L'Officiel-Levant June/July Issue 90

Page 1

Levant

Numéro 90 Juin-Juillet 2019

ÉTATS D’ÉTÉ

Joseph Kai • Victor Kiswell • Nadim Naaman • Hashim Sarkis












dior.com - 01 99 11 11 ext.592







F E AT U R I N G B OY D H O L B R O O K , M I L A N , 6 p m # D E F I N I N G M O M E N T S by LU C A G UA DAG N I N O

B E I R U T 6 2 A b d e l M a l e k S t r e e t Te l . 0 1 9 9 1 1 1 1 E x t . 2 2 2

A N T E L I A S A ï s h t i b y t h e S e a Te l . 0 4 7 1 7 7 1 6 e x t . 2 1 8



F E AT U R I N G A N D R É H O L L A N D , M I L A N , 6 p m # D E F I N I N G M O M E N T S b y L U C A G U A DA G N I N O

B E I R U T 6 2 A b d e l M a l e k S t r e e t Te l . 0 1 9 9 1 1 1 1 E x t . 2 2 2

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2 2 5 F o c h S t . , D o w n t o w n B e i r u t , Te l . + 9 6 1 1 9 9 1 1 1 1 E x t . 4 8 0 A ï s h t i B y t h e S e a , A n t e l i a s , Te l . + 9 6 1 4 4 1 7 7 1 6 E x t . 2 3 4





El MOUTRANE STREET, BEIRUT AÏSHTI BY THE SEA, ANTELIAS











Levant

N °   9 0 — J U I N J U I L L E T 2 019

ÉDITEUR

TON Y SA L A ME GROUP TSG SA L Rédaction RÉDAC TRI CE EN CH EF

FIFI A BOU DIB

R É D A C T R I C E E T C O O R D I N AT R I C E

SOPHIE NA H A S Département artistique

D I R E C T R I C E D E C R É AT I O N

MÉL A NIE DAGHER DIRECTRICE ARTISTIQUE

SOPHIE SA FI Contributeurs PH OTO

R A BEE YOUNES, TON Y ELIEH RÉDAC TI O N

JOSÉPHINE VOY EU X , L AUR A HOMSI, M A R I A L ATI, M A R IE A BOU K H A LED, M Y R I A M R A M A DA N, NA SR I SAY EGH, PHILIPPINE DE CLER MON T-TONNER R E STYLISME

JEFF AOUN I L L U S T R AT I O N E T G R A P H I S M E

M A R I A K H A IR A LL A H, M A R ION GA R NIER Production DIRECTRICE

A N NE-M A R IE TA BET Retouche numérique

FA DY M A A LOUF Publicité et Marketing DIREC TEUR GÉNÉR AL COM MERCIAL ET M ARKETIN G

MELHEM MOUSSA LEM

C O O R D I N AT R I C E C O M M E R C I A L E

R AWA N MNEIMNEE

C O O R D I N AT R I C E M A R K E T I N G

M AG A LY MOSL EH Directeur Responsable

A MINE A BOU K H A LED Imprimeur

53 DOTS DA R EL KOTOB


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Macri Collection

AÏSHTI BY THE SEA, ANTELIAS T. 04 717 716 EXT. 353 AÏSHTI DOWNTOWN, BEIRUT T. 01 99 11 11 EXT. 282


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Édité par LES ÉDITIONS JALOU Siège social : 128, quai de Jemmapes, 75010 Paris. Téléphone : 01 53 01 10 30 Fax : 01 53 01 10 40 www.jaloumediagroup.com L’Officiel Hommes is published monthly — Total : 8 issues, by les Éditions Jalou including L’Officiel Hommes+ published twice a year – March and October

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Sommaire 42

L’édito

44

News

54

My tailor is créatif

56

Tendances

62

Accessoires de saison

68

Hermès nature

70

Ma vie en sneakers

78

Studio Hagel

84

À l’heure de Paris

88

La ligne oblique

92

Activateurs de plaisir

98

M. Thierry Mugler

102

L’ultime théorème de la parfumerie

104

À emporter

108

C’est pêcher

122

Hashim Sarkis, un peu de ciel dans le ciment

126

M. Motoyuki Daifu

132

M. François Taddei

134

Joseph Kai dessine la marge

138

Coworking, en français dans le texte

142

De la molécule à l’espace

146

LA LA Landers

154

Simone Fattal réactive les guerriers du temps passé

158

Pop chez Wip

160

M. Thierry-Maxime Loriot 38



162

Nadim Naaman, l’envol des ailes brisées

164

M. Florian Zeller

166

Chris vue… d’ailleurs

168

Jérémie Régnier / Jalsaghar, brouilleur de pistes

172

M. Benjamin Millepied

174

Sous le saphir de Victor Kiswell

178

Ahmad Quatri, le nouveau visage de la Deep-House

184

Yalda Younes et Khyam Allami, l’être sur un pas de deux

188

Khalil Dreyfus Zaarour, le drame, saveur du cinéma

190

Leopld, nature et un seul « O »

192

On a vu de la lumière

194

Beau dire

196

Motocross Academy

200

La mécanique prend de la vitesse

208

Jouer sur tous les tableaux

210

Un Libanais chez Noma

212

Le chef orchestre

216

Croquer l’enfance

218

Cuizina, un nouveau grand traiteur en ville

220

Retour aux sources

226

HEIM4, au Nord, toute !

230

Adresses

232

La fille aux 600 matches 40



ÉTATS D’ÉTÉ édito Auteure F.A.D

La veste et le costume sont les deux éléments dominants de notre vestiaire cette saison, avec un grand retour aux années 1950, James Dean le week-end, Frank Sinatra la nuit, Clark Kent au bureau et Superman quand le devoir appelle. Cette période où la Guerre froide divisait le monde en deux était aussi une période de prospérité économique dont notre époque incertaine a une vive nostalgie. Il faut croire que le costume dignifie, aide à se ressaisir, donne contenance, transmet un message de stabilité et de fiabilité. Au seuil des années 2020 qui voient changer à toute vitesse les mécanismes défaillants mais rassurants du vieux monde, le costume est une constante presque immuable. Le tailoring est à l’homme ce que la haute-couture est à la femme : un facteur sublimant. Certes, l’habit a la fâcheuse réputation de faire souffrir celui qui le porte, preuve en est le soulagement qu’on éprouve à tomber la veste, dénouer la cravate et envoyer valser les Richelieu. La mode l’a enfin compris qui nous offre cet été ampleur et aisance, avec des textures innovantes, des coloris et des motifs audacieux, des détails raffinés. Fini les palettes neutres, les gris acier de l’hiver, les pastels de la belle saison. On ose les teintes sorties du tube, l’acidulé, le saturé. Dans la nature, le beau est mâle et c’est aussi bien.

42



news Auteure F.A.D.

Brown, Orlebar Brown

Forte du succès, en juillet 2018, de sa ligne de shorts de bain inspirée de l’univers de James Bond, la marque de vêtements de loisir pour homme Orlebar Brown étend son offre, cette saison, avec sept looks inspirés de sept classiques des aventures du célèbre agent secret et aventurier. Polos, vestes, espadrilles et bien sûr maillots de bain constituent ce vestiaire qui trouve son inspiration dans les films les plus iconiques de l’agent 007 : Dr No ; Goldfinger, Thunderball ; On Her Majesty’s Secret Service; Diamonds are forever ; The Man With The Golden Gun ou A View To Kill. Des tissus signature et un style classique et raffiné pour des pièces qui multiplient les références secrètes au héros britannique, notamment sur les étiquettes où l’on peut lire « Crab Key », ou « The property of Dr Julius No », autant de clins d’œil que les « bondofiles » comprendront au vol. Orlebar Brown 137 Rue El Moutran, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 911 111 ext.232 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113

Au-delà de la soie

Corneliani 225 Rue Foch, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 991 111 ext.500 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113 44

Photos DR

Esthétique et fonctionnalité sont les maîtres mots de cette collection où la part belle est donnée à la soie. Cette fibre noble, cheval de bataille de la maison Corneliani, a longtemps conféré de la brillance aux coloris raffinés de la maison. Elle est cette fois employée avec des effets mats et délavés, mêlée avec des fils de laine pour conférer de la tenue à des vestes et costumes d’une extraordinaire légèreté. Le lin n’est pas en reste, lui aussi combiné avec du fil de laine pour une texture inédite qui met en valeur les blazers déconstruits de la saison. La palette est d’une fraîcheur infiniment séduisante, avec des teintes indigo, bleu pervenche, hydrangea, orchidée ou abricot combinées avec des aplats plus neutres de gris, vert olive ou tabac. Fondée en 1930 par Alfredo Corneliani, l’enseigne vénète a connu ses premiers succès dans le vêtement d’extérieur, notamment le trench-coat auquel elle dédie cette saison une capsule baptisée « Beyond the rain ». Le style des années 1950 est à l’honneur avec son esprit joyeux et généreux, civil et sophistiqué, entre double boutonnage et volumes confortables. Plusieurs pièces contiennent des chargeurs à induction électromagnétique permettant de charger son téléphone mobile rien qu’en le glissant dans sa poche, sa serviette ou son sac à dos, tous protégés par un film d’argent pour éviter l’exposition aux radiations.



Canali en quatre états d’esprit

Pour Hyun Wook Lee, le nouveau directeur artistique de Canali, le style est sensibilité, intuition et expression d’un état d’esprit. Ce créateur dessine pour l’homme qui reprend à son compte les traditions des grands faiseurs et les adapte par sa manière d’être à la vie contemporaine. Aussi Hyun Wook Lee a-t-il conçu pour l’enseigne italienne une collection printanière en quatre volets abstraits imaginés comme quatre « chambres » : Équilibre, Dynamisme, Stabilité et Inspiration. Pour « Equilibrium », la capsule dédiée au désir de sécurité, de tranquillité et de confort, la palette se décline en bleu et marron, les modèles jouent la transition douce entre deux saisons et les tissus habituels du sportswear s’insinuent dans des tenues plus formelles. Pour « Dynamism », les couleurs sont plus audacieuses, entre verts et Sienne brûlée. Les chemises sont taillées comme des vestes, la maille décline le logo de la maison en grand ou en monogramme, les sneakers s’offrent un motif pied-de-poule et les vêtements d’extérieur sont tissés en divers fils de même couleur, créant ainsi de la profondeur. « Steadiness » met en avant des couleurs pastel, lumineuses et sereines. Les vestes sont déconstruites et réduites à deux couches de tissu. Des lunettes de soleil complètent l’ensemble dans des tonalités assorties. « Inspiration » enfin est la collection qui reflète le mieux l’esprit de légèreté, de vacances et de liberté de la saison. Blazers en jersey, mocassins-mules et accessoires de voyage évoquent à eux seuls la grande évasion. Canali 225 Rue Foch, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 991 111 ext.480 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113

Visionnaire, la créatrice de bijoux Nada G. assure à sa petite marque une croissance organique avec des créations à la fois épurées et ancrées dans la tradition. Les motifs architecturaux et les rosaces de terrazzo de sa ville, Beyrouth, ainsi que le motif de tressage de rotin des anciennes chaises de cafés, se transforment sous sa signature en ornements précieux. Dans la collection « Blat » (carrelage), l’or et l’émail se conjuguent pour donner naissance à des chevalières raffinées qui peuvent aussi se passer de décoration. La collection « Khayzaran » se décline en bagues et bracelets d’or jaune à motif de paille tressée. La collection « Back to basics » avec ses formes brutalistes associe le métal précieux et le cuir à travers des bracelets-lanières ornés d’une forme aussi précieuse qu’aléatoire. Ces lignes sont aussi adaptées à la femme avec des volumes différents. Il y a quelque chose de troublant dans cette impression de reconnaître quelque chose sans l’avoir déjà vu. Nada G

Nada G, Beirut Souks, Centre-Ville, Beyrouth, +961 1 983 443 46

Photos DR

Les motifs de Beyrouth selon Nada G



Quand Moncler descend de la montagne

Dans le cadre de son projet Genius qui consiste à créer des collections hors des saisons traditionnelles avec la collaboration ponctuelle d’artistes inspirés, Moncler a invité le créateur Hiroshi Fujiwara dont le talent fusionne musique, mode et culture, à réinterpréter ses pièces les plus iconiques. La marque de vêtements alpins, qui conserve à la ville les critères de qualité et d’originalité qui ont fait son succès à la montagne, mise ainsi sur les collaborations pour se renouveler sans changer. Fujiwara s’est intéressé aux thèmes du voyage et de la musique. « Fragment », la collection qu’il a conçue est avant tout modulable, assemblable à volonté, composée de pièces ultralégères, adaptées à une vie nomade où le mouvement est la principale priorité. Très urbains, les vêtements et accessoires (sacs à dos, cabas, baskets et mocassins) en majorité noirs sont estampillés des slogans et graphiques signature de Fujiwara. On est prêt pour une tournée mondiale ou tout simplement un « Grand tour » initiatique. Moncler 137 Rue El Moutran, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 911 111 ext.120 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113

Comme un piédestal

Une basket comme une autre ? Regardez de plus près. La basket Burberry printemps été 2019 a été conçue par le directeur artistique Riccardo Tisci littéralement comme un piédestal à sa première collection masculine pour la très britannique enseigne. En marge des costumes entravés de chaines et de ceintures superposées, à côté des imperméables qui s’offrent un large empattement intérieur barrant la poitrine à la manière d’un plastron, il fallait ces semelles sculptées dans deux couches de gomme, une blanche posée sur une noire pour un effet de lévitation. Des éléments déstructurés du motif « check », signature de Burberry, tracent les détails en diagonale qui renforcent l’effet dynamique de la chaussure. Le design ne connaît pas de hasard.

Photos DR

Burberry 137 Rue El Moutran, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 911 111 ext.455 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113

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AÏSHTI BY THE SEA, AÏSHTI DOWNTOWN, AÏSHTI VERDUN

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Fantasmes 50’s chez Brunello Cucinelli

Maison de cachemire par excellence, Brunello Cuccinelli érige depuis 1979 l’élégance italienne en référence. Basée à Pérouse, cette maison fondée sur les belles matières continue à développer, entre drap et maille, les textures les plus raffinées du monde. A cela s’ajoute une philosophie du vêtement et du style, toujours décontractée avec discipline, confortable avec tenue. Cette saison, la collection masculine emprunte ses volumes au costume des années 1950. En cette période post-guerre et post-restrictions, les tailleurs ne cherchent plus à économiser le tissu. Au contraire, ils s’en donnent à cœur joie avec les métrages et amplifient les volumes ce qui permet de tricher un peu sur la taille des épaules et des pectoraux avec la célèbre « drape cut ». On retrouvera chez Brunello Cucinelli une interprétation subtile de cette tendance, déclinée dans des camaïeux classiques, gris, bleu et surtout beige. Deux palettes s’ajoutent à ces incontournables : le rouge qui passe par toutes les teintes du vin, de la plus diluée à la plus saturée, et le prune qui peut atteindre des noirceurs d’aubergine. Au final, ces corduroy à grosses côtes, ces rayures, ces pantalons cigarette à revers, ressuscitent une époque où l’on se rêvait quelque part entre James Dean, Frank Sinatra et Ernest Hemingway et invitent chacun à inventer la sienne. Brunello Cucinelli Aïshti, 71 Rue El Moutrane, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 991 111 ext.120-121 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.110

Radical unisexe

Celine 137 Rue El Moutran, Centre-ville, Beyrouth, +961 1 911 111 ext.120 Aïshti by the Sea, Antelias, L1, +961 4 717 716 ext.113 50

Photos DR

La première collection d’Hedi Slimane pour Céline est une petite révolution. D’abord elle n’est pas saisonnière. Ensuite elle est adressée à égalité aux hommes comme aux femmes. (Les mêmes modèles sont proposés aux unes et aux autres, à part peut-être la petite robe noire, mais c’est comme on veut). Elle mélange aussi prêt-à-porter et haute couture, la haute couture s’exprimant dans les broderies fait-main réalisées dans les ateliers de la maison. La collection Hedi Slimane pour Céline est aussi une collection artistique qui rend hommage à Christian Marclay. Inspiré de l’univers des comics, cet artiste américano-suisse réalise des collages et imprimés d’onomatopées qu’on retrouve sur les sacs et pochettes, mais aussi en broderies sur les robes, blousons et kimonos. Même les lunettes sont unisexes. L’ambiance générale nous replonge dans l’apogée festif des années 80, Palace, Bainsdouches et nuits fauves. C’est noir et lumineux comme une boule à facettes dans l’obscurité.


Paula’s Ibiza, 2019

loewe.com Aïshti by the Sea, Antelias




MY TAILOR IS CRÉATIF focus Auteure F.A.D

Depuis le 19e siècle, la mode s’est mis en tête de réduire le vestiaire de l’homme à trois ou quatre pièces, pantalon, chemise, veste et éventuellement gilet. Monochrome, monotextile, monotone, le costume masculin confond virilité avec austérité. Bonne nouvelle : un nouveau tailoring arrive. Les temps ont changé, mais ils en ont mis du temps !

Les modes passent, le costume demeure Masculin par excellence, signant l’entrée de l’adolescent dans l’âge d’homme et de l’homme dans l’âge des responsabilités, le costume est donc longtemps resté cet incontournable vêtement « genré » qu’à ses débuts peu de femmes auraient osé porter si ce n’est pour imiter -caricaturalement- les hommes. C’est surtout avec Yves Saint Laurent que le smoking, voire le « tailleur pantalon », s’installe dans le vestiaire féminin à une époque (1966) où la loi, en principe, interdit encore aux filles et aux épouses le « port de la culotte » si menaçant pour la suprématie patriarcale. Avant Saint Laurent, il y avait eu une percée avec Marlene Dietrich, sublime de glamour dans Morocco, en huitreflets et tuxedo noir à revers de satin. Mais si les femmes piochent sans vergogne dans le vestiaire des hommes, l’inverse semble

impensable. Pourtant, de petites extravagances commencent à percer. A défaut de bousculer le principe du costume, ou joue avec les détails et les nuances. Les pantalons bouffants à multiples pinces des années 1950, les revers étroit et cravates fines des années 60 vont adopter de nouvelles dimensions. Non content de s’agrémenter d’un clownesque col « pelle à tarte », le costume, dans les années 1970, se paye des imprimés hallucinatoires et le motif cachemire en total look marque la période. La chemise, étroite et déclinée en couleurs vives, laisse buissonner les poils de poitrine entre les maillons de grosses chaînes en or. Viennent les années 1980 où, entre l’angoisse du sida et la tentation d’une mode post-nucléaire débarquée à Paris dans les bagages des grands créateurs japonais, la veste devient paletot. Détruit, déstructuré, le costume perd son côté guindé mais son âme demeure, juste un peu avachie. Il faudra l’arrivée de Hedi Slimane chez Christian Dior pour redonner de l’énergie à la silhouette masculine qui tout à coup s’affine, se raffermit, se redresse et reprend du nerf en perdant sa graisse. Le problème, c’est que tout le monde n’a pas la volonté et la motivation de Karl Lagerfeld pour perdre la moitié de son poids en rêvant d’enfiler cette armure. Ce découragement annonce-t-il la fin du costume ? Peu s’en faut. Les années 2000, conscientes de la raréfaction des matières premières, s’en donnent à cœur joie sur le thème du précieux et du durable quand la mode de masse, elle, multiplie les références au tailoring comme une manière de camoufler la médiocrité des tissus. Voici venue l’ère qui va réconcilier l’homme avec ce « service trois pièces » qui parfois l’encombre et bride son image et son imagination. Le tailoring, le vrai, est de retour comme au bon vieux temps des mètres de couture, des grands ciseaux et des rouleaux de tissu précieux dévoilés par les drapiers. De nouveau structurée, la veste s’offre les plus grandes fantaisies entre couleurs vives, martingales, détails insolites, longueurs et largeurs personnalisés, à porter avec une chemise ou à même la peau si l’on veut. Costume peut-être. Uniforme, jamais ! 54

Photos DR

N’importe quel jeune homme se préparant pour la fête de sa promotion ou pour un mariage va forcément s’y résigner : ce sera le costume ou rien. Ce jour-là, on renonce à la routine tee-shirt et basket et on apprend à nouer sa première cravate, unique fantaisie, et encore, dans un ensemble plutôt morose. La sensation du col qui se frotte au cou est insupportable et les souliers de cuir neuf qui emprisonnent les orteils et rigidifient la démarche contribuent à transformer l’expérience en épreuve. Malgré cette petite torture qui met à mal le besoin de confort et de mouvement, le costume a de l’allure, avouons-le, et c’est ce qui l’a toujours sauvé. L’ère industrielle a produit un uniforme pour les ouvriers et un autre pour les cols blancs. Les premiers ne portaient le costume que le dimanche et à l’inverse, les seconds, endimanchés toute la semaine, tombaient la veste le dimanche. A Londres, le port du costume pour les employés de la City était déjà -est toujoursréglementaire : il dignifie l’homme et sa fonction. C’est ce qui a permis le développement et la notoriété de Savile Row, cette rue du quartier Mayfair où se regroupent les enseignes des meilleurs faiseurs du monde, certaines d’entre elles, comme Norton & Sons, datant du début du 19e siècle.


