Mai 2022 | École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble
BÂTIR L’ALIMENTATION
Le bien manger dépend-t-il du bien habiter?
Parcours de Master «Architecture, Villes, ressources»
Sous la direction de Cécile Léonardi
Enseignement sous la responsabilité de Cécile Léonardi.
Remerciements
Merci à l’ENSAG de me donner accès à un délicieux enseignement. Ce mémoire n’aurait pas pu voir le jour sans l’accompagnement de Cécile Léonardi, qui a su guider et alimenter mes réflexions. Je tiens à remercier les personnes qui ont accepté de m’accueillir dans leurs appartements pour répondre à mes questions: Iris, Apo & Oliv, Margot, et Emi & Elo. Merci à celles et ceux qui m’ont fait part de photos de leurs cuisines afin de nourrir mes premières observations.
Merci à mes parents et à Jean-François pour leurs relectures, mais aussi à Loïc et Iris, pour leur soutien et leur confiance.
1. DE L’URBAIN AU DOMESTIQUE: LA CUISINE COMME PIVOT ..............................
1.1 Des modes de vie contrastés après la révolution industrielle .....................................................
1.2 Une homogénéisation des modes de vie pendant l’entre-deux-guerres .......................................................
1.3 Baby boom: vers l’ouverture sur séjour à travers une perte d’espace ..........................................................
2. S’ÉTABLIR SANS ENFANTS: ENQUÊTES D’USAGES CONTEMPORAINS...................
2.1 Vivre seule .............................................................................
2.2 Vivre en couple .....................................................................
3. OÙ S’ATTABLE-T-ON? .......................................................................................
3.1 La table à manger: une pratique sociale ................................
3.2 La table basse: une recherche de confort ................................
3.3 Le bar: consommer perché
Depuis la fin de mon adolescence, j’accorde beaucoup d’attention à l’impact de mon alimentation sur l’environnement et j’éprouve du plaisir à prendre le temps de cuisiner. J’ai passé beaucoup de temps en cuisine, à préparer et à partager avec mes proches. Cet espace de convivialité m’a semblé perdre en qualité lorsque j’ai connu les logements étudiants et l’inconfort de leurs cuisines. J’ai constaté une corrélation entre cet inconfort et le fait que la majorité de mes camarades - certains n’ayant pas nécessairement d’habitudes de préparation des repas en quittant le foyer familial - cuisinaient peu et mangeaient beaucoup de produits préparés, ou consommaient directement du fast food. Les revendications récentes de pratiques à contrario slow food prennent le contrepied de ce mode d’alimentation rapide, et revendiquent plus d’attention au produit, à sa provenance et à sa préparation.
Ce constat m’a mené à m’intéresser à la manière dont nos espaces domestiques entretiennent un rapport au monde à travers la cuisine. Le repas gastronomique français est inscrit depuis 2010 au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. Selon cette institution, il représente «un moment d’échange social et de communication, d’affirmation et de refondation de l’identité de la famille, du groupe ou de la communauté»1.
Si le repas est depuis longtemps un vrai moment de partage dans la culture française, sa forme et son lieu n’ont pas toujours été les mêmes qu’aujourd’hui, comme le décrypte Catherine Clarisse dans son ouvrage Cuisines, recettes d’architecture2.
Etymologiquement, le mot cuisine est issu de coquere signifiant cuire ; il s’agit du lieu où les plats sont transformés avant leur consommation3. L’appellation même de foyer pour désigner son logement est issue de l’époque où la plupart des ménages vivaient dans une pièce unique où était présente une cheminée. La difficulté de cuisiner dans une pièce commune avait un impact sur les modes alimentaires. Les populations urbaines modestes se nourrissaient essentiellement de pain, de fromage et de charcuterie, comme nous l’explique Carolyn Steel dans son ouvrage Ville affamée4
1 UNESCO, Le repas gastronomique Français, 2010.
2 Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, éditions de l’Imprimeur, 2004.
3 Emmanuel Collet, La cuisine - Mode de vie, Archives d’Architecture Moderne, 2006.
4 Carolyn Steel, Ville affamée. Comment l’alimentation façonne nos vies, Rue de l’échiquier, 2016.
Par la suite, l’évolution des équipements de cuisson aura tendance à transformer les manières de manger. Le développement des transports terrestres et maritimes va permettre aux ménages de progressivement diversifier leur alimentation en la rendant de moins en moins locale et saisonnière.
Par exemple, dès la révolution industrielle on voit apparaître dans les foyers des fourneaux en fonte fonctionnant au charbon. C’est à cette époque que le chemin de fer permet aux villes de s’affranchir de leur couronne périurbaine nourricière. On fait venir par le rail des produits qui ne sont plus cultivés à proximité.
Au sortir de la première guerre mondiale, les aménagements se figent dans les cuisines avec l’arrivée des réseaux d’eau et de gaz. Les règles d’hygiène séparent la cuisine et le séjour. A cette époque, le monde agricole se mécanise, ce qui contribue à l’essor d’une industrie agroalimentaire qui va profondément révolutionner nos façons de manger.
Après la seconde guerre mondiale, la construction massive de logements collectifs s’accompagne d’une modernisation des espaces domestiques. Dans les cuisines, la priorité est donnée à l’ergonomie. La table à tout faire cède la place à des plans de travail contre les cloisons. Désormais on cuisine debout dans un espace qui s’ouvre sur la salle à manger pour inclure la maîtresse de maison au moment du partage du repas. Le réfrigérateur permet de faire des courses en plus grande quantité et moins souvent. Au cours des années 1960, l’arrivée de la voiture dans les foyers permet d’aller se ravitailler dans des supermarchés qui supplantent les épiceries de quartier et les marchés de centre ville. Les produits prêts à l’emploi envahissent les rayons de grandes surfaces, et permettent aux femmes de passer moins de temps en cuisine, au détriment de la qualité des produits.
Aujourd’hui la cuisine ouverte sur séjour s’est généralisée. Sa surface a perdu environ 10 mètres carrés en un siècle. Dans la plupart des logements construits depuis les années 2000, cette pièce se résume à un linéaire de plan de travail en fond de séjour. Ce rétrécissement a récemment fait l’objet d’une attention particulière dans le rapport de mission sur la qualité du logement publié en septembre 2021 par François Leclercq et Laurent Girometti5. Parallèlement, le changement climatique accroît la nécessité de décarboner nos activités, à commencer par les flux mondiaux de personnes et de marchandises. Un nombre croissant d’individus soucieux de réduire l’empreinte carbone de leur mode de vie sont prêts à consommer des produits moins transformés et ayant fait moins de kilomètres entre le champ et l’assiette.
Depuis près de 200 ans, la cuisine est à ce titre un espace étroitement lié aux grandes mutations que nos modes de vie ont connu. Elle s’est progressivement transformée lors de l’accès à la société de consommation, et de l’uniformisation de nos pratiques alimentaires mondialisées. Je m’interroge aujourd’hui sur cette relation entre mode d’alimentation et espace domestique. Les architectes jouent-ils un rôle dans la transformation de nos pratiques alimentaires à travers leur conception de l’espace de la cuisine? Les espaces qu’ils et elles dessinent peuvent-ils contribuer à améliorer la santé et l’empreinte carbone de leurs occupant.e.s? On peut, par extension, se demander jusqu’où la conception de nos espaces domestiques peut jouer un rôle déterminant dans l’amélioration de la soutenabilité alimentaire de nos villes.
Aujourd’hui, une personne sur deux dans le monde vit en milieu urbain, ce seront deux personnes sur trois d’ici 2050 selon l’ONU. Ces chiffres posent la question de l’équilibre entre les mondes ruraux et les mondes urbains, puisque selon le Rapport d’État de l’Environnement6 réalisé par la France en février 2021 «Les marchandises transportées, exprimées en tonnes.kilomètres, sont majoritairement destinées à l’alimentation (31 % des marchandises transportées sont des produits agricoles ou issus de l’industrie agro-alimentaire) et à la construction (environ 20 % des marchandises transportées)». Le poids de ces données n’est en rien surprenant étant donné que se loger et se nourrir constituent les deux besoins primaires de l’être humain. L’idée à travers ce travail est de venir questionner la relation entre les deux besoins qui occupent une part centrale dans nos vies: habiter et manger.
Pour explorer cette relation, j’ai mené une enquête en trois temps. Je me suis d’abord appuyée sur l’ouvrage de Catherine Clarisse Cuisines, recettes d’architecture, pour identifier la manière dont les modes d’approvisionnement et de consommation alimentaire ont joué un rôle dans la configuration spatiale de la cuisine depuis le milieu du XIXème siècle.
Pour mener cette première enquête, j’ai mobilisé différentes archives et j’ai organisé leur analyse en repartant de quatre périodes historiques que Catherine Clarisse considère comme pertinentes concernant l’évolution de l’espace cuisine: la deuxième moitié du XIXe siècle, l’entre-deux-guerres, l’époque du baby-boom entre 1950 et 1960, et l’époque contemporaine observée à partir des années 2000. J’ai ensuite établi des profils d’habitants correspondant peu ou prou à la structuration de la population française durant ces quatre périodes historiques.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, nous distinguerons les foyers bourgeois des foyers ouvriers, dont les logements et usages sont foncièrement différents. L’emploi de domestiques chargé.e.s de la gestion des tâches quotidiennes dans la classe bourgeoise s’oppose à la double journée usine/ménage des femmes ouvrières. Les espaces de préparation et de consommation des repas sont éloignés dans le logement bourgeois, tandis qu’ils se confondent dans le logement ouvrier.
Lors de l’entre-deux-guerres, l’emploi de domestiques se raréfie. Pour compenser la perte des hommes tombés à la guerre, les femmes de tous milieux prennent part à la vie économique du pays. Dorénavant, y compris les femmes issues de la bourgeoisie mènent de front un emploi et la vie domestique. La recherche d’ergonomie des habitations est la conséquence de la contraction de cet espace temps. C’est pourquoi, bien que les niveaux de vie ne soient pas lissés, nous prendrons pour exemple un ménage moyen.
Les cuisines de la classe moyenne durant le baby-boom vivant dans les grands ensembles constituent notre dernier portrait historique.
L’espace cuisine en tant que centralité de la vie domestique est remis en cause par l’importance accordée au séjour et aux activités s’y déroulant.
Pour chaque époque, je me suis attachée à reconstituer les pratiques alimentaires et les espaces dans lesquels les français.e.s préparent et consomment leurs repas en renseignant les points suivants :
- l’approvisionnement des denrées.
- le positionnement de la cuisine par rapport au logement.
- l’aire de préparation et de conservation du repas en lien avec les usages et habitudes alimentaires produit.e.s.
- le mode de cuisson, en estimant la qualité de l’air intérieur.
- l’emplacement de consommation du repas en identifiant les usages et le temps moyen consacré à son déroulement.
Suite à cette enquête historique, j’ai choisi d’approfondir les observations concernant les pratiques domestiques contemporaines en menant l’enquête auprès de personnes que je connais et des logements qu’elles habitent.
J’ai amorcé mon investigation en dessinant les cuisines habitées d’une trentaine de personnes de mon entourage. J’ai demandé à des étudiant.e.s ou jeunes actif.ve.s vivant en ville de m’envoyer une photo de leur espace de vie pour me servir de support de dessin. L’intérêt de cibler cette tranche de la population est d’observer les choix de vie faits par des ménages en construction, lors de leur établissement hors du foyer familial.
Suite à ce travail graphique, j’ai adressé aux habitant.e.s de ces cuisines un questionnaire visant à répertorier les caractéristiques de leur chez eux. Ce questionnaire n’avait pas pour but d’exploiter des statistiques
sur un faible échantillon, mais bien de pointer des différences entre logements et habitudes des usagers.
Par exemple, je leur ai demandé :
- la surface de leur logement, et s’il est loué meublé.
- si leur cuisine est ouverte sur séjour ou cloisonnée.
- s’il est exposé à un ensoleillement naturel, avec fenêtre, balcon ou non.
- le type de table dont ils et elles disposent et s’il est possible de cuisiner à plusieurs.
- quels usages sont favorisés ou au contraire dissuadés par la forme de leur cuisine.
- les équipements dont ils et elles disposent.
- le nombre d’heures hebdomadaires passées à cuisiner.
- leur plat habituel.
- leur lieu d’approvisionnement.
- si leur cuisine leur semble conviviale ou non et pourquoi.
A l’issue de ma récolte de données, j’ai sélectionné deux binômes ressortant comme des profils contrastés et je me suis immiscée dans leur intimité. D’une part Iris et Margot qui sont des étudiantes vivant seules, d’autre part Elo & Emi ainsi que Apo & Oliv qui sont deux couples de jeunes actifs.
Afin d’approfondir mon approche, je me suis invitée chez eux et chez elles afin de me faire préparer leur plat routinier. J’ai adopté une posture d’intervieweuse - observatrice afin qu’ils et elles puissent me faire part de leurs habitudes, pendant que je les interrogeais sur des gestes en apparence anodins mais en réalité dictés par l’espace. Bien que ces profils fassent partie d’une classe sociale assez homogène, les entretiens menés dans leurs appartements ont fait émerger des variations concernant leurs usages de l’espace et leurs pratiques alimentaires. Ces disparités ont parfois été source d’étonnement durant les entretiens réalisés.
Enfin, après avoir comparé ces usages, je me suis concentrée sur une échelle plus réduite: celle du meuble. En m’intéressant aux comportements associés aux différentes tables des logements visités, je me suis questionnée sur l’importance des aménagements intérieurs dans la pratique de la prise des repas. Comment varient nos comportements face à une table à manger, une table basse ou un bar? Comment se fait notre choix de manger ici ou là? Nos postures impactent-elle le moment de plaisir du repas? Ces réflexions seront illustrées en mobilisant les relevés habités réalisés à l’origine de mon enquête.
Les trois parties du présent mémoire seront consacrées à présenter successivement les trois enquêtes que je viens d’évoquer.
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1. DE L’URBAIN AU DOMESIQUE: LA CUISINE COMME PIVOT
La nourriture représente un ancrage social et physique au monde. Depuis notre cuisine, nous entretenons une relation avec nos pairs à travers des moments de partage, mais aussi avec le territoire à travers nos choix de consommation. C’est en cela que cet espace peut être considéré comme élément de pivot entre deux échelles: l’urbaine et la domestique.
Aujourd’hui, l’empreinte carbone moyenne d’un.e Français.e représente 11,5 tonnes d’équivalent CO2 par an(tCO2e/an). Afin de tenter de respecter les Accords de Paris7 établis lors de la COP22 visant à maintenir le réchauffement climatique en dessous de +2°C d’ici 2050, nous devons réduire notre empreinte à 2 tonnes d’équivalent C02 par an et par personne. Ce rapport de 1 à 5 induit une modification drastique de nos modes de vie. Le poids du bâtiment dans ce bilan carbone pèse 3tCO2e/an contre 2 tCO2e/an pour l’alimentation. Notre responsabilité en architecture à agir en faveur de la réduction de l’impact carbone des usagers est considérable. Cependant, selon le Bâtiment Bas Carbone8, notre influence ne se limite pas à ces 3 tonnes. Nos aménagements ayant une incidence sur les modes de vie, nous pouvons agir sur 4,5 tCO2e/an en considérant notre impact indirect.
