE PROJET
« Les acteurs informels se doivent - en vue de consolider leur assise sur un lieu – d’être visibles à différentes échelles et d’user pour cela d’un éventail de réseaux territoriaux assez structurés (artistique, politique et médiatique) »83 Afin d’assurer le succès des usages temporaires en temps de veille, les acteurs transitoires se doivent de médiatiser leur démarche, de communiquer et développer tout un tas de stratégies leur permettant d’espérer pérenniser les usages lors du temps d’après-friche. Car en effet, « ce qui différencie la friche en temps de veille des autres espaces délaissés réside dans les stratégies et les projets développés par les mêmes acteurs transitoires afin de pérenniser leur présence et leurs activités (et par-delà leurs projets) »84.
83 84
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 41. Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 20.
69
La médiatisation des usages temporaires permet aux occupants d’avoir une visibilité à l’échelle de la friche, du quartier mais également de la ville. Cette communication autour du projet est indispensable pour les acteurs transitoires afin de garantir le succès des usages temporaires déployés sur les lieux. En effet, la médiatisation d’un tel projet va bien au-delà d’une diffusion des informations et agit à la fois en interne et en externe. En interne, la communication permet un dialogue quasi-permanent avec le propriétaire et les collectivités locales, dans le but de créer des échanges et de les rendre sensibles à leur démarche alternative. En externe, cela permet tout d’abord d’anticiper la formation d’éventuelles coalitions d’opposants et de faciliter l’acceptation de l’occupation auprès des riverains, qui peuvent être, aux premiers abords, réticents à ce genre de pratiques expérimentales et urbaines. En effet, la communication permet de sensibiliser et d’informer les citoyens, les habitants et les acteurs actifs du territoire sur la démarche entreprise, sur ce qu’elle va apporter et comment elle pourra éventuellement se transformer. De plus, cela permet de valoriser un certain dynamisme émergeant de l’occupation temporaire, de la part des différents acteurs transitoires mais également de la part des acteurs institutionnels. Alors la communication pourrait éventuellement inspirer et faire émerger d’autres projets du même type, sur le territoire proche ou plus lointain. En communiquant autour du projet, les acteurs transitoires seront donc en mesure d’inciter les riverains et les habitants de la ville, à participer au projet, à pratiquer les lieux, et donc de faire évoluer les usages temporaires vers des usages pérennes. De plus, la médiatisation et les différentes stratégies de développement mises en place pourront leur permettre d’attirer l’attention d’acteurs extérieurs, capables de soutenir et de financer leur projet. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, la mise en place d’usages temporaires lors du temps de veille est une démarche alternative et participative qui se fait à moindre coût. Alors, pour espérer se développer de façon pérenne, les associations ou collectifs en place sur les lieux ont besoin de trouver des acteurs privés ou publics, capables de les aider et de les soutenir financièrement dans leur démarche. La médiatisation ne doit cependant pas forcément se faire uniquement autour du projet et des usages mis en place sur la friche, mais aussi autour des acteurs présents sur les lieux. En effet, considérés comme acteurs transitoires bien souvent informels, il leur est important de se mettre en valeur, afin de trouver une place et une considération auprès des acteurs institutionnels. Car il n’existe en soi aucune garantie quant à la pérennisation des acteurs temporaires dans le processus, même lorsque celle-ci est contractualisée. Dès lors :
70
« La mise en lumière des acteurs culturels, au moyen d’une reconnaissance médiatique, d’un soutien politique et technique diversifié, d’une stratégie de communication poussée, joue un rôle primordial dans l’intérêt et la place accordés, dans le débat politique, à de tels acteurs « à part» »85 Les acteurs transitoires, par le biais de leurs actions et de leurs stratégies sur les lieux, mais aussi via les médias et les différents réseaux de communication, donnent du sens et de la visibilité à leurs initiatives. Cela leur permet de pouvoir aspirer à un rayonnement à plus grande échelle et à plus long terme. En se focalisant uniquement sur le développement et la mutation des espaces en friches, les acteurs transitoires deviennent de véritables acteurs du projet, porteur d’intérêts. En pérennisant leur statut, ils pérennisent également leur présence sur le site et donc, les usages qui leur sont associés. Ainsi, la survie et la visibilité des espaces en friche et de leurs usages temporaires « dépendent de leur capacité à communiquer auprès des acteurs institutionnels et politiques, tout en s’en démarquant, à rechercher des alliés stratégiques (privés ou publics), sans renoncer pourtant à leur indépendance »86. Dans cette démarche, les acteurs transitoires, leurs stratégies, mais également leur statut, joue alors un rôle primordial dans la mutation des usages temporaires vers un projet pérenne : ils sont en quelques sortes « le levier du changement d’image du site »87.
3.1.3
L’INTEGRATION DES USAGES TEMPORAIRES DANS UNE STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT ET DE MUTATION PLANIFIEE
Afin d’assurer la pérennisation des usages temporaires installés sur la friche lors du temps de veille, de bonnes relations entre les acteurs et une médiatisation du projet ne suffisent pas. En effet, un des effet levier considérable à la mutation de la friche, sera l’intégration du processus dans une stratégie globale de développement urbain et de mutation planifiée, à l’échelle de la ville. « Tout en insistant sur l’orientation prise par la friche durant son temps de veille et sur l’importance des systèmes d’acteurs en présence, nous avons également souligné que la pérennisation de ces espaces repose sur leurs capacités à faire partie intégrante des
85
Ambrosino et Andres, « Friches en ville », 41. Thorion, « Espaces en friche, des lieux dédiés à l’expérimentation et à la création culturelle », 7. 87 Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 12. 86
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dynamiques urbaines, voire des politiques urbaines, et ce grâce à un juste dosage entre singularité et uniformité. »88 Tout au long du développement des usages temporaires sur la friche, les différentes stratégies des acteurs transitoires et des acteurs décisionnaires, passant par des outils diversifiés de communication et de contractualisations de l’occupation, se mettent en place afin de permettre une réinsertion des espaces en friches dans de véritables documents de planification urbaine. Cela conduit à une possible continuité entre le temps de veille et le temps d’après friche et amorce une hiérarchie à la fois décisionnelle et foncière entre les différents acteurs. Il est important de relever que « même s’il n’y a pas de domination de principe d’un acteur sur les autres, plus la friche avance dans sa mutation, plus un groupe restreint d’acteurs acquiert un rôle durable sur la construction du processus de mutation »89. Ainsi, grâce à un nombre restreint d’acteurs permanents dans la démarche, il sera plus aisé d’intégrer la friche dans une stratégie de développement politique et urbain à l’échelle de la ville. Étudier l’importance du temps de veille des friches permet donc de mettre en évidence que les usages développés au cours de cette temporalité ne sont pas voués à demeurer temporaires et précaires. Ils sont capables de s’inscrire « comme le corps d’une mutation planifiée et progressivement normalisée, menant à la disparition de l’apparence de friche n’allant néanmoins pas de pair avec la disparition de ses utilisateurs en tant que tel »90. En effet, ce n’est pas parce qu’un groupe restreint d’acteurs acquiert un statut permanent dans la démarche et que cette dernière prend part à une stratégie de développement politique de la ville, que les résidents présents sur les lieux sont expulsés. Le but de cette démarche est de faire des usages temporaires, des usages permanents et donc de donner la possibilité aux occupants de continuer à investir les lieux, cependant de façon durable dans le temps. Alors, « cette forme de pérennisation de l’affectation fonctionnelle du site (pour partie au moins) et de ses acteurs (en grande majorité) passe par leur prise de conscience (quasi immédiate) de la nécessité de construire une véritable stratégie de développement, tirant profit de l’effet levier et de l’image du site acquis pendant le temps de veille »91. Il s’agit alors, pour les acteurs transitoires, de gagner le soutien des politiques de la ville et de réussir à faire de leur démarche et de la friche une véritable « friche-vitrine » (Andres, 2010). L’occupation temporaire des lieux pourra donc être considérée comme un véritable succès et faire de la friche un symbole du processus de régénération alternatif, à la fois pour les acteurs publics et privés.
Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 27. Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 17. 90 Andres, 9. 91 Andres, 10. 88 89
72
L’intégration des usages temporaires dans une stratégie de développement urbain durable passe également par un changement d’échelle du processus. En effet, il ne s’agira plus de mener une réflexion micro-locale à l’échelle de la friche, mais de réfléchir à l’échelle de la ville et du territoire. « Le changement d’échelle dans le positionnement de ces acteurs est signe de la prise de conscience de la nécessité de mettre en œuvre une stratégie pour perdurer sur cet espace et y bâtir un réel projet »92. Ce changement d’échelle à la fois dans les liens entre les acteurs et dans la réflexion, permettra un rayonnement et une visibilité plus globale du projet, lui permettant ainsi de se positionner en tant que levier d’un nouveau mode de développement urbain. Les friches sont alors capables de servir « de supports à la création de quartiers culturels qui, comme évoqué par Hans Moomaas (2004), s’inscrivent au sein de politiques plus fines visant à créer des espaces, des quartiers et des milieux aptes à accueillir des productions culturelles et créatives »93. Ainsi, les espaces en friches prennent part entière aux politiques de régénération des villes et s’insèrent dans la stratégie de « marketing urbain » (Andres, Grésillon, 2011) visant à permettre aux métropoles de se développer et à rayonner à l’échelle européenne voire internationale. Sur la friche du 6B, la pérennisation des usages temporaires passe par leur intégration au sein du développement et de la construction du futur écoquartier Neaucité, en 2012. Ce projet est développé par le groupe Brémond au travers de la société Ardissa. Son but est de restructurer la plaine de Saint-Denis située tout autour du bâtiment du 6B. En développant des usages temporaires sur les lieux, le 6B a fait « bouger le plan du quartier, qui se redessine au fur et à mesure »94. Le projet a donc été bénéfique pour le développement de l’écoquartier. Alors, les promoteurs, en intégrant la démarche de l’association dans la politique de développement de cette zone urbaine, permettent à la fois de faire évoluer le 6B mais également l’intégralité du quartier. L’intégration du 6B au projet Neaucité permet aux usages de bénéficier d’un soutien à la fois politique et financier. Plus tard, en 2017, Ardissa, qui se transforme en Quartus, reste favorable au projet de l’association, et un lancement d’études de programmation et de rénovation est mis en place, dans le but de pérenniser l’avenir du 6B. Pour Julien Beller, les usages temporaires doivent leur évolution et leur pérennisation à une intelligence collective. En effet, les membres de l’association du 6B, au cours de leur démarche, se sont « toujours situés entre
Andres, 11. Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 24. 94 Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 246. 92 93
73
le promoteur, la collectivité et les habitants », considérant qu’ils étaient « un petit peu des trois et que le bien commun doit se construire par conciliation plutôt que par confrontation »95. A Marseille, sur la friche de la Belle de Mai, la transition du temps de veille à l’aprèsfriche est segmentée et progressive. En 1991, les acteurs culturels ont investi les locaux abandonnés de l’ancienne manufacture de tabac. Puis Jean Nouvel a rejoint l’équipe de SFT en tant que président (1995-2002) pour développer un Projet culturel pour un projet urbain visant à ne plus séparer les dimensions artistiques et urbaines de l’occupation. Le projet mené par Jean Nouvel permet d’imposer l’idée d’une permanence culturelle et artistique en tant qu’agent porteur du développement urbain. Cette démarche aboutira à l’intégration de la Friche au projet urbain Euroméditerrannée, projet de développement de la ville de Marseille, et au rachat du site par la ville. En 2002, la présidence de SFT change et Patrick Bouchain accompagne la Ville et l’association vers le développement et la pérennisation de la Friche et de ses usages artistiques temporaires. En 2001-2002, le site, dans sa démarche de mutation à long terme, se divise en 3 îlots : l’îlot 1 qui constitue aujourd’hui un pôle patrimonial et institutionnel avec la présence notamment des archives municipales ; l’îlot 2 correspondant aux premières extensions de la manufacture et qui accueille actuellement le pôle média de la Belle de Mai ; et enfin l’îlot 3 sur lequel est installé la Friche à proprement dit. Ce troisième pôle se définira, en 2002, grâce notamment à l’influence des deux autres pôles et aux démarches de SFT, comme un pôle dédié au spectacle et à la culture vivante.
Figure 15 : L'organisation générale de la Friche - Source : lafriche.org 95
Encore heureux (Firm), 247.
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Par la suite, Matthieu Poitevin vient développer successivement 3 schémas directeurs sur la friche. Le premier, intitulé L’air de ne pas y toucher, élaboré en 2002-2003, propose de structurer les lieux adaptés à la ville et aux 70 structures qui s’y sont installées via les usages temporaires, dans le but de composer avec l’existant. En 2005 puis en 2008, les deux autres schémas directeurs, nommé respectivement L’air 2 ne pas y toucher et Jamais 2 sans 3, viennent transformer le site. Les premiers travaux de pérennisation du projet permettent la création du skatepark, du restaurant Les Grandes Tables et du Studio. La consolidation du projet se poursuit avec la création, en 2007, d’une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), présidée par Patrick Bouchain. Cette opération permet la poursuite et l’amplification de la mutation de ce lieu devenu un véritable quartier de ville. La SCIC est un système de gestion collaboratif, qui pour l’époque, est unique en France sur un projet de cette envergure. La Ville de Marseille confiera ensuite la responsabilité financière de cet îlot de 45000 m2 à la SCIC, via la signature d’un bail emphytéotique de 45 ans. Durant quelques années, la SFT et la SCIC vont coexister : l’une portera le projet artistique et culturel tandis que l’autre sera en charge des aménagements. Cependant, en 2013, SFT sera désactivée et la SCIC s’emparera de l’ensemble des compétences et des missions. L’année 2013 est donc une année capitale pour la Friche, puisque c’est à cette date que la ville de Marseille est retenue comme Capitale européenne de la culture 2013. La Friche, qui a participé grandement à cet événement en proposant une programmation riche et variée tout au long de l’année, fait partie des cinq projets phares de la ville. Par la suite, entre 2014 et 2018, les aménagements sur les différents îlot et donc, sur la Friche se multiplient. En intégrant les usages temporaires dans une politique plus globale de la ville et en les développant via des stratégies diverses, la Friche se pérennise et devient un véritable succès auprès des populations. Elle reste aujourd’hui l’un des meilleurs exemples de la régénération des friches via une démarche transitoire. Selon Patrick Bouchain, architecte et acteur porteur du développement de la Friche : « Ce que la Friche a montré avec d’autres, c’est qu’une autre voie s’ouvrait et que des gens qui n’étaient pas impliqués dans la fabrication de la ville, des artistes, des intellectuels, des habitants, s’engageaient et proposaient de nouveaux modes de fabrication de l’urbain, qui anticipe sans programmer, sans figer ».
75
3.2 LA PERENNISATION DE L’OCCUPATION TEMPORAIRE SUR LA FRICHE : VERS UNE FLEXIBILITE DES USAGES POUR UNE NOUVELLE IDENTITE DES LIEUX EN DESHERENCE Le temps de veille des friches se révèle être un « véritable catalyseur de renouvellement » (Andres, 2012) et est fondamental dans l’évolution des friches et dans leur réinsertion dans le tissu urbain. En effet, les actions et stratégies diverses mises en place par les différents acteurs, peuvent aboutir à une pérennisation des usages non planifiés sur le long terme. Bien que les phénomènes d’appropriation des friches qui découlent d’acteurs transitoires généralement peu visibles publiquement et politiquement suivent relativement les mêmes démarches, les friches n’en restent pas moins uniques. La pérennisation des usages culturels et artistiques, dans la plupart des cas, redonnent une identité propre à chaque friche et les projets de régénération de ces espaces sont divers et variés. « Porter attention au temps de veille des friches permet de souligner la richesse des activités qui peuvent s’y développer et qui permettent d’amorcer la mutation de ces espaces leur conférant un nouvel usage et surtout une nouvelle image »96 Nous allons ici étudier, au travers notamment de nos trois études de cas, en quoi la flexibilité des usages temporaires développés sur les friches permet d’aboutir à une diversité fonctionnelle, et donc à une diversité de projets de régénération.