Dior

Alexander McQueen

Burberry

Ermenegildo Zegna

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MARQUÉ POUR SE DÉMARQUER On signe notre appartenance à l’espèce singulière tombée de la planète joyeuse et désinvolte des extravertis bruyants et voyants. Le logo s’affiche, signe ostentatoire de qualité et d’exclusivité. Honni soit qui mal y pense.

tendances Auteure F.A.D Illustration MARION GARNIER

Gucci

Kenzo

Gucci

Hermès Burberry

Balenciaga

Fendi

Moschino

Valentino

Valentino Gucci

Balenciaga

Maison Margiela

Loewe Calvin Klein 56

Photos DR

Fendi


Henry Cavill #SharpenYourFocus


À LA CROISÉE DE DEUX MILLÉNAIRES On avait un discman, on apprenait à danser le hip hop, on était fou de R&B, on avait des tee-shirts larges et des jeans chlorés-couturés bas sur les fesses, pas encore déchirés. Au seuil de l’an 2000 on avait cessé d’imaginer le futur, et c’est ce qu’on aime encore dans ce retour des 90’s.

Gucci

Balenciaga

Prada

Gucci

Dsquared2

Balenciaga

Prada

Jimmy Choo Balenciaga

Fendi

Balenciaga Gucci Off-WhiteTM Fendi 58

Photos DR

Off-WhiteTM



COSTAUD, LE COSTARD On a connu le dandy, lavallière et col monté. On a connu le zazou, carreaux, swing et New-York dans la peau. On adore le personnage du sapeur congolais qui met tout son honneur à être élégant. Le costard revient en force, statutaire mais plus cool que jamais. Toutes les couleurs et toutes les formes sont permises. Alors on joue à être sérieux.

Balenciaga

Fendi Gucci

Kenzo

Alexander McQueen

Prada

Ermenegildo Zegna

Alexander McQueen

Kenzo

Dior

Gucci Valentino

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Prada

Photos DR

Kenzo

Burberry


FAKHRY BEY STREET, BEIRUT SOUKS, DOWTOWN BEIRUT AÏSHTI BY THE SEA, ANTELIAS


Sac “Mickey” en résine, GUCCI.

ACCESSOIRES DE SAISON Photographe BEN ALSOP Styliste YUAN QIAN

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Gants en coton mélangé, LOUIS VUITTON.

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Mocassins en cuir, GUCCI. 64


Sac “Haut à courroies 50 Cosmos” en veau, HERMÈS. 65


Sneakers “SL24” en cuir, SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO. 66


Sneakers “B23” en toile, Collection Homme, DIOR. 67


HERMÈS NATURE style Auteure F.A.D

« Avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord pousser en toi-même » dit une sagesse chinoise. Chez Hermès, l’amour de la nature relève de cette même discipline. Il est osmose, échange de vertus et de respect, d’inspiration et de délicatesse. La collection masculine de la belle saison érige le chasseur en protecteur, le camouflage en fusion. La discrétion est le maître mot d’une palette apaisée, et le luxe des matières avance masqué, indestructible, défiant le temps, doux sur la peau, agréable à l’œil. Hors des modes et des tendances, Hermès célèbre le savoir-faire des meilleurs artisans et chaque pièce qui sort de ses ateliers est un geste de gratitude pour la Terre, mère de toutes les ressources.

Photos DR

Tee-shirt en veau technique sérigraphié Mors Ciment. Pantalon de jogging en veau technique ciment. Sac Plume Fourre-tout en veau Butler moka. 68


Blouson à bord-côte en Toilbright imprimée pétrole à découpe casaque. Tee-shirt à col zippé en popeline de coton unie rose grisé. Pantalon à plis en serge de coton compacte poivre. Sac Plume Fourre-tout en crocodile porosus mat bourgogne. 69


MA VIE EN SNEAKERS Photographie TONY ELIEH Direction de Création MÉLANIE DAGHER Direction Artistique SOPHIE SAFI

Hybrides, futuristes, légères, les pieds les oublient mais les yeux les impriment. Quand on a connu ça, ce confort, cette créativité débridée, ce design qui nous permet de chausser de véritables œuvres d’art, aucun retour en arrière n’est possible.

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Sneakers, TOD’S.


Sneakers, HERMÈS.


Sneakers, PRADA.


Sneakers, VALENTINO.


Chaussures, DIOR.



FA CONNABLE .COM

1 4 9 SAAD ZAG HLOUL ST RE E T, NE XT T O AÏSHT I DOWNT O WN T. 0 1 9 9 1 1 1 1 E XT. 5 2 5 AÏSHT I BY T HE SE A, ANT E LIAS T. 0 4 7 1 7 7 1 6 E XT. 2 3 3


STUDIO HAGEL

(une conversation avec Mathieu Hagelaars) mode Auteur PABLO ARROYO Photographe WINTER VANDENBRINK

Construire et déconstruire, transformer l’invisible en un nouveau langage : le créateur Mathieu Hagelaars ne modifie pas seulement un produit, mais l’imagination du public.



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Photos Winter Vandenbrink - Studio Hagel

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Vous souvenez-vous du film de Giuseppe Tornatore, Cinema Paradiso ? Les spectateurs, par la faute de l’Église locale et de sa censure, n’avaient pas le droit d’assister aux scènes de baisers. Alfredo avait la charge de les retirer des bobines, mais ne les jetait jamais. Il prit le temps, avec patience, de les monter ensemble pour en faire un film, légué à Toto en guise d’héritage. Le résultat était splendide, et je suis certain que, si vous l’avez vu, quelques larmes vous ont échappé, et votre cœur a dû se serrer. Oui, toi aussi Rocky Balboa. Eh bien… c’est ce que fait Mathieu Hagelaars, ce jeune créatif installé à Amsterdam, non pas avec des scènes de cinéma, mais avec de grands noms et marques de mode, il vole ces baisers, pour en faire des accessoires, principalement des chaussures, les rassemblant, les changeant sans cesse, et transformant notre manière de voir les choses; la colle, le scotch, les ciseaux – tout ce qui passe par sa table deviendra tôt ou tard l’objet de notre désir. Ce n’est pas tant un objet qu’il réinvente que notre perception du monde environnant. Il est délicat d’écrire à propos de quelqu’un que vous avez l’impression de connaître, tout en sachant que ce n’est pas le cas, et ne le sera jamais. Étant moi-même dans un métier créatif, je sais qu’une fois que vous avez accompli quelque chose, vous cherchez le prochain défi pour que vos pensées ne soient pas trop prévisibles. Il ne s’agit pas ici d’un entretien classique,

en fait, je ne sais pas du tout si on peut appeler ça un entretien – plutôt une conversation (ainsi que son agent a intitulé notre groupe WhatsApp), une collaboration entre deux personnes aux parcours différents, aux idées différentes et aux racines géographiques qui ne pourraient pas être plus dissemblables. Mettons qu’il s’agisse d’une déclinaison contemporaine de la Factory, à la manière de celle qu’avait initiée Andy Warhol dans les années 60 et 70. Suivons donc son exemple et mettons nos créativités respectives en contact. Double-face et machine à coudre Comment ai-je entendu parler de Mathieu ? Il y a plus d’un an, peut-être par accident… Je n’en suis plus sûr, mais dès le premier jour, ce type m’a intrigué, pas tellement parce qu’il collaborait avec les marques les plus désirables, mais par sa façon de travailler, sa démarche intellectuelle, et j’ai tout de suite voulu en savoir plus, sur ce qu’il faisait, comment il le faisait et comment tout cela avait débuté. Il dit de lui-même qu’il est un outsider, qu’il n’a jamais été attiré par la mode en soi, plutôt par les chaussures, en particulier les sneakers, sans pour autant se considérer comme un collectionneur – il n’était pas le genre à faire la queue pendant des jours devant une boutique pour s’acheter telle ou telle paire en édition limitée. Il a décidé de faire exactement l’inverse, et d’acheter des modèles standard, accessibles 81

à n’importe qui, presque n’importe où. Il trouvait ça amusant d’être celui qui n’avait pas nécessairement l’ambition d’être dans le coup. Il aspirait profondément à être plus créatif, et après une expérience dans la vente, entre autres, il a commencé à dessiner, à attendre que l’idée géniale jaillisse de son crayon, “parce que si vous avez une idée, il faut la dessiner”. C’est sa petite amie, elle même créative, qui l’a poussé à ne plus faire de croquis, mais à fabriquer, couper, découper, à donner un nouvel aspect aux chaussures, à devenir un sculpteur moderne… Antonio Canova avait un marteau, une râpe, de l’albâtre et du marbre, Arnaldo Pomodoro est connu pour ses sphères en bronze… Mathieu, lui, avait du Scotch double face, du ruban adhésif, une agrafeuse, une machine à coudre, rien que vous ne trouveriez pas dans une quincaillerie, des matériaux aisés à manipuler, en suivant son instinct, parce que le toucher, la sensation physique du contact avec la matière peut emmener vers des territoires plus surprenants qu’une feuille de papier et un crayon. Faire des trucs Il a commencé à réunir ses idées pour ouvrir son propre studio, Studio Hagel, il y a trois ans et demi, en y associant un compte Instagram géré avec soin, bien conscient – tout outsider qu’il soit, il est toujours entouré de créateurs, de directeurs artistiques – que l’image est essentielle, un


(1) Modèle développé avec le spécialiste du cuir Ecco Leather et baptisé “UTW63716”. Disponible à l’Experimental Store W-21 Amsterdam. Décembre 2018. (2) Le créateur Mathieu Hagelaars. (3) Modèle “Blue Nike Bag Boots”. Projet indépendant. Juillet 2018. (4) Modèle unique dévoilé lors de l’installation “Sneakers for Breakfast” de Takashi Murakami au ComplexCon de 2018. Ce modèle a été mis aux enchères en ligne lors d’une vente de charité. (5) Projet indépendent. Septembre 2016. (6) Un des modèles de la production expérimentale de Mathieu Hagelaars.

point de départ pour séduire un certain public. Avec soin mais avec spontanéité. Dès qu’il a commencé à poster, les followers sont arrivés, ont aimé, commentant avec un enthousiasme inattendu, et voilà, Studio Hagel était bien présent sur les réseaux. Il n’avait pas imaginé recevoir autant d’attention, espérant seulement ouvrir une fenêtre sur son travail, pour éventuellement inspirer d’autres personnes. Sur son compte, il fait ce qu’il veut, partage ce qu’il aime, et à le parcourir, il est évident que sa ligne directrice est la liberté créative, la singularité de son point de vue, la fraîcheur de son approche. D’où tire-t-il son inspiration ? D’où viennent ses idées ? D’Instagram ? Certainement pas, ou pas seulement. Il y consacre certes beaucoup de temps, mais préfère boire une bière avec ses amis, pour échanger des idées, et être attentif aux pistes que ceux-ci lui suggèrent, aux informations que lui relaient sa famille et sa petite amie. Un film, une fête, un événement familial, une promenade, des heures passées dans des magasins de bricolage et des galeries artistiques : pour Mathieu, l’inspiration est partout, et vient de tout ce qui l’entoure. Il écoute attentivement les remarques que ses proches lui adressent librement. Il a une capacité naturelle à

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“faire des trucs”, mais jamais chez lui, toujours dans son studio, un endroit où il peut se concentrer, et trouver à portée de main tout ce dont il a besoin, ce qui est essentiel pour construire et déconstruire, développer l’invisible pour en faire un langage neuf, et voir ses idées prendre une forme concluante. Un mot revient souvent dans sa bouche, et me frappe particulièrement : c’est “confusion”, un sentiment qu’il aime. Il aime être troublé, submergé par l’émotion, ressentir toutes sortes de sentiments… “C’est un bon signe : votre cerveau fonctionne.” La cour des grands Lorsque nous nous sommes retrouvés autour d’un café à Paris, Mathieu m’a paru très à l’écoute, démontrant qu’il ne détestait pas sortir, sans être pour autant un mondain. Il écoute, observe et analyse tout ce qui l’entoure, tout en se protégeant, gardant sa vie privée… privée. Il semble vivre dans son propre univers, soigneusement préservé. Une approche que je trouve très familière. Il est évident que la vitesse avec laquelle son cerveau fonctionne n’a rien à envier aux trains japonais les plus rapides; il donne le sentiment que vous ne le rattraperez pas sur votre petit vélo. Il ne lui est pas 82

facile d’expliquer comment se déploie son processus créatif. Il fait ce qui lui passe par la tête : le point de départ, c’est l’idée, dont ses partenaires créatifs, les entreprises, qui disposent de toute la logistique technologique nécessaire, s’emparent pour la concrétiser. “La bonne idée, c’est tout ce qui compte. Pas les machines qui lui permettent d’exister.” Et à l’évidence, des bonnes idées, Mathieu en a plus d’une. Des noms de plus en plus imposants le suivent désormais. Les fabricants de chaussures les plus excitants du moment, des directeurs artistiques de maisons de mode collaborent avec Studio Hagel. Mathieu leur témoigne toute sa gratitude. Ce travail collaboratif l’excite, le rend heureux. Il est ravi d’échanger des idées avec leurs équipes, pour découvrir leurs propres idées et façons de réfléchir. Il est conscient que ces “conversations” peuvent l’emmener dans d’autres sphères. Il a maintenant l’opportunité de créer ces fameuses “chaussures cool” dont il était question plus haut. Amusant, n’est-ce pas ? Maintenant, vous comprenez le monde indescriptible qu’il habite, plein de surprises, ne refusant aucune piste, ne se plaignant jamais, laissant toujours la porte ouverte à la prochaine surprise – dont il fera probablement une paire de chaussures !


Aïshti By The Sea, Antelias T. 04717716 Ext. 266


À L’HEURE DE PARIS montres Auteur BERTRAND WALDBILLIG Photographe JULIEN ROUX

Saviez-vous que la France possède une tradition horlogère plus ancienne que celle de sa voisine helvète ? Dans leurs montres, les maisons tricolores continuent d’affirmer leur singularité avec un sens de l’allure et de l’élégance inégalé. La preuve en trois garde-temps, des plus exclusifs aux plus accessibles.

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Chanel . “Monsieur” Dévoilée il y a trois ans, cette montre sobrement baptisée “Monsieur” s’est depuis imposée dans le paysage de la haute horlogerie masculine. Ses lignes épurées, tout en en rondeurs, dissimulent le premier calibre manufacture de la maison Chanel. Doté d’une heure sautante et d’une minute rétrograde,

ce mouvement à l’architecture spectaculaire possède une réserve de marche de trois jours, un véritable exploit. Boîtier en platine, 40 mm de diamètre. Mouvement mécanique à remontage manuel avec heure sautante, minute rétrograde et petite seconde. Bracelet en alligator noir, et boucle déployante en platine. 85


Cartier . “Santos-Dumont” Un nouveau chapitre s’écrit dans la saga de la montre “Santos”, avec la dernière-née de la collection qui se veut aussi la plus fidèle au modèle d’origine. Hors du temps, fine et remarquablement équilibrée, cette “Santos-Dumont” millésime 2019 est équipée d’un mouvement quartz dernière génération d'une autonomie

confortable de six ans. L’un des modèles Cartier les plus accessibles s’avère l’un des plus désirables. Disponible en deux tailles. Boîtier en acier, dimensions 38,5 mm de côté (petit modèle). Mouvement quartz avec heures et minutes. Bracelet en alligator bleu avec boucle ardillon en acier. 86


Louis Vuitton. “Tambour Damier Graphite” Dernière-née de la collection “Tambour”, lancée en 2002, la “Tambour Damier Graphite” met en avant tous les codes emblématiques de la maison Louis Vuitton en intégrant au boîtier historique la toile Damier Graphite reproduite à l’identique dans un nouveau cadran

développé grâce au savoir-faire des cadraniers de La Fabrique du Temps Louis Vuitton à Genève. Boîtier en acier, 41,5 mm de diamètre. Mouvement quartz avec heures, minutes et secondes. Bracelet (interchangeable) en toile Damier Graphite avec boucle ardillon en acier. 87


Veste et pantalon “Tailleur oblique” en toile de laine et mohair. Sneakers “B24” en veau et mesh. Lunettes de soleil en métal gun et acétate. Le tout, Collection Homme, DIOR.


LA LIGNE OBLIQUE mode Auteur FABRIZIO MASSOCA Photographe LUCA STRANO Styliste RICCARDO LINARELLO

Collection Dior haute couture automne-hiver 1950. À gauche, paletot vague “Alberique”. À droite, ensemble (paletot et robe) “Casimir”.

Photos Dior

Spectaculaire, le défilé Dior printemps-été 2019 a révélé l’intelligence sensible avec laquelle Kim Jones a compris la Maison. En témoignait la veste “Tailleur oblique”, écho sentimental à une pièce emblématique de l’automne-hiver 1950. En une ligne diagonale, la silhouette est enveloppée d’une coupe inédite, inaugurant une ère nouvelle pour l’Homme Dior.

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Model Alex Branton chez Elite London Casting Alexandra Sandberg Grooming Maki Tanaka


Veste et pantalon “Tailleur oblique” en toile de laine et mohair. Sneakers “B23” en toile transparente, imprimé “Dior oblique”. Collier à gros maillons en métal et onyx noir, fermeture “CD”. Le tout, Collection Homme, DIOR.


ACTIVATEURS DE PLAISIR Photographie TONY ELIEH Direction de Création MÉLANIE DAGHER Direction Artistique SOPHIE SAFI

Il y a dans la musique et l’image une dimension secrète qui repousse les limites du réel et démultiplie l’instant. Cette immersion heureuse est servie par de beaux accessoires sensibles et intuitifs. Ils prolongent nos sens et les exaltent.

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Phantom Reactor, DEVIALET.


HD 800 S, SENNHEISER.


Gear 360, SAMSUNG.


Charge 3, FITBIT.


Mocassins en cuir, GUCCI. VR, PLAYSTATION.


Helmut Newton pour Thierry Mugler, séance de photo à Monaco, en 1998. Collection “Lingerie revisited”, prêt-à-porter automne-hiver 1998-1999. Tailleur-smoking en faille de laine noire. Veste sans col, parements de satin. Jupe droite fendue. Blouse à cagoule en mousseline de soie.

M. THIERRY MUGLER culture mode Auteur ADRIAN FORLAN

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Photo The Helmut Newton Estate


Prescience troublante et maîtrise technique “Depuis toujours, je suis fasciné par le plus bel animal sur Terre : l’être humain, explique-t-il dans des propos présentant l’événement. J’ai utilisé tous les outils qui étaient à ma disposition pour le sublimer : la mode, la mise en scène de spectacles, les parfums, la photographie, la vidéo… Je ne suis pas un homme qui regarde le passé, mais le MBAM et Nathalie Bondil (sa directrice générale et conservatrice en chef,

ndlr) ont été les premiers à me proposer de mettre en scène mes créations et d’imaginer ensemble une vision artistique globale, libre et réinventée. Comment refuser ?” Et nous, comment ne pas voir sa troublante prescience sur notre transhumanisme en devenir lorsqu’on redécouvre ses superhéroïnes carrossées, ses tenues de cyborgs comme sorties d’une projection de Metropolis ? Comment ne pas être absolument stupéfait par sa maîtrise technique, devant son travail sur le latex, le métal, le vinyle ? Comment, enfin, ne pas être bouleversé par les tenues dessinées pour une mise en scène de Macbeth, en 1985, à la ComédieFrançaise, notamment cette robe en satin duchesse bleu ciel, cloutée à la main, pesant 34 kilos ? Au cœur (palpitant) de l’exposition, ses relations fructueuses (esthétiquement, s’entend, pas question de lucre dans cette aspiration incessante à susciter le beau) avec les photographes les plus puissamment pertinents des trois décennies où il exercera son art, dont au premier chef Helmut Newton. Les séries qu’ils réalisent ensemble, du Groenland au Sahara en passant par le Chrysler Building ou le toit de l’Opéra de Paris, sans parler du casting chromé où les plus grands tops de l’ère moderne se 100

succèdent ou unissent leur éclat, sont littéralement extraordinaires. Les imaginaires se rejoignent, débordant à gros bouillons du lit des bons usages et de la norme. Pop, il l’a été à plus d’un titre (si l’on ose dire) : prescience, encore, de l’appétence imminente de l’époque pour les instantanés frappants, avec la construction de silhouettes spectaculaires, entraînant dans son sillage les stars sur trois décennies – George Michael (il faut voir la version réalisée par Mugler du clip de Too Funky, défiguré par l’intervention du chanteur, qui en fit une bien pâle copie), Lady Gaga, Grace Jones, Beyoncé… Robes de sirènes et combinaisons ailerons Son rapport à la nature, à sa présence intensément brûlante – et ce bien avant qu’elle ne soit une figure quasi imposée de la création – est touchant, sincère. Il s’incarne tôt, dès la collection de prêt-àporter du printemps 1979, “Spirale futuriste”, ses robes de sirènes et ses combinaisons ailerons (dont David Bowie se revêtira dans le clip de Boys Keep Swinging, en 1979) jusqu’à la collection “Les insectes” lorsque la haute couture, en 1997, verra la munificence du monde floral et animal guider le geste du couturier. Et bien sûr, la fabuleuse robe “Chimère”,

Photos Thierry Mugler

“Couturissime” : tout est dans l’intitulé de l’exposition qui s’est ouverte début mars au musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM). Son ampleur – 140 tenues exposées –, sa richesse scénographique – clips, hologrammes, documents inédits, etc. –, et son originalité muséale – des salles immersives ont été imaginées par le studio Rodéo FX, qui réalise les effets spéciaux de Game of Thrones (entres autres intervenants), en font un événement. Depuis qu’il s’est retiré du monde de la mode en 2002 (tout en restant impliqué dans la création des parfums jusqu’en 2013), Thierry Mugler (enfin, Manfred Thierry Mugler, ainsi qu’il se fait appeler depuis 2013) se garde bien de tisser lui-même des tapisseries figurant sa gloire.


ll est si facile d’être nostalgique, d’entonner la rengaine du hier encore, c’était mieux… Mais faire du legs laissé par les aîné(e)s un brasier inextinguible auprès duquel se réchauffer – et sur lequel attiser ses idées, est bien plus stimulant. Une exposition consacrée à Thierry Mugler est une excellente occasion pour s’en rappeler.

conçue avec le corsetier Mister Pearl, aux écailles cristallines, brodées de diamants fantaisie, de plumes et de crin de cheval, qui fit frémir de ravissement l’hiver 97, est là – totem sublime incarnant un absolu mode. Peu de créateurs ont ainsi dépassé le cadre qui leur était imparti, aspirant à plus qu’à la découpe d’étoffes, inspirés par des mondes et des rêves entretenant des rapports parfois lointains avec ce métier : le cinéma, la recherche scientifique, l’architecture, ou les reliant fermement avec des démarches voisines – le théâtre, le ballet. Pour saisir l’arc de cette trajectoire unique, il faut se souvenir que Thierry Mugler passa six ans comme danseur dans la troupe du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Un quotidien d’imaginaires libérés, de joyeuses créations, de costumes délicatement ouvragés et de changement de personnalités au gré des rôles, mais aussi de rigueur et de discipline parfois blessantes : de l’épanouissement artistique, certes, mais aussi de corsetage rigoureux du corps. Ces années en disent plus, peut-être, que toute sa biographie. Il est délicat de se glisser dans un cerveau, mais on jurerait, à voir son œuvre, une ode au grandiose, que s’est esquissée là une ligne de conduite : faire sauter toutes les digues contraignantes pour qu’explose une créativité hors normes, au jusqu’au-boutisme déchirant.

