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C’est dans l’air

Une journée en Enfer

Ça a commencé dès l’aube, en fait. S’il tenait l’inventeur du réveil, il l’enverrait pourrir pour l’éternité au plus profond des enfers. Et comme dit Woody Allen, l’éternité c’est long, surtout vers la fin. Puis notre homme boucle sa valise, il part ce soir, et se dirige vers son bus. Bourré. Une jeune femme est pressée contre lui dans une posture où il pourrait facilement être accusé de gestes déplacés. Et elle parle fort à sa voisine : les soldes, c’était l’enfer. Impossible de rentrer dans le magasin. Plus la bonne taille. Une heure à la caisse. Il arrive en même temps que son collègue. Celui-ci est furax : plus de place sur le parking. Un parking tout neuf. Mais tout est réservé pour tel bâtiment, pour tel service, pour les vélos. Du coup, sur le site, c’est l’enfer pour se garer. Marre marre trois fois marre. Il reçoit une salariée. Elle est très mal dans son travail. On lui avait vendu le poste façon « appartement-témoin ». Tout devait être bien, collectif, organisé. Résultat : c’est infernal. Personne ne sait ce qu’il a à faire. Le chef de département est basé à l’étranger. Par économie, il ne vient plus qu’une fois par mois. C’est la chienlit et ça lui retombe dessus à elle. Ça commence à avoir des répercussions dans sa vie personnelle. Il fait ce qu’il peut, il fera ce qu’il pourra. C’est l’heure d’aller déjeuner. Il faut y aller tôt, sinon on perd un temps fou. Le site a grandi, mais pas la cantine. Pardon, le restaurant d’entreprise. Il faut dire restaurant, mais en fait ça a tout d’une cantine. Dans un vacarme infernal, on fait des queues interminables aux stands comme en caisse. On a un mal de chien à trouver de la place, surtout en groupe. Et pour finir, on bouffe froid. Un peu de relaxation : la cafétéria. Là, il souffle un peu. Mais tous ses remerciements vont aux gars qui y ont mis une horloge, histoire de bien rappeler les rendez-vous de l’après-midi. Tiens, parlons-en, une téléconférence. La dernière fois, c’était l’enfer : quatre sites connectés, aucune discipline d’emploi, personne n’écoutait personne, on a perdu un temps fou pour un résultat dérisoire. L’après-midi a avancé. Il va prendre un peu de temps au calme pour finaliser ses pointages du mois. Le nouveau logiciel est catastrophique. Un pur produit d’informaticien. Les mecs qui ont fait ce truc n’ont jamais été utilisateurs, ce n’est pas possible. Le précédent marchait trop bien, quelqu’un a eu quelque part l’idée de génie de le changer. De génie, tu parles, c’est le docteur Faust qui a signé la commande, ouais. Un taxi. Direction l’aéroport. Les bouchons. Ça ne s’arrange pas : « vous savez, c’est devenu l’enfer de conduire ici et à cette heure mon pauvre monsieur. Si vous voulez, il y a une bouteille d’eau dans la porte. Si, si, on devrait être à l’heure ». Du fait de la météo à sa dernière escale et de l’arrivée tardive de l’appareil, notre retard sera d’environ 45 minutes. Mesdames, messieurs, si vous vouliez bien embarquer le plus vite possible, nous pourrions peut-être regagner un peu de temps. Et puis quoi encore ? Comme si c’était de notre faute. C’est l’enfer en salle d’embarquement. Ça beugle, ça invective, on est bien loin du plus basique des degrés de civilisation. Une armée de Curètes n’eut pas fait plus de bruit. Il est maintenant assis. Près du hublot. Ceinture serrée. Il sent l’envahir une grande lassitude. C’était une journée en enfer. Il branche son casque stéréo. Les bruits de l’avion sont

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neutralisés. Le calme s’établit doucement dans son minuscule espace vital. Il parcourt un journal du soir. Des morts, des souffrances, des catastrophes, des turpitudes, des difficultés en tout genre. Alors il se dit qu’en fin de compte il y a pire dans la vie. Oui, il y a pire, c’est sûr. Mais on ne va pas la lui faire, à lui. Pas question de se résigner à tolérer : ses tracas, ce sont les siens, ils sont bien à lui. Qui est là pour les partager ? Pour s’apitoyer ? Pour compatir ? Personne. Alors si le monde est indifférent à ses petits enfers privés, pourquoi ne serait-il pas, lui, indifférent aux enfers du monde ? Il regarde par le hublot… Le spectacle est magnifique… Le soleil de la fin de journée éclaire le pays à perte de vue. En fin de compte, elle n’est peut-être pas finie, cette journée. Son esprit vagabonde vers le lointain. Il soupire : s’il s’est créé autant d’enfers dans sa journée, il faut bien qu’il reconnaisse que l’Enfer existe parce qu’il y a un Paradis. Alors, transi d’émotion, il cherche Haendel sur sa playlist. Son regard rendu humide par la musique et le spectacle se perd dans l’éther. À côté de lui, son voisin grignote des crackers en jouant sur son téléphone.

Christophe Dumas Secrétaire général CFE-CGC AED

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Mai/juin 2020 • n°382

Directeur de la publication : Ludovic Andrevon Ont participé à la rédaction : C.Dumas, F. Vallin, F. NIcoud, C.Carmentran, M. Delarchand, B. Mathieu, MH. Miermont, S. Benoît, D. Marsalet, F. Dirou, C. Adam, P. Potacsek, C. Bretagnolles, T. Ynglada. Crédits photos : AdobeStock Bref Aéro est une publication bimestrielle de la CFE-CGC AED 10-12 avenue de la Marne - 92120 Montrouge - contact@snctaa.fr Rédaction, conception, réalisation : Agence L’œil et la plume / loeiletlaplume.com Impression : Imprimerie La Centrale de Lens Dépôt légal : juin 2020 - CPPAP : 0124S08080

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