3.2.1
LA FLEXIBILITE DES USAGES POUR UNE MIXITE FONCTIONNELLE, SOCIALE ET ARCHITECTURALE DES LIEUX SUR LE LONG TERME
Les usages temporaires mis en place sur les friches lors du temps de veille se caractérisent par une capacité à s’adapter aux mutations des villes et de leurs besoins. Ainsi, en offrant un maximum de flexibilité à leurs usages, les acteurs transitoires de l’occupation leur permettent d’évoluer au cours du temps et donc de faire évoluer le site vers un renouvellement sur le long terme. Sur toute la durée du projet transitoire, les usages et les expérimentations sont en constante évolution. Cette évolution est notamment permise grâce aux occupants mais également et surtout grâce aux pratiquants des activités développées. Les résidents 96
Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 20.
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conçoivent donc des usages dits tournants, afin de les adapter, de les tester et de les réajuster si besoin en fonction de la demande de la société civile. En permettant une telle flexibilité des usages, les occupants s’assurent de leur capacité de s’adapter aux aléas de la mutation urbaine et donc de leur capacité à pouvoir anticiper un renouvellement sur le long terme. De plus, la flexibilité des usages permet d’induire sur les lieux, une certaine mixité fonctionnelle, sociale et architecturale. Les usages sont en mesure de créer de nouveaux rapports, avec une diversité de publics : des adultes, des enfants, des jeunes, venant de tous horizons. Les résidents eux-mêmes, peuvent venir de classes sociales différentes, d’univers culturels et artistiques différents, de pays différents. Tout cela crée la richesse du lieu et de ses usages. De plus, en ayant la capacité de s’adapter à tous types de populations, des derniers seront alors capables de rayonner à plus grande échelle et de toucher la sensibilité d’une plus grande partie de la population urbaine. Grâce à la mixité sociale induite par la flexibilité des usages, les activités temporaires auront davantage de chance de se pérenniser sur la friche. La mixité d’usage est une notion reconnue par les urbanistes pour sa capacité à réparer la ville monofonctionnelle, qui se construit avec les nouveaux projets urbains. Les occupations temporaires, elles, permettent d’entrevoir une nouvelle manière de susciter cette mixité. Grâce à leur mixité fonctionnelle, les friches deviennent des espaces riches tant sur le plan des activités qu’elles proposent que sur le plan architectural. En effet, les lieux accueillent tout un panel d’expérimentations et d’usages qui façonnent les friches de manière différentes, de sorte à s’adapter à toutes formes d’activités. Cette richesse architecturale et de fonctions génère des lieux atypiques, attirant ainsi un public varié. Alors, les friches suscitent de l’intérêt, à la fois de la part des différents acteurs et des populations, ce qui leur permet de retrouver une place au sein du tissu urbain. Partir de l’existant est un atout pour la mixité, qu’elle soit d’usage, sociale, ou architecturale. Dans la construction neuve, les usages sont définis et dictés de sorte à ce que chaque acteur intervienne dans un bâtiment selon des normes précises et dans un ordre précis. Investir des espaces vacants, sur une temporalité limitée, laisse donc plus de place à l’imagination, à l’hybridation des usages et à leur possible mutation sur le long terme. Dans cette démarche, il s’agit alors de « partir des possibles ouverts par l’espace donné, parfois augmenté ou déployé grâce à des constructions légères, démontables et temporaires, qui si elles sont robustes et sécurisées, ne sont pas tenues de respecter les mêmes normes que du neuf pérenne »97 (Diguet, 2018).
97
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, L’hypothèse collaborative, 124.
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La flexibilité des usages temporaires explique donc pourquoi les projets naissant de l’occupation temporaire des friches en temps de veille sont si différents. En instaurant sur les lieux des usages en perpétuelle évolution, les acteurs ne peuvent pas prévoir la forme finale qu’ils prendront et qu’ils confèreront aux friches. La diversité des populations que les usages temporaires touchent, est également un facteur important de leur forme d’évolution, car les usagers influent notablement sur la forme de mutation finale des friches. C’est pourquoi, malgré un processus de réappropriation identique, les projets émergeant sur les lieux sont si différents.
3.2.2
LA DIVERSITE DES PROJETS NAISSANT DE L’OCCUPATION TEMPORAIRE : UNE NOUVELLE IDENTITE UNIQUE MALGRE UN PROCESSUS DE REGENERATION IDENTIQUE
L’avenir et la concrétisation d’un projet pérenne sur la friche sont des éléments qui échappent aux différents acteurs, qu’ils soient transitoires ou politiques. Pourtant, l’instauration d’usages temporaires transforment les lieux et leur permettent de retrouver une nouvelle identité. Nous allons ici étudier les différentes formes qu’ont pris les usages temporaires implantés sur nos différentes études de cas. La friche du 6B : un hot-spot parisien et un haut lieu de création et de diffusion artistique et culturelle A première vue, l’immense immeuble en friche de la société Alstom, avec son architecture brutaliste en béton préfabriqué, semble mal adapté à la créativité et à la création d’un lieu culturel et artistique. Cependant, grâce à l’initiative de Julien Beller et de l’association du 6B, la friche s’est transformée pour laisser place à un véritable centre de création et de diffusion artistique et culturelle unique en son genre à Saint-Denis, et plus globalement dans la région parisienne. Cette réappropriation opportune s’est construite notamment grâce aux résidents, toujours plus nombreux au fil de son évolution. S’accommodant d’un confort rudimentaire, et en employant des moyens modestes, ils ont eux-mêmes aménagé, dans une synergie commune, les espaces communs dont cette ruche avait besoin : des salles d’exposition, de projection, de restauration ou encore de danse. La friche s’est transformée et réinventée autour d’un projet collaboratif, ouvert à toutes les énergies. Elle a surtout grandi grâce à l’organisation de fêtes collectives, grâce à l’ouverture des ateliers au public et grâce à la création d’un festival qui a
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lieu chaque été depuis la création du 6B, la Fabrique à Rêves. La réussite du projet est donc due à l’implication de chaque résident et de chaque acteur dans le processus. Aujourd’hui, la friche du 6B met toute son énergie à proposer une culture à portée de tous, sur un territoire se situant toujours en pleine mutation urbaine. La friche accueille tout un écosystème créatif et riche, composé de plus de 200 structures et artistes résidents, venant de tous les horizons. Le 6B draine, en plus des résidents, une communauté d’habitués qui font du lieu un véritable hot-spot culturel du Grand Paris. Des espaces et des outils mutualisés de création, de diffusion et de convivialité permettent aux résidents d’échanger, de débattre et de tisser des liens dans une dynamique et une intelligence collective. Le bâtiment offre la possibilité d’investir des ateliers privatifs à des prix abordables et proposent des espaces communs mutualisés et propices à la création artistique. Aujourd’hui, le 6B fait vivre près de 300 emplois.