Comme un aria d’opéra chanté à pleins poumons, dont le chanteur repousserait par magie la note finale – l’essoufflement réservé au commun des mortels. Thierry Mugler : Couturissime (Éditions Phaidon, 400 pages, 280 mm x 360 mm, parut en avril).

Ci-dessus, Anna Jonsson et Stepanek, à Moscou, en 1986, portent la collection “Hiver russe”. Ci-contre, Reynaldo Cardoso et Luciana, à Rome, en 1981, en Thierry Mugler, collection “Hiver des boîtes”.

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Pour le concept Gentle Fluidity, Francis Kurkdjian s’est fixé une seule contrainte : utiliser les mêmes ingrédients dans les deux formules, mais dans des proportions différentes.


L’ULTIME THÉORÈME DE LA PARFUMERIE fragrances Auteure SUZANNE DOISNEL

Vous n’avez rien suivi du feuilleton de la mode ? Bref résumé: la rigidité des vestiaires a cédé la place à la fluidité. La parfumerie lui emboîte le pas, le créateur de jus Francis Kurkdjian montre la voie.

Une chemise, un tee-shirt, une veste : hier, il était tout juste admis que certaines pièces du vestiaire masculin pouvaient changer de mains, enfin, de sexe – le temps d’une nuit, d’une journée, par la contrainte (plus que ça à mettre), par audace (je fais ce que je veux), par conviction (cette chemise blanche va très bien avec un jean boyfriend). Aujourd’hui, la libre circulation des vêtements est une évidence. Les créateurs mêlent silhouettes masculines et féminines lors de leurs défilés, et l’idée même d’être figée dans une seule identité horrifie la nouvelle génération. Anticipant que cette révolution (de velours, de soie, de coton…) touchera bientôt l’univers de la parfumerie, Francis Kurkdjian, auteur de véritables tubes (Le Mâle de Gaultier, For Her de Narciso Rodriguez, en collaboration avec Christine Nagel…) a conçu deux eaux de parfum, sous l’intitulé Gentle Fluidity, déclinées en Gentle fluidity (silver) et gentle Fluidity (gold). Au-delà du

jeu typographique, et du flaconnage distinct, aucune assignation à un genre, aucun ordre contraignant à choisir tel ou tel. En laissant dégagées toutes les perspectives, il offre une liberté inédite, dépassant ainsi le concept de parfum unisexe, nous renvoyant, avec élégance, si ce n’est à nos préjugés du moins à l’idée que l’on se fait de la masculinité et de la féminité. Le “sillage frais et vibrant” du silver appartient-il à un genre ? et le “sillage généreux et enveloppant” du gold ? Un léger vertige saisit : nos sens sont-ils genrés par nature ou par éducation ? Pour donner une réalité à cette problématisation, Kurkdjian, dans un exercice digne de l’Oulipo, s’est fixé une seule contrainte : utiliser les mêmes 49 ingrédients dans les deux formules, en modulant l’intensité des notes de tête et de fond. Jouer sur l’intensité des essences de coriandre, de baies de genièvre ou de noix de muscade, emmène l’eau de parfum vers un imaginaire plutôt qu’un autre. Un 103

imaginaire qui doit autant aux paramètres scientifiques qu’aux émotions rangées plus ou moins soigneusement, dans notre conscient, inconscient, subconscient… Avec finesse, la technique – comme en haute cuisine – fait des étincelles olfactives, l’audace chimique génère des sensations troublantes, oscillant entre les champs du visible et de l’invisible, du sensible subjectif et de l’évidence objective. Notre rapport au monde sensuel (au sens littéral, à tout ce qui implique nos cinq sens) manque parfois de tact. Il est devenu délicat de manœuvrer dans un quotidien saturé d’images, de propositions contradictoires. Réapprendre à regarder, écouter et sentir : quelques gouttes de parfum, au creux du poignet, nous engagent ainsi à préférer les nuances aux évidences, les ombres douces à la lumière franche. Eaux de parfum Gentle Fuidity de Maison Francis Kurkdjian, 70 ml


À EMPORTER parfums Photographe MOTOYUKI DAIFU

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Un Jardin sur la Lagune, eau de toilette, HERMÈS. 105


Bleu de Chanel, parfum, CHANEL. 106


Beau de Jour, eau de parfum, TOM FORD. 107


C’EST PÊCHER

Photographie RABEE YOUNES Stylisme JEFF AOUN Direction de Création MÉLANIE DAGHER Direction Artistique SOPHIE SAFI Se fondre dans cette matière bleue, aller chercher la fraîcheur au fond de son âme légère, en sortir un peu plus lent, un peu plus dolent. De minuscules écailles de sel révèleront sur la peau l’ébauche d’une mutation. On aura peut-être commis un sacrilège.


Chemise, VALENTINO. Colliers, DOLCE & GABBANA.


Sneakers “Evolution” en polyester et PVC, MAISON MARGIELA.



Chemise, OFF-WHITE. Polo, DOLCE & GABBANA. Banane, BALENCIAGA.



Chemise rayée, CORNELIANI ID. Chemise bleue, BURBERRY. Chapeau, DOLCE & GABBANA.


Veste, T-shirt et ceinture, DIOR HOMME. Jeans, SCISSOR SCRIPTOR.



Chemise rayée, CORNELIANI ID. Chemise bleue, BURBERRY. Chapeau, DOLCE & GABBANA.


Ceinture, LOEWE. Pantalon, Z ZEGNA.


Chemise, FAÇONNABLE. T-shirt et claquettes, PRADA. Pantalon, Z ZEGNA.


T-shirt et serviette, FENDI. Short, DOLCE & GABBANA.


Mannequin: Andrej @ Agents Model Management


HASHIM SARKIS, UN PEU DE CIEL DANS LE CIMENT architecture Auteure F.A.D.

Dans un métier de démiurges capables de modifier le visage des villes et d’influer sur le bien-être de leurs habitants, Hashim Sarkis manifeste une désarmante modestie. Pourtant, doyen de la faculté d’architecture et de planning du MIT, ancien titulaire de la chaire Agha Khan à Harvard, il dirigera la prochaine Biennale d’architecture de Venise. Réaliste et conscient de la responsabilité de sa profession envers les générations futures, il nous en parle.

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Qu’est ce qui a changé dans les tendances mondiales de la conception urbaine et architecturale depuis vos débuts ? Beaucoup de choses ont changé au cours des trente dernières années, mais beaucoup de choses sont aussi restées les mêmes ! Le cœur du débat a toujours été le degré d’influence de l’architecture sur les sociétés d’une part, et d’autre part et inversement, le degré d’influence des sociétés sur l’architecture. Les questions que le monde adresse aujourd’hui à l’architecture concernent le changement climatique, la responsabilité sociale de l’architecte face à l’équité, aux réfugiés, aux minorités, et la manière dont la pratique architecturale doit changer pour répondre aux valeurs de la nouvelle génération. Cette pratique n’est plus ni nationale ni internationale. Elle est globale. Les outils-mêmes de l’architecture ont changé. L’informatique, l’intelligence artificielle, la robotique ont immensément impacté la manière dont nous dessinons et construisons, et ce n’est qu’un début. L’avenir nous réserve bien davantage. Mais ce qui sous-tend le rôle de l’architecture vis-à-vis de la société n’est pas uniquement la question de savoir comment celle-ci peut répondre plus efficacement aux besoins sociaux, mais surtout comment elle peut aider la société à imaginer un avenir meilleur pour ellemême. Tel est le pouvoir de l’imaginaire architectural et je suis convaincu que nous ne l’exerçons pas de manière optimale.

des quêtes, je dirais des obsessions, qui les relient spirituellement les uns aux autres. On trouvera une forte connexion et une continuité entre l’architecture et le paysage. Tous nos projets tentent de répondre avec simplicité à la complexité du contexte et du programme. Presque tous ont des cours, un univers intérieur créé et animé par l’architecture. Dans tous les projets, je m’efforce de laisser aux habitants la liberté de définir la manière dont ils souhaitent vivre et je m’assure de leur laisser des choix pour le présent comme pour l’avenir. Quelque part aussi, dans chaque projet, on trouvera une nuance de bleu. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer. C’est une passion. Peutêtre parce que je voudrais que l’architecture soit comme le ciel, une protection, un repère, un recours jamais intrusif. Quelle est votre vision de l’architecture du futur ? Je travaille intensément à répondre à cette question. Attendons la suite de la Biennale de Venise pour en discuter. Quel est le message qu’il vous tient le plus à cœur de transmettre à vos étudiants et collaborateurs en termes d’architecture et d’urbanisme ? Bien que profondément convaincu qu’il n’existe pas une source unique auprès de laquelle trouver la réponse sur notre manière de vivre et de concevoir l’architecture et les villes, il m’arrive de trouver l’inspiration dans une réflexion ou une observation qui peut résonner en moi un certain temps. La plus récente me vient de l’architecte de Sao Paulo, Paolo Mendes da Rocha qui dit que « L’architecture est l’art de dessiner l’imprévisible dans la vie ».

A quoi reconnaît-on votre empreinte dans les projets que vous réalisez ? Les projets sont très différents les uns des autres et c’est peutêtre leur principal point commun ! Mais il existe en profondeur 123


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Quel est le projet (ou quels sont les projets) dont vous êtes le plus satisfait à ce jour ? Si je vous disais « celui-ci », je sens que les autres m’en voudraient. Mais c’est toujours le projet en cours qui me tient en haleine, excité, nerveux et insomniaque. En ce moment je suis entre la Biennale de Venise et un petit musée au Liban, à Khraibeh: Chouf Biodiversity House. Un autre projet dont je suis très fier est la promenade du front de mer de Byblos dont la construction vient d’être lancée. Il s’agira du premier projet d’accès public continu reliant les champs, les monuments historiques, les plages et les quartiers de la ville. C’est grâce à la vision et à la ténacité de la municipalité que ce projet voit enfin le jour. Vous avez été désigné commissaire de la Biennale d’architecture de Venise 2020. Pourquoi vous ? Comment avez-vous accueilli cette annonce ? C’était très émouvant de lire sur l’entête de l’annonce: « L’architecte libanais Hashim Sarkis ». Je ne suis pas du tout nationaliste, mais il y a quelque chose dans les termes de cette annonce qui m’ont fait sentir que j’assumais cette responsabilité au nom du Liban. Cela me fait donc travailler encore plus dur ! « Le monde est en train de poser de nouveaux défis à l’architecture », avez-vous souligné dans votre réponse au président de la Biennale, M. Paolo Baratta. A quels défis pensez-vous en particulier ? J’espère que le thème de la Biennale, annoncé en juin, les définira clairement. J’ai hâte de connaître votre réaction à ce moment-là.

elles étaient déjà dépassées. C’est là le vrai problème du planning dans de nombreux pays. Il n’est jamais mis à exécution. Par ailleurs, je ne pense pas que le plan Doxiadis à lui seul, basé sur l’édification de logements pour la classe laborieuse, aurait été capable de changer quelque chose à la misère urbaine en l’absence d’une amélioration du réseau routier reliant les développements périphériques aux lieux de travail, d’une sécurité sociale pour les travailleurs, d’une perspective d’éducation pour leurs enfants ou d’une formation professionnelle. Nous demeurons incapables de développer dans nos plannings des connexions claires et une coordination efficace entre les différents secteurs concernés. D’où est venue votre passion pour l’architecture ? L’architecture est une chose dans laquelle je me suis retrouvé après m’être convaincu depuis l’âge de 3 ans que j’étais fait pour elle sans comprendre ce qu’elle signifiait vraiment. Je ne le comprends toujours pas. Bien sûr, mes parents m’ont guidé, voyant l’intérêt de l’enfant que j’étais pour le dessin. Je me suis accroché à l’idée et elle s’est accrochée à moi. Mais la profession d’architecte, telle que j’ai choisi de l’exercer, est irriguée en moi par plusieurs passions qui ne s’expriment pas toujours de manière égale : une passion pour la composition, avec l’espace, la couleur, les matériaux ; une passion pour la construction et une passion pour la question « et si ? », si le monde était autrement, meilleur, différent? L’architecture est pour moi un moyen de l’imaginer ainsi. Pour le grand travailleur que vous êtes, quelles sont les vacances idéales ? Il y a des vacances inattendues dans le métier d’architecte. Je voyage pour mon travail et je visite des lieux extraordinaires, comme Vérone, Pristina, Tyr, Byblos, Khraibeh, Tbilissi, Edmondton, Shenzen et bien entendu, à présent, Venise. Je n’aurais jamais aussi bien connu ces villes si ce n’était à la faveur du travail. Mais les véritables vacances, pour moi, sont les moments où je ne fais rien, entouré de ma famille et discutant avec Diala et Dunia, ma femme et ma fille -si toutefois manger ou nager comptent pour quelque chose ou pour rien. Dernier épisode de ce « rien » : pieds nus dans un bateau sur la Méditerranée toute une semaine, à nager et voguer entre des villages de pêcheurs et des sites archéologiques, et de temps en temps arracher une feuille de papier pour y dessiner le rien, juste pour réaliser à quel point il est joyeux.

Parmi les nombreux ouvrages et thèses que vous avez rédigés figure une étude sur Konstantinos Doxiadis, l’architecte d’Islamabad qui avait aussi, en 1958, un projet pour le Liban. Ce projet avorté comme tant d’autres aurait-il eu, s’il avait vu le jour, un impact positif sur le pays ? Aurait-il contribué à créer une société plus heureuse et équitable ? L’architecture et l’urbanisme ont-ils un tel pouvoir ? Le projet Doxiadis était à la base une étude qui relevait les inégalités entre la campagne et la ville, la ville et ses banlieues pauvres, et qui proposait d’y remédier à travers des logements publics pour les ouvriers à l’intérieur et autour de Beyrouth. Il a été développé sous l’épisode de la guerre civile de 1958 et n’a jamais été plus loin que certaines idées générales. Certaines de ces idées ont été intégrées à des plans ultérieurs, mais à ce moment-là,

hashimsarkis.com 125


M. MOTOYUKI DAIFU portfolio Auteur ADRIAN FORLAN

Motoyuki Daifu : un nom comme un mot de passe, ouvrant les portes d’un monde aux perspectives neuves, où normalité et étrangeté inversent leur rôle, jetant sur le quotidien une lumière lui offrant une nouvelle dimension. Si le travail du photographe japonais évoque un Juergen Teller sentimental et tendre, on ne saurait le réduire à une seule référence. “Mon travail est un examen continuel de ma vie privée, reconnaît l’artiste, présentée avec humour, pour détourner les codes photographiques conventionnels.” De la vie domestique, il fait une mise

en scène à la poésie familière, saupoudrée d’inquiétude, aux airs de catastrophe imminente, délicatement dissonante. D’allures vives, ses images portent au premier plan un propos de diariste un peu dépassé par le cours des choses, qui nous le rend si proche qu’il semble un ami de longue date. Entre le chaos – reliefs de repas, emballages criards, objets anonymes négligés – et l’ordre – couleurs géométriques, netteté du cadrage tentant de rétablir l’équilibre –, ces images reflètent moins une aspiration à un idéal impossible (l’harmonie parfaite du quotidien) que la 126

tranquille acceptation de l’imperfection du monde. Shootées en contreplongée, au flash, les images prennent une dimension universelle : il n’est pas anodin qu’elles soient présentées de façon anonymes, sans désignation particulière. Parce qu’elles nous regardent aussi, nous appartiennent naturellement. Comme les grands artistes, Motoyuki Daifu nous révèle ce que nous ne savons pas voir, et rejoint ici le geste délicat du parfumeur manipulant des essences rares, figure à l’honneur dans notre série parfums (p.104) que le photographe a mise en images.


Photos Motoyuki Daifu, Courtesy of Misako & Rosen Gallery, Tokyo

Ci-dessus, photo tirée de la série Still Life. Page de gauche, photo tirée de la série Project Family. 127


Ci-dessus, photo tirée de la série Still Life. Page de droite, photo tirée de la série Project Family. 128


Photos Motoyuki Daifu, Courtesy of Misako & Rosen Gallery, Tokyo


Photos Motoyuki Daifu, Courtesy of Misako & Rosen Gallery, Tokyo


Ci-dessus, photo tirée de la série Still Life. Page de gauche, photo tirée de la série Project Family. 131


M. FRANÇOIS TADDEI entretien Auteure AUDREY LEVY

Le nouveau campus du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), dans le ive arrondissement de Paris, rénové grâce aux soutiens de la Fondation Bettencourt Schueller et de la Mairie de Paris.

La science en mouvement était à l’honneur au CRI lors de la Nuit Blanche 2018. On pouvait y voir Architectures cellulaires, œuvre de l’ingénieur et directeur artistique Manuel Théry.

La réalité virtuelle, plus qu’une technologie ou un jeu : une nouvelle manière d’expérimenter son rapport aux autres et de développer son empathie et son esprit critique.

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Photos Michel Denancé - Yves Ininahazwe

Art & Science : une mutualisation des savoirs au service du bien commun illustrée par l’œuvre Architectures cellulaires, de Manuel Théry.


Questionnant notre système éducatif, le généticienbiologiste-polytechnicien a imaginé des écoles d’un nouveau genre, qui croiseraient les compétences. Ainsi naissait, il y a quinze ans, le Centre de recherches interdisciplinaires (CRI). Sur le sujet, le spécialiste a remis deux rapports au gouvernement.

Qu’est-ce qu’une “société apprenante” ? Une société qui facilite les apprentissages de chacun par le partage des connaissances. Elle apprend d’autres sociétés, se donne les moyens de faire de la recherche et de développer des technologies en s’intéressant à leurs impacts et aux aspects éthiques. L’éthique occupe une place centrale ? À tout âge, il faut développer la réflexivité et l’éthique, réfléchir sur le sens des apprentissages, le sens que l’on souhaite donner à sa vie et au projet commun. Depuis que l’on a massifié l’éducation, on pose rarement cette question essentielle. Or, on a besoin d’inviter les jeunes à réfléchir sur les crises que le monde connaît, à quel monde ils aspirent et comment ils peuvent y contribuer. Ne pas le faire, c’est aller droit dans le mur. Cela passe dans un premier temps par l’école ? L’école nous aide à avancer tous au même rythme mais elle ne peut pas tout. Il y a un effort à mener au niveau des familles, des entreprises. C’est en travaillant avec tous les acteurs qu’on peut avoir un impact. Ubisoft et UGC ont des “armes de distraction massive”. Reste à savoir si elles peuvent accompagner le changement culturel et devenir des outils qui aident à se construire et qui contribuent positivement à un avenir commun. Notre système éducatif ne semble plus adapté au monde actuel, quelles sont ses failles ? Il s’interroge trop peu sur ses finalités et sur son rôle dans la société. Il ne réfléchit ni à sa transformation, ni aux moyens qu’il se donne : il y a peu de formation continue pour les enseignants, qui ont un rôle aussi

essentiel que les médecins qui se forment en permanence. En France, on investit 30 fois moins en R&D dans l’éducation que dans la santé ! On s’est rendu compte que le système était inégalitaire et qu’il ne préparait pas assez les jeunes au monde de demain. Avec l’intelligence artificielle et les machines qui apprennent, s’ajoute désormais aux crises économiques et écologiques une rupture technologique qui va impacter la société et transformer les métiers et les manières dont on va devoir se réinventer.

quinze ans, nous avons, tous les dix-huit mois, doublé notre taille, créé une licence, un master, une école doctorale, des programmes pour les enfants, de la maternelle au lycée, d’autres dédiés à l’orientation à tous les âges de la vie. Car il y a des événements pour lesquels nous n’avons pas été formés, comme devenir parents ou accompagner ses propres parents en détresse. Nous travaillons avec des sages-femmes pour créer un babylab, avec un gériatre pour accompagner le grand âge, une association pour apprendre la résilience.

Dans ce contexte, comment s’en sortir ? Plus les machines apprennent à faire ce que nous croyions être les seuls à maîtriser, plus il faut s’interroger sur ce qui est le propre de l’homme. Ça peut être l’empathie, la capacité à se questionner, imaginer, se projeter. On ne sait pas quel temps il fera dans un mois, mais on sait que dans des milliards d’années, le soleil brûlera la Terre. On a la possibilité intellectuelle de se projeter dans un avenir lointain. Pas les machines.