Afin de comprendre la relation entre architecture et alimentation dans nos villes, j’ai reculé dans le temps pour avoir un aperçu historique de ce sujet. Je me suis concentrée sur les villes françaises, ayant conscience que le rapport à l’alimentation et à l’espace n’est pas comparable entre le rural et l’urbain. J’ai commencé mes observations à partir de la révolution industrielle vers 1850, époque à partir de laquelle les évolutions techniques impactent significativement l’approvisionnement des villes et la forme des logements.
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1.1. DES MODES DE VIE CONTRASTÉS APRÈS LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
NOURRIR PLUS DE CITADINS, DEPUIS PLUS LOIN /
La révolution industrielle est une ère symboliquement marquée par l’arrivée du train à vapeur. Ce mode de transport permet une expansion des déplacements de personnes et de marchandises à bas coût. Auparavant et depuis des décennies, le transport des marchandises s’effectuait par voie maritime, justifiant la présence des grandes villes autour des axes fluviaux.
Les villes s’affranchissent de leur couronne périurbaine nourricière, qui se limitait autrefois à la durée de conservation des denrées selon leur provenance. Du fait du peu de moyens d’échanges, les modes d’alimentation demeurèrent longtemps locaux. L’arrivée du chemin de fer a pour conséquence une mondialisation de l’économie alimentaire. Avec la ville industrielle s’instaurent la monoculture et l’élevage intensif. Dans son livre Ville Affamée, Carolyn Steel mentionne «Dans les années 1870, des quantités illimitées de blé à bas prix se mirent à inonder l’Europe, provoquant une crise agricole dont le vieux continent ne se remettrait jamais totalement.»9
Si aujourd’hui le train est un des modes de transport les moins émissifs en CO2, le train à vapeur fonctionnant par combustion du charbon occasionnait des nuisances environnementales et sanitaires10. Les archives témoignent de la pollution des rues et des logements situées à proximité des gares: en cause les fumées noires issues de combustions incomplètes, la vapeur, les vibrations, la poussière et le bruit.
Cependant ce mode de transport permet de répondre aux besoins nourriciers liés à l’augmentation de la démographie dans les villes. Comme l’explique Carolyn Steel, la subsistance du peuple dans les villes relevait d’un besoin politique. Les mauvaises récoltes des années 1788 et 1789 ont provoqué des crises en milieu urbain. Par la suite, puisque le peuple des villes représentait une menace, lors de phases d’insuffisance alimentaire les denrées étaient achetées par la capitale en laissant la province dans la famine: «L’habitude qu’avait la capitale de mettre le couteau sous la gorge à tout le peuple de ce pays, ne passait pas très bien auprès des gens de la campagne.[...] Mais comme ils représentaient une moindre menace que les habitants de la ville, ils ne parvenaient généralement pas à conserver leur grain.”11.
L’exode rural lié au désir des populations de fuir la misère des campagnes exerce une pression foncière sur les villes. Les arrivant.e.s occupent de petits taudis insalubres.
La ville possède des rues commerçantes, avec des épiciers, des poissonniers, des bouchers, et un maillage de marchés sous des halles ou en plein air. Le lieu d’approvisionnement est aussi un lieu de sociabilité, un fondement de l’identité de quartier. La variété de produits proposés se standardise peu à peu. La sélection se fait en fonction de leur facilité de transport et moins pour leur saveur. Selon l’association Cuisine Classique «Des produits comme les farines, les huiles, le sucre, le vinaigre... autrefois fabriqués de façon artisanale vont l’être par des minoteries, huileries, raffineries... L’industrie agro-alimentaire élabore de nouveaux aliments ou condiments prêts à être mangés (moutarde, viandox, confitures, conserves de fruits et légumes...).»12. Pour autant, les traditions culinaires françaises ne sont pas déconsidérées: en 1900, le premier Guide Michelin est publié.
Nous allons maintenant entrer dans la vie domestique pour observer comment étaient préparés et consommés les repas.
LE FOYER POPULAIRE, UNE PIECE UNIQUE /
Dans les familles populaires, le logement correspondait mieux au terme “pièce à vivre” que le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le logement se résumait à une pièce unique sans accès à l’eau dans laquelle toutes les activités post-travail avaient lieu. Contrairement à ce que nos imaginaires pourraient projeter, les familles sans domestiques n’étaient pas uniquement entretenues par la mère du foyer. Mona Chollet nous l’explique dans son ouvrage Chez soi, Odyssée de l’espace domestique «Le travail domestique en tant qu’activité distincte et isolée n’existait pas:ils’intégraitàl’activitéprincipaledelafamille.Garçonsetfillesnon mariés l’exécutaient sous la direction de la femme mariée, qui assumait à parts égales avec son conjoint son rôle dans le travail productif.»13. La configuration spatiale du foyer -on ne peut pas encore parler de cuisineconstitue un lieu où le terme intimité de l’espace privé ne s’accorde pas à l’individu mais à la famille.
Cet espace restreint joue un rôle dans le rythme de préparation des repas comme nous explique Peter Scholliers dans son livre Le temps de manger «Les familles de classe ouvrière n’étaient pas en mesure de faire provision d’aliments périssables conservables au-delà de deux ou trois jours (à la fois par manque de place et de pouvoir d’achat). Il fallait donc s’approvisionner au jour le jour, et même, repas après repas.»14.
Le manque de facilité à cuisiner dans les logements influence le régime alimentaire des ménages en ville. Le pain représente un tiers du budget des ménages15, tandis que le reste est majoritairement dédié à l’achat de fromage, et de charcuterie ou de poisson salé. Le fourneau en fonte permet à la fois de cuire les aliments et de chauffer l’eau et le logement. Les traiteurs permettant d’acheter des plats préparés existent depuis l’Antiquité. On lit dans l’ouvrage de Peter Scholliers que la recherche de rendement tayloriste fait parfois disparaître la pause déjeuner du midi des ouvriers en Europe. L’augmentation du temps de travail ne permet que de consommer un encas sans abandonner sa tâche. Seul le repas du soir est consommé à table: «Le père mangeait en premier, afin de restaurer ses forces... Il dînait tout seul, parfois avec son épouse. Les enfants qui apportaient un salaire avaient droit à la seconde place, tandis que les plus jeunes attendaient, en craignant de voir disparaître tous les petits morceaux appétissants avant que n’arrive leur tour. Pour les petites filles, il ne restait bien souvent pas grand-chose dans le plat»16. Cet extrait pointe le rôle primaire de subsistance associé aux repas des classes populaires: il n’est pas un moment de plaisir, il doit couper la faim avant tout.
Le temps, compté chez la population ouvrière, cause une perte de connaissances culinaires: une rupture de transmission d’une génération à l’autre s’opère parfois par manque de temps. Jean-Marc Stébé nous rapporte dans son écrit Le logement social en France17 que suite aux luttes sociales, les français.es obtiendront le repos hebdomadaire en 1906 et la retraite vieillesse et invalidité en 1910 défendues au parlement par l’Abbé J.Lemire. Il rassemble aussi les différentes lois votées en faveur du logement social en France: la loi Siegfried en 1894, la loi Strauss en 1906, la loi Ribot en 1908, et la loi Bonnevay en 1912. Ces lois permettent d’investir pour la construction de logements dignes à destination des ouvriers sur l’ensemble du territoire français. Des moyens financiers sont accordés avec l’ouverture de la caisse des dépôts et consignations au financement et à l’exonération d’impots accordés sur l’investissement à la construction de logements sociaux. Une attention est portée à la répartition globale de ces opérations dans chaque département. L’accès à la propriété par les foyers de faibles ressources est subventionné. Enfin, l’Etat prend en charge la construction
15 Cécile Dauphin et Pierrette Pézerat - Les consommations populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle à travers les monographies de l’École de Le Play. p.540
16 Peter Scholliers, Le temps de manger, Ed Maison des sciences de l’homme, 1993, p.121.
17 Jean-Marc Stébé, Le logement social en France, Ed Presses Universitaires France, 2009, p.49.
d’Habitats Bon Marché (HBM) pour accélérer leur diffusion. Ainsi, la précarité du mode de vie ouvrier produisit des luttes sociales qui mèneront peu à peu vers une contraction de l’écart entre prolétaires et bourgeois. Comme le rappelle Mona Chollet «La cuisine en tant que pièce spécifique [...] ne se généralisera à l’ensemble de la classe ouvrière qu’à la fin du XIXe siècle.»18
LA CUISINE BOURGEOISE, A L’ABRI DES REGARDS /
Pour la classe bourgeoise, la cuisine est séparée de l’espace de vie. C’est un espace que l’on souhaite cacher et dont on désire se protéger. La pandémie de Tuberculose ayant fait émerger diverses théories hygiénistes, une croyance se répand selon laquelle les émanations des cuisines pourraient transmettre des maladies infectieuses. Pasteur prend le soin de démentir cette idée en 1873. De ce fait, les cuisines des habitations bourgeoises sont placées loin des pièces de vie, généralement dans les sous-sol des immeubles et ouvertes par des soupirails sur une cour intérieure. Un escalier vers une cour de service permet de vider les ordures, et d’accéder à un point d’eau. Un lien avec une cave permet de stocker le vin ou le charbon. La cuisine est un lieu dévalorisé du fait qu’il s’agisse de l’espace des domestiques. Contrairement aux prolétaires qui se partagent toutes les tâches domestiques, la bourgeoisie se distingue par le fait même de faire appel à des domestiques, comme le traduit Mona Chollet «Certains petits bourgeois se privaient même de manger à leur faim pour engager au moins une bonne à tout faire et s’assurer ainsi une place dans le camp des maîtres.»19. La gestion du logement est en un sens ostentatoire, on se persuade de pouvoir vivre comme un bourgeois coûte que coûte.
Se distinguent la pièce de préparation avec son âtre, et la salle à manger où l’on expose la vaisselle dans un buffet. La cuisine permet de disposer des murs à convenance, et une table et des chaises prennent place au centre. Catherine Clarisse présente dans son ouvrage Cuisines, Recettes d’Architecture que bien que les Soeurs Beecher aient l’idée de créer un plan de travail contre un mur en 1869, ce dispositif ne fut pas immédiatement adopté20.
Si la qualité de l’air de la cuisine bourgeoise n’est pas plus saine que celle du foyer ouvrier, la qualité alimentaire n’est pas comparable. Au bout d’un couloir, dans la salle à manger, les bourgeois peuvent passer plusieurs heures le dimanche à consommer les mets et les boissons que leur confectionnent leurs domestiques. A nouveau ici, le contenu de l’assiette est ostentatoire: il s’agit de s’offrir la diversité alimentaire à laquelle les plus modestes n’ont pas accès.
Figure 7: Affiche de campagne de prévention contre la Tuberculose, source Wikipédia.1.2. UNE HOMOGÉNÉISATION DES MODES DE VIE
PENDANT L’ENTRE-DEUX-GUERRES
L’écart rétrécissant entre les modes de vie des classes sociales opposées a des conséquences différentes de part et d’autre de la population. D’une part, la diminution du temps de travail à l’usine permet de consacrer du temps à la cuisine, même pendant la semaine. D’autre part, la disparition de l’usage des domestiques oblige les femmes issues de la bourgeoisie à apprendre à cuisiner. Les recettes autrefois transmises oralement, se répandent au moyen de revues et livres de cuisine pour permettre aux ménagères de décider de leurs menus de la semaine.
DES TECHNOLOGIES DE GUERRE AU SERVICE DES MÉNAGES /
L’après-guerre est un contexte de changements économiques, sociaux et politiques. Cela s’accompagne d’un changement des habitudes alimentaires des français.es.
D’un côté, la découverte de la possibilité de fixer l’azote dans le sol par le chimiste Fritz Haber en 1907 permet de mettre fin aux épisodes de famines en Europe. Grâce à la formule de fertilisants NPK (Azote, Phosphore, Potassium), l’agriculture a plus de facilités à nourrir le pays. Cette découverte vaut au chimiste la distinction du prix Nobel en 1919. Nous lui devons cependant une autre découverte moins glorieuse pendant la Première Guerre mondiale: il met au point le gaz moutarde permettant de propager du gaz d’ammoniac dans l’air. Pour reprendre la formule de Claude Cohen dans son article sur la vie de cet homme «Fritz Haber vient de passer du statut de bienfaiteur de l’humanité à celui de bourreau. [...]Les gaz de combat seront responsables de la mort directe de plus de quatre-vingt-dix mille hommes et laisseront à travers toute l’Europe plus d’un million d’intoxiqués.»21.
En cent ans, la population mondiale passe de 1,7 milliards d’humains à 6 milliards entre 1900 et 2000. L’industrie agroalimentaire et les modes d’élevage s’intensifient, et les réseaux de distribution se perfectionnent. Les abattoirs autrefois présents dans les villes se délocalisent en périphérie et perturbent la vie des équarisseurs, bouchers et charcutiers qui s’étaient installés à proximité. Les anciens abattoirs sont progressivement démantelés pour céder la place à de nouveaux quartiers d’habitation.
Dans les logements, la pièce cuisine se fige avec l’arrivée des réseaux d’eau et de gaz de ville. L’autre technologie de guerre dont nous ne savons plus nous passer aujourd’hui dans la manière dont nous nous nourrissons, est le réfrigérateur. En 1911, General Motors met au point la machine produisant du froid artificiel grâce aux recherches sur la circulation de gaz d’ammoniac liquéfié. C’est en 1925 que la marque met sur le marché une version plus efficace du Frigidaire, le rendant financièrement plus abordable pour les ménages. Il est dorénavant possible de faire de plus grosses courses, moins souvent.
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU: L’ERGONOMIE DES CUISINES /
Si nous ne distinguons plus de classes sociales dans cette partie, l’achat d’un objet tel qu’un Frigidaire est réservé dans un premier temps aux plus aisés. La cuisine n’est plus un espace dévalorisé, on soigne sa conception. Face à la disparition des domestiques, les femmes prennent le contrôle des foyers et cumulent un emploi et les tâches domestiques.
Catherine Clarisse évoque dans son ouvrage que la recherche de gain de temps dans les tâches domestiques conduit à une perte d’espace dans la cuisine22. En 1926, Margarett Schütte Lihotzky conçoit la cuisine de Francfort. Bien que ne faisant pas l’unanimité lors de sa conception, elle deviendra la cuisine iconique pendant le mouvement moderne.
Charlotte Perriand s’en inspirera pour dessiner la cuisine de la Cité radieuse de Le Corbusier.
La cuisine se rétrécit progressivement sans s’ouvrir sur le séjour. Sa table
n’est plus dînatoire, contrairement aux logements de l’avant guerre. En dehors des moments de préparation du repas, elle sert à la prise du goûter des enfants ou à leurs devoirs.
Après l’installation de hottes sur les fourneaux permettant d’évacuer les odeurs de cuisson et de combustion, se démocratise la gazinière dès 1930. Ce mode de cuisson au gaz propane ne nécessite plus l’anticipation auparavant nécessaire pour l’allumage du feu. En un
instant, la flamme permet de chauffer et cuire. Dès 1923, le salon des arts ménagers a lieu chaque année au Grand Palais de Paris. A cette occasion, sont présentés de nouveaux outils permettant de faciliter la vie des ménagères de l’époque, et de gagner toujours plus de temps. Les premières marmites à vapeur y sont exposées en 1927, mais aussi le réfrigérateur en 1923 ou les robots ménagers en 1936. Dès lors, la réussite sociale ne s’affiche plus par le biais de l’emploi ou non de domestiques, mais par le nombre d’équipements acquis. La ménagère de la classe moyenne s’équipe de ses propres ustensiles -quitte à faire des prêts à la consommation- et ne dépend plus de l’héritage du trousseau familial.