Figure 16 : Un atelier d'artiste au 6B - Photographie : Lucas Nicolao
Chaque année, des événements sont organisés sur les lieux. Ils sont ouverts au public et donnent à voir ce qu’il se passe à l’intérieur de cette immense bâtisse en béton. La dynamique du lieu passe par la richesse et la régularité de la programmation artistique qui y est proposée. En tissant des liens entre les différentes disciplines et les différents publics, les évènements du 6B offrent de nombreuses portes d’entrée à ses visiteurs. La programmation culturelle et artistique est élaborée collectivement et mobilise des artistes à la fois internes et externes de l’association du 6B. Les actions culturelles se veulent accessibles à tous et sont
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élaborées en lien avec des partenaires sociaux et les résidents. C’est donc un lieu engagé pour le développement et la diffusion de la culture, qui se veut accessible à tous. Le 6B prône une diversité artistique et la diversité des publics. En se positionnant en tant que fabrique culturelle dans un territoire de banlieue, la friche devient un lieu de culture populaire, de mixité sociale et intergénérationnelle. C’est un lieu d’expérimentation largement ouvert sur son territoire où tous ses acteurs sont invités à participer à la création d’une culture du « vivre ensemble » et du « faire ensemble », pour reprendre les termes évoqués par Julien Beller. En appliquant un modèle économique qui repose sur un accès au lieu de travail peu couteux (12€ le m2/mois), l’association du 6B favorise l’émergence et le maintien de pratiques artistiques diverses mais ne permet cependant pas de faire face à la nécessaire réhabilitation du bâtiment. La friche a donc conservé sa forme architecturale initiale et donc son âme de friche, qui participe à faire de de lieu, un lieu artistique atypique. Enfin, en favorisant l’émergence et la diffusion d’une offre culturelle alternative, le 6B contribue au dynamisme et au rayonnement à grande échelle, de la friche mais également de son quartier. En effet, ce lieu possède une visibilité et une influence à l’échelle de la ville de Saint-Denis, et de la métropole du Grand Paris. La Friche de la Belle de Mai : Un pôle de création artistique alternatif et un modèle de la régénération des friches par le biais d’un projet temporaire et transitoire Comme c’était le cas pour le bâtiment de la friche du 6B, les lieux de la Belle de Mai à Marseille ne se distinguaient, à première vue, pas par une qualité architecturale exceptionnelle ni par une situation géographique dans la ville, propice à l’installation d’un pôle culturel. En effet, la friche se situe le long des voies ferrées et se compose d’imposants bâtiments sans vraiment de particularité esthétique. En revanche, ces bâtiments bénéficient d’une structure solide et l’espace de 4ha laisse imaginer un champ des possibles quant à un éventuel réinvestissement des lieux. Après la division du projet en trois îlots distincts et l’obtention pour la ville de Marseille du titre de Capitale Européenne de la Culture, le projet continue de se développer. En effet, cet évènement fût le catalyseur qui a permis de rassembler les fonds nécessaires à une importante opération de transformation de la friche, mise en place par l’agence d’architecture de Matthieu Poitevin, ARM Architecture (aujourd’hui devenue Caractère Spécial). Grâce à cette intervention de la part de l’architecte, la friche aménage de nouveaux espaces de travail et de circulation, et un plateau d’exposition de grande qualité est construit sur les lieux : la Tour Panorama. Ces travaux permettent de rendre accessible une immense terrasse (85 000 m2) située sur le toit des bâtiments, offrant un panorama exceptionnel sur la ville, jusqu’à la
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mer. Aujourd’hui cette terrasse est devenue un lieu prisé par les habitants et les touristes de Marseille, notamment lors des soirées d’étés. De nombreux spectacles et animations y prennent place, comme des concerts ou un cinéma plein-air, rendant l’espace à la fois attractif, vivant et agréable. Différents travaux supplémentaires sont réalisés, par ARM ou par d’autres agences d’architecture : la crèche de la Friche, ouverte en 2012 ou encore les Plateaux, réalisés par l’Agence Construire en 2013, qui sont deux salles de spectacle en bois de 370 et 150 places. Une aire de jeu pour enfants est également aménagée par les architectes du collectif Encore Heureux, tandis que des artistes paysagistes organisent sur les lieux, des jardins partagés pour les habitants. Ces initiatives rendent la Friche de plus en plus attirante pour les habitants du quartier et le nombre de visiteurs augmente très fortement, à partir de 2013.
Figure 17 : Le « Jardin des rails » de la Friche, jardin partagé situé le long des voies ferrées - Photographie : Hervé Derule
Cependant, le développement de La Friche ne s’arrête pas là. En 2014, la Friche sort de ses murs et crée le cinéma le Gyptis, situé au cœur du quartier de la Belle de Mai. En 2015, l’Institut Méditerranéen des Métiers du Spectacle se construit, ainsi qu’un café-librairie nommé La Salle des Machine ouvre ses portes dans le bâtiment situé en face du Playground, l’aire de sports urbains aménagée dans le prolongement du skate-park. Une nouvelle phase des travaux se termine en 2017, qui inclut la création d’une Plateforme dédiée aux activités pour les jeunes et la création de La Place des Quais, un large espace de détente, appropriable librement par les visiteurs et les usagers, situé le long des voies ferrées.
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Avec ces nouveaux aménagements, c’est alors un véritable quartier qui se déploie et qui prend forme sur l’espace de la Friche. Début 2017, un nouveau projet de transformation et de construction est confié à Matthieu Poitevin. Le temps de veille, a proprement parlé, de la friche de la Belle de Mai est finalement un temps court, puisqu’il ne dure que 4 ans. Il commence avec l’investissement des lieux par la société SFT et se termine par la prise en compte du projet temporaire dans la stratégie de développement urbain de Marseille, le projet Euroméditerrannée. Cependant, pendant toutes les années suivantes, la friche n’a pas arrêté de se développer et devra finalement attendre jusqu’à 2013 pour se pérenniser de façon stable, avec l’arrivée de la SCIC à la tête du projet. Aujourd’hui, la Friche cultive en ces murs une multitude d’usages. On entre par un grand portail modeste, mais c’est en découvrant les espaces intérieurs que l’on découvre toute la richesse de ce vaste terrain atypique et la multitude d’activités qu’il abrite : salles de spectacle, crèche, jardins, aire de jeux, aires de repos… Selon les mots de Fabrice Lextrait, en 2001, la Friche incarne une des expériences pionnières des « nouveaux territoires de l’art ». Le projet a en effet fait naître dans les enceintes de ce grand bâtiment abandonné, un véritable écosystème qui fait de lui un pôle de création artistique alternatif. La Friche de la Belle de Mai est aujourd’hui un projet emblématique de la régénération alternative des friches. Presque illicite par le passé, elle est devenue institutionnelle aujourd’hui en étant une « démonstration que la culture est créatrice d’une nouvelle forme de ville, inventive, partagée, accueillante, et que les programmes mêlés s’enrichissent mutuellement ». Elle a également fait naître la figure de l’architecte frichier Matthieu Poitevin, architecte emblématique de la Friche. Alors qu’elle est une source d’inspiration pour beaucoup de lieux en redéfinition, il est important de souligner qu’il n’est pas si facile de reproduire le modèle de la Friche. Ce qui est finalement exemplaire dans la démarche, ce sont les processus et les modes d’organisation et de gouvernance mis en place pour faire de ce lieu, un haut lieu de création artistique capable de rayonner à l’échelle de la ville de Marseille, mais également à l’échelle européenne. La friche de Tempelhof : Un ancien aéroport rendu aux habitants et devenu un parc public emblématique de la ville de Berlin
L’exemple de la friche de Tempelhof est un exemple qui diffère des autres études de cas. En effet, les ZN, ou usages temporaires, installées sur l’immense friche de cet ancien aéroport ne se pérennisent pas à proprement parler. Bien que cette initiative provienne des politiques de développement de la ville et qu’elles soient encadrées par des acteurs
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transitoires formels de l’aménagement urbain, cette expérimentation a fait naître de multiples tensions. Suite à cela, en 2014, la ville de Berlin décide de mettre en place un référendum pour voter et définir l’avenir du site. A l’issue de ce vote de la part des acteurs de la société civile, la décision de l’inconstructibilité totale de la superficie de la friche de Tempelhof est prise par les politiques. Bien que les ZN aient été pensées au départ comme un projet d’expérimentation grandeur nature sur le sol de Tempelhof, ayant pour but de mettre en place un projet d’aménagement pérenne sur les lieux, ces dernières se sont vite retrouvées vides de sens. Au fur et à mesure du développement des usages temporaires, se dessine un projet d’aménagement qui a tendance à se figer. En effet, les ZN se retrouvent de plus en plus contrôlées, directement ou indirectement, plutôt que d’être encadrées. Les tensions naissent de raisons à la fois politiques, urbaines et sociales car l’occupation temporaire de Tempelhof fait se réunir des acteurs qui n’ont pas forcément l’habitude de collaborer ensemble. Les usages développés font l’objet d’une sélection en lien avec les thèmes prédéfinis, de la part des bureaux d’études architecturaux, mais également de la part des politiques. Alors, cela laisse finalement peu de place à l’expérimentation. Malgré les thèmes proposés, l’objectif des usages temporaires restent flous et divisés entre d’une part, l’expérimentation et de l’autre, une occupation des espaces. Les ZN évoluent alors dans des conditions de précarité qui sont en partie relatives au site : l’immensité du lieu et un manque de présence d’une végétation marquante, rendent les conditions d’occupation difficiles. Les usages temporaires ne bénéficient également pas suffisamment de soutien juridique, politique, financier et médiatique pouvant faciliter leur mise en place et leur développement sur les lieux. Toutes ces difficultés mènent à ce référendum, qui signe la fin de l’occupation temporaire du site. Cette étude de cas montre donc bien l’importance d’une entente et d’une cohésion entre les différents acteurs, transitoires et politiques, et la pertinence de médiatiser une telle démarche transitoire. Cependant, la mise en place des ZN sur le site de Tempelhof n’est pas totalement un échec, puisqu’en suscitant de l’intérêt auprès de la population berlinoise, les habitants de la ville ont pu prendre conscience de la nécessité d’investir les lieux et de leur redonner une place dans le tissu urbain. Dans cette étude de cas, les usages temporaires apparaissent donc comme une occupation de l’espace-temps de la friche et comme des outils de revalorisation foncière du site. Ils ont préparé une transition de ce vide urbain vers un projet définitif et impulsé une revalorisation à la fois financière et sociale du lieu. En effet, cela a permis aux habitants de Berlin de changer leur opinion quant au statut de friche de l’aéroport de Tempelhof. En votant la non-constructibilité totale du site, les acteurs de la société civile ont exprimé leur volonté d’une cessation de l’activité aéroportuaire mais également une
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certaine ouverture du site historique au public. Le vote révèle donc un certain attachement de la population à ce site emblématique et une opposition à la densification urbaine massive que connaît la ville à cette époque. Aujourd’hui, cette immense friche a été rendue aux populations sous la forme d’un immense parc public, qui est un des plus vaste de la ville. Non construit, il n’en est pas moins un des parcs les plus prisés de Berlin, notamment lors des week-ends et des soirées d’été.