Bientôt, les salles de classes auront disparu, laissant la place à la réalité augmentée. À quoi ressemblera l’école du futur ? Il y aura des humains qui apprendront les uns des autres et qui feront ensemble ce qu’ils ne savent pas faire seuls. Ceux qui en savent plus partageront leur savoir afin de progresser collectivement. À ce titre, l’enseignant aura un rôle privilégié, celui de mentor, comme dans L’Iliade et l’Odyssée, où Athéna, déesse de la sagesse, prodigue ses conseils à Télémaque. Ce rôle d’adulte compétent et engagé semble plus essentiel que jamais.

Vous misez sur l’intelligence collective. Comment la promouvoir ? En petit groupe, on y parvient. Mais à sept milliards d’individus, on ne sait pas encore. Il y a des signes positifs : internet n’existerait pas si on n’avait pas bénéficié d’une intelligence collective. Nous avons été capables de créer des structures pour le construire. Saura-t-on le faire sur davantage de sujets ? Votre mission au CRI est de “réinventer les manières d’apprendre, d’enseigner et de faire de la recherche”… Au départ, nous souhaitions accompagner des étudiants dans des projets qu’aucune discipline ne permettait de développer. En 133

Dans votre livre Apprendre au xxie siècle*, vous évoquez l’exemple haïtien, qu’a-t-il de si particulier ? Les Haïtiens forment des citoyens à prendre soin d’eux, des autres et de la planète et à mettre les technologies au service de la communauté. Aux formes de savoir scientifique, ils ont associé des valeurs ancestrales de coopération, d’entraide et d’engagement. On a besoin de mêler ces dimensions pour penser l’éthique de nos actions et de notre futur. *Éditions Calmann-Lévy, 398 p.


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JOSEPH KAI DESSINE LA MARGE bande dessinée Auteure JOSÉPHINE VOYEUX

Illustration Joseph Kaï

Joseph Kai, diplômé de l’Académie libanaise des Beaux-Arts, connaît un début de carrière fulgurant qui en fait à 29 ans l’étoile montante de la bande-dessinée libanaise. Actuellement en résidence à la cité internationale des arts de Paris, il a été récompensé en janvier, avec ses camarades du collectif Samandal, du prix de la bande dessinée alternative, à la grand-messe du neuvième art, le festival d’Angoulême.

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Joseph Kai est un artiste prolifique. Depuis qu’il a découvert sa passion pour le neuvième art sur les bancs de l’Académie libanaise des Beaux-Arts, où il a étudié les arts décoratifs, le désormais jeune auteur-dessinateur enchaîne les projets entre Paris et Beyrouth. En résidence à la cité internationale des arts de Paris, il travaille sur la réalisation d’une bandedessinée sarcastique sur la manifestation de l’anxiété chez les artistes « queer ». Parallèlement à ce projet, Joseph Kai enchaîne les interventions dans les institutions culturelles et dans son ancienne université. De passage à Beyrouth en avril, il a ainsi, en dix jours, revisité les posters d’affiches de cinéma de l’exposition « The Thief of Bagdad » à Dar el-Nimr, et animé un atelier d’illustration au camp palestinien de Chatila avec des bénéficiaires de Baylasan dans le cadre du Youth Film Festival de Metropolis Cinema – tout en fournissant des visuels à la société de capital-risque Verve-Ventures pour sa campagne de lancement. L’emploi du temps du jeune artiste est réglé comme du papier à musique. Sa force de travail, mêlée à un indéniable talent et une détermination de fer, ont su attiser, à l’échelle internationale, la curiosité autant que les sollicitations. Samandal ou la consécration C’est ainsi que Joseph Kai, qui a grandi à Shaileh, dans le Kesrouan, a déjà à son actif

des expositions dans plusieurs capitales européennes, Paris, Berlin, Bruxelles en plus de Beyrouth, et collabore désormais avec les plus grands bédéistes de la scène libanaise. Il appartient effectivement au prestigieux collectif Samandal, créé en 2007 à l’initiative de Léna Merhej, Omar Khouri, Hatem Imam, Tarek Nabaa et Fadi Baqi. « Je travaille aujourd’hui avec ceux qui m’ont fait découvrir et aimer la bande-dessinée, raconte le jeune homme. Ce sont des gens qui m’ont influencé certes mais ils m’ont notamment aidé à me forger professionnellement. Rejoindre Samandal a été très impressionnant, cela a été un tournant dans ma carrière ». Joseph Kai a 17 ans lorsqu’il commence à envoyer ses BD à la revue libanaise ; 20 quand il en rejoint le comité éditorial et 29 quand il remporte avec le collectif, en janvier dernier, le prix de la bande-dessinée alternative du festival d’Angoulême pour sa publication « Expérimentation ». Une véritable consécration dans ce métier. « C’était un grand moment pour nous tous, confie le jeune artiste. Ce prix vient récompenser des années de travail et notre choix de publier annuellement un livre avec une thématique précise ». Début avril, le magazine a notamment reçu le prix Unesco-Sharjah pour la culture arabe. Parler des communautés discriminées Le leitmotiv de Joseph Kai, c’est de 136

raconter en images des histoires passées sous silence. Il définit son ambition par une volonté « d’écrire, écrire beaucoup, sur tous les sujets, pour tout le monde ». Auteur de nombreuses planches, le jeune homme a toujours manifesté l’envie de s’attaquer à tous les thèmes mais il traite majoritairement de la marginalisation, des non-dits, des communautés discriminées tels que les LGBT, et de la sexualité. Dans la bandedessinée qu’il a publiée dans la revue Samandal en 2016, « Bros », le jeune artiste offre ainsi un récit très intimiste du rapport de deux jeunes enfants à leur sexe, à travers la découverte de leurs corps respectifs. « J’ai voulu parler, avec tendresse et poésie, des premières expériences chez les très jeunes – sans que cela ne soit ni pornographique ni anatomique », explique le bédéiste. Sans manières, ni fioritures, Joseph Kai aborde l’ensemble de ses sujets avec beaucoup de délicatesse et de simplicité. Chacun s’y reconnaît. Et c’est sûrement cela la clé du succès du jeune homme : une dose d’audace, un trait de crayon assuré et des dialogues aussi aiguisés qu’épurés - le tout saupoudré de beaucoup de talent. Joseph Kaï publiera prochainement deux nouvelles bandes dessinées – celle sur l’artiste anxieux, produite dans le cadre de la résidence à la Cité internationale des Arts de Paris, et la suite de « Bros ». josephkai.com


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Illustration Joseph Kai


COWORKING, EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE cool business Auteure ANNE GAFFIÉ

Dommage qu’un tel phénomène soit si difficile à traduire! Car en matière “d’espaces de travail flexibles”, la France est à la pointe. Et certains entrepreneurs parisiens comptent bien “disrupter” le marché.

moment, avec une croissance multipliée par dix en cinq ans… et qui peine aujourd’hui à trouver son rythme de croisière. À 300 €/ mois en moyenne le poste en open space, et jusqu’à 700 € en bureau fermé, il faut déjà avoir un projet rentable pour pouvoir se le payer. Face à l’invasion américaine, avec en tête de file le géant WeWork, deux Français ont décidé de prendre le problème à bras le corps. Rasmus Michaud et Laurent Geneslay, cofondateurs de The Bureau, ont préféré tout miser sur l’image et la qualité en proposant un lieu de travail particulier qui se rapproche plus des codes de l’hôtellerie que de ceux du fast food. Leur entreprise – ironique jusque dans l’anglicisme de leur marque – fait un sérieux pied de nez à la suprématie yankee. Fort du succès de leur premier espace de travail, et alors qu’il peaufine la naissance du second prévue pour fin 2019, Rasmus Michaud nous raconte les règles du coworking à la française. 138

Vous définissez The Bureau comme “un lieu de travail particulier”, c’est-à-dire ? Rasmus Michaud : nous sommes partis du principe qu’il n’y avait aucune raison valable au fait d’aller au travail tous les matins comme au goulag ! Ce doit être un moment de plaisir, et donc d’expérience. Notre entreprise relève de ce que l’on appelle “l’hospitality business”. Dans le mot coworking, que nous n’aimons pas trop, il y a une notion d’optimisation immobilière qui n’est pas dans nos valeurs. Ce serait mentir de dire que nous ne pensons pas à la rentabilité, mais nous sommes persuadés qu’elle découle d’abord de l’hospitalité. Quelle a été la genèse du projet The Bureau ? L’idée première était de créer un lieu communautaire à l’image de la Neue House à New York, que nous aimons beaucoup. Un

Photo Raphaël Dautigny

Expérimentés à Berlin, à la fin des années 90, les premiers “espaces de travail collaboratifs” ont vite essaimé aux ÉtatsUnis. On y relève une première adresse officielle créée par Brad Neuberg à San Francisco, en 2005. Depuis, ces lieux de coworking (38 millions d’occurrences sur Google) sont devenus un business florissant. “Tiers lieu”, “Hot desking”, “Remote working”… appelez-les comme vous voulez, mais ces agrégateurs de communautés travailleuses connaissent 100 % de croissance par an, totalisant plus d’un million d’adhérents dans le monde et 15 000 adresses référencées. Désormais, on n’a plus affaire au petit café-wifi de quartier, mais à des immeubles entiers qui poussent au cœur stratégique des grandes métropoles. À Paris, classée troisième ville mondiale en matière de coworking, ces espaces trustés par de gros investisseurs sont devenus le placement immobilier le plus hystérique du


Semblable au lobby d’un hôtel, l’entrée de The Bureau, dans le VIIIe arrondissement de Paris. 139


cadre de vie adapté au travail dans un environnement qui parlerait aux autres comme il nous parle. Il s’est passé moins de deux ans entre nos premiers échanges sur le sujet à l’été 2015 et l’ouverture du 28, cours Albert 1er en janvier 2017. Après avoir visité une bonne centaine d’adresses, et alors que le viiie arrondissement de Paris n’était pas au départ notre quartier de prédilection, nous sommes tombés sous le charme de cet immeuble Arts déco, et avons obtenu de son propriétaire Generali (compagnie d’assurances, ndlr) qu’il nous donne trois mois pour trouver des investisseurs. Le 15 mai 2016 au matin, on scellait le pacte d’actionnaires, et le 15 après-midi le bail était signé ! The Bureau ne serait donc pas qu’un lieu de travail ? Si sa finalité intrinsèque est d’être un lieu de travail, ce dernier ne peut se résumer au fait d’être assis derrière un bureau. L’art de bien le vivre compte aussi pour beaucoup. Avoir un restaurant et y mettre un chef aux fourneaux (Thomas Cayeux, ndlr), était par exemple l’une de nos priorités. La culture du déjeuner est très importante en affaires, et si on veut bien accueillir nos membres, il faut savoir les nourrir ! C’est un degré d’exigence qui nous différencie de la concurrence, et que l’on retrouve partout à The Bureau. Licence IV, brûlerie de café, conciergerie, assistance administrative, accès 24/7, pressing, événements, vernissages, fitness, mobilier design… Rien ici n’est laissé au hasard. Vous venez d’augmenter la superficie de The Bureau à 5 000 m2, n’est-ce pas le risque d’y perdre en âme ? Nous avions atteint 100 % de taux de remplissage. Quand le succès est patent et que la demande est là, difficile de résister et de décevoir nos membres. Notre adresse annexe, à six numéros de la première (16, cours Albert 1er), offre d’autres services tout aussi performants : coffee shop, saladerie, day spa (avec massages, coiffure, manucure et barbier). Notre KPI (Key Performance Indicator) de rapidité

de remplissage était de onze mois pour le premier bâtiment, contre cinq seulement pour le second. Avez-vous dû réajuster certains services au fil du temps et de la demande ? Oui bien sûr. Au départ, par exemple, nous avions prévu beaucoup plus d’open space, mais ça ne prend pas. Aujourd’hui, cela représente à peine 10 % de notre offre globale. Le Français adore sortir de chez lui, mais quand il travaille, il veut être seul. Chez nous, pas de parois transparentes ! Nous avons dû aussi revoir à la baisse notre activité nocturne : la restauration et les événements ne fonctionnent pas tous les soirs. La vie en autarcie, ça marche aux États-Unis, pas en France. Ici, c’est un lieu où “ça se passe”, mais pas un club. L’idée, très américaine, d’un “coworking department store of the future” vous parle-t-elle ? Nous sommes évidemment à l’écoute des besoins de nos membres, et les propositions extérieures de services ne manquent pas, du coaching personnalisé au leasing de plantes vertes, mais la philosophie de The Bureau n’est pas de devenir un grand magasin ! Existe-t-il un profil type de membres chez The Bureau ? Pas vraiment. On peut dire que nos membres sont plutôt entrepreneurs que start-uppers, c’est probablement le quartier qui veut ça. Mais le lieu est ouvert à tous et il n’y aucune sélection à l’entrée, ce n’est pas un club privé. Alors, oui bien sûr, The Bureau a forcément un côté élitiste, parce qu’hédoniste, mais certainement pas financier, et nous restons moins chers que WeWork par exemple. Comment entre-t-on à The Bureau ? Avec un système d’abonnement mensuel, de trois mois minimum, car The Bureau n’est pas un hall de gare. Il est très important pour nous que les gens se connaissent. Le réseautage et l’entraide sont une de nos grandes valeurs ajoutées. 140

D’ailleurs, ici, il n’y a quasiment pas de turn over. Alors que The Bureau entre dans sa troisième années d’existence, vous annoncez une toute nouvelle adresse, où se trouve-t-elle ? 3 400 m2 sont actuellement en travaux dans le iie arrondissement, au 17, rue Monsigny. Un bâtiment haussmannien, d’apparence très différente du premier mais dans lequel on retrouvera les mêmes codes néo-rétro avec des références scandinave, japonaise et italienne de notre architecte Franklin Azzi. Une patte semblable, mais avec un twist, car nous ne souhaitons pas reproduire à l’identique. Il y aura aussi un restaurant, une salle de sport et une cave à vins où les membres pourront venir stocker leurs bouteilles ! Ouverture prévue le 1er janvier 2020, alors que nous avons déjà d’autres bâtiments en cours de négociation, dans d’autres quartiers parisiens, mais toujours centraux et agréables. Si, comme les chiffres le prédisent, 30 % des bureaux d’ici 2030 sont appelés à devenir flexibles et à générer 123 milliards d’euros d’activité économique, alors il reste de la marge ! Et un développement à l’étranger ? Ce n’est pas à l’ordre du jour, mais j’ai lancé avec un ami qui travaille chez Canopy à San Francisco un service baptisé Global Collective, qui fédère les meilleurs coworking des grandes métropoles du monde : Blender à New York, Fora à Londres, The Nest à Varsovie, Publico à Mexico City, Fosbury and Sons à Anvers et à Bruxelles… Une dizaine aujourd’hui, et tous les deux-trois mois on en rentre un nouveau. Chaque membre de The Bureau (et les autres à l’étranger) a droit à deux jours par mois d’accès gratuit à ces adresses. Une sorte de “flying blue” des coworking premium dans le monde ! The Bureau pourrait-il un jour devenir aussi un hôtel ? Vraiment pas. Avec le risque du 5 à 7, et 650 membres à gérer, le sujet est beaucoup trop touchy !


Photographies The Socialite Family

Les “box” privés de The Bureau où garder ses petites affaires.

Un salon, au cœur de The Bureau : 16, cours Albert 1er, à Paris.

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DE LA MOLÉCULE À L’ESPACE

design Auteure MARIA LATI

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Photos Charbel Saade

La plateforme Molecule x s’est hissée au classement du magazine Dezeen dans la catégorie intérieurs commerciaux pour le design ludique de la boutique Salim Azzam aux souks de Beirut. Dezeen reçoit chaque année des milliers de candidatures de par le monde. Une reconnaissance pour Molecule x qui s’installe sur la scène du design.

Molecule x se définit comme une plateforme pour le design en constante évolution, comme une molécule qui flotterait dans le vide, prête à s’allier à d’autres ou à se suffire à elle-même. Il y a l’architecture mais aussi le planning urbain, les artistes qui viennent contribuer avec leurs œuvres aux espaces que Molecule x transforme, les experts en luminaire ou les menuisiers. Chaque artisan apporte sa pierre, et chaque détail raconte une histoire, comme ce couloir souligné d’un faisceau lumineux, par lequel on peut entrer chez Tenno, conçu comme le prolongement de l’impasse que l’on aperçoit de l’autre bout de la rue. Le design, c’est donner envie de venir quelque part, d’y rester et puis d’y revenir. Pour instaurer cette sensation de confort, chaque lieu que Molecule x façonne est envisagé comme partie intégrante du quartier où il se trouve et une occasion d’y tisser des liens. Un

projet de départ, le Butcher’s BBQ joint, à Mar Mikhael donne l’impulsion. Dans une surface réduite il faut trouver moyen de caser une cuisine et quelques places où les clients pourront se poser. Molecule x décide de modeler l’ensemble en imaginant un enchainement harmonieux de courbes déstructurées pour une libre circulation, entre la place du chef qui s’active aux fourneaux derrière le comptoir, et le prolongement en tables et banquettes où l’on peut s’assoir pour prendre le temps de déguster son burger arrosé d’une bonne bière. En moins d’un an, Molecule x prend forme et se donne pour mission de créer des connections entre ceux qui s’allient pour entreprendre un projet et puis ceux qui investiront l’espace une fois complété. Des concepts interactifs et conviviaux Il y aura MRQT, conçu comme un marché contemporain où l’on choisit son repas à 143

la boucherie, au kiosque jambon fromage ou chez Astro, l’italien. Une atmosphère conviviale où l’on se retrouve sur les tabourets sculptés, autour des tables en bois ou sur la terrasse sans vraiment sentir que l’on passe d’un espace à l’autre. Entre les cuisines, la verdure émerge des ouvertures asymétriques dans les cloisons, comme ces pousses vertes que l’on voit se forger un chemin à travers la pierre dans les vieux murs de Beyrouth. Ambiance Place de quartier, que finalement même les artisans de l’atelier d’en face s’approprient quand ils viennent se poser sur les bancs à la pause déjeuner. A l’intérieur, les escaliers présentent une ultime occasion de créer un nouveau lieu de rencontre. Sur les gradins élargis, des coussins sont installés pour prendre un café ou admirer des œuvres d’art. Molecule x s’inspire des nombreux escaliers publics de Mar Mikhael qui, depuis qu’ils ont été


Préserver le sentiment de communauté Molecule x retrace aussi l’histoire de la jeune marque Salim Azzam qui prend racine dans le patrimoine mais aussi la nature du Liban. Pour mettre en valeur le travail de broderie, spécialité de l’enseigne, des cerceaux sont alignés sur les murs de la boutique d’un blanc immaculé. Les brodeuses y accrochent leur ouvrage inachevé avant de le reprendre, installées sur la banquette en bois au coussin duveteux vert pastel,

pour montrer leur technique à une cliente. Pendant ce temps, dans l’espace bureau, l’équipe peaufine les futures collections. Les meubles sont ornés de tubes en métal blanc enchevêtrés comme les branchages d’un arbre et enracinés dans le béton comme un tronc dans sa terre, à travers des trous éclairés la nuit pour que cette boutique slow fashion se démarque parmi les enseignes célèbres qui l’entourent. Pour la collection printemps-été 2019, les silhouettes éthérées des mannequins en robes brodées de fleurs d’oranger, de citronnier ou d’amandier, défilent dans une pépinière réaménagée par Molecule x pour raconter une Nuzha, une promenade parmi les arbres. L’humain et son interaction avec l’espace est privilégié dans ces lieux modulables, où les rencontres artistiques, les ateliers cuisine, les évènements mode ou musique se multiplient, insufflant du dynamise et ce sentiment de communauté que la plateforme cherche à préserver. @molecule.x 144

Photo Charbel Saade

colorés, invitent à se poser entre amis ou sont investis par les artistes, danseurs et musiciens. Chez Tenno, côté bar, le stand du DJ devient bibliothèque de jour où l’on peut entreposer de vieux vinyles. On passe dans une salle plus intimiste avant de se poser sur les banquettes rose poudré pour profiter du jardin créé à l’intérieur par suppression d’une partie de la toiture. Quand les néons s’allument la nuit en effets rose fluo, les oiseaux de l’illustratrice Yasmine Darwiche se révèlent sur le mur.


nancygonzalez.co m

Aïshti, Downtown Beirut 01. 99 11 11

|

Aïshti, by the Sea, Antelias 04. 71 77 16


LA LA LANDERS art

Photos shootées à Los Angeles, en 2018.

Photo Trevor Hernandez

La tentaculaire mégapole de Californie est récemment devenue l’un des épicentres de l’art contemporain américain. Avec son paysage varié d’institutions, de galeries et de centres d’art auxquels il faut ajouter la toute première édition de la Frieze Los Angeles, qui avait lieu du 15 au 17 février, la ville est bien un pôle d’attraction pour les artistes et les collectionneurs. Bettina Korek, la nouvelle directrice de la Frieze Los Angeles, et Alex Israel, un des artistes angelinos emblématiques de la scène californienne, évoquent son dynamisme, ses idées fraîches et tous ces détails qui font la différence.


Bettina Korek : Décrivez le monde de l’art à L.A. en quelques mots… Alex Israel : Audacieux et superbe. Et flou. Vous diriez quoi, vous ? Comment répondriez-vous à cette question ? B. K. : Chaleureux et insaississable.

“On s’imagine à tort que L.A. possède une espèce d’esthétique ou de sensibilité uniforme, orientée vers le folklore et l’artisanat. En vérité, le travail produit ici est très divers.”