éléments de rangements de cuisine standardisés: il les nomme CUBEX. Il propose des modules ergonomiques permettant à chaque usager de composer sa cuisine selon ses besoins, en incluant l’électroménager. Les matériaux tels que le bois séché et l’acier inoxydable facilitent l’entretien des surfaces. Les éléments permettent des usages en position assise, sur une planche à repasser ou une table rétractable, ou en position debout pour accéder aux zones de rangement.
C’est à partir de ce meuble que les normes européennes de largeur des appareils électroménagers se fixent à 60 cm.
Selon Peter Scholliers «Le temps consacré à la préparation et à la consommation des repas varie de façon inversement proportionnelle au revenu. Plus ce dernier augmente, plus on consacre de temps à manger, et moins on en passe à préparer les repas. A l’inverse plus le revenu est bas, moins on consacre de temps à manger et plus on passe de temps à préparer les repas.»24
Pour autant, les classes populaires ne sont plus les oubliées de l’architecture. Les premiers HBM cherchent à offrir des conditions de vie saines aux ouvriers et à la classe moyenne de l’époque. Le rapport Leclercq Girometti nous rappelle que dès 1922, des lois réglementent les surfaces minimales des logements : T0 minimum 9m², T1 minimum 25 m², T2 minimum 35m², T3 minimum 46m², T4 minimum 58m², T5 minimum 70m².25
Les architectes se penchent alors sur la conception de ces HBM, en en profitant pour mettre en place des propositions innovantes. Comme l’explique Cécile Leonardi dans son cours sur l’habitat ouvrier26, l’objectif est de moderniser les logements par des dispositifs peu coûteux.
Concernant l’espace de la cuisine qui nous intéresse ici, des dispositifs que l’on qualifierait aujourd’hui de low tech sont intégrés aux logements. N’ayant pas le luxe de mettre à disposition un réfrigérateur dans chaque cuisine, des placards ventilés sous les fenêtres permettent de maintenir au frais les aliments, et de renouveler l’air de la pièce. Dans un souci de guerre aux microbes toujours lié à la Tuberculose, des vides ordures à chaque étage ou dans chaque logement permettent d’évacuer rapidement les déchets.
En même temps, des investisseurs comme Rothschild vont équiper leurs HBM Parisiens de cuisines collectives, à la manière du familistère de Guise imaginé par J.B.André Godin après la révolution industrielle27. Des cuisines collectives implantées en rez-de-chaussée des HBM, fonctionnent comme des espaces traiteur: elles permettent aux familles d’acheter leur repas en rentrant le soir de l’usine, mais aussi d’offrir des cours de cuisine aux jeunes filles, futures ménagères.
Cependant, dans les années 1940, la commercialisation des plats préparés et notamment du révolutionnaire premier gâteau en poudre, présage la diffusion d’un autre mode de consommation, où la ménagère passe moins de temps en cuisine.
24 Peter Scholliers, Le temps de manger, Ed Maison des sciences de l’homme, 1993.
25 François Leclercq et Laurent Girometti, Rapport de mission sur la qualité du logement, p.8.
26 Cécile Léonardi, cours Loger l’ouvrier, de la caserne à la cité
27 Catherine Adda, Architectures Le familistère de Guise : une cité radieuse du XIXème siècle, 1996.
1.3 BABY BOOM: VERS L’OUVERTURE SUR SÉJOUR À TRAVERS
UNE PERTE D’ESPACE
LES RAYONS PLEINS DES GRANDES SURFACES /
A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, on assiste à une uniformisation des modes de consommation. Les “30 Glorieuses” marquent une période de consommation expansive avec l’import du modèle américain de supermarchés. Des artistes comme Andy Warhol dénoncent à travers le pop art cette société de consommation qui abreuve les villes de publicités: ses sérigraphies de soupes Campbell et de Coca Cola restent iconiques encore aujourd’hui. Ce mode d’approvisionnement en grands volumes est adapté à la fois au stockage réfrigéré et à l’usage de la voiture.
L’historien des pratiques culinaires et alimentaires Patrick Rambourg explique que la gamme de produits offerts dans les supermarchés s’élargit copieusement «Cela ne s’était jamais vu dans les siècles précédents, où l’accès régulier à la nourriture était loin d’être assuré. Ces grandes surfaces contribuent aussi au développement local en proposant des fruits et des légumes des agriculteurs des environs et des préparations régionales : les supermarchés alsaciens et provençaux, par exemple, présenteront les mêmes produits standardisés, mais différeront par leur offre de spécialités alimentaires.»28.
Le supermarché reste un lieu de sociabilité où se rencontrent les habitants d’un même quartier, cependant le lien avec les produits se perd progressivement. Les clients se servent dans les rayons sans obtenir de conseil à propos des produits, lesquels ne tiennent pas compte des saisons de production. Jean Sébastien Philippart, professeur de philosophie et de théologie, rapporte dans un article «à la place des champs et de la cuisine, l’usine et le laboratoire ont arraché le mangeur au cycle des saisons célébré par les fêtes paysannes et à la préparation culinaire ou domestique, éloignant alors ontologiquement l’homme de l’aliment.»29
Le modèle économique de ces surfaces représente une sévère concurrence envers les épiciers de quartier, pour qui il devient rude de subsister. Car parallèlement aux grandes surfaces, les firmes s’installent aussi dans l’hyper centre sous forme de supérettes.
Dans les années 1960, des mouvements féministes dénoncent l’oppression de la femme dans la cuisine. Toutes les recherches visant à réduire le temps de ses tâches domestiques sont perçues favorablement.
28 Patrick Rambourg, Les français et leur culture alimentaire : approche historique, viepublique.fr, 2019.
29 Jean S. Philippart, La commensalité : une mise en forme exemplaire de l’Être en commun, Mondes Francophones, 2011.
Entre autres, servir un plat prêt à l’emploi est considéré comme un acte politique: la femme refuse de se soumettre à une servitude nourricière vis à vis de sa famille, et assume ne pas avoir élaboré de repas de ses mains.
LES GRANDS ENSEMBLES: UN TROUBLE ENTRE SÉJOUR ET CUISINE /
Le besoin massif de reloger les populations de l’après-guerre entraîne une production accélérée de grands ensembles, laissant une liberté d’expérimentation aux architectes. Dans son cours sur les Grands Ensembles, Cécile Léonardi souligne «l’étonnant laboratoire que ces quartiers ont représenté durant leurs 30 premières années d’existence, puisque c’est dans leurs murs que se sont construits les modes de vie, les usages, les formes de sociabilités qu’on associe aujourd’hui aux aspects les plus agréables et les plus progressistes des villes contemporaines françaises»30.
C’est à travers ces recherches de nouveaux modes d’habiter que l’espace dînatoire de la cuisine connaît une mise en péril. Pour bénéficier des financements à 80% de l’Etat, les constructeurs doivent se référer au catalogue de plans LOGECO élaborés par un ensemble d’architectes. Ces plans types imposent de mettre en place dans tous les logements sans distinction un accès à l’eau courante, à l’électricité, et au chauffage. Les cuisines sont souvent équipées de vide ordures, mais aussi d’espaces rendant plus confortable le travail domestique tels que des loggias pour le séchage du linge, ou des celliers pour le stockage des denrées. Elles sont pensées pour rendre la ménagère productive et de moins en moins pour accueillir le reste de la famille. Paradoxalement, le catalogue LOGECO propose des cuisines en opposition aux attentes des français.
Une opération de sondage menée en 1947 par l’Institut National d’Études Démographiques révèle le souhait des français de conserver une cuisine fermée dînatoire, à surface équivalente avec le séjour. Or, selon l’architecte Kenny Cupers «Les architectes et les technocrates à l’origine des plans Logéco ont visiblement jugé que cet espace de sociabilité familiale centré sur la préparation des repas et dérivé d’habitudes traditionnelles non urbaines n’avait pas sa place dans le foyer familial moderne des classes moyennes. Dans la nouvelle culture de l’habitat, l’espace central dédié à la vie sociale et familiale est le séjour et non plus la cuisine.»31
Dans le contexte du baby boom, les logements sont pensés pour accueillir une famille nucléaire avec enfants, toutefois l’espace de cohésion devient le séjour, autour de la radio ou de la télévision. Pour ne pas exclure la ménagère lors de ces moments de partage, un décloisonnement progressif de la cuisine est proposé par des architectes tels que le Corbusier. Dans les cuisines de la cité radieuse en 1950, Charlotte Perriand s’inspire des dessins de la cuisine de Francfort de 1932. Elle conserve son plan en U qui a pour but d’éviter à la ménagère de se déplacer de plus d’un pas. Autrement dit, elle ceinture la femme.
30 Cécile Léonardi, Le logement et l’habiter en questions.Vivre les grands ensembles-trajectoires d’un habitat (mal)-aimé, Cours de Licence 2, ENSAG, 2021.
31 Kenny Cupers, La banlieue, un projet social, Ed Parenthèses, 2018.
L’espace ne permet pas d’accueillir plus d’une seule personne, et la table disparaît au profit d’un plan de travail: ce n’est définitivement plus un espace dînatoire. Les variations apportées par Charlotte Perriand sont un passe-plat qui ouvre une des parois sur le séjour. Ce changement n’est pas toujours vécu comme un progrès, certaines femmes y voyant une forme de surveillance sur ce qu’elles cuisinent. Par ce dispositif, la cuisine est placée au second-jour du salon, et économise une ouverture sur façade. Les normes d’hygiène et de surface imposent dorénavant la mise en place d’une VMC pour assainir cet espace. L’originalité de la cuisine de la cité radieuse est aussi un casier de livraison communiquant entre la rue et le logement, permettant la livraison à domicile de produits alimentaires.
Suite aux années du baby boom, la tendance majeure en entrant dans le XXIe siècle fut l’ouverture des cuisines sur séjour. Aujourd’hui, rares sont les cuisines cloisonnées de l’espace salon comme le fait remarquer le rapport Leclercq Girometti, et cette tendance n’est pas sans impact. Ce rapport pointe le fait que bien que les logements n’aient cessé de s’améliorer techniquement (critères énergétique et environnemental) depuis les dernières décennies, la métropolisation accélérée a eu des conséquences contestables sur la qualité du logement. La désindustrialisation massive ayant déplacé les bassins d’emplois vers les villes a provoqué une hausse rapide de la démographie urbaine. Face à cette migration vers les pôles urbains, une pression foncière s’est exercée: les architectes ont dû réfléchir à une optimisation de l’espace sous la pression des promoteurs et des bailleurs sociaux. Ces recherches d’économies de m² se sont focalisées sur la cuisine, entre autres. En tant que pièce, celle-ci a disparu en s’ouvrant dans un premier temps sur le salon, jusqu’à se résumer à un linéaire en fond de séjour, parfois privée de fenêtre et de ventilation.
Ainsi les longueurs de façades ont été réduites, mais la surface du séjour a été amputée par le linéaire et les rangements dédiés à la cuisine. Les logements ont perdu en moyenne 10m² depuis la fusion de la cuisine et du séjour. Dans leurs préconisations, Laurent Girometti et François Leclercq condamnent surtout le fait de l’absence de fenêtres directes sur les cuisines ce qui rend impossible leur cloisonnement si souhaité «Il semble important de proposer des systèmes constructifs et des dispositifs techniques qui permettent une mutabilité des logements et des possibilités de transformation aisée selon les évolutions des usages et de la composition des ménages occupants.[...] La cuisine devrait de préférence pouvoir se décliner selon les volontés individuelles d’ouverture sur le séjour ou d’indépendance, notamment pour des typologies à partir du T3.»32
Ainsi pour illustrer ce que le manque de surface utile peut produire comme usage, nous allons dans la partie suivante nous concentrer sur cet espace cuisine à travers quatre études de cas.
2. S’ÉTABLIR EN VIVANT SANS ENFANTS: ENQUÊTE D’USAGES CONTEMPORAINS
Afin de poursuivre cet état des lieux de nos cuisines françaises en milieu urbain, j’ai souhaité approfondir la période contemporaine en entrant dans l’intimité de nos habitats. La cuisine, davantage que les autres pièces de nos logements, nous met dans une position active. Mais comment les configurations de l’espace influencent-elles nos comportements?
A l’issue du questionnaire répertoriant les caractéristiques des cuisines que j’ai dessiné, quatre d’entre elles m’ont paru pertinentes à examiner plus finement. Leurs habitant.e.s ont accepté de m’ouvrir leurs portes afin que je sonde leurs habitudes, leurs souvenirs d’enfance, mais aussi leurs engagements en matière de choix de vie, et leurs aspirations. Les détails d’appropriation de ces lieux pointent combien le “chez soi” peut revêtir autant de formes qu’il existe d’individus. La nourriture prend une part importante dans la constitution de notre identité: nous avons nos préférences, nos habitudes, nos anecdotes… j’ai eu le plaisir à travers cette enquête de découvrir que le sujet de la cuisine rend bavard tout un chacun.
Le choix de me pencher sur de jeunes adultes sans enfants est une manière de questionner leur positionnement vis à vis des usages qui leur ont été inculqués. En quittant le foyer familial nous traversons une période d’apprentissage relative à l’alimentation. Assumer les tâches quotidiennes par soi-même vient construire et consolider notre appropriation domestique des espaces que nous louons seuls ou à plusieurs.
J’ai ausculté successivement les appartements d’Iris, Margot, Elo & Emi, ainsi que Apo & Oliv. Je leur ai demandé de cuisiner en ma présence leur plat habituel mentionné dans le questionnaire. J’ai pu dérouler mon entretien en les observant en action dans leur espace de vie. Ma grille d’entretien s’est développée autour des thématiques suivantes: l’approvisionnement, la préparation, la consommation, et les améliorations souhaitées.
Je leur ai demandé par quels moyens de transports et à quels endroits ils et elles font les courses. J’ai pu aussi questionner le stockage des denrées et du recyclage dans leur logement. Les repas commandés et livrés à domicile furent abordés. Nous avons évalué le temps hebdomadaire passé en cuisine et la prise de plaisir y étant associée. En termes d’aménagement j’ai questionné leur perception de l’espace en tant que cuisine ouverte sur séjour ou cloisonnée, l’éclairement des surfaces de travail et leur ventilation, mais aussi leur mode de cuisson. Une attention fut portée sur le temps passé lors de la prise de chaque repas selon les habitudes alimentaires. Le contenu des réponses se concentre sur le lieu de consommation et le choix de la table, ainsi que la création d’une atmosphère conviviale lors du partage d’un repas. La mise en regard des témoignages qui suivent nous permet de prendre du recul sur des pratiques ordinaires de la vie domestique.
2.1 VIVRE SEULE
Les deux premiers entretiens que j’ai voulu mettre en regard et analysés ont été réalisés chez Iris et Margot, deux jeunes femmes vivant seules. Cette première mise en regard va me permettre d’interroger la gestion solitaire de l’espace cuisine. Quels services la cuisine nous rend-elle quand nous nous trouvons seul.e ? Est-ce un lieu de détente, d’émancipation, ou à l’inverse un poids, une corvée quotidienne? Accorde-t-on autant d’importance aux repas en vivant seul.e ? A-t-on plus tendance à grignoter?
Nous allons parcourir ces questions en passant la porte de chez Iris et de chez Margot.