Figure 18 : Le parc de Tempelhof aujourd'hui - Photographie : tempelhofer-feld.berlin.de
L’étude de ces différents lieux, que l’on pourrait appeler des lieux infinis, témoigne de la diversité des projets pouvant naître de la mise en place d’usages temporaires lors du temps de veille d’une friche. Bien que les processus d’appropriation soient relativement similaires et engagent le même type d’acteurs et le même mode de gestion, surtout dans le cas des deux friches culturelles, leur mutation finale n’en reste pas moins bien différente. Les usages temporaires, dans les trois cas, ont permis de faire revivre les lieux en friche et de leur redonner un usage pérenne et une place, à leur manière, dans le tissu urbain. Cependant, en cassant les codes d’un urbanisme classique, l’urbanisme transitoire auquel appartient le processus de régénération des friches par la mise en place d’usages temporaires, requestionne la méthode de fabrication des villes à plus grande échelle que celle du lieu.
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3.3 LES IMPACTS DES USAGES TEMPORAIRES SUR LES FRICHES ET SUR LE PROCESSUS D’AMENAGEMENT URBAIN Les trois exemples étudiés et comparés témoignent de l’officialisation des espaces en friche en tant que « catégorie à part entière de l’action culturelle, espaces complémentaires aux équipements traditionnels (opéras, théâtres, musées) et incontournables dans l’image branchée et innovante des métropoles culturelles positionnées comme créatives »98. De plus, elles révèlent un changement de regard porté par les acteurs institutionnels sur ces lieux atypiques et sur ces méthodes temporaires et transitoires. De manière plus générale : « Le rôle du temps de veille de la friche et des usages temporaires qui y prennent place semble devenir une stratégie d’intervention pour les acteurs publics afin de revaloriser, symboliquement et socialement, ces espaces pour les rendre de nouveau attractifs sur le marché foncier »99 L’occupation temporaire lors de temps de veille des friches semble alors avoir des impacts favorables et considérables, à la fois pour les lieux mais également à plus grande échelle, sur le territoire urbain, national voire international. Ces initiatives collectives et alternatives remettent en question les modes de projet de régénération des friches et des villes. Elles permettent aux espaces vacants du territoire urbain de retrouver une temporalité, un usage et une place pérenne sur le territoire et témoignent de la nécessité de changer le mode traditionnel d’urbanisme. Il s’agit alors de se pencher sur les différents impacts des usages temporaires en temps de veille, qui sont à la fois temporels, sociaux, architecturaux et politiques. Car en effet, « en investissant ces bâtiments abandonnés de nouveaux usages, les nouveaux occupants réinscrivent la friche, le quartier dans l’espace-temps de la ville, instaurent une nouvelle mobilité, de nouveaux parcours, de nouveaux frottements »100. Alors, en quoi les friches et leur temps de veille génèrent-ils une nouvelle manière de penser les villes ?
Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 27. Andres et Grésillon, 27. 100 Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 10. 98 99
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3.3.1
LE TEMPS DE L’APRES FRICHE : UNE NOUVELLE TEMPORALITE ET UNE RETERRITORIALISATION DE LA FRICHE DANS LE TISSU URBAIN
Une fois que les usages temporaires développés en temps de veille ont muté vers un projet pérenne, la friche s’inscrit dans une autre temporalité : celle de l’après-friche. Pendant ce temps, qui succède au temps de veille et qui est caractéristique d’un changement de statut de la friche sur le plan territorial et politique, les fonctions et les acteurs présents temporairement sur les lieux se normalisent. Les valeurs alternatives présentes sur les friches laissent petit à petit place à des considérations plus pragmatiques et matérielles. Les usages temporaires redonnent alors du sens à ces espaces auparavant en déshérence, qui suscitaient alors l’intérêt de très peu d’acteurs des sphères de l’aménagement urbain. Les friches retrouvent donc une nouvelle temporalité dans le tissu urbain. En effet, « les activités nouvellement implantées redonnent une vie et de fait, une temporalité à ces espaces qui diffèrent de la temporalité initiale du site (rythmes réguliers fondés sur les horaires de travail des ouvriers) avec une utilisation à la fois diurne et nocturne (concerts, boîte de nuits…) »101. En accueillant de nouvelles activités au sein du squelette de leurs bâtiments, les friches sont en mesure d’attirer des publics à toutes heures, en fonction des événements, ce qui leur permet de retrouver une attractivité et un rayonnement temporel au sein de son contexte bâti. Ces vastes espaces ne sont donc plus considérés comme des lieux vides de toute activité humaine sur le territoire des villes, et deviennent dans la majeure partie des cas, des espaces culturels et artistiques très dynamiques. Ils sont en effet capables d’avoir une influence sur tout un quartier, voire toute une ville et d’attirer de nombreux touristes et visiteurs de tous horizons, comme c’est par exemple le cas à Marseille avec l’immense toiture terrasse de la Belle de Mai. Le 6B et le parc urbain de Tempelhof, ont également retrouvé une temporalité : chaque année, de nombreux visiteurs se rendent sur les lieux, ce qui fait de ces friches des espaces attractifs à forte renommée. En parallèle, les usages temporaires permettent aux espaces délaissés de retrouver une place dans le territoire des villes et du quartier. En effet, « les nouveaux usages de la friche mais aussi sa nouvelle utilité conduisent à sa reterritorialisation dans l’espace urbain »102. Lors du temps de l’avant friche, les espaces sont très souvent considérés, par les populations et par les politiques, comme des espaces néfastes qui polluent le tissu urbain. Très souvent, ils sont oubliés et mis à l’écart de toutes les démarche de régénération des villes et sont alors peu pratiquées par les populations. Aussi, les terrains en friches peuvent participer à donner une mauvaise réputation au quartier dans lequel ils se situent. Cependant, 101 102
Andres, « Reconquête culturo-économique des territoires délaissés », 7. Andres, 7.
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en leur permettant de retrouver des activités et une utilité pérennes, les usages temporaires participent à redonner une image favorable aux friches, pour les habitants et pour les politiques. Alors, les lieux renaissent par le biais de leurs nouveaux usages et redeviennent attractifs à l’échelle du territoire, puisque les populations environnantes et touristiques n’hésitent plus à se rendre sur les lieux. En réaffectant aux espaces en friche de nouvelles utilités et une attractivité au sein du tissu urbain, les usages temporaires leur permettent de retrouver une temporalité et une place sur leur territoire. Ainsi : « Ces espaces acquièrent une nouvelle urbanité qui n’est plus celle d’un espace vide, celle d’un territoire industriel et monofonctionnel déconnecté des tissus environnants »103.