A. I. : Los Angeles propose un accès à l’art, peut-être davantage que partout ailleurs, à ma connaissance. En quoi cette ville diffère-t-elle des autres pôles culturels urbains ? Avez-vous remarqué des manières nouvelles ou originales pour les artistes californiens de se faire une place ? B. K. : Les gens aiment décrire L.A. comme un lieu où convergent les disciplines culturelles, que ce soit la musique, la mode, le cinéma, etc. Certes, ce n’est pas un phénomène unique, mais il semble bien avoir ses racines dans cette ville. Je suis allée à Coachella pour la première fois cette année, et j’ai été frappée par le rôle essentiel qu’y jouent les projets artistiques. Bien sûr, ce n’est pas nouveau, mais j’ai trouvé fascinant de voir cette interpénétration palpable des scènes artistique et musicale. Ce modèle s’est diffusé au-delà de L.A. La prochaine étape, ça pourrait être de cesser tout à fait d’étiqueter ces disciplines avec 147

une telle rigidité. A. I. : Avant, il existait un préjugé répandu qui voulait que L.A. soit la ville où échouaient les artistes qui ne parvenaient pas à réussir à New York. On s’imagine à tort que L.A. possède une espèce d’esthétique ou de sensibilité uniforme, orientée vers le folklore et l’artisanat. En vérité, le travail produit ici est très divers, et on ne peut absolument pas parler de dénominateur commun, si ce n’est le paysage lui-même. Le vieux mythe du provincialisme de L.A. a fait long feu, c’est certain. B. K. : Beaucoup de gens viennent à L.A. expressément pour voir des œuvres d’art et des artistes. A. I. : Oui, il y a dans cette ville un flux constant de visiteurs, et beaucoup veulent visiter les ateliers et rencontrer des artistes. Certains disent que L.A. est maintenant une véritable ville d’artistes, avec des musées dignes de ce nom, mais qu’elle est encore en retard au niveau des galeries. Qu’en dites-vous ? B. K. : C’est intéressant. Au cours des dix dernières années, l’écosystème de nos musées a évolué, et il en est apparu


beaucoup de nouveaux, du Broad à la Marciano Foundation. Ces collections privées, aux fonds conséquents, sont désormais ouvertes au grand public, ce qui est important. Une des particularités de L.A., c’est que tout y est très étalé géographiquement ; si tous nos musées étaient plus proches les uns des autres, les gens ne diraient pas forcément ça. A. I. : Oui, mais est-ce que c’est vrai que ce n’est toujours pas une ville de galeries ? B. K. : Je ne suis pas d’accord. Il y a de la place pour tout à L.A. Ce qu’il y a de formidable dans cette ville, c’est notamment qu’elle résiste à ce type de catégorisations. Il y a beaucoup de galeries privées, et il s’ouvre constamment de nouveaux espaces expérimentaux, gérés par des artistes. Pour revenir aux musées, quelle est votre œuvre préférée dans les musées de L.A. ? A. I. : Oh, c’est une question très difficile. B. K. : Mettons, la première qui vous a frappé, alors ? Vous avez commencé à aller au musée très jeune, ici, non ? A. I. : Il y a un grand nombre d’œuvres, dans différents musées angelenos, qui m’ont marqué à plusieurs époques de ma vie.

Quand j’étais petit, c’était le couteau suisse géant de Claes Oldenburg au MOCA [Knife/ Ship II]. Au collège, Mulholland Drive, de David Hockney au LACMA. Au lycée, les Rothko du MOCA et Actual Size, d’Ed Ruscha au LACMA, auquel j’ai d’ailleurs consacré une dissertation. Maintenant que je suis adulte, je suis ému par The Blue Boy, de Thomas Gainsborough, au Huntington, par le Portrait de Sebastia Juñer Vidal, de Picasso, et par Smoke, de Tony Smith, au LACMA. Et j’en oublie… B. K. : J’ai grandi dans la vallée et je me souviens du jour où nous avons passé le sommet de la colline en voiture pour nous rendre au LACMA, où j’ai vu Mullholland Drive, de David Hockney. Je crois que c’était une rétrospective. Cette colline était absolument essentielle dans nos vies. A. I. : J’adore voir Boy with Frog, de Charles Ray, à chaque fois que je vais au Getty. Et les Iris de Van Gogh, au Getty également, et aussi Michael Jackson and Bubbles, de Jeff Koons au Broad, et un Degas au Norton Simon Museum, une vue des coulisses d’un théâtre. Il faut que je recherche le titre… B. K. : Pendant que vous cherchez, j’en profite pour regarder le nombre de galeries 148

privées à Los Angeles répertoriées sur ForYourArt… 163 a priori. Donc pour revenir à votre question sur les galeries à L.A… A. I. : Waouh! Ce chiffre a dû augmenter énormément ces six ou huit dernières années. B. K. : Oui, c’est certain ! A. I. : Je l’ai retrouvé, il s’agit de Danseuses dans les coulisses ! B. K. : Les vues des coulisses, ça vous plaît. A. I. : C’est vrai. J’ai une autre question pour vous : si vous pouviez changer quelque chose, n’importe quoi, dans le monde de l’art à L.A., ce serait quoi ? B. K. : On ne peut pas vraiment y changer grand-chose, mais il serait bien de mettre en place des visites menées par un guide local, pour aider les visiteurs à s’y retrouver entre les différents lieux, pour mieux optimiser son temps. Un genre de sherpa… C’est formidable qu’il se passe tellement de choses, mais même en habitant ici, moi-même je loupe des trucs parce que je trouve le temps de


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Photos Trevor Hernandez


m’y rendre. Dans certaines villes, il est plus facile d’intégrer l’art à sa vie quotidienne. Ici, la nature de cette ville extrêmement étalée fait qu’il est un peu plus compliqué de s’y retrouver. Et il y a énormément d’événements qui se déroulent de façon officieuse, que ce soit des expériences uniques, des pièces d’architecture, des shows chez des particuliers, ou des projets que les artistes réalisent dans leur appartement ou leur atelier, alors il faut vraiment être un peu initié. A. I. : Votre organisation, ForYourArt, a beaucoup contribué à aider les gens à s’orienter dans le monde de l’art à L.A. B. K. : C’est le but ! C’était notre motivation quand nous avons lancé ForYourArt il y a dix ans – il y avait davantage d’événements artistiques que les gens ne se l’imaginaient, mais il n’était pas évident de trouver une source d’information centralisée. ForYourArt a commencé par une newsletter hebdomadaire gratuite qui réunissait tous les vernissages, les conférences, les performances, etc. sur un même support. Partager l’information et relier les gens, c’est la base même de la mission de ForYourArt. Puis nous nous sommes mis à produire des dizaines de projets en collaboration avec des artistes, des musées, des associations et des marques… Nous fonctionnons en quelque sorte comme un intermédiaire neutre entre les différents acteurs qui interviennent dans le monde de l’art et en périphérie, en particulier à L.A. A. I. : Il y a eu une véritable évolution et une montée en puissance depuis que vous vous êtes lancés. B. K. : Le développement du monde de l’art angeleno et le phénomène général de la surcharge d’informations nous a conduits à changer le format de ForYourArt cette

année. Nous publions toujours une longue liste d’activités hebdomadaire, mais notre page Instagram, soigneusement mise à jour, ramène cette profusion à une seule suggestion quotidienne. Cela correspond à l’idée que je me fais du mécénat, dont la définition s’est élargie en même temps que la demande du grand public pour l’art contemporain.

besoin de sortir de chez eux pour trouver d’innombrables opportunités de s’investir dans une scène artistique qui grandit à une vitesse exponentielle.

A. I. : ForYourArt et Frieze sont des organisations très différentes. Comment avez-vous investi votre rôle de directrice exécutive de Frieze L.A. ? B. K. : Ce qui m’a poussée à accepter de travailler avec Frieze s’articule parfaitement avec les buts qui animent ForYourArt depuis le début. Frieze est un événement incroyablement galvanisant, qui a le potentiel d’attirer à L.A. un afflux de visiteurs venus de tout le pays et du monde entier. Avec ForYourArt, j’ai ouvert les habitants et les visiteurs à ce qui se passe à L.A. au quotidien ; avec Frieze, il s’agit de créer, sur une semaine, ce qui va être, je pense, un grand moment pour la vie culturelle de L.A.

A. I. : J’aurais dit la météo, mais par les temps qui courent, je n’en suis plus si sûr. Une autre question : si l’Amérique carbure aux Dunkin’ Donuts, à quoi carbure la scène artistique de L.A. ? B. K. : Les artistes, ce sont eux le carburant. Quand quelqu’un vient visiter L.A., que lui conseillez-vous de voir absolument ? Quelle est l’expérience locale ultime selon vous ?

A. I. : Et peut-être que la ville a vraiment besoin de ça. B. K. : L.A. est une ville qui compte depuis longtemps dans le monde de l’art, mais jusque-là, elle n’était pas vraiment synonyme d’un rendez-vous fixe sur le calendrier. J’espère que nous pourrons aussi profiter de cette occasion pour voir comment une foire d’art permet de stimuler le mécénat sur le plan local – pas seulement grâce à l’afflux de visiteurs susceptibles d’investir dans les galeries et dans les artistes de L.A., mais aussi en provoquant une prise de conscience dans la population locale, en faisant en sorte que les gens prennent bien la mesure de ce qui se passe ici. Le monde de l’art est international, cela va sans dire, mais les Angelenos n’ont pas

A. I. : Oui, j’adore marcher, et il y a des randonnées magnifiques à faire dans toute la ville. B. K. : Quelle est votre préférée ?

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A. I. : Et qui se renouvelle perpétuellement. B. K. : À ce sujet, qu’est-ce qui ne changera jamais à L.A., d’après vous ?

A. I. : En rapport à l’art, ou pas forcément ? B. K. : Pas forcément. A. I. : … B. K. : Une randonnée ?

A. I. : J’adore me rendre au Will Rogers Park, à Pacific Palisades. On peut visiter la maison et les écuries de Will Rogers (un acteur et aventurier américain, mort en 1935, ndlr). Il y a un grand terrain de polo sur lequel on peut parfois voir les équipes s’entraîner, et de là, on peut rejoindre le sommet des monts de Santa Monica avec une vue imprenable sur la ville. Tous les visiteurs devraient profiter de ces paysages extraordinaires. Et aller à Disneyland. Traduction Héloïse Esquié


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SIMONE FATTAL RÉACTIVE LES GUERRIERS DU TEMPS PASSÉ art Auteure F.A.D

Cinquante ans que Simone Fattal transporte de Damas à Beyrouth, de Beyrouth à Paris, de Paris à Sausalito et retour, un lourd et pourtant ineffable bagage de vieilles pierres. Son art exprime la prégnance de l’histoire, des guerres, des mythes et du génie humain qui ont animé les paysages de son enfance. Jusqu’au 2 septembre prochain, une rétrospective de son œuvre plastique est déployée au MoMA PS1 à New York. Elle nous parle de son parcours.

Simone Fattal est hantée par la civilisation fondatrice dont les vestiges animaient le terrain de jeu de son enfance. L’art antique, ses héros, ses divinités, ont toujours été présents à son esprit, confortant sa conviction que l’art possède un temps qui lui est propre et qui est toujours l’immédiat. En un acte éminemment politique, elle ressuscite ce que les guerres ont détruit et continuent à détruire. Elle fait ressurgir les guerriers et héros épiques en sculptant dans la glaise leurs formes à la fois puissantes et rudimentaires… à charge pour eux de poursuivre la transmission d’une histoire dont l’effacement risquerait, dit-elle, de nous réduire à des « zombies ». Vous avez une formation de philosophe, à quel moment s’est produit en vous le déclic de l’art et pourquoi ? Je me trouvais à Paris en 1967. Et c’est au cours de cette année que l’artiste Georges Doche, qui était un grand ami à l’époque,

m’offre de la peinture à l’eau, d’une marque qui s’appelait Flash. Pour la première fois je me mets à réaliser des tableaux, pendant quelques mois. Je me souviens que la femme de ménage s’en moquait en me disant « Picasso, Picasso ! ». Ces tableaux sont perdus, bien sûr, et l’affaire n’a pas eu de suite. Mais je suis rentrée définitivement au Liban après la défaite de Juin (Ndlr : la « Nakba », 1967). A mon retour, j’avais repris les cours à l’École des Lettres de Beyrouth, mais je savais que mes études n’avaient pas d’autre but que ma formation personnelle, qu’elles n’allaient pas me conduire vers une profession académique. Entre temps, Georges Doche et Fadi Barrage son ami, artiste lui aussi, étaient rentrés au Liban à leur tour. On se voyait beaucoup, et là l’expérience a repris. Mais à partir de ce moment-là je n’ai plus arrêté. Très vite je me suis installée dans un atelier et me suis engagée dans cette voie artistique que je n’ai plus quittée. 154

Récits de guerre, peinture de paysages, histoire ancienne, archéologie, mythologie, poésie soufie, ces thèmes sont récurrents dans votre œuvre et semblent créer un ensemble choral porteur d’un même message. Si l’on pouvait exprimer ce message avec des mots, quel serait-il ? L’art ne porte pas de message, L’art vous donne à voir et à réfléchir. Tous ces thèmes que vous évoquez sont ma vie quotidienne - la guerre, et mes préoccupations. Et donc sont reflétées dans mon travail. Après avoir exploré les possibilités de la peinture et de la sculpture, vous semblez aujourd’hui privilégier la céramique et le collage. Quels sont les avantages, pour votre mode d’expression, de ces deux médiums ? Là aussi, les médiums, sont l’effet du hasard. Mais il est vrai que la céramique est devenue mon médium favori. Je vais parler d’abord des collages. Cela fait plus de 20 ans que


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Photo DR, avec l’aimable autorisation de Simone Fattal, MoMa PS, Balice Hertling, Karma international, Kaufmann Repetto, Tannnit.


je fais des collages. Je ne les prenais pas beaucoup au sérieux. J’en réalisais occasionnellement, quand je trouvais de beaux papiers, des images importantes qu’il me semblait devoir préserver, souligner. Des photos de journaux, ou des reproductions d ‘œuvres d’art selon le cas. Le plus souvent j’en faisais quand j’étais en voyage, n’ayant pas accès à mon atelier, ou en rentrant de voyage, pour faciliter le retour au travail. Et puis un jour Daniele Balice (Ndlr : cofondateur de la galerie Balice Hertling) est venu voir mon travail. Lors de sa première visite, il remarque un collage accroché au mur et c’est en quelque sorte pour lui une découverte. Il décide de les inclure dans la première exposition de mes œuvres à la galerie Balice Hertling. La même chose se répétera plusieurs années plus tard pour les peintures des années 1970 que j’avais sur mes murs. Quant à la céramique, elle me convient le plus car la matière, la terre glaise est une matière vivante. D’ailleurs, j’ai entendu ce commentaire au PS1, quand une femme s’est exclamée : « comme c’est vivant ! ». Je crois que si toutes ces pièces, il y en a 247 dans l’expo, incluant bien sûr peintures et dessins, avaient été en bronze, cela n’aurait pas eu le même effet. La couleur est-elle porteuse de sens dans vos œuvres en général, en particulier vos céramiques ? Oui bien sûr. Je prends un temps infini pour trouver la couleur qui va convenir à tel ou tel personnage, parce que le résultat final doit énormément à la couleur. La couleur sur la céramique a un brillant et une vivacité qu’elle n’a sur aucun autre support. C’est en fait ces qualités qui m’ont retenue - la difficulté aussi. On ne peut pas tout faire, je veux dire on ne peut pas faire que ce que l’on veut avec la terre glaise, et quand on a fini un personnage, disons, rien n’est accompli. On va devoir affronter la phase dangereuse qui consiste à mettre la pièce au four. Déjà à ce stade on en perd beaucoup. Car l’objet doit être très sec, et donc il est très friable. Et porter jusqu’au four, sans casse, des personnages tels que je les fais, qui sont en équilibre instable, c’est déjà une victoire. Mais là aussi rien n’est dit. Il y a la cuisson. C’est un art très difficile. On vit dans le risque, les dangers des cuissons, des émaux. L’ouverture du four est toujours un moment de haute tension, d’expectative. Mais quand le résultat est bon, la joie est immense. On a parlé de votre œuvre récente comme d’une « archéologie contemporaine ». Cela a-t-il toujours été volontaire, conscient ? Non, cela n’est pas conscient du tout. Cela s’est fait naturellement. Une espèce de clash qui a amalgamé mes recherches et lectures archéologiques avec l’histoire contemporaine. C’est ce que l’art peut faire, produire une image qui a plusieurs significations. Mais vous parlez d’archéologie, je pense plutôt qu’il faudrait parler d’un sentiment d’archaïsme que ces œuvres souvent suggèrent. Je me réfère à cette remarque de Nietzsche qui, en plein 19e siècle, écrivait que l’artiste vraiment contemporain est celui qui se définit comme étant

hors de son temps. Cette idée semble avoir été reprise par Giorgio Agamben qui a dit que le contemporain est inscrit dans le présent comme une force archaïque. Et seul celui qui perçoit les traces d’archaïsme dans les choses les plus modernes peut dire qu’il est résolument moderne. Quels sont vos rituels de travail ? J’essaye d’aller tous les jours dans mon atelier, mais hélas tant de choses se mettent en travers de ma route. Mais sinon oui, c’est, dirai-je, un travail quotidien. Depuis 50 ans que vous interrogez les formes et les matériaux, à quoi reconnaissez-vous qu’une œuvre est achevée, ou du moins valable ? La pièce est finie quand on ne peut ni ne doit rien lui ajouter. C’est un instinct qui vous fait vous arrêter. Il faut le suivre cet instinct. Si on ajoute un iota, c’est gâché. Je me souviens avoir lu à propos de certaines expérimentations faites avec des singes, dans les années soixante. On leur avait donné des toiles et des pinceaux. Le résultat était une bonne toile abstraite. Mais tout à coup ils s’arrêtaient. Et si on les obligeait à continuer, alors ils détruisaient la toile, d’eux-mêmes. C’est comme s’il y avait pour chaque œuvre une énergie particulière qui s’épuise, à laquelle on ne peut rien ajouter. Depuis le tournant du millénaire, vous faires partie avec Etel Adnan des grandes figures de l’art contemporain. Comment expliquez-vous l’intérêt international grandissant pour vos œuvres respectives, la vôtre en particulier ? Avez-vous vu venir cette consécration ? J’ai toujours cru en mon travail, Mais je n’ai pas prévu ce qui est arrivé cette année. C’est formidable. Est-ce vous-même qui avez choisi « Works and Days », le titre de la rétrospective que vous consacre le MoMA PS1 jusqu’au 2 septembre 2019 ? Quel est le lien entre cette exposition et le poème d’Hésiode ? Oui c’est moi qui ai choisi ce titre. Le Moma m’avait donné à choisir entre plusieurs titres. Aucun ne convenait. Mais celui- là contenait en même temps le contenu et le processus. Le poème d’Hésiode, Travaux et jours, parle des divers âges de la vie : d’abord l’âge d’or. Personnellement je ne connais pas d’âge d’or, c’est une expression vide de sens qu’on a inventée pour embellir le passé. Puis il parle de l’âge des héros, et là oui, je parle beaucoup dans mon travail, des héros et des guerriers. Enfin, du travail quotidien, et du travail de la terre. Ce poème me semblait donc bien résumer ou plutôt évoquer l’ensemble de mes thèmes.

simonefattal.com 156


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Photos DR, avec l’aimable autorisation de Simone Fattal, MoMa PS, Balice Hertling, Karma international, Kaufmann Repetto, Tannnit.


POP CHEZ WIP galerie Auteure MARIA LATI

Un vent de jeunesse souffle sur l’art. De la fantaisie, une palette de couleurs fruitées, des artistes émergents repérés de par le monde par une toute jeune galeriste et commissaire globe trotteuse, tour d’horizon des nuances de la galerie WIP.