Au quotidien, Iris s’applique à prendre peu de place. Elle parle doucement, marche comme sur des œufs, et observe son environnement de ses yeux plissés. Lorsque je me suis rendue dans son studio Bordelais, il m’a semblé que ce petit espace convenait à sa mesure. Elle était étonnée que je lui demande si l’échelle montant à sa mezzanine ne la gênait pas. Cette échelle croise frontalement la porte qui entre sur le séjour, et m’avait obligé à me courber pour passer avec mon sac. Il me vient à l’esprit que si cet espace me semble menu, Iris a pourtant habité dans un espace encore plus restreint. Avant d’arriver à Bordeaux pour son master, elle voyagea plusieurs mois dans un van aménagé : elle se sent à présent confortable dans son appartement meublé de 21 m². Elle amorce la préparation de petites compositions qui viendront garnir des fajitas: oignons et champignons assaisonnés de crême et d’épices, du brocoli associé à du poivron et du cumin, du maïs à part, un guacamole
acheté préparé, de la mayonnaise, et du fromage râpé.
Margot est une hyperactive, qui soigne autant son apparence physique que celle de son chez soi. Il y a en elle une rigueur de l’organisation : maîtrise sans faille du temps et de l’espace. Elle vit avec son chat Sparrow, dans un studio non meublé de 30m². A fortiori avec lui, elle a pris l’habitude de tout nettoyer et de ne rien laisser traîner. Pendant qu’elle cuisine, c’est pareil : elle préfère faire la vaisselle au fur et à mesure, plutôt que de laisser les ustensiles s’accumuler dans l’évier. Elle prépare en ma présence des tagliatelles accompagnées d’une sauce à la crème, aux oignons et aux champignons.
DE PETITS ESPACES AUX ODEURS QUI DÉRANGENT /
Iris et Margot vivent dans des studios sans cloisonnement entre espace jour et espace nuit.
Le studio d’Iris, dont l’aménagement semble dater des années 1960, fait partie d’un immeuble très ancien du centre historique, peut-être d’origine renaissance. Sous ses 3,5m sous plafond, l’appartement comprend une salle de bain aveugle au-dessus de laquelle se trouve une mezzanine avec le lit. Face à la haute et unique fenêtre Iris passe la plupart de son temps dans le séjour-cuisine. La cuisine se résume à un linéaire de 1 mètre en fond de séjour, empris sous la mezzanine. Son équipement sommaire lui permet de connaître rapidement l’emplacement de chaque ustensile.
Pour cuisiner, elle se place debout face à la table à manger et la fenêtre. Dans cette posture, elle aime avoir une vue d’ensemble sur ce qu’elle prépare face à la lumière naturelle, tout en se tournant vers le feu par un mouvement de pivot.
Si Iris aime cuisiner, quelques détails peuvent la contraindre dans ses mouvements. Tout d’abord, le meuble haut est gênant par son emprise afin d’approcher l’évier. Il n’y a pas de rangements pour les couverts qui restent dans l’égouttoir. L’emplacement des prises électriques n’est pas pratique, elle branche sa bouilloire dans le salon. Aussi les plaques en métal sont peu puissantes pour la cuisson.
Le studio de Margot est dans une résidence étudiante datant des années 1980. Une salle de bain assez généreuse et un WC séparé sont accessibles depuis le hall d’entrée. Une grande pièce à vivre regroupe sa chambre, son salon, et sa cuisine. Elle a ajouté un meuble à l’angle du linéaire de 2 mètres en fond de séjour pour créer des rangements supplémentaires et positionner son four. Le chauffe-eau au-dessus de l’évier paraît gênant, pourtant il ne l’encombre pas. Comme pour Iris, son logement semble adapté à sa taille. Margot étant de taille modeste, elle apprécie d’avoir accès à tout. Elle se souvient de précédents logements l’obligeant à utiliser des tabourets pour attraper des objets sur les meubles hauts de rangements. Pour cuisiner, elle se place à l’endroit le mieux éclairé en fonction du moment de la journée: le midi sur la table à manger pour recevoir la lumière naturelle, et le soir sur le plan de travail sous le néon.
Dans ces deux appartements, l’inconfort quotidien identifié est la gêne occasionnée par les odeurs de cuisson. En pratique, le régime végétarien de Margot et Iris ne produit pas d’odeurs désagréables. Cependant le problème se pose lorsqu’elles souhaitent faire sécher leur linge. Dans les studios étudiants, le séchage du linge constitue un sacrifice temporaire d’une part d’espace habitable. Pour éviter de contourner l’étendoir et les cintres suspendus ou de vivre dans un espace assombri, il faut trouver le moment de la semaine suffisamment ensoleillé pour que le linge sèche, et où il est possible de s’absenter de chez soi. Le souci des heures de cuisine s’ajoute à celui-ci pour éviter que les odeurs ne s’imprègnent trop dans les tissus. Aussi, malgré la distance entre leurs cuisines et façades respectives, Iris et Margot ont pour habitude de ventiler les odeurs de cuisson en ouvrant la fenêtre.
UN CHOIX RESTREINT DE PRODUITS DANS LES PETITES SURFACES /
Le quotidien demande de l’organisation pour concilier les usages avec l’inconfort des petits espaces. Nos deux interviewées font des choix d’organisations différents concernant leur approvisionnement, mais rencontrent des problématiques communes.
Première option: l’hebdomadaire. Iris se rend à pied une fois par semaine dans des commerces de proximité pour faire ses courses. Loin du temps où elle accompagnait ses parents au supermarché avec la joie de se faire offrir des autocollants Panini, elle y va maintenant à reculons. Elle s’arrange généralement pour faire ses courses avec des amis afin de rendre le moment moins désagréable. C’est un moment où elle se sent vulnérable dans la rue : ralentie par
ses sacs, en fin de journée, elle est davantage victime de harcèlement de rue. Occasionnellement, elle se rend au marché des Capucins. Elle va plus généralement au U express proche de chez elle. Ce magasin est si petit que ses produits habituels sont absents des rayons. Elle se contente de produits de consommation courante qui pourront entrer dans son sac. Faire de plus amples réserves alimentaires serait incompatible avec son espace de stockage: il se résume à 30 centimètres d’étagère et le contenu du frigo.
Deuxième option : la mensuelle. Faire ses courses à pied n’impose pas nécessairement de se rendre chaque semaine au supermarché.
Margot a trouvé une autre manière de s’approvisionner au rythme d’une fois par mois. Si le prix des produits est plus élevé dans les supérettes de centres villes qu’en périphérie, elle reste réticente à l’usage de sa voiture jusqu’à un hypermarché. Pour remédier à cette problématique, elle s’est reportée sur un Drive piéton accessible en tram. Cette méthode
d’approvisionnement lui permet de gagner du temps lors de la liste des courses en ligne: une liste de produits habituels personnalisée, sur laquelle elle ajoute d’autres produits en vérifiant les manques depuis chez elle. Le montant total du prix du panier affiché lui permet d’ajuster sa liste selon son budget prévu.
Pour Huber Guyot, ce mode d’approvisionnement influence notre lecture de la ville «on pourrait croire que le quick commerce est une forme de continuité du commerce tel qu’on le pratique la plupart du temps, mais la grosse différence est que c’est un commerce qui s’invisibilise. Cette nouvelle économie invisibilise sa présence dans la ville: les magasins, les salariés, [...]et les circuits économiques qui la constituent. Tout cela disparaît, et quelques chose nous est enlevé de la compréhension même de la ville, de nos existences, et de nos rapports socio-économiques.»33. Pour nos habitantes seules, l’approvisionnement représente une charge mentale dans leur organisation. Elles se heurtent à une offre de consommation courante en centre ville ne correspondant pas forcément aux produits qu’elles souhaitent consommer.
LA PRÉPARATION DU REPAS: UN TEMPS POUR SOI /
Iris passe en moyenne 10 heures par semaine à cuisiner contre 7 heures pour Margot. Ce temps peut varier selon leur emploi du temps et leurs humeurs. Il est une prise de temps pour soi, l’occasion d’écouter un podcast ou de la musique tout en préparant son repas. Iris se souvient préparer des pizzas en famille en pétrissant la pâte, garnissant la plaque et surveillant la cuisson. Cette recette serait impossible à réaliser dans son appartement: l’espace est insuffisant pour cuisiner à deux, et elle n’a pas de four. Avoir vécu en van l’a habituée à faire avec ce qu’elle a à portée de main. Lorsqu’elle se sent bien, prendre le temps de cuisiner est gratifiant. A l’inverse, lors d’un jour moins gai elle préparera des pâtes au pesto
Chez Margot, son plaisir réconfortant est plus surprenant. Elle me confie rêver d’un grille pain pour réaliser son snack salé préféré. Si parfois elle fait le choix de commander à manger, c’est principalement pour une envie spontanée précise (burger ou chinois), en présence d’un.e ami.e ou de sa mère; quand elle est seule, elle prend toujours le temps de cuisiner.
avec
Selon Nathalie Peyrebonne, chercheuse en sociabilité alimentaire, manger en groupe relève dans le fond du paradoxe «Manger, d’un point de vue physiologique c’est l’activité la moins partageable qui soit. La bouchée que j’ingère ne peut être ingérée que par moi même, personne ne peut boire ou manger à ma place. Peut être que l’être qui s’alimente est renvoyé à son propre corps, à ses propres limites; et pourtant dans beaucoup de cultures, manger n’est abordé qu’à partir d’un prisme collectif.»34
Pour nos deux étudiantes, le petit déjeuner se résume à un café, tandis que le repas du midi est partagé avec leurs camarades pendant 30 min à une heure. C’est le soir qu’elles mangent en tête à tête avec leur plat. Si la préparation du repas est un instant de concentration sur une recette, sa consommation peut être plus passive, en détournant l’attention portée à l’assiette. Elles ont l’habitude de se focaliser sur autre chose en mangeant seule: regarder une série, lire ou travailler. Dans l’épisode Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e ? du podcast Manger, Laurianne Melierre compare ces activités à la cigarette que l’on fume en public pour se donner une contenance: «une béquille sociale du même acabit que le portable que l’on regarde frénétiquement dans les transports en commun, ou quand on mange tout seul un sandwich à la cafétéria de son travail.»35
Iris confie:
Elle prend le temps de cuisiner le week-end, et se contente de différentes compositions lui servant à composer des wraps pendant la semaine, comme celles que nous mangeons ensemble. Elle a pour habitude de manger aux alentours de 18h ou 19h en rentrant des cours, et consacre 15 à 20 minutes au repas.
En observant le lieu de consommation des repas dans le logement, nous pouvons pointer une corrélation avec le niveau d’attention lui étant accordé. Iris dîne 70% du temps sur sa table à manger qui est suffisamment grande pour ses multiples préparations. Les 30% du temps restant, elle mange en travaillant sur sa table basse. Il y a dans la liberté de nos rythmes de vie en solitaire, un risque à ne pas partitionner nos moments de pause et de travail. Dénoncé lors du confinement en 2020, ne pas marquer de temps de pause en travaillant depuis chez soi favorise la surcharge mentale et le burnout. De plus, ne pas être concentré sur notre repas trouble nos réflexes de satiété, et cette habitude en mangeant seul.e peut avoir des conséquences néfastes sur notre santé.
Chez Margot, l’heure du repas seule est moins fixe, elle aura tendance à grignoter salé, ou à prendre un repas devant un épisode de série, pendant 20 à 40 minutes. Pourtant me dit-elle, le moment du repas «c’est sacré», elle ne mange jamais en travaillant. Ne disposant ni de table basse ni de bureau, elle travaille depuis son ordinateur installée dans son canapé ou son lit. Elle privilégie les moments de travail hors de chez elle pour mieux se concentrer. En outre, elle évalue manger 80% du temps sur la table de la cuisine, contre 15% du temps sur son canapé, et 5% du temps dans son lit. Ce dernier emplacement que je n’avais pas inclus dans mes démarches de recherches m’amuse: le lit est-il un espace de refuge, où l’on s’octroie exceptionnellement de consommer un repas coupable? En demandant à mon entourage, on me confirme qu’il s’agirait bien des fameuses pâtes au pesto réconfortantes
que l’on consomme dans le lit en retour de soirée, plutôt que de la salade de chou rouge parsemée de sésame. Pourtant, si manger dans nos lits ne fait pas partie des mœurs actuelles en France, nos musées comprennent de nombreux tableaux représentant des banquets de l’antiquité, ou symposium, où les nobles sujets mangent allongés latéralement sur des lits. Le triclinium identifiant la salle à manger chez les Grecs et les Romains voulait étymologiquement signifier lit de table36. Selon eux, cette position facilitait la digestion.
Lorsque je questionne Margot sur ses souvenirs d’enfance, sa réponse me surprend à nouveau. Un rituel avait lieu chaque dimanche soir, alors que les activités du week-end avaient puisé dans l’énergie de cuisiner l’ultime repas de la semaine. Sa mère et elle sortaient un bol et une cuillère, et se servaient céréales et tartines, comme un petit déjeuner. La pratique du brunch le dimanche matin m’était parvenue, mais celle du petit déjeuner tardif semble encore d’avant-garde. Cependant elle n’a pas conservé ce rituel en s’établissant seule. En revanche, elle a continué à pratiquer ce qui lui avait été inculqué pendant son enfance, à savoir prendre le temps de bien cuisiner avec des légumes à tous les repas
UNE CAPACITÉ LIMITÉE A RECEVOIR DES AMIS POUR DÎNER /
Un autre souvenir qui m’a marqué dans la famille d’Iris, est celui de la gigantesque table de ses parents. Cette table en bois de 2,20 mètres de long a été fabriquée par Darius, le père d’Iris. Dans le séjour non cloisonné avec la cuisine, la table apparaît comme un ancrage de l’espace de consommation: elle permet de recevoir beaucoup de monde. Au quotidien, chacun a sa propre place, elle aussi ancrée. Jean Sébastien Philippart explique «À travers la pratique répétée du repas, l’environnement familial devient ainsi le groupe de référence à partir duquel l’enfant, confronté aux pratiques alimentaires, fait l’apprentissage de l’ordre de l’interaction et, confronté aux membres de sa famille occupant une place à table, assimile le principe d’une distribution des rôles.»37. Il explique que c’est à travers cette géographie de la table38 que l’enfant, par imitation, va apprendre à se comporter.
Sur la table de famille rectangulaire d’Iris, la disposition habituelle était une personne en bout de table, deux personnes d’un côté, et une de l’autre. Cette disposition laisse un membre ne faisant pas face au reste des compagnons de tablée, ce qui n’est pas le cas avec une table ronde. Iris, la cadette, occupe cette place, et apprécie de ne pas avoir de rapport
36 Wikipédia, Triclinium, 2021.
37 Jean S. Philippart, La commensalité : une mise en forme exemplaire de l’Être en commun, Mondes Francophones, 2011.
38 Podcast Manger, Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e?, Louie Media, 2019.
frontal avec quelqu’un pendant le repas. Les moment où elle retourne chez ses parents, elle constate que le repas dure dans le temps
L’importance accordée à l’emplacement de consommation des repas semble avoir un impact sur la qualité d’écoute des usagers entre eux. S’il est moins évident qu’une personne vivant seule dans un studio ait autant besoin de lieu d’écoute, son absence a aussi des conséquences. Dans son appartement, Iris ne dispose pas d’assez de place pour cuisiner ou recevoir plusieurs personnes autour d’un repas. Le seul moment où elle reçoit des ami.e.s est celui du goûter: pour partager des crêpes après une journée de cours. Pour elle, sa cuisine n’est pas conviviale, mais le devient en s’adossant au séjour, conservant l’intimité de son espace nuit.
Sa recette de la convivialité est d’offrir une liberté de choix aux convives, en proposant un buffet de différentes options à grignoter où chacun peut composer un mélange de ce qu’il aime.