3.3.2
LA CREATION DE NOUVELLES FORMES D’URBANITES ET DE NOUVEAUX RAPPORTS SOCIAUX
Les usages temporaires sur les friches, posent les bases d’une nouvelle manière de régénérer les espaces délaissés mais également, de régénérer les espaces urbains. Cela passe par une remise en question de la manière de s’approprier ces lieux en marge et des jeux d’acteurs qui font émerger le projet pérenne. « Les nouvelles formes d’occupation et d’utilisation des espaces transforment ces territoires avec de nouvelles formes de temporalités, ce qui conduit à une reterritorialisation de la friche et à la création d’une nouvelle urbanité et à une modification de leurs relations avec les quartiers environnants »104 Les projets temporaires développés sur les friches ne requestionnent en effet pas seulement les domaines culturels et artistiques, mais s’inscrivent au sein d’une problématique plus large, à l’échelle de la ville ainsi qu’à l’échelle sociale et politique. Ils participent à une « reformulation d’un projet politique à une période de restructuration urbaine et sociale, marquée par le passage vers une société aujourd’hui dominée par la production de biens immatériels »105. En s’intéressant à des territoires existants et délaissés du tissu urbain, les occupations temporaires en temps de veille remettent en cause le processus de construction classique des villes, qui se base le plus souvent sur un modèle de déconstruction de l’ancien Andres, 7. Andres, 7. 105 Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 11. 103
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puis d’une reconstruction neuve sur ces mêmes espaces. Les projets émergeant de ce processus ne montrent pas les mêmes liens sociaux, territoriaux et politiques que les projets pérennes émergeant d’un usage temporaire. Ils respectent en effet tout un processus de planification qui amène, dans certains cas, à figer les usages et donc figer le développement urbain, en créant des projets qui se ressemblent. De plus, selon Philippe Trétiack, « partout où l’on requalifie, on requalifie pareil. Les villes se ressemblent, se clonent, se pétrissent d’un ennui qui taraude »106. Or, via la mise en place d’usages temporaires, la requalification d’une friche ne se fait pas selon le mode conventionnel qui suit les 4 étapes du projet d’aménagement : (1) programmation, (2) conception, (3) réalisation, (4) utilisation (Chabot, 2014). En effet, lors de la mise en place des usages temporaires, ces 4 étapes se mutualisent et s’inspirent les unes des autres : le programme pérenne n’est pas planifié et se définit au cours de l’évolution, de l’expérimentation et de l’utilisation du lieu. Enfin, la réalisation et la conception de l’identité finale émergent à la fin du temps de veille de la friche, créant ainsi de nouvelles urbanités, alternatives et plus vivantes que celles générées par des projets suivant la méthode classique de l’aménagement des territoires.
Figure 19 : Le 6B, lieu de partage et de création artistique - Photographie : abcsalles.com
106
« AA 422 ».
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Ces pratiques alternatives façonnent également de nouveaux rapports et liens sociaux entre le projet et les habitants. En effet, lors de l’élaboration d’un projet d’aménagement classique, les habitants ne sont que très rarement sollicités dans la démarche. Dans le cas des usages temporaires, les populations sont consultées et amenées à prendre part aux projets. Ils sont des acteurs indispensables à l’évolution des usages en fonction de leurs besoins et donc à leur pérennisation dans le temps. En cela, de nouveaux rapports sociaux émergent entre les friches et les habitants, puisque cette démarche prend en compte les dimensions locales et sociales. Les expériences d’usages temporaire révèlent que « de nouvelles modalités de production, de diffusion, de socialisation sont à l’œuvre »107 et que les rapports sociaux, artistiques, politiques, architecturaux et urbanistiques sont en permanence mis et remis en question tout au long de la démarche.
3.3.3
VERS UNE NOUVELLE FORME DE PENSER LE PROJET ET LA VILLE ET UN NOUVEAU MODELE D’INTEGRATION DE LA MEMOIRE URBAINE
Par le biais des usages temporaires et de la création de nouvelles urbanités et de nouveaux rapports sociaux, les acteurs transitoires amorcent une réflexion à plus grande échelle : celle d’une nouvelle forme de penser le projet architectural et urbain et d’un nouveau modèle d’intégration de la mémoire urbaine. Les acteurs transitoires prenant part au développement des usages temporaires se différencient des acteurs classiques de l’aménagement urbain, même s’ils sont architectes, par la vision qu’ils portent à l’urbanisme. « Une partie de ces acteurs adoptent une posture militante quant au renouvellement nécessaire des pratiques en urbanisme et revendiquent, à travers son action professionnelle, de transformer les manières de faire la ville »108 Ces acteurs revendiquent donc un certain « droit à la ville », notion défendue par Henri Lefebvre, et considèrent leur action de réappropriation temporaire des friches comme « un moyen de sortir de la valeur marchande des espaces urbains au profit d’une valeur d’usage »109. Alors, certains voient dans les démarches temporaires et alternatives, un moyen de lutter contre la forme classique des projets urbains. 107
Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 11. Pinard et Vivant, « La mise en évènement de l’occupation temporaire », 14. 109 Pinard et Vivant, 14. 108
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Les occupations temporaires des friches sont également une nouvelle forme de création d’un morceau de ville, qui diffère de celle produite par le biais des projets urbains traditionnels. Ces projets sont enclins à développer des lieux alternatifs, où il est possible de penser le projet différemment et où divers imaginaires se diffusent. En cela, ils permettent de « pouvoir innover, vivre autrement la ville, améliorer le cadre de vie au quotidien, inventer des nouveaux usages, promouvoir des rencontres, partager des savoirs, des compétences dans un espace-temps de liberté plus grand que dans la ville standard »110 (Diguet, 2018). Les usages temporaires permettent donc de faire émerger une nouvelle vision du projet urbain et architectural, capable de questionner la fabrique des villes.
Figure 20 : Tempelhofer Feld, une nouvelle forme de projet urbain - Photographie : tip-berlin.de
Cependant, les expériences d’occupation temporaire des friches sont également « porteuses d’un nouveau type d’aménagement d’espaces urbains désaffectés et d’un nouveau modèle d’intégration de la mémoire urbaine »111. En effet, les nouveaux usages qui se définissent sur ces anciens lieux délaissés leur permettent de revivre, tout en gardant les traces d’une activité passée et donc de conserver leur âme de friche. Cela permet de transformer le passé et de continuer à écrire l’histoire de ces lieux atypiques. Ce phénomène n’est pas forcément possible dans le cas d’un projet classique de régénération des espaces délaissés, puisque dans la plupart des cas, les bâtiments sont soit détruits, soit adaptés aux 110 111
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, L’hypothèse collaborative, 126. Vanhamme et Loubon, Arts en friches, 10.
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nouveaux usages. En artificialisant les espaces vacants, les projets neufs de régénération ne permettent pas toujours aux friches de conserver leur âme. Dans le cas des usages temporaires, la démarche est bien souvent plus respectueuse des lieux. En effet, par manque de moyens financiers, les acteurs ne sont pas en mesure de remettre à neuf les friches. Alors, ils s’adaptent et dialoguent avec l’architecture du lieu : les usages pérennes émergent donc de la forme de l’architecture et non le contraire. Les friches réinvesties par une occupation temporaires lors de leur temps de veille « traduisent ainsi un passage, une transition, et pourraient même en être la métaphore : la transformation des anciens symboles de la production industrielle en fabriques d’imaginaires »112. La mise en place d’usages temporaires sur les friches urbaines sont capables de transformer des lieux, délaissés et oubliés, pourtant situés au cœur d’un tissu urbain dense et développé. La transition des usages d’une forme temporaire à une forme pérenne dépend de nombreux facteurs, à la fois politiques, sociaux, économiques et architecturaux. Face à la diversité des enjeux liés au projet, l’entente et la collaboration entre des acteurs issus de domaines et univers différents apparaît comme un facteur décisif à la pérennisation des usages temporaires sur la friche. La transition vers un projet de mutation pérenne, entraine la friche à entrer dans une autre temporalité : le temps de veille devient le temps de l’après-friche. Cette transition est alors synonyme d’un nouveau statut pour les usages mais également pour la friche. Cette dernière retrouve une temporalité et une utilité au sein du tissu urbain, synonyme de la création de nouveaux rapports sociaux et territoriaux avec son contexte. La flexibilité des usages temporaires et leur capacité à évoluer dans le temps, et à faire évoluer la friche, permet la création de projets de régénération très diversifiés, malgré un processus de réappropriation étroitement similaire et basé sur les mêmes méthodes de fabrication urbaine. Ces méthodes qui, en dérogeant aux règles traditionnelles de l’aménagement urbain, permettent de requestionner les formes de penser le projet urbain et architectural, aboutissent à la création de nouvelles urbanités et de nouveaux processus de fabrication des villes. Les friches deviennent alors de nouveaux outils d’urbanisme pour les villes, où émergent des pratiques alternatives et de nouvelles formes d’urbanités, capables de construire une ville plus résiliente et soucieuse de la conservation de sa mémoire urbaine.