Photos Joe Keyrouz

Les œuvres sélectionnées pour la galerie itinérante WIP animent le vieux Beyrouth par endroits défraichi, pour remettre un peu de couleur dans le ciment décati. A l’occasion de la première exposition, intitulée Chroma, les tableaux acidulés investissent une ancienne salle de danse du centre Starco. La gamme de couleurs flamboyantes ramène de la vie dans les vieux murs en béton sur lesquels subsistent des traces de brulures, témoins du tumulte passé. Un tour d’horizon de l’espace immense, relique de l’avant-guerre, à l’étage d’un des bâtiments de Starco, évoquera pour certains des souvenirs d’une époque où, autour des bureaux, les boutiques, le restaurant, le cinéma et déjà les escaliers roulants grouillaient de monde. Mi-avril, pour le lancement de WIP, la salle bourdonne de partout. Aux sons des DJ Jana Saleh et Cynthia Merhej, il y a ceux qui, devant Flower, une œuvre de Pablo Dona, s’amusent à faire semblant de déguster les innombrables bonbons et petits gâteaux en gomme assemblés avec de la résine, ou ceux qui, un peu comme les personnages d’une bande dessinées s’exprimant en bulles, se photographient à côté de Light Gradient, une toile de Jan Kalab, où s’étirent des ballons géants d’un bleu qui se fond en violet ou vert. Il y aussi ceux qui, le temps d’une pause, sucent une glace citron framboise ou croquent des popcorns chauds. S’amuser avant tout, c’est le credo de WIP : de l’art qui ne se prend pas trop au sérieux. Format pop-up, la galerie investira à chaque fois un espace oublié à Beyrouth ou ailleurs pour le revaloriser, montrer que rien n’est figé, tout est « Work in Progress ». Les artistes émergents choisis sont jeunes et prêts à faire progresser la scène artistique. La prochaine exposition de WIP, aura lieu en automne, toujours à Beyrouth, où de nouvelles œuvres viendront peindre un autre lieu insolite. De l’architecture à l’envie de « vitaminer la grisaille » Pour Chroma, c’est entre les États Unis, l’Argentine, le Japon et l’Europe que Farida El Solh a déniché les neufs artistes et

cinquante-deux œuvres exposées entre mi-avril et début mai. Libanaise, la jeune femme a grandi à Monaco avant de s’envoler pour New York où elle étudie l’architecture au Pratt Institute. A tout juste vingt-trois, elle se dit qu’un peu de couleur trouverait bien sa place à Beyrouth, ville écornée par les guerres et somme toute négligée. Les tableaux qu’elle choisit apportent une dose de vitamines dans la grisaille. La série ‘Gradient’, gradations de violet, de bleu ou de jaune, donne le ton. Pour ces œuvres réalisées dans l’année, Jan Kalab façonne le bois avant d’étirer la toile pour créer des formes particulières, tout en rondeur. Le jeune artiste a débuté incognito dans les rues de Prague avant que ses graffitis en trois dimensions ne soient commendés pour les murs des galeries et les façades d’immeubles. Le Eye Monster de Osamu Kobayashi trône au centre de l’immense mur de la salle. Les coups de pinceaux circulaires de l’artiste basé à Brooklyn et exposé à Miami, New York ou Brescia en Italie, dépeignent une éclipse, puis l’artiste y perçoit un œil et rajoute la pupille. Sur les toiles sobres d’Alina Birkner, les gradations de bleu, rose, jaune ou arc en ciel produisent des effets visuels changeants mis en relief par le carrelage blanc et les miroirs d’origine oubliés là au fond de l’espace. Un trou béant dans le béton, laisse entrevoir Born in Minds d’Ammon Rost, une intuition de l’artiste transcrite à l’huile, à l’aérosol et au flashe, matériau à base de vinyle. La palette pop de Jenny Sharaf peinte sur un tissu rayé jaillit à travers un second trou. L’artiste venue de San Francisco, dont les œuvres font désormais partie de la collection du siège de l’entreprise Google et de celle de Yoko Ono, a réalisé six de ses tableaux sur place, à Beyrouth. Les artistes qui ont fait le voyage ont pu voir dans la vieille bâtisse les blessures du temps pansées par leurs ouvrages. Déjà à la recherche de ses prochaines œuvres Farida veut continuer d’ouvrir les portes de Beyrouth et d’ailleurs à des artistes émergeants pour qu’un peu de leurs couleurs s’y installe en permanence chez les collectionneurs. wipgallery.com

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M. Thierry-Maxime Loriot rencontre Auteur BAPTISTE PIÉGAY Photographe PABLO ARROYO


Il y a quelques siècles, on aurait dit de lui qu’il est un gentilhomme : délicat, curieux, créatif. Commissaire d’expositions tubesques, après celles consacrées à Jean Paul Gaultier et Viktor & Rolf, il s’attaque au monumental Thierry Mugler.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours ? Je voulais être architecte. On m’a repéré dans la rue, casté comme mannequin, et expédié à Paris. Où je me suis retrouvé endormi sur le canapé d’un studio photo. Je suis réveillé par quelqu’un qui me demande ce que je fais là… Je réponds que je viens voir monsieur Testoni… Je ne savais même pas qui était Mario Testino. Mon portfolio était composé de quatre Polaroïd pris la veille. Le lendemain, j’étais à Londres pour une campagne Burberry avec Kate Moss. J’ai beaucoup appris. Plus tard, c’est encore le hasard qui a fait que j’ai imaginé des expositions, à l’invitation de Nathalie Bondil, directrice du musée des Beaux-Arts de Montréal.

Gaultier a attiré deux millions de visiteurs dans le monde. Pour Mugler, je l’ai pensée comme un opéra en sept actes… s’étendant sur 1 000 m2 ! Enfin, j’aime m’associer avec des gens qui n’ont rien à voir avec la mode, qui n’ont pas déjà travaillé sur es défilés et toutes les expositions, comme des metteurs en scène, des concepteurs d’effets spéciaux, des artistes. Ce qui m’inspire, ce sont plutôt les vitrines des boutiques, par exemple celles d’Hermès à Tokyo, ou des expositions d’art contemporain, des opéras.

Quel rapport entretiennent les créateurs à leur legs et à ce que vous en faites ? Ils n’ont pas l’impression d’être embaumés de leur vivant, ils comprennent qu’il s’agit d’une célébration de leur travail, ils sont mis sur un piédestal. De plus, ils sont associés à ma démarche. Mugler reste assez discret, comment l’avez-vous convaincu ? Depuis vingt ans qu’il a arrêté la couture et le prêt-à-porter, Thierry Mugler a toujours refusé de faire des expositions ou même de prêter ses créations. On lui avait parlé de ce que j’avais fait avec Gaultier et Viktor & Rolf… et il a fini par accepter. Comment résumeriez-vous votre méthode ? Le point de départ est toujours le même : je demande aux créateurs de faire une liste de leurs 50 pièces préférées, et nous la comparons avec la mienne. Je n’aime pas le côté chronologique, ou me contenter de mettre une belle robe sur un portant, je privilégie une structure thématique. Et surtout, je ne conçois pas une exposition sur un créateur comme un monument funéraire ! D’autre part, pour attirer le public dans un musée, il faut savoir offrir une expérience, raconter une histoire de manière vivante, avec une vision ouverte et démocratique. Je sais que les gens de la mode viendront voir l’exposition, ce qui m’intéresse, ce sont les autres ! Celle sur

Qu’est-ce que votre compréhension intime du milieu de la mode a pu apporter à votre expérience de commissaire d’exposition ? De l’empathie. Je ne fais pas d’expositions de marques, pour vendre des parfums ou je ne sais quoi. Je ne pourrais pas travailler avec un créateur pour lequel je n’aurais pas d’admiration. J’ai envie de rendre hommage, mais aussi que cela soit le fruit d’une collaboration. Tous ceux sur qui j’ai travaillé ont pour point commun d’avoir des parcours atypiques, ce sont des créateurs, pas des stylistes. Aujourd’hui, je trouve la mode uniformisée ; elle manque de créativité. Le travail de Thierry Mugler ou de Jean Paul Gaultier était viscéralement singulier. J’ai eu la chance d’avoir une belle carrière, de travailler avec de bons photographes. Il y a vingt ans, le seul moyen de voir de la mode, des collections, c’était dans les magazines, qui publiaient des séries incroyables, signées par Penn, Avedon, Lindbergh, Mert & Marcus. C’est important pour moi de les exposer dans un nouveau contexte. Aujourd’hui, tout passe en instantané, sur Instagram… Quand Mugler arrête en 2001, c’était avant l’ère digitale et trouver les images n’était pas évident, mais j’ai eu accès à des images incroyables, de Horst, von Unwerth. Quelles autres difficultés rencontrez-vous ? Parfois, les archives ne sont pas conservées car cela coûte cher, c’est un luxe de grande maison. Parfois, lorsqu’il s’agit de structures indépendantes, elles doivent vendre des pièces pour se financer. Exposition “Thierry Mugler Couturissime”, du 2 mars au 8 septembre 2019, au musée des Beaux-Arts de Montréal.

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NADIM NAAMAN, L’ENVOL DES AILES BRISÉES

Photos Marc Brenner

comédie musicale Auteure F.A.D


Acteur, chanteur, compositeur et dramaturge libano-britannique, Nadim Naaman vient de mettre ses multiples talents au service de son héritage en créant avec la compositrice qatarie Dana Al Fardan son propre spectacle, The broken wings, d’après le roman autobiographique de Gibran Khalil Gibran. La comédie musicale est programmée au festival de Beiteddine du 24 au 26 juillet.

Londres, West End, quartier des théâtres qui drainent des centaines de milliers de spectateurs de par le monde pour la beauté de leurs « musicals ». Si les places y sont souvent rares et chères pour le public, elles le sont davantage encore pour les artistes qui doivent déployer des trésors de talent avant d’accéder ne serait-ce qu’à l’arrière-scène. Nadim Naaman, lui, a son nom en haut de l’affiche. Après une formation académique en théâtre à l’université de Warwick, le jeune homme enchaîne avec une année intensive en comédie musicale à la Royal Academy of Music. Il y découvre un univers à la fois passionnant et exigeant où les journées se partagent entre danse, chant ou art dramatique à un rythme frénétique. Fort de cet apprentissage, il décroche un premier rôle dans Sound of Music, l’un des spectacles les plus plébiscités de la place londonienne. On le retrouve dès lors dans les castings des œuvres les plus prestigieuses, de Sweeny Todd à One Man Two Guvnors, à Titanic ou Chess, mais c’est surtout son incarnation de Raoul de Chagny dans le Fantôme de l’Opéra qui le fait connaître, alors que le spectacle célèbre ses trente ans de scène.Cerise sur le gâteau, Andrew Lloyd Webber s’implique en personne dans la production de l’œuvre dont il a écrit la musique et Nadim Naaman a la chance de pouvoir travailler en direct avec lui. Une collaboration à distance Au bout de dix bonnes années de scène et de composition de chansons, d’enregistrements

d’albums et de création de théâtre pour les enfants, l’artiste pluridisciplinaire rencontre, par le truchement d’amis communs, une compositrice venue du Qatar. Dana Al Fardan se trouve à Londres pour y donner des concerts. Tous deux parlent de leur envie de créer une comédie musicale, mais le projet leur semble inaccessible par son ampleur. Ils décident de joindre leurs forces dans le but de composer une pièce qui engagerait leur culture moyenorientale. Chacun fait ses recherches de son côté, et Naaman réfléchit à une biographie de Gibran Khalil Gibran dont il constate qu’il est le troisième auteur le plus lu au monde après Shakespeare et Lao-Tseu. Il tombe ensuite sur le texte autobiographique du poète libanais, Les ailes brisées, qui a subi en son temps un autodafé orchestré par les autorités maronites en raison de son caractère subversif. Par chance, le texte est libre de droits, et le jeune homme décide d’en faire un livret. A distance, Dana Al Fardan du Qatar, Nadim Naaman de Londres, se retrouvant parfois dans un pays ou l’autre, les deux artistes échangent musique et points de vue et au bout de deux ans et demie, le spectacle est prêt à voir le jour. De Haymarket à Beiteddine Emporté à New York par sa mère, alors qu’il est enfant, en raison de problèmes familiaux, Gibran grandit à Boston où il est scolarisé tandis que son frère aîné s’efforce de continuer à lui enseigner l’arabe de 163

manière à ce qu’il ne perde pas sa culture et l’usage de sa langue natale. Vers l’âge de quinze ans, Gibran retourne au Liban poursuivre ses études. Le jeune homme pauvre tombe amoureux, à l’âge de 18 ans, de la jeune Salma, nièce d’un dignitaire de l’église. Tandis que deux adolescents vivent une relation aussi platonique qu’enflammée et se jurent un amour éternel, conventions et traditions se mêlent de les séparer, Salma étant promise par son oncle à un homme riche qu’elle est quasiment sommée d’épouser. Traumatisé par cette séparation, Gibran développe un sens précoce de la justice, une haine des traditions liberticides et une vision pionnière de l’autonomisation des femmes. Son recueil de sagesses, Le Prophète, et son roman autobiographique, Les Ailes brisées, témoignent de ces réflexions. Ce sont tous les messages contenus dans l’œuvre de cet éclaireur de la littérature arabe moderne que Nadim Naaman cherche à transmettre à travers son adaptation des Ailes brisées. La comédie musicale reprend le texte publié en 1912 pour en livrer une version qui permet au spectateur contemporain non seulement de découvrir une part importante du patrimoine culturel libanais, mais aussi d’en apprécier l’ouverture et l’avant-gardisme. Représenté avec succès au Theatre Royal Haymarket en aout 2018, le spectacle emprunte les planches du palais de Beiteddine en juillet à la grande fierté du public libanais. @nadimnaamanactor


M. FLORIAN ZELLER matière grise Propos recueillis par HUBERT ARTUS

Quelle est votre culture théâtrale de départ, et votre première expérience comme auteur ? Florian Zeller : Elle est venue sur le tard. Le théâtre, il faut qu’on nous y amène. J’étais un lecteur, pas un spectateur. C’est par accident, à la faveur d’une expérience précise, que j’ai poussé la porte d’un théâtre. J’avais publié mon premier roman depuis peu (Neiges artificielles, 2002) quand on m’a proposé d’écrire un livret d’opéra – autant je connaissais peu le théâtre, autant je connaissais bien la musique. Et l’idée de collaborer à une expérience musicale m’a beaucoup intéressé. C’était pour écrire le livret d’un opéra hongrois, Hary Janos, de Zoltan Kodaly. Il comportait beaucoup de parties parlées, en hongrois, et le metteur en scène a estimé que ce n’était pas judicieux de le créer ainsi pour le public français. Il avait décidé de couper ces parties-là, et m’avait demandé de retrouver une sorte de narration. Il avait sollicité deux acteurs pour être les narrateurs de cette histoire : Micha Lescot et Gérard Depardieu. Deux très grands acteurs. Donc, sans vraiment savoir que j’allais vers le théâtre, je me 164

suis retrouvé à écrire pour des comédiens, et à vivre l’expérience du spectacle vivant. S’est alors déclenchée une sorte de désir, je suis beaucoup allé au théâtre. Vers mes 21-22 ans. Je ne me figurais pas que ça allait prendre une quelconque place dans ma vie. J’ai très vite aimé passionnément les acteurs, ça a été un moteur. Ce sont eux qui m’ont “emmené” vers l’écriture, plus que les auteurs. Comment naît un texte de théâtre chez Florian Zeller ? Ce n’est jamais le même processus d’écriture. D’une façon générale, j’ai l’impression d’écrire comme on ferait un rêve, c’est-àdire dans un état de conscience modifié, sans véritablement savoir la direction qui est prise. Je cherche à restituer une émotion, qui vient de ma vie, ou d’une histoire qu’on m’a racontée. Ou d’un spectacle que j’ai vu. Par exemple, Le Père est né quelque part d’une représentation que j’avais vue : Les Chaises, de Ionesco, à Nanterre, dans une mise en scène de Luc Bondy. Il y avait un moment de pure régression : Micha Lescot (qui jouait “le vieux”) était en couches,

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En 2004, Florian Zeller se voyait décerner le prix Interallié pour son troisième roman : La Fascination du pire. Personne n’imaginait alors que le théâtre deviendrait un jour son univers. C’est pourtant cette année-là que fut jouée sa première pièce, à Paris : L’Autre. Si le romancier divisait, par son style comme par sa starification, le dramaturge fut quant à lui unanimement salué. Cinq pièces plus tard, en 2012, il y eut Le Père, avec l’inoubliable interprétation de Robert Hirsch et plusieurs Molières. Jouée à Londres, elle y fut acclamée, puis créée dans plus de 45 pays. La Vérité fut nommée Meilleure comédie de l’année aux Laurence Olivier Awards (les Molières british) en 2017. Même succès pour Avant de s’envoler, désignée “meilleure pièce de l’année” 2018 par The Guardian. Lorsque nous l’avons rencontré, mi-mars, il revenait de New York où La Mère venait d’être créée, avec Isabelle Huppert et Chris Noth. Pour le seul mois de février, ses pièces avaient été jouées dans plus de 20 pays. À quasiment 40 ans, celui qui est actuellement LE dramaturge français rayonne dans le monde sans se départir d’une rassurante simplicité.


Écrivain remarqué, starisé et parfois moqué, il a sauté le pas pour se frotter à la scène. Bien lui en a pris. Joué dans plus de 45 pays, il est aujourd’hui l’un des dramaturges français contemporains les plus connus à l’étranger. comme un bébé, et il appelait sa maman, en deux phrases. Incarnant puissamment, pendant une seconde, ce mystère révoltant qui fait que la vie ressemble à un cercle. C’est cette émotion qui m’a guidé quand j’ai écrit Le Père. Après ça, autant l’écriture est blanche, distante, autant j’accorde énormément d’attention à la structure de mes pièces. C’est un “retravail” beaucoup plus conscientisé. Comme j’ai une structure de pensée très obsessionnelle, j’écris et réécris énormément. Quand vos pièces sont jouées à l’étranger, assistez-vous aux répétitions, à la mise en scène ? Ça dépend des créations. J’y suis de temps en temps, quand je peux le faire et quand ça a une importance pour moi. Il y a des metteurs en scène à qui je laisse une totale liberté, parce que je leur fait confiance. D’autres fois, je suis beaucoup plus actif. Je reviens de New York, où Isabelle Huppert vient de jouer La Mère. En anglais, donc. L’opening night était il y a trois jours, et j’étais vraiment actif dans les répétitions. Là, c’est un travail collectif. Faire partie de ce processus magique qui consiste à faire apparaître petit à petit un spectacle, c’est ce qui est très simple et très bouleversant dans le théâtre. J’ai été ébloui par la magie d’Isabelle. Elle joue en anglais, chose extrêmement périlleuse au théâtre (tout le monde l’attend au tournant). J’ai découvert une actrice qui n’a tellement pas peur qu’elle s’est affranchie de toute préoccupation par rapport à la langue et à l’accent. Elle est allée furieusement vers ce rôle et vers l’audace absolue. Un succès comme le vôtre n’est pas fréquent chez les dramaturges français contemporains. Il n’y a pas une très grande curiosité pour le théâtre français dans le monde. Les capitales du théâtre, c’est Londres et New York. À Londres, il y a chez les comédiens un niveau

d’excellence impressionnant. Ça ne veut pas dire que les comédiens français sont mauvais, mais l’excellence anglaise s’explique par le fait que le théâtre est très profond et présent dans la culture anglaise. Je dirais que la place qu’on accorde en France à l’art romanesque, c’est celle qu’on accorde outre-Manche à l’art théâtral. Tous les pays qui font du théâtre regardent vers Londres, et pas beaucoup ce qui se passe en France. À Broadway, récemment, un autre auteur français a été joué : Yasmina Reza. Avant, le seul auteur français qui y avait été joué, c’était Anouilh… C’est en partie parce que les États-Unis ne regardent que les productions jouées dans le monde anglo-saxon. Qu’est-ce que cela vous apprend de la culture théâtrale en France ? La France est très structurée entre les deux mondes que sont le théâtre subventionné et le théâtre privé. Les circulations entre les deux sont quasiment impossibles. Ça existe dans très peu de pays. C’est moins le cas en Angleterre, par exemple. Mes pièces y sont souvent jouées dans le subventionné, si c’est un succès on va dans des théâtres commerciaux, et tout le monde s’en réjouit. Je trouve qu’en France, le langage est beaucoup le langage de l’impossible. On définit plus facilement les choses qui ne sont pas possibles plutôt que de jouir de la multitude des choses possibles. C’est ce qui m’a frappé. Pour moi, ça a eu beaucoup de valeur de pouvoir rencontrer des gens nouveaux, des artistes nouveaux, de nouvelles façons de rêver, de travailler, de produire. Comme auteur, je trouve finalement préférable d’être joué dans le théâtre privé, où les pièces ont la possibilité d’être jouées plus longtemps. Le théâtre subventionné est quant à lui un lieu d’exploration et d’inventivité plus puissant dans la mise en scène. C’est d’ailleurs pour ça que les grands metteurs en scène travaillent dans le subventionné. 165

Mais je trouve regrettable qu’il n’y ait pas, en France, la possibilité de voyager d’un univers à l’autre. Ça porte les artistes à suivre plus puissamment leurs désirs et leur inspiration. Comment cela nourrit-il l’artiste et l’homme européen que vous êtes ? Je travaille depuis un certain temps sur un projet qui n’est pas français. C’est un film que je vais réaliser début mai, en Angleterre et en langue anglaise uniquement. C’est l’adaptation de ma pièce Le Père. Là aussi, c’est un voyage dans l’inconnu : c’est mon premier film, et il est dans une langue qui n’est pas la mienne. Avec deux acteurs que j’aime : Anthony Hopkins et Olivia Colman. Je rêvais que ce soit lui, ça paraissait inaccessible, d’autant qu’il a quitté l’Angleterre depuis vingt-cinq ans, il a même la nationalité américaine maintenant. C’est ce genre de choses qui me font considérer que tant qu’on ne m’a pas dit que c’était impossible, autant considérer que c’est possible. Ça donne plus de liberté et d’audace. On ne vous entend jamais sur des débats de société. Pourquoi ? Pudeur, timidité, refus ? Ça ne correspond pas vraiment à ce que je suis. Je respecte totalement ceux qui le font. Mais ce n’est pas ma nature profonde. Je suis très insensible au théâtre politique. Pour moi, les œuvres d’art ont des ambitions un petit peu plus larges : nous emmener dans des endroits d’interrogations plutôt que de délivrer des réponses. Refléter les complexités fondamentales du monde. C’est mon ressenti. La BBC m’a proposé de faire un court-métrage autour du Brexit. Mais j’aurais trouvé inapproprié de faire ça : je ne suis pas anglais. Je préfère très modestement être joué à Londres, travailler avec les Anglais, et créer avec eux des moments qui prouvent qu’on a plus de choses à faire ensemble que séparément.


Chris vue… d’ailleurs

propos choisis Auteur ADRIAN FORLAN Photographe DANNY LOWE

Accolades médiatiques et cérémonies officielles la distinguant pleuvent sur Chris – ici, mais pas que. De Rome à New York en passant par Londres et Waterloo (Ontario), journalistes, créateurs et entrepreneurs nous livrent leur point de vue sur le phénomène pop.