Pour Margot, son appartement permet de recevoir des ami.e.s. En revanche, sa définition de la convivialité n’est pas la même que celle d’Iris : “je ne suis pas trop team canapé moi”. Elle préférera un bon repas, un vin blanc, des bougies et lumières tamisées, avec une musique de fond. Puisque Margot ne possède pas de table basse, elle propose à ses invité.e.s de consommer un apéritif à table, qui se poursuit sur la prise d’un repas
C’est ensuite qu’elle propose de s’installer dans le canapé avec un verre pour terminer la soirée. Ici le repas est constitutif du moment de partage, il n’est pas optionnel.
A la différence de l’appartement mezzanine, Margot ressent un manque d’intimité entre son espace de vie et son espace privé. Lorsqu’elle reçoit chez elle, son lit visible depuis la table à manger la dérange. Afin d’atténuer cette sensation, elle a installé différentes tonalités de luminaires pour matérialiser deux ambiances distinctes entre séjour et chambre.
Paradoxalement, lorsque l’on s’installe hors du foyer familial, nous disposons de l’espace mental afin de préparer les menus de notre choix, cependant nous disposons de peu de liberté de mouvement. Comme nous l’avons vu, cuisiner dans de petits appartements relève parfois du compromis entre les envies et les capacités spatiales de nos lieux de vie. Nos deux exemples ne l’illustrent pas, mais le résultat du manque
d’espace pour cuisiner peut parfois être l’achat de repas préparés en boîte ou à emporter. Dans un article du Monde paru en Janvier 2022, on lit qu’en 2018 en France, 36% de notre apport quotidien en énergie provenait de produits ultra transformés selon NutriNet-Santé39. On y lit aussi qu’entre 1975 et 2016, «la proportion d’adultes obèses dans le monde a presque triplé, passant de 4,7 à 13,1%» selon l’OMS. Il est frappant de lire qu’aujourd’hui le surpoids tue davantage que la malnutrition dans le monde : selon Global Burden of Diseases il y a eu 2,9 millions de morts de la malnutrition contre 5,0 millions de morts dûs aux conséquences du surpoids en 2019. Ainsi, si les causes du surpoids sont multifactorielles (biologie, psychologie, qualité des produits, environnement) notre rôle d’architecte ne doit pas être négligé lorsque nous modelons un espace de vie. La cuisine reste un espace qui nous construit, où notre goût évolue et nos pratiques s’affirment. Elle doit permettre à chacun de s’approprier l’espace et de s’épanouir. Il n’est pas simple de déroger au déterminisme spatial de cet espace de vie.
Le déterminisme spatial correspond au fait que lorsque nous dessinons un plan, nous projetons des usages à travers les espaces, donc nous dessinons des sociabilités. Or la manière dont les humains interagissent avec leur espace (dimension physique) dépend des différentes réalités vécues (dimension sociale). Les configurations spatiales contraignent les activités humaines dans leur occupation des lieux. De ce fait, nous devons veiller à réinterroger régulièrement ce que fabriquent les normes en termes d’usages40.
A ce sujet, les cuisines intégrées ne permettent pas de choisir le positionnement de ses meubles, contrairement à la cuisine traditionnelle de l’avant guerre où le point d’eau et de cuisson étaient les seuls points fixes et immobiles. Comment pourrions-nous laisser la possibilité aux habitants de décider de leur aménagement intérieur selon leurs aspirations? A la façon de Sophie Delhay, dessiner des “espaces capables” permet de les rendre appropriables par les habitants selon l’évolution de leurs besoins au cours d’une vie.
39 Le monde - Pourquoi l’humanité est de plus en plus obèse (l’alimentation ne fait pas tout) - 2 janvier 2022.
40 Issu de Annabelle Iszatt, Cours ENSAM ville, urbain, habitat, 2021.
2.2 VIVRE EN COUPLE
Dans le livre Sitopia de Carolyn Steel, on apprend que selon le neuroéconomiste Paul J.Zak, et l’anthropologue Robin Dunbar, nos corps produisent plus d’endorphines et d’ocytocine lorsque nous mangeons en groupe41. Partager un repas renvoie à des notions d’appartenance: enfant, c’est un moment où l’on apprend le vivre ensemble, le partage et l’écoute.
Lorsque l’évolution d’une gestion solitaire vers une gestion commune implique un partage des tâches, la cuisine devient-elle un lieu de tensions, ou un moyen de consolider le couple?
Nous allons prendre appui sur les usages de deux couples de jeunes actifs pour illustrer ces pratiques domestiques.
De la même manière que Margot, le quotidien d’Elo & Emi est minuté, anticipé, rationalisé. Il et elle travaillent et utilisent leur temps libre pour faire beaucoup de sport. Il et elle habitent au premier étage d’un ensemble de logements bien célèbre dans le centre de Montpellier : Antigone dessiné par Ricardo Bofill dans les années 1980. Leur appartement de 56 mètres carrés est d’une géométrie peu conventionnelle avec certains angles de murs à 135°. Leur cuisine est cloisonnée du séjour, avec un accès par le hall d’entrée, et une fenêtre donnant sur leur petit balcon. Ils passent peu de temps en cuisine : uniquement le soir, après 21h. Ils ont parfois du mal à trouver une entente sur le contenu des menus. Émi se contenterait de plats simples et rapides tandis qu’Elo voudrait parfois faire des plats plus équilibrés :
La première fois que j’ai rencontré Oliv & Apo, c’était justement lors d’un repas chez eux. Nous étions six, et après un apéritif dans le salon, nous sommes passés à table pour déguster un repas composé d’une salade colorée et de samosa faits maison. Je me sentais bien, et j’avais pris plaisir à déguster ces plats qu’ils avaient pris soin de confectionner. Leur appartement de 75 mètres carrés est situé dans un immeuble récent construit dans les années 2010. Leur cuisine est spacieuse et lumineuse, ouverte avec l’évier face à l’espace séjour.
41 Carolyn Steel - Sitopia p.108
Je dois confier à ce stade un détail important: Apo et Oliv s’apprêtent à accueillir un enfant. Il y a donc un intérêt particulier durant cet entretien à questionner les usages qu’il et elle projettent ou non avec leur futur enfant dans cet espace domestique. Lorsqu’il et elle se sont lancé.e.s dans la préparation de leur repas, j’ai assisté à une scène me rappelant avec amusement les instants briefing d’avant match dans les vestiaires.
s’en amuse Apo. Les voici face à face, à l’entrée de la cuisine :
Je les observe alors se mettre à la tâche. Ils m’expliquent que pour eux, la préparation et le partage des repas est un moment très important dans la journée.
Ces deux couples ont des logements parlants pour illustrer les préconisations du rapport Leclercq Girometti: l’une est cloisonnée, et l’autre est ouverte sur séjour et dispose d’une surface suffisante et d’une fenêtre indépendante pour ajouter un cloisonnement si souhaité.
Pour Emi & Elo, le manque de convivialité de leur cuisine est lié à ce cloisonnement: l’accès depuis le hall d’entrée permet mal de dialoguer avec le séjour, ce que regrette Elo. En revanche, lorsqu’il et elle sont tous les deux, ces deux espaces distincts sont appréciés. La surface de la cuisine leur convient étant donné qu’il et elle cuisinent rarement ensemble. Leur expérience de confinement leur a fait réaliser le confort de pouvoir préserver le séjour des odeurs et surtout du bruit. Le fait que la viande soit très présente dans leur alimentation est aussi un facteur olfactif dérangeant dont il et elle se préservent lors de la préparation de leurs repas. Leur fenêtre leur sert à ventiler pendant la cuisson des aliments grâce à sa proximité avec les plaques de cuisson. Pour autant, cette fenêtre est agréable au moment de faire la vaisselle, mais la position de l’évier ne permet pas à deux personnes de cuisiner et de laver la vaisselle en même temps.
A ce sujet, Emi apprécie le cloisonnement qui préserve une intimité de la cuisine: si elle était visible depuis le séjour, il ne laisserait pas la vaisselle à faire pour le lendemain.
A l’inverse, il et elle émettent l’hypothèse que le fait d’être lié avec la cuisine pourrait parfois couper court à leur moment de partage du repas dans le séjour, en commençant à ranger pendant la fin du repas. Le fait d’avoir deux espaces séparés fait que le point de début et de fin du souper sont des instants bornés.
Apo et Oliv trouvent leur cuisine conviviale, car elle permet de cuisiner en discutant avec les personnes qui sont dans le séjour, et il et elle se sentent à l’aise pour se mouvoir à deux. Leur cuisine a la particularité d’être ouverte sur un espace salon mais avec l’évier face à la pièce de vie, et non face à un mur. Ils ont un accès par porte vitrée sur une terrasse filant tout le long de leur séjour, avec une vue sur les pics de Belledonne. La longueur de leur plan de travail leur permet de cuisiner presque exclusivement sur ce linéaire. Ici la question d’adéquation entre dimension du mobilier de cuisine et taille des usagers est plus complexe que dans les logements de Iris et Margot où les meubles sont destinés à une personne. Dans un couple, les deux habitants n’ont pas les mêmes tailles: c’est le cas de Apo et Oliv qui ont presque une tête d’écart. Apo aura du mal à parvenir à attraper ce qui est rangé au fond des éléments hauts, tandis que Oliv se tient courbé sans s’en rendre compte lorsqu’il cuisine sur le plan de travail, et son crâne rentre chaque mois en collision avec le coin de la hotte aspirante: “On appelle ça le cri de la hotte”
Les mesures standard de nos logements correspondent à des habitants ‘type’ tels que l’imaginait le Corbusier à travers le Modulor42, cependant la diversité de l’espèce humaine est bien plus complexe. Concernant la place de leur futur enfant, pour qui les plans de travail seront pendant plusieurs années hors de portée, les parents imaginent avoir un escabeau arrivant au niveau de la table à manger pour inclure cette petite personne aux moments de préparation. Bien que l’usage actuel de cette table pour cuisiner soit rare, elle prendra la forme d’un prolongement de l’espace de préparation lorsque la cuisine telle qu’elle est ne permettra pas d’accueillir trois personnes à la fois. Cette table ronde détient de multiples avantages à leurs yeux: pas de coins auxquels se heurter, elle se déplace facilement, et avec ses rallonges elle peut accueillir des amis en créant de multiples face à face. Une table supplémentaire prend place dans la cuisine de Apo et Oliv: la table à vaisselle. Cette petite table de jardin disposée à côté de la gaine technique et de l’évier, permet d’entreposer la vaisselle en cours afin de ne pas engorger l’évier simple vasque, et de garder un plan de travail toujours propre pendant qu’il et elle cuisinent.
CE
Lorsque plusieurs personnes emménagent ensemble, se pose la question du doublon des objets. Où ranger les ustensiles et les denrées dans la nouvelle cuisine?
Chez Emi & Elo, le stockage présent dans leur cuisine était insuffisant:
42 Système métrique créé en 1945 adapté à la morphologie d’un homme de 1,83m. Issu de module et nombre d’or
QUE L’ON CACHE ET CE QUE L’ON VEUT VOIR /
les éléments sous le plan de travail leur permettent seulement d’y disposer leurs ustensiles.
«C’est l’enfer les tupperware j’en n’ai pas un seul qui est le même. Au
L’absence d’éléments hauts leur manque notamment pour ranger les verres: Elo a ajouté des étagères afin de pouvoir les suspendre et ranger leurs épices pour libérer le plan de travail. Elle apprécie de disposer d’un espace visuellement vierge avant de commencer à cuisiner. Pour les aliments, il et elle ont ajouté un meuble face au frigo. Cela leur permet de s’asseoir sur un tabouret en rentrant des courses afin de répartir les produits depuis un même point entre le réfrigérateur et le placard. Ce volume étant assez limité, il et elle ont l’habitude de stocker les packs de boissons dans les rangements sous exploités de leurs WC. Il y a finalement la partie visible de la cuisine, avec les jolis verres et les épices colorées, puis sa part masquée, avec les canettes de soda et les tupperwares. Nous aimerions peut-être avoir suffisamment de rangements pour que nos cuisines puissent ressembler au mythe du plan de travail épuré présent dans les magazines de décoration pour la maison. Mais j’accorde un certain mérite aux catalogues IKEA qui montrent des espaces habités - même si scénarisés - avec le désordre commun qui occupe nos espaces de vie. Car si un espace clair apaise notre esprit, avouons qu’ouvrir un placard en pleine recette de cuisine n’est pas toujours pratique.
Le choix d’Apo & Oliv dans leur cuisine a été de placer sur une étagère ouverte tous les ustensiles et condiments dont l’usage est le plus courant. Sont à portée de main et de vue immédiate les casseroles et poêles, les épices et les réserves de céréales. Ce choix leur semble à reconsidérer avec l’arrivée de leur enfant pour qui cette portée de main pourrait représenter un danger.
Leurs rangements hauts accueillent d’un côté les verres, et de l’autre le nécessaire de petit déjeuner ainsi que les tisanes et le thé. Il et elle remarquent le même inconvénient qu’Emi ne pouvant pas accéder à tous ses tupperware: au vu de la profondeur du placard, une liste des thés stockés est affichée sur l’intérieur de la porte du placard afin de pouvoir choisir le parfum sans les voir tous.
Dans leurs rangements bas est stockée leur petite épicerie tandis que les légumes sont rangés sur la terrasse.
Comme Elo, Apo voudrait pouvoir dégager du plan de travail les derniers ustensiles qui s’abandonnent dans un coin. La place de leurs robots ménagers placés sur le frigo ne leur convient pas pleinement, il et elle voudraient parfois avoir un espace leur étant plus dédié.
Ici aussi, ce qui est visible et invisible dans la cuisine est un compromis entre esthétique et praticité.
Dans l’organisation réfléchie de leur cuisine, leurs quatre poubelles sont placées à portée de main chez Apo & Oliv. Un lombricomposteur, sous la petite table à vaisselle, recueille 80% de leurs déchets organiques en générant de la terre. A ses côtés, une petite poubelle pour les déchets ménagers est vidée une fois tous les dix jours. Enfin sous l’évier, des bacs de tri pour le verre et le carton recyclables sont vidés une fois par semaine.
A contrario, Elo et Emi ont opté pour le choix de la mise à distance des déchets en plaçant leur sac de tri des emballages recyclables sur le balcon, et la poubelle ménagère sous l’évier de la cuisine. Ce choix me surprend au premier abord, car il et elle jettent proportionnellement plus de déchets recyclables que de déchets ménagers, alors que la porte leur donnant accès au balcon est celle du séjour. Emi justifie ce choix par le fait que les déchets organiques -dans leur cas jetés dans la poubelle ménagère- sont moins simples à transporter. Il m’explique avoir l’habitude d’emmener les emballages sur le balcon au moment de passer à table dans le séjour. Par ailleurs, le recyclage étant volumineux, il n’imagine pas inverser les deux poubelles car l’espace sous l’évier lui semble insuffisant.
Parmi l’invisible de nos cuisines, les déchets prennent une place grandissante depuis les années 2000. Certes les produits que nous achetons possèdent beaucoup d’emballages, mais c’est surtout le tri que nous en faisons qui est gourmand en espace. Plutôt que la poubelle unique du XXe siècle vidée très régulièrement, nous possédons aujourd’hui de multiples poubelles vidées moins fréquemment.
DES OPTIONS D’APPROVISIONNEMENT MULTIPLES /
Si le tri des déchets est l’éco-geste le plus intégré dans la pratique des Français, l’attention portée à la provenance des produits n’est pas transversalement répandue.