112
Vanhamme et Loubon, 11.
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Figure 21 : Le 6B aujourd'hui, lieu de diffusion artistique et de partage - Photographie : le 6B
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Figure 22 : La Friche de la Belle de Mai, le Panorama réalisé par ARM Architectes et le Cabaret Aléatoire (haut) ; le Playground (bas) Photographies : Hervé Derule
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CONCLUSION
Par une étude transversale de diverses expériences d’usages temporaires en temps de veille sur les friches, lieux en déshérence et en transition dans le tissu urbain, nous avons cherché à analyser leur processus de mutation et de régénération. Tout en se penchant sur la capacité de ces lieux et de ces usages à se pérenniser, nous avons souligner l’importance et la pertinence d’une telle démarche dans le processus de requalification des friches. En s’inscrivant dans des dynamiques urbaines, sociales, voire même politiques, les occupations temporaires sont également capables de remettre en question les principes de l’aménagement et du développement urbain. Les friches urbaines en temps de veille sont des espaces transitionnels qui « s’inspirent des tiers lieux, tout en cherchant à les réinterpréter et à les dépasser »113 (Besson, 2018). En effet, contrairement aux tiers lieux, les friches considèrent leur état de transition non pas comme un état transitoire, mais comme un état permanent, propice à l’émergence de toutes formes d’expérimentations et d’appropriations. Les occupations temporaires pendant le temps de veille des friches développent alors tout un panel de solutions, à la fois structurelles et globales, pour tenter de répondre aux besoins et aux défis des transitions, et permettre aux lieux de retrouver une place, une utilité et une temporalité au sein du territoire. Les friches, que l’on peut définir comme des espaces transitionnels ou encore comme des lieux infinis si l’on reprend les termes utilisés lors de la Biennale de Venise, désignent des lieux qui sont « en mesure d’agir de manière structurelle, continue et systémique sur les transitions »114 (Besson, 2018). Leur renouvellement et leur rayonnement à grande échelle passent donc par la création d’un cadre conceptuel, politique et juridique posant les bases et les fondements des usages temporaires, mais aussi par la création d’une architecture alternative et collaborative de l’action publique, des lieux et des territoires en général. Les trois études de cas présentées révèlent que malgré une démarche et un processus d’appropriation basés sur les mêmes principes, chaque friche est unique. Que ce soit à la Friche de La Belle de Mai, au 6B ou sur la friche de l’aéroport de Tempelhof, le lien entre le projet culturel et social et la régénération du lieu est évident, mais il fait l’objet de scénarios distincts, aboutissant à des projets finaux très différents. A Marseille, se développe une stratégie de grands projets culturels générant la création d’un pôle de création artistique alternatif, véritable modèle de régénération participative et collaborative des espaces délaissés ; tandis qu’au 6B, la création de ce hot spot parisien, haut lieu de diffusion artistique 113 114
Encore heureux (Firm), Lieux infinis, 67. Encore heureux (Firm), 67.
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et culturel, s’est construit grâce à un projet associatif et collaboratif, ouvert à toutes les énergies et centré autour du partage et dialogue artistique. Sur la friche de Tempelhof, les usages temporaires développés lors du temps de veille sont amenés à disparaître. Cependant, l’expérience grandeur nature qui s’y est développée n’est pas considérée comme un échec puisqu’elle a permis une reconquête des lieux de la part des habitants. Aujourd’hui, la friche de l’aéroport de Tempelhof a retrouvé une place dans le tissu urbain berlinois en tant que parc public, un des plus vastes et des plus visités de la ville. Le développement d’usages temporaires lors du temps de veille implique la mise en place d’un système d’acteurs inédits, formels et informels de l’aménagement urbains. On retrouve dans ces démarches l’implication d’acteurs n’appartenant pas à la sphère traditionnelle des projets architecturaux et urbains, qui voient dans les friches, des espaces propices à une appropriation spontanée et des imaginaires de projets urbains alternatifs et collaboratifs. Les acteurs institutionnels, eux, plus rationnels et terre à terre, voient dans cette démarche des enjeux fonciers, économiques et politiques. La pérennisation des usages temporaires et la transition du temps de veille au temps de l’après-friche, sera donc déterminée par la capacité des différents acteurs à collaborer et à communiquer autour du projet et à s’investir ensemble, collectivement dans la démarche. L’occupation temporaire, si elle est soutenue à la fois par les acteurs transitoires et les acteurs politiques, qui travaillent ensemble et parviennent à en tirer des intérêts propres à chacun, sont donc en mesure de prendre part à des dynamiques de développement des villes à plus grande échelle. Ainsi, les usages temporaires en temps de veille des friches semblent devenir de véritables outils de reterritorialisation et de redéveloppement urbain des espaces délaissés. Cette temporalité particulière et singulière de la mutation des friches permet de répondre à des besoins que la ville n’est pas en mesure de satisfaire pleinement. Malgré le fait que, par définition, ces usages semblent être en mesure de n’apporter que des solutions temporaires quant à la requalification des lieux, ils sont en fait capables de faire émerger des projets pérennes, ayant des impacts positifs à la fois sur les lieux, sur leur territoire environnant et sur les habitants du quartier. En effet, et nous l’avons vu dans nos études de cas, les usages temporaires permettent la création et l’émergence de tout un écosystème innovant sur les espaces en friches, en mixant à la fois les activités, les usages mais aussi les populations. En laissant aux acteurs une liberté d’expression et d’appropriation des lieux, les usages temporaires permettent aux friches de conserver leur état transitoire et alternatif : ils sont en constante évolution et deviennent des lieux d’expérimentations sociales, architecturales, artistiques, économiques et mêmes politiques. Les acteurs impliqués dans la démarche sont motivés et portés par la volonté de créer de nouvelles urbanités, de nouvelles citoyennetés et redonner aux population un droit à la ville.