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Will Hermes Journaliste pour Rolling Stone US et auteur de New York 73/77. Des Ramones à Philip Glass : cinq ans au cœur d’une ville en feu (Éditions Rivages Rouges, 2014). Il écrit ces jours-ci un livre sur Lou Reed. “Chris est une pop star qui capte parfaitement ce moment de la vie culturelle : post-genre, pansexuelle pour reprendre sa formule, revendiquant son féminisme, une position anti-homophobe, anti-transphobe, à la fois dans ses chansons et dans son identité visuelle. Et pourtant, à bien des égards, c’est périphérique. Son art a élevé les standards de l’expression lyrique de la pop moderne, explorant les dynamiques du pouvoir de la sexualité en couvrant tout son spectre avec audace et subtilité. Et qu’elle réussisse à le faire dans plus d’une langue n’est pas anodin. Ce n’est pas une démarche gratuite, marketing, mais avec une attention portée à l’adaptation et au phrasé. La musique témoigne d’un goût irréprochable pour la pop des années 80. Prince et Madonna demeurent des références musicales inévitables, mais ce n’est pas une coïncidence s’ils ont été également révolutionnaires dans leur approche de la sexualité. De l’art de Chris se dégage un parfum d’intelligence et de phéromones dans des proportions égales.” Carol Lim & Humberto Leon Directeurs artistiques de Kenzo. “Nous avons découvert le travail de Chris il y a quelques années, quand nous étions à Paris, pour Kenzo. Il est rare qu’une artiste française brise ainsi les invisibles barrières internationales. Nous lui avons proposé des tenues pour différents évènements, et elle a rejoint la famille musicale de Kenzo, assistant aux défilés, ou

répondant à notre invitation à nous rejoindre pour le dîner du Sidaction. Que sa carrière ait explosé à l’international n’est pas si difficile à comprendre : sa personnalité est incroyable, elle a un style fantastique. C’est un excellent modèle. L’écouter chanter, en français comme en anglais, vous transporte au plus profond de son âme.”

être vous-mêmes, et aussi un espace pour éprouver vos limites. Elle se saisit de mes préoccupations, à propos du genre, de l’identité, de la puissance, de la sexualité, les reflète, puis les éparpille en morceaux. Et tout cela sur fond de ballades tristes à pleurer et d’extases irrésistiblement dansantes. Elle est sublime.”

Jamieson Cox Journaliste pour Pitchfork, Time, Vice, etc. “Quand je pense à Chris, la première qualité qui me frappe est son courage. À l’évidence, son talent est phénoménal, elle sait chanter, danser, écrire, produire… mais elle a aussi le courage de proposer une expression artistique audacieuse, sans compromis. J’imagine qu’elle doit faire des choix difficiles, et vivre en toute liberté en raison de ces choix. Il faut de la détermination pour faire son chemin ainsi. Certains jours, j’aimerais lui ressembler un peu plus.”

Jordan Bahat Réalisateur, auteur du clip de la chanson “Girlfriend”.“Avant de travailler avec Chris, je ne connaissais d’elle que sa musique et ses clips. Je n’étais pas familier de sa dimension iconique ni de sa personnalité. Mais il était évident, au regard de son travail, qu’elle avait des aspirations créatives très élevées. C’était avant qu’elle ne se révèle en Chris. En observant l’évolution de ce personnage, au fil de notre collaboration, j’ai commencé à comprendre tout ce qu’elle mettait d’ellemême dans son œuvre, et combien elle affinait précisément tout ce qu’elle souhaitait partager – et tout ceci, appliqué au monde de la pop, réclame des talents de funambule. Elle veut reprendre pour son propre usage le mégaphone de la pop pour dire quelque chose d’à la fois profond et personnel. Et il est délicat d’exprimer la complexité de ses émotions à travers ce médium aussi bien qu’à travers n’importe quel autre. Elle excelle à maintenir cet équilibre, l’injectant dans ce personnage qu’elle a conçu. C’est un vrai défi que de rester à la fois consciente de la façon dont vous vous présentez au monde, du message que vous voulez faire passer, tout en restant impliquée dans une performance. Quelle pression… Je suis très honoré qu’elle m’ait accordé sa confiance sur ce projet, et pour être honnête, très heureux aussi d’avoir ensuite regagné un endroit paisible.”

Alessandro Franconetti Consultant et designer en design sonore. “Je trouve passionnante sa capacité à emmener l’auditeur dans ses voyages émotionnels, même s’ils sont parfois abrupts. Sa musique vous entraîne dans des périples kaléidoscopiques, où des scénarios et des émotions contradictoires sont entremêlés. Vous vous sentez prisonnier d’une caverne froide et humide un instant, et le moment suivant, c’est comme si un ciel bleu vous réchauffait le cœur.” Laura Snapes Journaliste pour The Guardian. “Comme aucune autre star aujourd’hui, Chris offre à ses auditeurs une étreinte et un défi : voici un espace où vous pouvez 167


JÉRÉMIE RÉGNIER / JALSAGHAR, BROUILLEUR DE PISTES musique Auteure MARIE ABOU KHALED

Jérémie Régnier est une figure intermittente de la scène musicale libanaise. D’abord un des piliers du groupe New Government, il revient à Beyrouth dix ans plus tard avec son premier album solo, « Atypicalman », sous le pseudonyme de Jalsaghar. Sa musique est aussi déroutante que sa philosophie : il est maitre de la confusion qui fait qu’on se retrouve, de l’étourdissement qui recentre. Rencontre avec the man himself.

Quel a été votre parcours musical ? Je suis autodidacte. J’ai commencé la musique enfant, à New York avec mes frères. On se prenait pour un groupe international. Vers 10 ans, j’ai eu un premier synthétiseur, le Yamaha SHS10, un keytar (nldr : clavier à manche qui se tient comme une guitare) sur lequel il y avait la démo de Last Christmas de George Michael. J’utilise d’ailleurs ce synthé sur mon nouvel album. Avec mon enregistreur à 4 pistes cassette, j’ai ensuite fait énormément de musique seul dans ma chambre à l’adolescence. J’ai des dizaines de cassettes de chansons pour la plupart mauvaises qui m’ont aidé à former mon oreille. A 25 ans je suis arrivé au Liban et c’est là que j’ai commencé à me produire sérieusement sur scène, grâce à Zeid Hamdan. J’avais adoré Soapkills. Nous

avions sympathisé à l’un de ses concerts et nous avons créé un groupe, avec Cherif Saad et Nabil Saliba. Ayant dû rentrer à Paris j’ai repris Haussman Tree, un groupe que nous avions crée avec mon frère Timothée, et j’ai rencontré des artistes du milieu parisien : Bertrand Belin, JP Nataf, et Barbara Carlotti qui m’a engagé comme compositeur et musicien dans ses tournées. C’est ainsi que j’ai commencé à faire de la musique professionnellement. J’ai, entre autres choses, produit le groupe Mashrou’ Leila, à qui j’ai été présenté par Karim Ghattas, un ami qui était leur manager. Comment a commencé votre projet solo, Jalsaghar ? C’est le résultat de trois ans de travail personnel sur des maquettes que je faisais chez moi. Un été, j’ai réécouté tout ce 168

que j’avais fait : il y avait énormément de matière. Prenant un couplet d’une démo, un refrain d’une autre, j’ai constitué un répertoire de 12 chansons. J’ai pris la décision de tout enregistrer seul, pour avoir un maximum de contrôle sur le son et le style. J’avais vraiment envie de faire l’album que j’aurais voulu acheter et écouter, j’ai un peu fait cet album pour moi, mon album idéal. En tout cas, c’était l’idée de départ ! Seul en Bretagne chez mes parents, j’ai transformé une pièce de la maison en studio, en empruntant de l’équipement auprès de mes amis. Je me suis installé là pendant un mois. A la fois ingé-son, technicien, musicien, chanteur, c’était la première fois que je faisais un album seul de A à Z. Au début, il n’y avait pas


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réellement de vision autre que sonique et stylistique. Jalsaghar veut dire « salon de musique » en bengali. On a chacun un salon de musique en soi. C’est ouvert, comme un accord ouvert : tout peut s’y exprimer, toutes les modes, tous les styles, pas de frontières. Y-a-t-il donc un concept derrière l’album ? Le concept est dans le titre. C’est cet atypicalman, en un seul mot, avec le calembour, qui fait qu’on ne sait pas si c’est « a typical man » (« un homme typique ») ou « atypical man » (« homme atypique »). Certaines des paroles sont de mon ami Tarek Chemaly, et d’autres sont de moi. Petit à petit, en écrivant je me rendais compte qu’il y avait des connexions entre les morceaux, notamment parce qu’ils parlent tous d’un homme, qui pourrait tout à fait être la même personne. C’est quelqu’un qui est toujours en partance, toujours en voyage. Il a besoin d’avancer, de changer de pays, c’est une manière pour lui de se sentir vivant. Il est un peu solitaire, voyageur, décadent, mystérieux, il aime le luxe mais n’en a pas vraiment les moyens. C’est une projection un peu fantasmée d’une espèce de dandy rêveur, qui échappe un peu à tout le monde. Il lui arrive des aventures amoureuses, des expériences sensorielles. C’est donc un double parcours, à la fois dans le réel et dans une géographie intérieure, réveillant autant de nostalgies qui habitent les chansons.

Qu’est-ce qui, dans votre vécu, vous attire vers ce genre de récit? Peut-être mes lectures, un peu aussi mon imaginaire. Il y a par exemple un personnage que j’adore, qui m’inspire un peu de manière consciente, inventé par un poète français du début du XXe siècle, Valéry Larbaud. Larbaud était l’héritier des sources de Vichy. Étant issu d’une famille bourgeoise fortunée, il a pu voyager toute sa vie : il prenait le train et allait en Autriche, en Allemagne, à Londres, il se baladait et écrivait des poèmes. Ce poète a créé un personnage qui est son double fictionnel, qui s’appelle Barnabooth. Il en a forcé les traits, en a fait quelqu’un de beaucoup plus dandy que lui, beaucoup plus extravagant, plus méchant aussi. De la même manière, Jalsaghar me permet de monter sur scène, de me déguiser. Je n’aime pas les trucs normaux, ça m’ennuie. Parlant de déguisement, comment votre esthétique nourrit-elle votre musique ? Pour moi tout est lié, c’est à dire que j’essaie au maximum de mettre de la musique dans ma vie et de la vie dans la musique. Quand j’aime certains groupes, je suis conscient que c’est un tout que j’aime : une manière de s’habiller, de se comporter, de fumer, de mettre de petites cravates, des chemises, de la peintures sur le visage à la Bowie... Mon père adorait les fringues anglaises, et par lui j’ai été éduqué, un peu malgré moi,

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à aimer les belles matières, les jolies coupes, les chaussures marrantes. A Beyrouth par exemple j’aime bien aller au Souk et Ahad, et à Paris je fais beaucoup les puces, c’est inspirant. Si tu joues sur un beau piano ou un bel instrument, tu ne fais pas la même musique que sur un ordinateur avec un clavier en plastique. Je pense que de la même manière dont on se tient différemment dans des vêtements différents, on joue et on s’exprime différemment quand on joue sur de beaux instruments. Alors comment définiriez-vous le style de Jalsaghar ? Je dirais se distinguer sans se faire remarquer. Et c’est toute l’ambiguïté aussi d’être « atypical » : aller sur des sentiers personnels. Je pense qu’on n’échappe jamais vraiment à son milieu, à ses codes. Mais si au moins il peut y avoir un peu d’excentricité, c’est toujours plus intéressant, et plus attirant. Mais ça ne m’intéresse pas d’avoir une visibilité dingue. Il y a un truc un peu contradictoire dans mon attitude qui consiste à vouloir être différent sans être revendicatif ou offensif. Pourriez-vous définir votre son ? C’est un son qui puise dans beaucoup de styles, qui se nourrit d’albums que j’aime et que j’ai écoutés mais qui veut aussi s’en affranchir. C’est un son qui se base sur beaucoup d’instruments analogiques, beaucoup de delays, de reverbs. C’est un son très choral aussi, avec beaucoup de chœurs et de contrechamps. Il n’y a pas de guitare, ce qui était un peu un challenge personnel. Il n’y a qu’un seul morceau sur lequel figure une 12-cordes. Donc il n’y a que des synthés et des batteries, et du coup je m’amuse à créer des sons par superposition. C’est ça qui me plait : qu’on ne sache plus reconnaitre l’instrument qui est joué. Je pense que si je conçois d’autres albums j’irai encore plus loin dans ce côté « brouiller les pistes » sans arrêt.

Parlez-moi de la pochette de l’album C’est Karine Wehbé qui m’a aidé à trouver mon style graphique. Même si j’aime bien m’habiller, j’ai du mal à me définir moimême. Karine m’a aidé à formuler un code cohérent. J’avais déjà la photo de la pochette, réalisée par Yannis Roger qui est un super photographe français. Il est aussi violoniste baroque. Je trouve cette photo aussi ouverte qu’un salon de musique : chacun y voit ce qu’il veut. Aujourd’hui, malheureusement, pour être un artiste écouté et vu, il faut avoir un pitch très précis de son identité, alors que moi au contraire j’aime manier les contradictions… Quelles sont vos influences musicales ? J’aime bien la pop baroque des années 60. Je regretterai toujours de ne pas avoir rencontré Michael Brown, un compositeur américain avec une formation classique, qui a renouvelé la pop dans un sens vraiment baroque. Il utilisait beaucoup d’instruments de la musique classique. Il a créé des groupes absolument sublimes, dont un que j’adore qui s’appelle Montage. C’est loin du modèle couplet-refrain : il y a des thèmes qui sont développés, repris, c’est magnifique. J’aime beaucoup aussi Robert Wyatt, son minimalisme et son côté un peu explorateur de la pop vers le rock progressif. Comment votre expérience du Liban affecte-t-elle votre créativité ? Je crois que c’est l’énergie qui se dégage de Beyrouth et du Liban qui est essentielle pour moi, par rapport à d’autres villes ou d’autres pays. Je ressens vraiment ça dans mon corps, c’est un boost. Et puis les contrastes y sont plus forts et plus vibrants : ruines/neuf, ego/ humilité, superficiel/essentiel, laid/beau, difficile/facile... Mes sens y sont exacerbés et l’intensité ressentie est forcément inspirante. Atypicalman est sur bandcamp à l’adresse jalsaghar.bandcamp.com 170


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M. BENJAMIN MILLEPIED danse Auteur HERVÉ DEWINTRE

Sa présence à Paris est toujours un événement. Le chorégraphe star présentait fin janvier avec sa compagnie, le L.A. Dance Project, un programme concocté par ses soins. L’occasion de faire le point avec un artiste libre, toujours désireux de faire un pas de côté.

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Benjamin Millepied.

Photos Eric Baiano - Sergi Alexander - DR

Bach Studies, un spectacle présenté par la troupe du L. A. Dance Project.

Promis, Benjamin Millepied n’est pas du tout fâché avec Paris. La question le fait même franchement sourire. “Je viens ici tous les ans vous savez”, dit-il en martelant chaque syllabe pour signifier, une fois pour toutes, que l’eau a coulé sous les ponts depuis son divorce fracassant avec l’Opéra de Paris, après dix-huit mois d’exercice à la tête du ballet. Mais aussi, peut-être plus prosaïquement, pour rappeler qu’il s’agit, depuis 2016, de son troisième passage au Théâtre des Champs-Elysées. Le soir même, le public fera un triomphe à Transcendanses, spectacle de trois pièces mêlant compositions de Bryce Dessner, Steve Reich et Jean-Sébastien Bach. Les douze interprètes du L.A Dance Project, en baskets ou pieds nus, en jeans et teeshirts ou en vaporeux costumes signés Alessandro Sartori y feront grande impression. Chacun d’entre eux, c’est frappant, a bénéficié de toute la surface d’expansion nécessaire à l’expression de sa personnalité. Une ode au désir de liberté et d’indépendance, voulue par un artiste déterminé à faire bouger les lignes. Comment d’ailleurs faut-il définir celui qui, à 41 ans, a tout vu, tout connu de la danse

au plus haut niveau ? Chorégraphe ? Directeur artistique ? Photographe (il a réalisé lui-même les vidéos qui servent de toile de fond au ballet Orpheus Highway) ? La réponse à cette question n’intéresse pas vraiment ce natif de Bordeaux, qui a passé ses premières années à Dakar avant de devenir danseur étoile à New York pendant vingt ans, et qui vit et travaille désormais à Los Angeles où il consacre une grande partie de son temps à veiller au futur de la compagnie qu’il a fondée en 2011. “Nous avons investi un lieu à l’Est de Los Angeles. J’aimerais faire de cet endroit un espace pour l’avant-garde, mêlant danse, musique, théâtre, et pourquoi pas cinéma. Nous sommes la première compagnie dans l’histoire de la ville à avoir sa propre salle de spectacle. Et c’est plein tous les soirs. C’est le pari d’une vie pour moi : il n’y a pas une seule compagnie aux États-Unis qui ait réussi à fonctionner dans la durée depuis les années 50. Paradoxalement, nous avons de tels soucis par rapport au financement de l’art que je ne veux faire que des choses qui soient porteuses de sens.” Benjamin Millepied parle d’argent et de financement sans rougir. Il faudrait être de 173

mauvaise foi pour le lui reprocher. Après tout, les maîtres de la Renaissance consacraient eux aussi une large partie de leur existence à entretenir des liens – qu’on qualifierait aujourd’hui de “relations publiques” – avec des rois et des papes, les mécènes de l’époque, pour la survie de leurs ateliers. “L’éternel débat entre le classique et le moderne est un peu stérile. Ce qui m’intéresse, ce sont les liens entre l’art et l’artisanat. Ce sont eux qui conditionnent la qualité de la vision. Regardez, je porte une montre Richard Mille. Lorsqu’il a fondé sa marque en 2001, on lui reprochait le poids ‘trop léger’ de ses garde-temps et la singularité des matériaux qu’il mettait en œuvre. Ça n’a plus d’importance aujourd’hui. C’est au contraire l’absence de compromis qui a permis à Richard de trouver son public. Créer consiste bien souvent à faire un pas de côté.” Prochaine étape ? “Je vais réaliser mon premier film à la fin de l’année. Une version inédite de Carmen : une histoire d’amour entre une Mexicaine et un garde-frontière qui revient de guerre dans l’Amérique d’aujourd’hui.” On peut compter sur Millepied pour briser une fois de plus le mur des conventions.


SOUS LE SAPHIR DE VICTOR KISWELL

musique Auteur NASRI SAYEGH

En 33 ou en 45 tours, Victor Kiswell continue à écumer le monde. Collectionneur, DJ, archéologue du son et dénicheur de perles rares, cet obsédé du microsillon à la passion toute vinyle nous ouvre les portes de ses amoures musicales. A vos platines ! 1 74


Photos Florian Lavie-Badie

Victor, d’où vient votre passion vinyle ? J’ai grandi à une époque où les gens avaient des disques vinyles chez eux. C’est ce qui se vendait dans les magasins et c’est comme ça que la musique se déplaçait. A l’arrivée du CD, j’ai eu le choix de me convertir au disque laser mais au final j’ai préféré rester en mode vinyle. Le format et le toucher du CD ne me plaisaient pas. Rien ne remplace le contact avec le vinyle ; le voir tourner sur la platine… C’est quelque chose que je trouve très beau. Mais je dois dire que je me suis quand même retrouvé un peu seul pendant un long moment… Passé cet état de solitude, lors du retour en grâce du vinyle, qu’avez-vous ressenti ? J’étais très content parce que j’ai rencontré plein de gens comme moi qui m’ont alors fait découvrir des sons à côté desquels j’étais passé. Soit toute une branche du Hip-Hop, soit des sons punks plus primitifs ou des musiques de films. Tout à coup je me suis senti moins seul.

Comment dénichez-vous vos disques ? Les marchés aux puces parisiens, les brocantes, les boutiques à travers le monde et aujourd’hui, de plus en plus, je remonte à la source dans les stocks de disques de vieux labels.

C’est arrivé au moment du printemps arabe – comme un vent de liberté qui a soufflé dans l’underground parisien. Une convergence d’actualités géopolitiques et sociologiques mêlées au fait que Omar Suleyman commençait à devenir à la mode.

Comment êtes-vous tombé dans la musique arabe ? J’ai grandi dans le nord de Paris, entre Pigalle, Barbès et la Goutte d’Or ; des quartiers où j’ai toujours été sensibilisé, exposé à la culture arabe. Ma mère écoutait du Raï algérien, surtout Chaba Fadela et Khaled avant qu’il ne soit connu. J’écoutais tout cela d’une manière passive ou indirecte. Je m’y suis ré-intéressé par la suite lorsque je me suis mis à la recherche de disques de Funk du monde entier. Aussi bien au Japon, au Mexique, en Amérique du Sud, qu’en Orient. C’est là que je suis tombé sur la famille Rahbani et la musique libanaise. Ça devait être en 2010. Quelques temps après il y a eu une montée de vague de la musique arabe moderne en Europe. C’est devenu progressivement à la mode.

Passés les Rahbani, où en êtes-vous arrivé dans la musique libanaise ? Je me suis très vite mis à acheter de la Belly-Dance faite par des Libanais et des Arméniens. Il y a ce fameux label de Beyrouth qui s’appelait Voice of Stars dans les années 80 qui distribuait beaucoup en France. C’est comme ça que j’ai découvert les sons de Ihsan Al-Munzer, Hassan Abou Seoud… J’ai ensuite découvert Voice of Lebanon puis Voice of Beirut. En faisant toutes ces recherches, j’ai eu envie d’en découvrir plus. J’ai fini par aller à Beyrouth d’abord en repérage en 2015 et ensuite pour y tourner plusieurs films.