Elo & Emi ont l’habitude de s’approvisionner une fois par mois dans un hypermarché de périphérie en voiture, puis de compléter leurs manques de produits hebdomadaires dans les supérettes du centre ville à pied. En pratique, il et elle ne passent pas commande sur le drive, mais se servent de l’application pour construire leur liste des courses en commun.
Apo & Oliv ont des sources d’approvisionnement tout autres. Il et elle ont fait le choix d’utiliser à minima le supermarché, se limitant à
l’achat de produits bien spécifiques tels que la moitié de la part de leurs produits laitiers et les produits ménagers indispensables. L’autre part de leurs produits laitiers provient du marché, comme 10% de leurs légumes. Du reste, 90% de leurs légumes proviennent d’une AMAP43, comme leurs céréales achetées via une coopérative d’achat groupés en gros volumes. Leur moyen de transport le plus fréquent est le vélo. L’aménagement urbain de la ville de Grenoble en faveur de ce mode de déplacement permet ce type de pratiques, alors que le réseau morcelé de pistes cyclables de Montpellier où vivent Elo et Emi ne le sécurise pas. Dans ce sens, les aménagements de l’espace urbain ont aussi un impact sur nos choix en matière d’approvisionnement alimentaire. Il en est de même concernant le maillage des marchés : Grenoble compte 19 marchés hebdomadaires à destination de ses 160 000 habitant.e.s contre 9 marchés hebdomadaires pour les 290 000 habitant.e.s de Montpellier44. Pour près du double de sa population, Montpellier compte pourtant deux fois moins de marchés de producteurs que Grenoble.
Si l’accès aux produits locaux et de saison est inégal entre ces deux villes françaises, j’ai questionné Apo & Oliv à propos de leurs habitudes alimentaires. Tous les deux ont un régime végétarien45, mais ont un passé familial différent.
Oliv me raconte le virage que représente son choix alimentaire :
Apo en revanche vient d’une famille flexitarienne46 affectionnant particulièrement la cuisine..
Le couple a adopté ce régime dans un objectif de réduction de leur empreinte écologique et par sensibilité à la souffrance animale, mais ne s’affirme pas aussi catégorique concernant le menu proposé à leur futur enfant. Il et elle considèrent que leur rôle de parent est de lui donner accès à une variété de produits et d’apports nutritifs en lui laissant la possibilité de se positionner plus tard.
43 Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne
44 Source INSEE, données 2018.
45 Le régime végétarien exclut viande et poisson mais consomme des oeufs et des produits laitiers.
46 Le régime flexitarien correspond à une consommation de viande très occasionnelle.
Si le choix de nos produits dépend de l’accès aux infrastructures ainsi que du facteur financier, le moment de la préparation dépend pour sa part beaucoup du facteur temps. Apo & Oliv font partie des personnes de mon entourage qui passent le plus de temps en cuisine, évaluant à une moyenne de 8 à 10h par semaine passées à cuisiner. Lorsque je les questionne sur ce moment, il et elle m’expliquent prendre surtout le temps le soir. Leur habitude est de cuisiner autant que possible ensemble: il et elle fixent une heure de rendez-vous à laquelle se retrouver pour cuisiner après leurs journées respectives. Ce moment les met en action en rangeant et en cuisinant, en discutant ou en écoutant un podcast. De l’importance est accordée à la présentation de leurs plats: diverses épices, choix soigné de la vaisselle. Riches de leurs différentes manières de faire, il et elle jouent parfois à Top chef à la maison. Enfilant les rôles de chef et de commis, l’un.e dicte les instructions à l’autre puis propose des pistes d’améliorations après dégustation. C’est une manière pour eux d’aborder le processus créatif du repas en se remettant continuellement en question. Enfant, Apo était déjà mise à contribution lors de la préparation des repas. Elle se souvient des odeurs, et de la cuisine comme un lieu alchimique plein de surprises. Elle considère conserver cette curiosité mais estime préparer des plats moins sophistiqués que le faisaient ses parents. Pour Oliv, sa mère était peu partageuse de l’espace cuisine, où il mettait uniquement les pieds à l’occasion de quelques sessions de pâtisserie tels que les Bredele de Noël47 ou la brique48
Emi aussi mettait les pieds une fois par an dans la cuisine: pour préparer une frangipane au moment de l’épiphanie. Le reste de l’année, il avait pour mission de mettre la table avant manger. Elo a un père passionné de pâtisserie, mais est moins prise de ce goût-là. En repensant aux habitudes alimentaires de son enfance, elle se considère en continuité de ce qui lui a été inculqué, “mais en moins bien” me dit-elle. Elle perçoit passer beaucoup moins de temps en cuisine, en mangeant tard, parfois moins sain. En effet, Emi & Elo consacrent 3 heures par semaine à cuisiner. Ce n’est pas un moment commun. Lorsque leur objectif est de passer du temps ensemble, il et elle préfèrent manger en ville ou commander une pizza, des sushis ou un kebab, une fois par semaine environ. Je constate en sondant d’autres amis autour de moi, que le choix de se faire livrer va quasi toujours de pair avec une envie de consommer
un plat gras ou copieux, et subvient rarement à une envie de brocoli. Des enseignes ont tiré parti de ce phénomène en destinant leurs repas uniquement à la livraison à domicile: on les appelle Dark Kitchen. Depuis la pandémie de Covid19, leur nombre a explosé comme nous l’expliquent Émilie Laystary et Stéphane Méjanès dans le podcast Bouffons49. Ce modèle de restaurant virtuel importé des Etats Unis promeut la malbouffe en suscitant l’envie de leurs consommateurs en ayant recours à de la publicité massive. Le terme Dark correspond au fait que ces enseignes prennent souvent place dans des entrepôts industriels sans fenêtres, employant des “techniciens d’assemblage” - et non cuisiniers - privés de la lumière du jour. L’allusion sous-jacente est évidemment le manque de transparence volontaire de ces enseignes.
Pourtant moins Dark, la cuisine d’Elo & Emi ne correspond pas à leurs attentes de confort lumineux. Pour préparer le repas du soir, il ou elle se placent assis à la petite table de la cuisine ou debout devant le plan de travail afin de surveiller la cuisson. Étant dos à la fenêtre, leur propre corps leur fait ombre, et l’éclairage artificiel n’est pas suffisant. Emi souhaite acheter un bandeau Led sur batterie
S’ÉTABLIR
SANS
SE RETROUVER POUR PARTAGER UN REPAS / Etymologiquement, le compagnon vient du latin “cum” avec et de “panis” pain. Il est celui avec lequel on partage son pain. Les habitudes de consommation d’Elo & Emi ont contribué à éveiller les réflexions de l’enquête suivante concernant le sens du choix de la table lors de la prise d’un repas. Leur logement dispose de quatre tables: une table ordinaire rectangulaire avec deux tabourets dans la cuisine, une table à manger ronde et un bureau dans le coin du séjour (jadis la table à manger de la grand mère d’Emi), et la table basse rectangulaire entre la télévision et le canapé. Sur la table de la cuisine est consommé le petit déjeuner, un choix lié au gain de temps recherché le matin: il dure 15 à 20 minutes.
L’emplacement du repas du soir varie une fois sur deux. La moitié du temps sur la table ronde dinatoire où il et elle vont prendre leur temps, environ 30 min pour un repas qui nécessite parfois un découpage au
couteau.
Emi explique moins apprécier cet emplacement à cause de l’éclairage froid ou insuffisant procuré par les lampes d’appoint.
L’autre moitié du temps, dans la situation où le repas est préparé rapidement après 21h, il et elle mangent devant un film sur la table basse:
Lorsqu’il leur arrive de commander à manger, il et elle ont pour coutume de manger devant la table basse.
L’autre table que je n’ai pas cité est la petite table présente sur leur balcon, où ils s’installent à l’occasion les midis d’été. La fenêtre depuis la cuisine leur sert de passe-plat. Or le soir, le manque d’éclairage ne les incite pas à utiliser cet espace qui n’accueille pas plus de deux personnes. Manger dehors est une occasion de prendre son temps. Je trouve amusant que le simple fait de ne pas avoir de toit au-dessus de la tête produise un tel désir de ralentissement. Ceci est possible lors des jours de beau temps, ce qui est en soi un facteur influant sur les désirs alimentaires.
Apo & Oliv mangent dehors tous les midis estivaux où il et elle sont présents à l’appartement. Une petite table métallique facilement manipulable cherche l’ombre ou le soleil, tandis qu’une plus grande table sert à recevoir des amis le soir en profitant de la vue sur les montagnes.
Le reste de l’année, le petit déjeuner est express entre 10 à 15 minutes sur la table ronde, ou remplacé par un “café cash”. En revanche ce temps est rattrapé le weekend par la consommation d’un brunch pendant 1 heure.
Tous les repas du midi le reste de l’année sont pris sur la table ronde pendant 45 minutes.
Je les interroge sur l’attribution ou non d’une place attitrée à chacun. Au contraire la forme ronde leur permet de varier facilement, même s’il et elle ont l’habitude de s’installer côte à côte. La table ronde crée une mise à distance assez importante dans un placement face à face qu’il et elle dédient à des occasions spécifiques.
Le soir, dans 70% des jours le repas est consommé sur la table à manger, contre les 30% des jours restants sur la table basse. Comme Elo & Emi, ce choix est globalement lié au menu:
Le repas du soir dure aux alentours d’une heure, bien que tous les deux ne mangent pas au même rythme.
On comprend que la plupart du temps, c’est le choix du menu qui oriente vers un lieu de consommation ou un autre. Une ambiance est recherchée en fonction de la tenue du repas. Concernant l’ambiance de leurs espaces domestiques, j’ai demandé à mes interviewé.e.s quelle était leur recette de la convivialité.
LE BON PLAT OU L’APÉRO DÎNATOIRE, DUEL DE CONVIVIALITÉ /
A ce sujet, les avis divergent au sein des couples. Premièrement Elo et Emi ne ressentant pas leur cuisine comme conviviale n’invitent pas d’amis à dîner chez eux. Il et elle préfèrent donner rendez-vous dans un restaurant ou dans un parc pour un pique-nique. Lui passe un moment convivial lorsque chacun trouve une place assise autour de la table, avec des tapas à grignoter et un fond musical. Elle trouve la convivialité dans le partage d’un plat commun accompagné d’un bon vin:
A l’inverse, le second couple apprécie de recevoir, bien que leur perception de la convivialité diffère.
Pour Oliv, la recette de la convivialité s’adapte aux convives: il s’agit de mettre les gens à l’aise. Il accorde de l’importance à la taille du groupe: il apprécie qu’en étant autour d’une table tout le monde puisse prendre part à la même discussion. De cette façon, le moment de partage reste un espace d’écoute, en évitant la montée en décibels de discussions parallèles. Il leur semble important de garder cette attention d’écoute lors de l’arrivée de leur futur enfant.
Oliv privilégie la spontanéité du moment en laissant la possibilité qu’un apéritif entre amis se transforme en repas, où les convives seront mis à contribution. En opposition, Apo aime préparer le repas à l’avance, lui permettant de se rendre disponible autour d’un verre lorsque les invités arrivent.
Le contenu d’un repas convivial n’est pas un accord non plus: Apo trouve que l’auberge espagnole est vectrice de convivialité en suscitant des discussions sur les recettes, tandis qu’Oliv préfère un grand plat qui rassemble au même sens qu’Elo.
Malgré le biais sociologique de cette enquête, nous avons vu dans cette partie que cuisiner est une activité associée à une déclinaison de plaisirs. Pourtant, afin que ces moments quotidiens ne se transforment pas en corvée, les aménagements de nos espaces ont un vrai rôle à jouer.
A l’échelle urbaine, les réseaux d’approvisionnement et de transports facilitent ou dissuadent les choix de consommation des habitant.e.s d’une ville. A l’échelle domestique, nos espaces gravitent autour de la cuisine et de ses usages, comme point central de connexion sociale. Ils doivent faire preuve d’une certaine générosité afin de garantir l’instauration d’un espace convivial d’écoute et de partage.
Puisque «à 12 h 30, 57% des Français sont occupés à manger, contre 38% des Belges, 20% des Allemands et 14% des Britanniques»50, les espaces que nous concevons en tant qu’architecte doivent tenter de préserver le rituel Français de trois repas par jour afin de lutter contre l’obésité.
Or, faisant appel à nos cinq sens, chaque humain vit différemment le repas en fonction de ses goûts. Les attentes en termes d’aménagement de l’espace de préparation et de consommation ne sont pas homogènes. Nous allons voir dans la prochaine partie comment la question de la table dans nos logements peut s’avérer décisive dans nos comportements.
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3. OÙ S’ATTABLE-T-ON AUJOURD’HUI?
Tel que nous l’avons vu dans les parties précédentes, l’attention portée à la consommation de nos produits alimentaires n’est pas uniforme.
Pourtant l’OMS révélait en 2011 qu’en Europe «jusqu’à 30 % des cas de cancer sont liés à de mauvaises habitudes alimentaires et sont, dès lors, évitables.»51.
Les entretiens que j’ai menés m’ont poussé à questionner l’importance de la table dans la définition d’un espace et des usages y étant associés.
Catherine Clarisse, dans sa contribution au rapport Leclerc Girometti, effectue un lien entre le sous-équipement des cuisines à travers la disparition de la table, et la malbouffe.
Étymologiquement, deux mots latins désignent la table : mensa et tabula. Le mot mensa qui donna mesa en espagnol, désigne précisément la table où l’on mange. En revanche, le mot tabula désignait un plateau sur pieds servant de support quelconque, qui donna table en français. Effectivement jusqu’à la Renaissance en France, la table était une planche posée sur des tréteaux que l’on positionnait uniquement au moment du repas: c’est de cette pratique qu’est issue l’expression “dresser la table”. C’est au XVIIIe siècle que la table prend forme en tant que meuble fixe. De même, les trois repas qui rythment nos journées ne sont pas particulièrement anciens.
Mais aujourd’hui, quel avenir nos nouvelles manières de prendre les repas réservent-elles à la table ?
Nous allons nous attarder sur trois types de tables qui occupent une place majeure dans nos logements: la table à manger, la table basse, puis le bar.
3.1. LA TABLE A MANGER: UNE PRATIQUE SOCIALE
La table à manger, qu’elle soit ronde ou rectangulaire, mesure communément 75 centimètres de haut. C’est l’un des premiers meubles que l’on installe quand on emménage : elle est constitutive d’un logement établi. C’est celle où l’on partage traditionnellement le repas en France.
Par notre posture assise sur une chaise, nous sommes assez attentif. ve.s à notre interlocuteur.ice. Qu’il s’agisse d’un enfant sur une chaise haute, d’une personne en fauteuil roulant ou autre, les regards des convives sont à la même hauteur, ce qui donne lieu à une bonne écoute.
La hauteur de la table offre une vue sur notre propre assiette et sur le reste de la table, et facilite le découpage des aliments. Elle nécessite
51 Organisation Mondiale de la Santé Europe, Cancer et mauvaise alimentation vont de pair, 2011.
un éclairage assez puissant pour permettre un confort d’usage : on considère que la table doit bénéficier d’un éclairage de 200 à 300 lux. La qualité d’éclairage apportée à ce meuble donne parfois lieu à des usages autres qu’alimentaires. L’espace bureau étant généralement configuré pour accueillir une personne, le travail de groupe peut se reporter sur la table de la cuisine. La séance de travail pourra être facilement accompagnée d’un thé, apportant un gage de convivialité à ce moment.