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Dans un égal sentiment de légitimité, les acteurs transitoires et les habitants du quartier voir de la ville, se côtoient afin de faire évoluer le projet temporaire vers un projet de mutation pérenne de la friche. Ainsi, les populations, venant de tous horizons, sont libres de s’investir et de prendre part au projet, et donc participent à la revalorisation du site et du quartier. La démarche de requalification des friches par le biais des usages temporaires, remettent alors en question, par leur fonctionnement, leur mode de gestion et leur pratique du territoire, les logiques de planification urbaine et de fabrication des villes. En effet, elle propose une stratégie alternative de développement ou de renouvellement urbain, à l’heure ou l’urbanisme témoigne d’une approche centrée sur les usages et réclame des projets architecturaux et urbains adaptés aux besoins des villes. Les occupations temporaires sont en mesure de révéler un certain potentiel en matière d’usages et d’aménagement des espaces, qu’une démarche classique de projet n’est pas en mesure d’anticiper. De plus, elles activent des dynamiques collaboratives et participatives qui rendent alors les lieux plus attractifs et créent de nouveaux rapports sociaux. C’est pourquoi les différents acteurs du schéma classique de l’aménagement urbain tirent des enseignements et manifestent un intérêt particulier et croissant à ces projets temporaires. En remettant en question les méthodes traditionnelles de l’urbanisme, la démarche d’occupation temporaire des friches en temps de veille accompagne une
Figure 23 : Les différentes étapes du processus de régénération des friches par des usages temporaires et transitoires - Source : IAU, ÎDF 2018
transformation des pratiques urbaines et génère un renouvellement des méthodes de
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fabrication de la ville. Capables de répondre à ses nouveaux besoins, ces pratiques alternatives et collaboratives tentent d’apporter des réponses aux nouveaux enjeux de la ville contemporaine. Les acteurs, par le biais des usages temporaires, ont la volonté de produire une ville différente, résiliente et qui respecte son environnement. Cependant, plusieurs freins à la démocratisation de ces pratiques perdurent. En effet, les usages temporaires sur les friches en temps de veille peuvent faire émerger plusieurs conflits, à la fois politiques et économiques, entre les acteurs transitoires et les acteurs institutionnels de l’occupation. Les propriétaires privés des friches restent pour le moment encore réticents à ces pratiques urbaines alternatives et le phénomène a tendance à se limiter à des territoires urbains dynamiques. De plus, une démocratisation de ces démarches peut faire émerger un risque d’uniformisation et d’homogénéisation des pratiques. En voulant reproduire une telle démarche, le risque est de la faire évoluer vers une instrumentalisation, une planification et une standardisation, au détriment de leur capacité d’adaptabilité, de spontanéité et de créativité. Bien que les lieux émergents d’une réappropriation par le biais des usages temporaires soient des modèles de développement urbain, comme c’est le cas pour la Belle de Mai à Marseille, il est important de prendre en compte la spontanéité de la démarche, qui la rend unique et propre à chaque friche. Le modèle mis en place et développé à la Belle de Mai ne s’est effectivement jamais reproduit sur un autre lieu, puisqu’il s’est fondé et développé en s’inspirant et en dialoguant avec le lieu et son contexte. Les usages temporaires peuvent donc inspirer les démarches classiques de régénération urbaine mais ne doivent cependant pas être copiées ou trop institutionnalisée. La question des usages temporaires, liée à celle de l’urbanisme transitoire, déclenche cependant des controverses à haute teneur politique : elles peuvent être « le vecteur d’une ville plus inclusive, plus ouverte et plus juste, ou bien, l’instrument de la gentrification urbaine, d’un turn over et du « jetable », du marketing territorial, producteur d’une image lisse et moderne qui garantit le succès de la commercialisation des produits immobiliers »115. En effet, la création de lieux atypiques et alternatifs émergeant des usages temporaires peu mener à un phénomène de gentrification du lieu, du quartier voire des villes. Dans cas du 6B ou de Darwin à Bordeaux, les lieux deviennent des hot-spots de la ville, très prisés des populations et surtout les jeunes. Certains considèrent donc que ces lieux participent à la gentrification des villes. Certains lieux, dont la mixité d’usages impliquait une mixité sociale, se retrouvent être des lieux in, réservés à une catégorie sociale bien définie. Il n’est en effet pas rare que le projet urbain pérenne vienne détruire ou altérer le projet social mis en place lors de l’occupation
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Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, L’hypothèse collaborative, 129.
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temporaire, « ce qui est paradoxal car la réussite du projet urbain réalisé devra être évaluée à l’aune de la valeur sociale ajoutée »116. Alors, il est nécessaire de venir dépasser cette contradiction et assurer une continuité entre le projet temporaire et le projet pérenne afin de ne pas détruire les tissus sociaux mis en place. Les acteurs transitoires, toujours actifs dans les projets installés définitivement sur les friches se doivent de lutter contre ce phénomène de gentrification et continuer de proposer des activités mixant à la fois les usages et les classes sociales. Ainsi, leur démarche sera considérée comme un réel succès, tant sur le plan social que sur le plan urbain, et sera capable de démontrer que l’urbanisme transitoire et les usages temporaires des friches en temps de veille sont capables de « construire sur un temps court ce qu’historiquement le projet urbain a le plus de mal à créer par l’approche formelle : la valeur sociale »117. Alors, malgré ses difficultés existentielles, l’urbanisme transitoire n’est-il pas une manière de repenser la ville et ses liens sociaux, en révélant au grand jour les difficultés de l’urbanisme actuel à créer des projets en lien et adaptés aux besoins des villes ? L’avenir des villes est en cours, et dans le contexte socio-économique actuel, « ces stratégies d’usages temporaires et pérennes de l’espace pourraient prendre tout leur sens »118.
Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 129. Rollot, Atelier Georges, et International Architectural Exhibition, 130. 118 Andres et Grésillon, « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives », 27. 116 117
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Figure 24 : Le 6B, "Moment of Infinity, Biennale de Venise" (haut) - Photographie : Alexa Brunet ; le Toit-Terrasse de la Friche de la Belle de Mai (bas) - Photographie : HervĂŠ Derule
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TABLE DES ILLUSTRATIONS Figure 2 : Hall d'entrée de la Kraftwerk, Berlin Mitte - Photographie : kraftwerkberlin.de ......................................16 Figure 3 : Palazzo Del Lavoro, Turin - Photographie : Arthur Marc ........................................................................17 Figure 4 : Palazzo Del Lavoro (en haut à gauche) – Photographie Arthur Marc ; Volklingen Hütte (en haut à droite) ; La Coop Strasbourg pendant le festival Ososphère (en bas) - Photographies : photographies personnelles ............................................................................................................................................................19 Figure 5 : La Belle de Mai, Marseille (haut) - Photographies : Hervé Derule ; La friche du 6B, Saint-Denis (centre) - Photographie : Cyberceb ; La friche de Tempelhof, Berlin (bas) - Photographie : pbr.de et Nick Simaneck .....24 Figure 6 : La friche lilloise de la Halle de Five-Cail - Photographie : La Voix du Nord ......Erreur ! Signet non défini. Figure 7 : De nouvelles pratiques sur les friches, exemple des Grands Voisins, Paris - Photographie : Yes We Camp! ................................................................................................................................Erreur ! Signet non défini. Figure 8 : Installation éphémère "Superstock" (2017), par Bellastock sur la friche Miko 3, Bobigny - Photographie : Le Parisien.............................................................................................................................................................31 Figure 9 : Le Kunsthaus Tacheles en 2010 lors du squat d'artistes, Berlin - Photographie : Linda Cerna ............36 Figure 10 : Les ZN sur la friche de Tempelhof - Photographie : Raumlabor ..........................................................39 Figure 11 : Les ZN à Tempelhof (haut) - Photographie : dieglobale.org ; La friche du 6B pendant le festival "La Fabrique à Rêves", 2011 (centre) - Photographie : palabres.fr ; Festival "On Air" sur la friche de la Belle de Mai, 2019 (bas) - Photographie : AMC ...........................................................................................................................44 Figure 12 : Le cadre juridique de l'occupation temporaire - source : IAU, ÎDF 2018 .............................................49 Figure 13 : Le chantier du collectif ETC sur la Grande Halle, Caen - Photographie : Collectif ETC ......................56 Figure 14 : Le 6B et ses résidents – Photographie : Le 6B.....................................................................................60 Figure 15 : L'ensemble des acteurs de l'occupation temporaire et leurs intérêts personnels et communs dans la démarche - Source : IAU, ÎDF, 2018 .......................................................................................................................63 Figure 16 : La Friche de la Belle de Mai, « Moment of Infinity », Biennale de Venise, 2018 - Photographie : Alexa Brunet ......................................................................................................................................................................64 Figure 17 : La Cours Jobin de la Belle de Mai, investie par les artistes et les habitants - Photographie : Laurent Chappuis .................................................................................................................................................................68 Figure 18 : L'organisation générale de la Friche - Source : lafriche.org.................................................................73 Figure 19 : Un atelier d'artiste au 6B - Photographie : Lucas Nicolao ....................................................................78 Figure 20 : Le « Jardin des rails » de la Friche, jardin partagé situé le long des voies ferrées - Photographie : Hervé Derule ...........................................................................................................................................................80 Figure 21 : Le parc de Tempelhof aujourd'hui - Photographie : tempelhofer-feld.berlin.de ..................................83 Figure 22 : Le 6B, lieu de partage et de création artistique - Photographie : abcsalles.com ................................87 Figure 23 : Tempelhofer Feld, une nouvelle forme de projet urbain - Photographie : tip-berlin.de ........................89 Figure 24 : Le 6B aujourd'hui, lieu de diffusion artistique et de partage - Photographie : le 6B ............................91 Figure 25 : La Friche de la Belle de Mai, le Panorama réalisé par ARM Architectes et le Cabaret Aléatoire (haut) ; le Playground (bas) - Photographies : Hervé Derule ..............................................................................................92 Figure 26 : Les différentes étapes du processus de régénération des friches par des usages temporaires et transitoires - Source : IAU, ÎDF 2018.......................................................................................................................95 Figure 27 : Le 6B, "Moment of Infinity, Biennale de Venise" (haut) - Photographie : Alexa Brunet ; le Toit-Terrasse de la Friche de la Belle de Mai (bas) - Photographie : Hervé Derule .....................................................................98
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