C’est le cas d’Anna qui se concentre mieux depuis sa cuisine pour travailler.
Pourtant, le choix concernant l’intensité lumineuse de l’espace de consommation est propre aux populations occidentales. Comme nous le rapporte Junichiro Tanizaki dans l’Eloge de l’ombre, les cultures orientales cherchent à rétablir un équilibre entre l’appel à nos sens: «La cuisine japonaise n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde[...] le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques.»52. C’est
par les lumières tamisées que les plats dessinent leurs volumes à travers leur ombre.
Mais si dans certains logements la table à manger peut prendre ponctuellement le rôle de bureau, pour de nombreux logements étudiants il s’agit plutôt de l’inverse. Chez Emma vivant dans une résidence étudiante, la cuisine-couloir n’a pas de table. Son bureau, largement occupé, est supposé laisser libre un coin destiné à la préparation et à la consommation des repas. Cependant, lorsque les affaires scolaires s’étendent trop, elle finit par choisir de manger sur son lit. Plusieurs types d’usages entrent en conflit dans ces petits espaces: lors de nos études, c’est souvent le travail qui prend le dessus sur l’alimentation.
Comme nous l’avons vu plus tôt, cette table à laquelle chacun a sa place attitrée renoue l’identité d’un groupe. Jean Sébastien Philippart parle «d’identité narrative de la table»53.
Or manger avec ses semblables porte un nom : la commensalité. Ce mot est issu du latin cum signifiant avec, et mensa voulant dire table
Cette table qui permet le partage des repas de famille est un appui pour la communauté. Ci-dessus une photo de ma famille paternelle de sept enfants pendant un dîner festif. Elle prend place dans un HLM de banlieue toulousaine en 1967. La cuisine de ce T6 étant trop petite pour y dîner, cette table est dans la salle à manger. Les repas de famille sont des moments de célébration au cours desquels un soin supérieur à l’ordinaire est porté à la table et au repas.
Dans le cinéma ou la publicité, le repas à table peut incarner le cliché de l’unité familiale, ou à l’inverse le lieu de cristallisation de tensions. Xavier Dolan par exemple, accorde beaucoup d’importance aux scènes de vie quotidienne dans son cinéma. Dans son premier film J’ai tué ma mère, les désaccords entre la mère et l’adolescent éclatent pendant le rituel du dîner, amplifiés par l’irritation des manies routinières. Lorsqu’un dialogue est brouillé, le partage d’un repas peut devenir insupportable.
53 Podcast Manger, Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e ?, Louie Media, 2019. Figure 34: photo de la famille Maruéjouls, 1967.A travers l’œuvre du Banquet de Platon, nous pouvons nous demander si l’activité première à travers un repas serait finalement de manger ou de discuter? Dans ce récit, le partage des mots importe bien plus que le partage des mets. De plus, la table à manger peut aussi être le lieu d’affirmation de pouvoir politique. Que ce soit un repas d’affaires entre deux collaborateurs ou entre deux dirigeants de pays, la géométrie de l’aménagement peut implicitement être un signe de fraternité ou d’hostilité.
Sur la fresque de la Cène, Léonard de Vinci représente un épisode crucial de la bible autour d’une table. Il s’agit du dernier repas du Christ, annonçant à ses apôtres que l’un d’entre eux est sur le point de le trahir. La table au plan très frontal occupe toute notre attention. Comme dans toutes les œuvres de De Vinci, des mystères subsistent, or ici les aliments sur la table semblent être porteurs de sens, comme l’assiette vide de judas, ou les poissons pouvant être des jeux de mots de tromperie en italien54.
En revanche, dans les appartements en ville, le besoin d’une grande tablée familiale est moins prépondérant. Selon l’INSEE, le besoin croissant de petits logements est le «Résultat d’un changement dans les modes de vie impactant la vie familiale (unions plus fragiles, décohabitation des générations…), le nombre de personnes par logement a tendance à diminuer dans toutes les régions métropolitaines.[...]La décohabitation est le premier facteur de croissance du parc dans les banlieues et les couronnes des grands pôles»55. Avec une moyenne nationale de 2,23 personnes par foyer, la présence d’une table à manger répond de moins en moins au besoin fédérateur de la famille nucléaire.
Passer un repas de fête seul peut être perçu comme un signe d’exclusion sociale.
Une personne mangeant seule à la table d’un restaurant verra le ou la serveur.euse retirer les couverts en face d’elle. Les dimensions de la table sont prévues pour accueillir deux couverts: manger seul.e sur une table à manger prévue pour plusieurs, c’est faire face à notre manque d’appartenance.
Comme le rapporte Junsup David Lee dans sa thèse intitulée «Les origines d’un comportement quotidien: pourquoi les humains partagent-ils des repas?»56, le partage des repas remonte à la préhistoire. Dans un premier temps, on comprend que le développement d’un plus grand cerveau de notre espèce a permis de développer une meilleure mémoire et créativité. Grâce à ces capacités, les hommes ont pu établir plus de relations entre pairs. Notre nature sociale montra son importance à travers l’entraide d’un groupe pour se procurer de la nourriture, activité principale et vitale.
Par ailleurs on lit que le sentiment d’appartenance lié à la nourriture fait appel à notre éducation. Une famille transmet des gènes mais aussi des valeurs sociales. Or les préférences alimentaires inculquées durant notre enfance sont des marqueurs d’identité de groupe par lesquelles nous pouvons identifier nos pairs. Par exemple, le fait qu’il y ait beaucoup de végétariens dans mon entourage dépend d’une classe sociale à laquelle j’appartiens et avec laquelle je partage des valeurs, pour autant la proportion de végétariens en France ne correspond pas à la proportion que j’observe autour de moi.
Aujourd’hui, des raisons morales et émotionnelles entrent en jeu dans le repas partagé: le groupe veille sur les mauvaises habitudes alimentaires de ses pairs. Dans les maladies mentales telles que la boulimie ou l’anorexie, les proches peuvent souvent alerter sur un comportement anormal et inviter la personne à se faire accompagner par des professionnels de santé.
La position assise que nous adoptons sur une chaise est aussi assez occidentale, puisque en Asie mais aussi ailleurs dans le monde, c’est la position accroupie qui est la plus commune. Cette position étant tout à fait naturelle chez les enfants, elle se perd en grandissant chez nous occidentaux. Camille Oger explique que «L’usage intensif des chaises hautes et autres fauteuils provoque, à long terme, un raccourcissement et un enraidissement de ces tendons.»57. De plus, la position accroupie favorise un meilleur transit que la position assise. S’asseoir sur une chaise tel que nous le faisons sur une table à manger ne serait pas nécessairement une bonne habitude physionomique.
56 Junsup David Lee, The Origins of an Everyday Behavior: Why do People Share Meals?, University of Mississippi, Oxford, May 2014.
57 Camille Oger, Le manger, Manger accroupi, manger assis, 2013.
La fuite de la cuisine comme espace de consommation ne signifie pas directement une disparition de la table. Dans la cuisine d’Hugo, la table de la cuisine fait office d’extension du plan de travail, du reste il y entrepose des affaires. Il mange dessus uniquement lorsqu’il reçoit des amis, le reste du temps il mange sur sa table basse du salon. Il se peut que la table de nos cuisines reste une ressource de convivialité, à laquelle nous ayons recours seulement lors de moments de réception. Il se peut également que la mondialisation ait permis la diffusion de différentes coutumes mettant en péril le modèle judéo-chrétien de repas autour de la table à manger.
3.2 LA TABLE BASSE: UNE RECHERCHE DE CONFORT
A travers la pop culture, nous avons accès à des images de pratiques qui ne semblent plus si lointaines spatialement. Or si l’usage de la table basse nous évoque le plateau-télé, des cultures telles que japonaises ou saoudiennes ont des pratiques beaucoup plus collectives de ce meuble. Il se peut que si des produits récemment popularisés tels que le tofu ou les graines de chia se soient imposés en peu de temps dans nos placards, il en soit de même pour nos lieux de consommation.
On peut être amené à déserter l’espace de consommation traditionnel pour se restaurer sur le canapé devant un film. Associant plusieurs plaisirs, le visionnage d’un film procure des émotions depuis une position de confort dans le canapé, en dégustant un repas. Ce type de consommation est parfois associé à la malbouffe, car étant moins attentif à son assiette, l’individu ne se montre pas à l’écoute de son corps.
Une autre raison associée à la mauvaise réputation de la table basse, est qu’elle est aussi le lieu privilégié de prise d’apéritif d’ordinaire peu équilibré, à base de chips, saucisson et autres aliments riches en sel et en graisses.
Or si c’est sur cette table que l’on grignote ou mange des plats livrés, elle fait aussi preuve de qualités fédératrices notables. Elle prend pour référence la hauteur d’assise d’un canapé, soit généralement à 45 centimètres du sol. La table basse, est souvent plus mobile qu’une table à manger, on la rapproche ou éloigne du canapé fréquemment. Elle permet également de réunir plus de personnes autour d’une même surface de desserte, puisque les assises multiples - canapé, fauteuil, tabouret, coussin, tapis - n’ont pas besoin d’entrer sous le plateau de la table. Pour un repas à la table à manger, il sera indispensable de disposer de suffisamment de places assises par personnes, tandis qu’un repas autour d’une table basse peut s’adapter plus sommairement. Ces places ne sont pas figées autour d’une table basse : au cours d’un repas, plusieurs personnes peuvent échanger leur position. Les postures sont plus détendues que sur une chaise, il est confortable de s’y éterniser. Cette proximité avec le sol place le plateau à portée de vue directe des enfants, contrairement aux autres tables dont ils voient la sous-face. De plus, comme dans la culture japonaise, les lumières de l’espace séjour sont couramment plus tamisées que dans l’espace cuisine: un éclairage entre 50 et 200 lux est recommandé. Ce sont ces qualités qui rendent l’usage de la table basse attrayant.
Les plats de tous continents se sont popularisés ces dernières années à travers la publicité et les réseaux sociaux, et l’image d’autres postures de consommation s’est également diffusée. Notre désir de variété culinaire s’associe à des variations d’atmosphères de dégustation. La table haute n’est plus l’unique option comme le gratin dauphinois n’est plus la recette incontournable.
Cependant, l’espace de la table basse n’étant pas exclusivement déterminé comme relevant d’une zone de consommation, elle se trouve souvent encombrée par des affaires telles que des livres ou des tasses qui trainent.
Dans le petit logement sous les toits de Naomie, il n’y a pas de table à manger. Une table reculée vis à vis de la cuisine est sa zone de travail, elle n’y mange pas. La table qui fait face à sa kitchenette est une table basse. Pourtant, c’est un espace qu’elle identifie comme relevant du séjour plutôt que de la cuisine. Elle stocke divers objets d’usage courant sur cette table, tandis que comme Emma (voir p.67), elle réserve un petit coin de cette table pour la préparation de ses plats. Or au vu du peu d’espace dont elle dispose, elle s’organise pour cuisiner de nombreux repas à l’avance en une fois et se restreint beaucoup concernant le choix de ses recettes. N’ayant pas d’espace de consommation à proprement parler, elle fait le choix de manger assise par terre adossée à son lit. Ici encore, le travail passe avant l’alimentation. Pour autant, elle confie se sentir bien assise par terre, ce qui fait écho aux précédents propos concernant le choix d’une position assise ou accroupie.
Si la table haute relève d’une pratique sociale, la table basse n’est pas clairement son opposé. Certes, elle délocalise l’espace de consommation hors de la pièce de la cuisine, mais n’écarte pas la dimension de partage. Dans le cas de cuisines séparées, cela peut permettre à des personnes n’ayant pas suffisamment de place dans celle-ci de recevoir autrement, en s’accordant des postures assises moins figées face à une table basse. En revanche, dans le cas d’une cuisine ouverte sur séjour, l’absence de table à manger peut être délétère aux habitudes alimentaires. La non distinction d’espaces d’alimentation, de travail et de sommeil peut mener à la domination d’une des fonctions sur les autres.
Dans l’appartement de Loïc, les trois tables sur lesquelles nous nous attardons se côtoient et se répondent. Le bar initialement présent ne dispose d’aucun espace sous le plateau pour les genoux. Il sert exclusivement de plan de travail, et a été suppléé en bout de cuisine par une petite table à manger. Pour consommer seul ou à deux, Loïc s’installe sur cette petite table qu’il a fabriquée. Au vu de la longueur et largeur généreuses du bar, la table à manger est un symptôme de l’inconfort commensal du bar. En revanche, la table à manger est si petite que pour recevoir plus de deux personnes, il se rabat sur la table basse du séjour. Dans une dernière interdépendance, la table à manger et la table basse sont rarement encombrées, tandis que le bar accumule divers produits alimentaires.
Le bar étant pensé comme plan de travail, il bénéficie d’un éclairage puissant, les préconisations courantes étant comprises entre 300 et 500 lux.
La hauteur du bar de Loïc est de 1 mètre, mais peut communément varier entre 90 et 110 centimètres. Par sa hauteur, ce meuble délimite
une séparation entre deux espaces. Tantôt passe plat, tantôt masque visuel, il est moins large qu’une table. Ni un enfant ni une PMR58 ne peuvent accéder à cette surface.
Des tabourets de bar inclus dans la location de Loïc moisissent actuellement à la cave. Ma théorie issue de mes expériences concernant les tabourets de bars est que parmi les deux ou trois présents, au moins l’un d’entre eux est toujours cassé. J’ai parfois la sensation de devoir tirer à la courte paille pour savoir qui tombera sur le siège qui tangue. On peut notamment lire dans un magazine de conseil déco Côté Maison «selon la taille du bar, optez pour des tabourets d’une hauteur de 70 ou 80 cm. Méfiez-vous des tabourets à 3 pieds, esthétiques mais instables ; et rappelez-vous que plus l’assise est moelleuse, plus vous restez installés longtemps…»59. Ce commentaire trahit le caractère directif du tabouret, qui impose une posture assise ne favorisant pas la prise de temps.
Or le bar est un meuble que l’on retrouve aussi dans les fast-food, ou les cuisines à l’américaine. Ces cultures sont en l’occurrence réputées pour accorder peu de temps à l’alimentation.
Le mot bar évoque pour moi un endroit lié à la boisson plus qu’à la nourriture. Je me suis penchée sur l’origine de ce mot aux notes d’anglicisme. Le mot bar vient de l’usage anglais, lui-même puisé du mot français barre qui désignait la forme du long comptoir séparant les boissons des consommateurs. Ces derniers pouvaient se tenir assis à table ou debout accoudés au comptoir60. Il est intéressant de distinguer le mot bistrot, que l’on doit aux chauffeurs de taxi russes du XXe siècle. Ces derniers s’arrêtaient rapidement au bar entre deux courses, commandaient en précisant «bistro» signifiant «vite» en russe. C’est ainsi que le bistrot est devenu le mot pour désigner un bar dans lequel on ne s’éternise pas.61
Cette origine appuie le raisonnement selon lequel un bar dans une cuisine n’est pas un endroit où l’on passe beaucoup de temps. Peutêtre ce meuble est-il plus adapté aux personnes vivant seules, qui s’éternisent peu à table, et pour qui la faible profondeur du plateau est moins gênante.
58 Personne à Mobilité Réduite
59 Natalie Brun d’Arre, Mon bar : le QG de ma cuisine, Côté Maison, 2016.
60 Source wikipédia
61 Source Blog Les Barrés, 2015.
C’est le cas d’Estelle, vivant seule. Son bar est dans le prolongement du couloir de l’entrée, devant le linéaire de fond de séjour. Elle s’enthousiasme de ses rangements et du peu d’encombrement au quotidien. Si elle aime manger sur ce bar quand elle est seule, nous n’avons jamais partagé de repas dessus. Son appartement est pour moi le repère à raclette. Toutefois, pour cette occasion nous rentrons la table de la terrasse, plus large et plus longue, autour de laquelle nous pouvons nous attabler à plusieurs.
Nous y partageons au mieux un apéritif debout pendant la préparation du repas, mais le délaissons au moment de partager un vrai plat. Contrairement aux tables, le bar est fixe et ne permet pas d’être déplacé afin d’accueillir plus de monde.
Il m’apparaît à ce stade un paradoxe, qui est que d’une part le bar prétend établir une connexion entre séjour et cuisine, et que d’autre part, l’origine de ce meuble visait à mettre une barrière entre un espace de préparation et de consommation. Or si la table basse concurrence la table à manger par ses postures de confort, le bar ne semble pas faire rougir les tables.
L’étude du chapitre précédent portait sur une tranche d’âge spécifique de la population que j’ai en partie remobilisée dans la présente partie, mais il semble important de préciser que l’usage de la table évolue avec la variation des besoins au cours d’une vie.
Le schéma des différents souhaits pourrait grossièrement se dérouler tel que suit : dans l’enfance, nous apprécions d’avoir une table de dinette à notre hauteur. Pendant l’adolescence nous cherchons à prendre place dans les rôles établis autour de la table familiale. Quand on s’établit seul, la table n’est pas pensée comme élément central, tandis que suite à un aménagement en couple ou en colocation, elle reprend une place fondamentale. Elle devient un point d’échange quotidien. Évoluant dans une vie d’adulte, nous voulons pouvoir recevoir amis et famille autour de repas. Enfin, la perte d’autonomie conduit vers des besoins de tables à roulettes pouvant être dégagées sans effort. Les différentes tables que nous connaissons induisent des gestuelles adaptées à l’acte de manger. Nos habitudes alimentaires évoluant à travers le temps, il est naturel que nos espaces mutent en conséquence.
La table à manger présente dans les pratiques traditionnelles n’est pas à l’abri d’une disparition. Cette disparition non sans lien avec l’écueil de la famille nucléaire est à tempérer. La table en tant qu’objet restera utile pour divers types d’activités : les usages ne lui seront plus spécifiquement attribués, mais l’usager pourra en disposer à son souhait. Il en résulte une complexité à dessiner des espaces capables qui ne soient ni directifs ni restrictifs. Il y a cependant selon moi une méfiance à avoir à propos des meubles couteau-suisse où il faut renoncer à une activité pour en exercer une autre: le plus célèbre étant le canapé lit qui, un jour, se fige en position lit.
CONCLUSION
Ces trois enquêtes viennent creuser sous trois angles spécifiques des réflexions qui m’ont traversée tout au long de mon cursus, à propos de l’impact et du bien-être des usagers des espaces que nous dessinons en tant qu’architectes. Au delà de la question de la place de la femme dans la cuisine, le défi actuel que j’ai exploré à travers ce mémoire est celui de l’impact environnemental et sanitaire de nos choix en matière d’alimentation. Ce sujet soulève un enjeu de santé publique et de soutenabilité écologique.
D’une part, de nombreux défis environnementaux sont liés à l’alimentation. Face à la sixième extinction de masse en cours, les sols s’érodent, l’eau douce s’épuise et les écosystèmes se fragilisent. A travers l’importation lointaine de denrées, nous faisons mine de ne pas savoir que la chaîne alimentaire s’étiole. Or la défense des sols vivants est un enjeu de préservation de nos ressources, et ce en luttant contre l’agriculture intensive et en revendiquant une sobriété foncière. C’est en partie l’objectif que se fixe la loi ZAN (Zéro Artificialisation Nette) en songeant à la capacité des sols à capter le carbone. Cependant les échéances 2050 que se fixent cette loi ne suffiront peut être pas à raisonner à temps l’aménagement des territoires.
Un des sujets qui n’a pas été creusé dans ce mémoire et qui mériterait à mon sens d’être approfondi est celui de l’entrée du numérique jusque dans les circuits alimentaires. Les systèmes de livraison express qui invisibilisent l’économie alimentaire, comme le fait remarquer Hubert Guyot62, me semblent préoccupants. Il explique que des entreprises de livraisons de courses à domicile comme Gorillaz sont soudainement montées en bourse au moment de la crise du Covid 19. Des investisseurs subventionnent ce commerce le temps de donner des habitudes aux consommateurs à bas prix. Au delà des questions d’esclavage moderne et de publicité massive qui se cachent derrière ces sociétés, je me demande quelle influence auront ces modèles sur l’imaginaire collectif des citadins à propos de leur alimentation. Quelle idée se fait un individu urbain de ce qu’il a dans l’assiette, par où est-ce passé, grâce à qui, à quel prix? Jusqu’où nous conduira cette promesse de commodité ?
Manger devient une prise de position politique pour les raisons que nous venons d’évoquer. Par ailleurs, nous n’avons pas abordé la place des religions dans nos choix alimentaires. Pour autant, la cuisine est un lieu de vie foisonnant dans nos logements,
62
empli de souvenirs et de plaisirs. Nous avons exploré à travers ce mémoire quels sont nos héritages culturels et quel avenir peut se réserver à cet espace domestique. De plus en plus, des modes d’habitat décloisonnés se développent, tels que l’habitat participatif ou le co-living, visant à partager des espaces communs -notamment la cuisine- afin de s’offrir de plus généreuses surfaces. L’atelier d’architecture Septembre a notamment été lauréat du concours FAIRE organisé par le Pavillon de l’Arsenal en défendant l’accès à l’alimentation et à la cuisine comme «un besoin élémentaire et un droit pour tous quelles que soient la taille ou les conditions de son logement»63. A travers cet accompagnement de projet, l’atelier est en train d’expérimenter l’implantation d’une cuisine collective en pied d’un immeuble de logements collectifs existant, à la manière des cités ouvrières d’antan. Cette mise en commun d’un espace perdu dans les appartements cherche à rétablir du lien social et à redonner plaisir aux habitant.e.s de cuisiner. Cette initiative est à mon sens une piste de travail pour valoriser la place de l’alimentation dans nos vies. Cherchons à défendre le repas en tant que moment de partage chez soi, dans la rue, ou au travail, en créant des lieux de convivialité et de prise de temps.
Une chose est sûre, si notre impact sur l’alimentation est indirect, nous avons un rôle à jouer en tant qu’architectes et aménageurs qui est de donner les outils nécessaires aux habitant.e.s pour adopter des modes de vie sains et soutenables.
BIBLIOGRAPHIE
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CONFERENCES /
Cité de l’architecture
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- Réenchanter le monde : architecture, ville, transitions, Philippe Madec, 2014
- Du marché au vide grenier, l’espace public et les citadins pris dans l’échange marchand, Emmanuelle Lallement, Olivia Polski, Pascal Bensidoun, Octave Debray, 2015.
ARTICLES /
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Les grands chiffres de l’empreinte carbone du quartier
[https://www.batimentbascarbone.org/bbca-quartier/]
Hypotheses, Train et écologie
[https://trainetecologie.hypotheses.org/613]
Histoire de la cuisine, de 1900 à 1950
[https://www.cuisinealafrancaise.com/fr/articles/24-de-1900-a-1950]
Le temps consacré à l’alimentation par les familles ouvrières en Europe, Peter Scholliers [https://books.openedition.org/editionsmsh/8136?lang=fr]
La face sombre du patriotisme : le cas Fritz Haber,
[https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-2-page-121.htm#:~:text=Fritz%20Haber%20 ou%20les%20deux,dont%20le%20fameux%20gaz%20moutarde.]
Les Français et leur culture alimentaire : approche historique
[https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271830-les-francais-et-leur-culture-alimentaire-approche-historique]
OMS Cancer et mauvaise alimentation vont de pair
[https://www.euro.who.int/fr/health-topics/noncommunicable-diseases/cancer/news/ news/2011/02/cancer-linked-with-poor-nutrition]
Enquête budget temps alimentation INSEE
[https://www.insee.fr/fr/statistiques/1379769]
Cécile Dauphin et Pierrette Pézerat - Les consommations populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle à travers les monographies de l’École de Le Play. 1975
[https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1975_num_30_ 2_293624#ahess_0395-2649_1975_num_30_2_T1_0538_0000]
Le monde, Pourquoi l’humanité est de plus en plus obèse (l’alimentation ne fait pas tout), 2022
[https://www.youtube.com/watch?v=rk392bPAO7U&t=402s&ab_channel=LeMonde]
La commensalité : une mise en forme exemplaire de l’Être-en-commun, JS Philippart [https://mondesfrancophones.com/mondes-europeens/la-commensalite-une-mise-en-forme-exemplaire-de-l%E2%80%99etre-en-commun/]
Wikipédia, Le Triclinium
[https://fr.wikipedia.org/wiki/Triclinium]
La Cène de Leonard de Vinci
[https://olivierbauer.org/la-cene/renaissance/]
INSEE: une croissance portée par la décohabitation
[https://www.insee.fr/fr/statistiques/3580539#graphique-figure1]
Le manger, Manger accroupi, manger assis
[http://www.lemanger.fr/index.php/manger-accroupi-manger-assis/]
Côté Maison, Mon bar : le QG de ma cuisine
[https://www.cotemaison.fr/cuisine/meuble-bar-pour-cuisine-ouverte-nos-conseils_27676.html]
Faire Paris, Septembre architecture cuisine pilote
[https://www.faireparis.com/fr/projets/faire-2021/faire-et-cuisiner-2158.html]
PODCASTS /
France culture, Fermes et villes, un duo gagnant-gagnant, 2020.
Ecotable, sur le grill avec Swen Deral, L’agriculture urbaine peut-elle nourrir nos villes?, 2020.
Bouffons n°132, Faisons la lumière sur les dark kitchens, 2021.
Louie Media, Manger, Pourquoi avez-vous honte de manger seul.e?, 2019.
Arte radio, vivons heureux avant la fin du monde, Paresse buisness: petits livreurs et gros profits, 2022.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Figure 1: p.1, Montage des dessins de relevés habiter, Lise Maruéjouls.
Figure 2: p.7, le feu, Lise Maruéjouls.
Figure 3: p.14, Coupe urbaine, Lise Maruéjouls.
Figure 4: p.15, Empreinte carbone d’un Français, reproduction de graphique issu de Bâtiment Bas Carbone, Lise Maruéjouls
Figure 5: p.18, le fourneau, Lise Maruéjouls.
Figure 6: p.19, l’âtre, Lise Maruéjouls.
Figure 7: p.20, Affiche de campagne de prévention contre la Tuberculose, source Wikipédia.
Figure 8: p.21, Fertiliser, Lise Maruéjouls.
Figure 9: p.22, Frigeavia, La cuisine mode de vie, Emmanuel Collet.
Figure 10: p.23, Tout en ordre, La cuisine mode de vie, Emmanuel Collet.
Figure 11: p.24, la gazinière, Lise Maruéjouls.
Figure 12: p.24, Publicité CUBEX, issue du blog Façades admirables de Bruxelles
Figure 13: p.26, La cuisine de William, Lise Maruéjouls.
Figure 14: p.28, Reproduction de Campbell’s Soup Cans de Andy Warhol, Lise Maruéjouls.
Figure 15: p.30, plan de la Cuisine de Francfort, Lise Maruéjouls.
Figure 16: p.30, plan de la Cuisine de la cité radieuse, Lise Maruéjouls.
Figure 17: p.31, Perte de surface à travers la cuisine-séjour, reproduction de plan issu du rapport Leclerc Girometti, Lise Maruéjouls.
Figure 18: p.34, Coupe domestique, Lise Maruéjouls.
Figure 19: p.36, le repas d’Iris, Lise Maruéjouls.
Figure 20: p.37, le repas de Margot, Lise Maruéjouls
Figure 21: p.38, plan du logement d’Iris, Lise Maruéjouls.
Figure 22: p.38, plan du logement de Margot, Lise Maruéjouls.
Figure 23: p.40, dessin de la cuisine d’Iris, Lise Maruéjouls.
Figure 24: p.43, dessin de la cuisine de Margot, Lise Maruéjouls.
Figure 25: p.48, plan du logement de Elo & Emi, Lise Maruéjouls.
Figure 26: p.48, plan du logement de Apo & Oliv, Lise Maruéjouls.
Figure 27: p.49, le repas d’Apo & Oliv, Lise Maruéjouls.
Figure 28: p.50, le repas d’Elo & Emi, Lise Maruéjouls.
Figure 29: p.53, dessin de la cuisine d’Elo & Emi, Lise Maruéjouls.
Figure 30: p.56, dessin de la cuisine d’Apo & Oliv, Lise Maruéjouls.
Figure 31: p.64, coupe sur mobilier, Lise Maruéjouls.
Figure 32: p.66, dessin de la cuisine d’Anna, Lise Maruéjouls.
Figure 33: p.67, dessin de la cuisine d’Emma, Lise Maruéjouls.
Figure 34: p.68, photo de la famille Maruéjouls, 1967.
Figure 35: p.69, croquis de la Cène de Léonard de Vinci, Lise Maruéjouls.
Figure 36: p.71, dessin de la cuisine d’Hugo, Lise Maruéjouls.
Figure 37: p.73, dessin de la cuisine de Naomie, Lise Maruéjouls.
Figure 38: p.74, photo de moi accroupie à 3 ans
Figure 39: p.75, dessin de la cuisine de Loïc, Lise Maruéjouls.
Figure 40: p.77, dessin de la cuisine d’Estelle, Lise Maruéjouls.
VERS UNE VILLE RESSOURCE
Mémoires 2021-2022
« Aiming zero: reuse with the margins of the RE 2020 », Almaoui Lea
« La côte d’argent, un territoire conquis par la montée des eaux : Des villes menacées par l’érosion du littoral, focus sur les cas de Soulac-surMer et Lacanau », Camilleri Solène
« Le 1% artistique dans la fabrique urbaine : Enquêter la commande aux artistes dans l’histoire et l’actualité des quartiers sud grenoblois », Chotard Jérémy
« Le chemin de fer et la petite ville : l’exemple de Capdenac-Gare », Eyherabide Maëlle
« Les villages perchés des Alpes maritimes : enquêter le présent et l’avenir d’un cadre de vie de plus en plus “recherché” », Gonnard Léa
« Narrer le territoire. L’arrière-pays Nord-finistérien », Jouatel Kévin
« Les vestiges au coeur du projet: le musée gallo-romain de SaintRomain-en-Gal et la maison du festival Jazz à Vienne », Marguin Flavie
« Le stade des Alpes : un hyper-lieu étonnant », Morozova Anna
« Métissage Architectural : Questionner le dialogue entre Afrique et Occident chez Francis Kéré et David Adjaye », Njanga Wendy
« Du grand-ensemble à l’écoquartier: le cas de barre des Mille, La Duchère », Peillet Laureen
« Sur les traces de l’éphémère, L’Arc de Triomphe Wrapped sous toutes ses coutures », Pecqueux Emma
« Campagnes urbaines : réhabilitation du territoire périurbain », Sadin Ugo
« Mener l’enquête sur une figure architecturale ordinaire : Le hangar, d’hier à aujourd’hui », Vidal Clémence