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Victor, quel est le classique que vous ne vous lasserez jamais d’écouter ? Il y a trop de choses Nasri ! Impossible


L’album pour danser jusqu’au bout de la nuit ? Si je suis seul dans mon salon – oui, il m’arrive souvent d’y danser seul – j’écoute de la musique électronique comme « M7 » de Maurizio. Un long morceau flottant assez minimaliste, très germanique. Et si je suis avec des gens, de la musique africaine ! Comme l’orchestre Poly-Rythmo du Bénin ou encore de la musique colombienne. Votre album « Love » ? Ça peut être speed parfois… Danser et aimer, c’est la même chose au fond. Je dirais Mozart ou du bon jazz spirituel des années 70 teinté d’Afro. Et Massive Attack ! L’album des jours de colère ? Le Requiem de Mozart. Mais ça ne va pas m’apaiser. Il prend ma colère et l’emporte au bout d’un long moment. Mozart va la personnifier.

L’Album « Zen » ? La musique soufie. Il y a un groupe que j’adore : « The Habibiyya ». J’aime le zen psychédélique, pas le zen de méditation calme. Il y a du voyage, de la transe. Ou sinon, du jazz folk japonais comme Hozan Yamamoto ou Masabumi Kikuchi. L’album qui n’atterrira jamais dans votre discothèque ? Je ne le nommerai pas… ça ne sert à rien (Rires). Mais je dirai qu’il y a des genres que je n’aime pas comme le Hard-Rock, la Dance ou certains morceaux de variété française. Mais j’ai tellement de genres chez moi ! Bien plus que les genres proscrits. Quel est l’album que vous attendez impatiemment ? Celui que je ne connais pas encore. Une surprise à venir ! Si vous étiez un disque, quel serait votre genre et votre titre ? Du Jazz avec plein d’éléments du monde entier. Arabe, africain, asiatique. De la flûte, du vibraphone. Je serais un album sans titre. Si Beyrouth était un genre musical ? Des Takasim ! Avec orgue, synthé, darbouka, tabla et guitare électrique ! 176

Quel est le concert dans l’histoire de la musique auquel vous auriez rêvé d’assister ? La tournée de Parliament Funkadelic en 1977 ! Ils sont devenus fous sur scène ! Une soucoupe volante est venue déposer sur scène George Clinton habillé en fourrure blanche. La scénographie était hallucinante ! Ça sent le sexe sur scène. C’est le moment où Glenn Goins chante en solo peu avant qu’il ne meure. Un autre concert : celui des The Doors de la grande époque quand Jim Morrison n’avait pas sa barbe. J’aurais adoré assister à la création d’un opéra de Mozart; à Vienne, à Prague ou à Paris. J’aurais bien aimé voir Gainsbourg à l’époque de ses grands albums, sauf que personne ne l’a vu sur scène à cette époque-là. Pendant 15 ans il n’a pas donné de concert. Il n’est revenu en scène que vers 1978. Pendant toute sa période Pop - de la mi-60 vers le fin des années 70 - il n’y a pas eu un seul Live. Il y a aussi Abdel Halim Hafez avec les orchestrations funky de Baligh Hamdi. Feyrouz à la grande époque. Ou aussi, dans un tout autre registre, les petits artistes de cabaret ; ambiance à 40 ou 50 personnes où l’on peut boire, manger, fumer. Avec des danses, des danses, des danses et cette température qui monte si vite… victorkiswell.com

Photo Florian Lavie-Badie

d’en nommer un seul. Je vais en citer un mais au détriment d’autres ; ce qui me rendra un peu triste. Mais voilà, je me lance ! « The Rubaiyat of Dorothy Ashby » (1970). Parce que la musique est belle. Parce que c’est Omar Al Khayyam. Ashby est à la base harpiste mais dans cet album au lieu de la harpe elle joue du Koto. C’est sublime, intemporel. Elle me donne la chair de poule…



AHMAD QUATRI, LE NOUVEAU VISAGE DE LA DEEP-HOUSE musique Auteure JOSÉPHINE VOYEUX

C’est un jeune homme au parcours atypique. Étudiant en deuxième année d’odontologie à Paris, Ahmad Quatri, 21 ans, est aussi une étoile montante de la scène électronique internationale. Passionné de musique depuis sa plus tendre enfance, le jeune producteur franco-jordanien, aux origines syriennes, retire dès qu’il en la possibilité sa blouse de dentiste-endevenir pour s’installer tantôt derrière les platines, tantôt en studio.

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Photo DR

Ahmad Quatri a douze ans lorsqu’il explore son premier logiciel de composition musicale. Il est en vacances avec sa famille en Turquie lorsqu’un ami lui fait découvrir sa table de mixage virtuel. Ensemble, ils importent des séquences, improvisent des loops et tentent de créer du son. Le coup de foudre est instantané pour le jeune Ahmad, qui est né à Rambouillet, puis a grandi entre la France et la Syrie, le pays de ses parents. La musique le prend tout de suite aux tripes, tout comme l’aspect ludique du logiciel. « J’ai toujours eu une sensibilité particulière à la musique, souligne le jeune homme. Cela m’a toujours intrigué, tout petit déjà j’avais des sensations particulières en écoutant n’importe quel morceau ». Pas étonnant donc qu’Ahmad Quatri ait chopé si rapidement le virus : une fois rentré

d’Istanbul, l’adolescent télécharge le premier logiciel qu’il trouve, regarde des tutoriels puis, avec beaucoup de patience, tente de créer des beats, de générer de nouveaux sons, de les lire simultanément, de les agencer, les modifier et au final d’appliquer divers traitements sonores. Encore et encore. « J’ai découvert un autre monde, je m’y suis plongé, je me suis mis en contact avec d’autres personnes de ce milieu sur les réseaux sociaux, des gens qui étaient d’abord dans la trance », précise le désormais étudiant dentiste-producteur. Bourreau de travail, Ahmad Quatri l’artiste 100% autodidacte, commence à sortir ses premiers titres. Trois ans après s’être initié à la production musicale électronique, il avait déjà 4 titres à son actif.


d’ailleurs retourner cet été au prestigieux et incontournable festival fondé par Larry Harvey et John Law… après avoir validé sa deuxième année en médecine dentaire. Une route en deux parallèles Car bien qu’Ahmad Quatri ait des rêves plein la tête et de l’ambition à revendre, il n’en reste pas moins terre-à-terre. Le tout jeune dentiste-producteur de musique électro a les idées on ne peut plus claires. Il sait ce qu’il veut et comment y parvenir. « J’adore la médecine, la dentisterie, j’apprends beaucoup de choses, c’est stimulant, souligne-t-il. Une fois mes études terminées, j’ouvrirai un cabinet. En aucun cas je ne veux abandonner. Mais je me montrerai simplement performant et efficace pour poursuivre mes projets musicaux en parallèle ». Tranquillement mais sûrement, Quatri trace sa route. Il prépare actuellement un remix pour All Day I Dream, un des labels les plus importants de la scène deep-house, ainsi qu’un nouvel EP sur le label anglais Sag&Tre et des remix sur Earthly Delights et Oleeva Records . Restez connectés, il devrait se produire à Beyrouth en juin et juillet. Nul doute que le nom du jeune producteur-DJ fasse de plus en plus parler de lui dans les années à venir.

soundcloud.com/quatrimusic / @quatri 180

Photo DR

De Berlin à Burning Man La machine s’est ensuite très rapidement emballée pour Ahmad. Tout en continuant à se former et explorer différents genres de musiques– de la trance à la deep house en passant par la bass house, le producteur en devenir contacte le label français « Lawless » qui le redirige vers les Allemands « Nie Wieder Schlaffen ». Le contact entre les artistes est bon, la sauce prend. Ahmad Quatri prépare sa première scène – un DJ set dans la boîte de nuit berlinoise Burg Schnabel devant près de 600 personnes. Le défi est de taille mais l’amoureux transi de la musique électronique ne se décourage pas. Bien au contraire. En parallèle, il sort un nouvel EP, produit par le label anglais Oleeva Records, dont l’un des titres, « Jana », compte à ce jour plus de 250 000 vues sur les réseaux sociaux. « J’ai envie d’en apprendre davantage tous les jours, lance le jeune artiste… J’aspire à améliorer mes compétences techniques ainsi que mon matériel afin de parvenir à toucher le maximum de personnes. J’aime à penser que ma musique est profonde et qu’elle a du sens pour eux ». La notoriété de Quatri a aujourd’hui gagné en ampleur. Après Berlin, il s’est produit à Beyrouth, Lausanne, Paris mais également à Burning Man, dans le désert de Black Rock, dans le Nevada. Le jeune homme, qui a sorti son nouvel EP « Fjara » en décembre dernier sous le label Nie Wieder Schlafen, devrait


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YALDA YOUNES ET KHYAM ALLAMI, L’ÊTRE SUR UN PAS DE DEUX

Photo Johanne Issa

danse Auteur NASRI SAYEGH


De Brest (Festival DañsFabrik 2019) à Beyrouth (Irtijal 2019), la danseuse-chorégraphe libanaise Yalda Younes et le musicien irakobritannique Khyam Allami interrogent, interpellent, repensent le monde, ses fièvres, ses fureurs , ses folies. Entre Taconeo et Taqsim, rencontre du tandem autour de leur dernière création “A Universe Not Made for Us”.

Mais, tout d’abord, pourquoi cet univers n’est-il pas fait pour vous ? Yalda et Khyam. Le titre de notre performance est inspiré du livre “Pale Blue Dot” du cosmologue américain Carl Sagan, où il énonce que «l’émergence du début du Système solaire ne ressemble pas à une majestueuse progression d’évènements destinés à former la Terre. Il semblerait plutôt que notre planète soit née et ait survécu par pur hasard, au sein d’une incroyable violence. Notre monde ne semble pas avoir été sculpté par un maître artisan. Là aussi, il n’y a pas de trace d’un Univers conçu pour nous. » Il s’agit donc de contempler avec humilité notre place au sein de l’Univers, et d’explorer également la manière dont cette idée se reflète sur notre mental. Il y a une grande similarité entre le regard extraverti et introverti sur le monde, de l’individuel au cosmique. Une partie intégrante de cette réalisation serait de faire face à l’ absolue vérité que rien n’est jamais acquis, et que nous devons continuellement participer à la subsistance de notre environnement, notre communauté et notre être.

D’où vient « A Universe Not Made for Us » ? Yalda et Khyam. D’un désir de travailler ensemble, de créer un monde commun à partir de nos deux univers intimes respectifs, en prenant comme point de départ la matière brute, plutôt qu’un concept surgi de l’intellect. Et puis les choses ont naturellement évolué, et l’inconscient a créé du sens, nourri d’une part par nos explorations de la matière, et d’autre part par la lecture et nos vies quotidiennes. Il y a eu ce besoin de faire un énorme zoom-out de la situation actuelle du monde, comme pour pouvoir respirer, et à la fois un énorme zoom-in dans le mental, comme pour pouvoir mieux comprendre notre rapport à ce monde. Une soif de décentralisation, désidentification, dégéolocalisation, détemporalisation ; une envie de rompre avec l’ordre établi et retrouver le goût du chaos et une aspiration à la tranquillité. Yalda, qu’est-ce que le Flamenco – pour vous, selon vous ? Yalda. Le Flamenco est pour moi une cohabitation de forces contradictoires, une immobilité mouvante et atemporelle, 185

une rage poétique, une peine viscérale et collective, un besoin de se perdre, un plaisir dans l’autodérision, un animal blessé, une montagne archaïque et éternelle, une célébration de l’éphémère, un souffle de survie, et une délectation des petits riens de la vie. C’est aussi là où j’ai retrouvé mon foyer, et ma plus grande intimité. Khyam, qu’est-ce que la musique arabe – pour vous, selon vous ? Khyam. Je citerai le célèbre compositeur et producteur Brian Eno. Dans sa préface à la seconde édition du livre de Michael Nyman « Experimental Music : Cage and Beyond », Eno retrace son engagement dans la scène expérimentale britannique des années 60. « Si telle était la “musique expérimentale”, où était l’expérience ? Peut-être reposait-elle dans le martèlement continuel de la question “qu’est-ce que la musique pourrait être d’autre ?”, dans la tentative de découvrir ce qui rend possible l’expérience de la musique ». Cet usage particulier du conditionnel dans “qu’est-ce que la musique pourrait être d’autre ?” - par opposition à «autre» - est fondamentale car elle oriente une


Que peut la scène ? Quel pouvoir possède-telle ? Quel pouvoir possédez-vous ? Yalda et Khyam. Nous ne possédons ni n’aspirons à aucun pouvoir. Bien au contraire, la scène permet un partage d’idées sans pour autant imposer une conclusion. C’est aussi un groupe d’étrangers (spectateurs, artistes, techniciens) qui, lors d’un intervalle de temps, se regardent, se voient, s’écoutent, éprouvent et réfléchissent peut-être ensemble… chose qui arrive rarement dans notre vie quotidienne! Une création qui, dites-vous, « explore un moment turbulent de l’Histoire », à l’aune d’une « violence inouïe ». Quelle réponse / ou questions, l’art peut-il dresser face à ce constat ? Khyam. J’ai toujours eu du mal à répondre au nom de “l’art”. Je trouve nécessaire qu’il y ait des artistes qui questionnent et expriment leurs recherches d’une manière créative, car cela nous aide comme spectateur à voir les choses sous une autre perspective et à enclencher notre propre champs d’enquête. Je suis donc plus sensible à l’art/ aux artistes qui m’ouvrent un

espace pour réfléchir et questionner des idées et des possibilités, plutôt qu’à l’art qui tente de commenter tel ou tel sujet. Yalda. J’ajouterais aussi que l’art rend l’insoutenable apparent, soutenable ou parfois même désirable, et sans cela nous sommes dans le désespoir et la déperdition. Quelle est la place, l’importance du silence, du vide, de l’immobilité dans vos pratiques respectives ? Khyam. Il s’agit pour moi d’un moment pour se délecter dans la résonance et comprendre ce qui vient d’arriver ou ce qui pourrait advenir. Le silence est un moment pour inspirer et se remplir d’énergie, de l’art ou de l’audience qui nous entoure. Aujourd’hui, nous sommes tellement inondés d’informations et d’opinions qu’il est difficile de trouver un espace pour pouvoir vraiment réfléchir à quelque chose, ou même simplement savourer le sentiment que cette chose nous procure. Cela demande souvent un grand effort de pouvoir faire une pause et simplement être présent. Dès lors, l’utilisation du silence et de l’immobilité dans un travail créatif est une tentative pour nous ouvrir une telle opportunité, même fugace ou transitoire. Yalda. Je perçois ces 3 éléments (silence/immobilité /vide) comme un état fluide, ininterrompu, extatique, un mouvement sans début ni fin, éternellement nouveau. C’est le calme à partir duquel a lieu toute naissance, toute création, tout changement. C’est ce à quoi j’aspire, dans la vie comme dans l’art. Qu’est Beyrouth pour vous ? Khyam. Tant de choses, mais c’est surtout une conglomération de 186

Photos Johanne Issa

approche qui reconnaît le passé, la tradition, le patrimoine, afin de créer de nouvelles œuvres. Ce «pourrait» ouvre la porte à d’infinies possibilités créatives et poétiques. En suivant cette curiosité, je me suis récemment demandé: « que pourrait aussi être la musique arabe? ». Par conséquent, pour moi, la musique arabe est un monde de possibilités sous-exploité. C’est un patrimoine musical riche, varié et complexe, source d’inspiration dont nous ne faisons que, tout juste, effleurer la surface.


contradictions et d’entreprises commerciales, au sein desquelles une poignée de groupes créatifs tentent de trouver un chez-soi. C’est une ville côtière, mais qui n’inclut pas la mer. Ce sont d’immenses tours d’appartements vides, alors que les banlieues sont surpeuplées. Ce sont d’innombrables bars et restaurants qui offrent tous les mêmes cocktails et des assaisonnements culinaires pleins de sucre. Je ne pense pas que nous sommes dans une bonne époque pour cette ville, mais je suis convaincu que c’est le bon moment pour revenir sur ce qui a été réalisé (et perdu) et tenter de réfléchir à des structures alternatives et de nouvelles méthodes pour pouvoir avancer en tant que communauté, plutôt qu’en tant qu’individus. Je suis tout aussi coupable que n’importe qui, alors je m’interroge souvent sur ce sujet. Yalda. Beyrouth, c’est la ville que j’ai choisie pour observer le monde, un bout de terre où la souffrance (et pas que celle des pauvres) crève tellement les yeux qu’il est difficile de s’y complaire dans une illusion de confort. C’est une ville qui, de par son dysfonctionnement, interroge aussi le pseudofonctionnement des États “civilisés”, en témoignant des conséquences de leurs exploitations passées et présentes sur le futur du vivre-ensemble sur cette planète. Répondant à votre titre-constat, puis-je tenter cette réplique, implacable, de Baudelaire : “N’importe où! N’importe où! Pourvu que ce soit hors de ce monde!”? Yalda et Khyam. Comment ne peut-on pas nous émerveiller devant l’Univers, la Terre et toutes les espèces qui l’habitent? Le problème, c’est ce que les humains en font, de ce monde! C’est notre stupide

quête de pouvoir qui prend le dessus sur la quête de compréhension de l’être humain, et par conséquence nous enferme dans ce cercle vicieux de peur et d’ignorance, malgré toutes les avancées technologiques. Enfin, quelle a été votre réaction face à la toute récente et inédite mise en image par Katie Bouman du trou noir? Khyam. Même si Katie Bouman a dûment obtenu beaucoup de crédit pour la photographie du trou noir, il est important de se rappeler qu’il y a eu une collaboration internationale pour traiter toutes les données: une équipe de plus de 200 chercheurs et le “Event Horizon Telescope”, constitué d’un réseau de 8 télescopes à travers le monde. Imaginez ce qui pourrait aussi être accompli si cette qualité de collaboration était quelque chose sur lequel on pouvait toujours compter. Yalda. Ma première réaction fût la grande joie que j’éprouve lorsque je constate que nous vivons dans un temps où les femmes ne sont plus systématiquement écartées des avancées scientifiques: voici donc un important progrès pour l’humanité! Et puis je me suis émerveillée une fois de plus devant l’ingéniosité et la soif de savoir des êtres humains, qui ne produit pas que des machines de destruction massives. Mais surtout, cette image fascinante a fait ressurgir dans mon esprit d’autant plus consciemment la petitesse de notre vie sur terre, de nos angoisses temporelles et matérielles devant l’immensité de l’Univers. Il s’en dégage un certain sens de libération, et je repense à cette phrase de John Cage: “Il y a poésie dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien”. @yaldayounes / @khyamallami

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KHALIL DREYFUS ZAAROUR, LE DRAME, SAVEUR DU CINÉMA cinéma Auteure MARIE ABOU KHALED

Le dernier film de Khalil Dreyfus Zaarour, « Nour » raconte l’histoire d’une jeune fille de 14 ans qu’on marie de force dans un village libanais. Sorti au Liban en 2017, et après une longue tournée de festivals, il est arrivé en mars dernier dans les salles françaises ou il en est à sa 7ème semaine de projection.

Comment avez-vous commencé à faire du cinéma ? J’ai toujours été un peu conteur, depuis l’enfance. Peut-être parce que mon père aimait nous raconter des histoires. Nous regardions des films avec lui tous les jours sur VHS. Au début des années 90, il y avait beaucoup de cinémas à Beyrouth, surtout vers Achrafieh : Le Vendome, La Sagesse, Elysée, Empire Sofil… Aujourd’hui on ne trouve plus de salles de cinéma que dans les centres commerciaux. J’ai voulu très vite raconter des histoires à travers l’image. Plus j’allais au cinéma, plus j’étais fasciné par cet art, par le fait d’être absorbé dans cette salle obscure. Je voyais un ou deux films par jour, et s’il n’y avait pas de nouveaux films, j’allais revoir le même plus d’une fois. Lors de mes études universitaires, vers 1998, le format standard était le DVD. J’ai commencé mes études à la LAU, puis j’ai fait mon Master of Fine Arts a l’USEK, après quoi je suis allé aux États Unis suivre

des ateliers et séminaires intensifs, sur le cinéma et la liberté. Par la suite, désespérant de faire des films au Liban, ne voulant pas en faire à l’étranger, j’ai commencé ma carrière avec un court métrage « La fenêtre ». Quelles sont vos influences cinématographiques ? Tarentino, Coppola, De Palma, Scorsese, Tornatore. Ça a commencé quand j’ai vu Cinema Paradiso. Il n’y avait pas internet au début des années 90, alors je me plongeais dans des livres et magazines de cinéma, et je m’instruisais sur ces courants artistiques qui m’attiraient : le néo-réalisme italien et la nouvelle vague. Comment l’idée pour votre dernier long métrage Nour vous est-elle venue ? J’ai entendu que les mariages forcés de mineures existaient toujours au Liban, alors j’ai décidé de creuser ce sujet en profondeur. C’est un ami qui m’a parlé 188

d’une jeune fille à qui c’était arrivé récemment, alors qu’elle avait juste 14 ans. Je me suis senti furieux et impuissant. J’ai fait mes recherches, rencontré plusieurs femmes ayant vécu ce sort. Toute la partie avant le mariage est basée sur mon histoire personnelle, mon enfance et mon adolescence. La seconde partie du film, post-mariage, est basée essentiellement sur les témoignages de deux de ces femmes. Comment avez-vous découvert Vanessa Ayoub, votre Nour dans le film ? J’ai vu et auditionné beaucoup d’adolescentes mais je n’étais convaincu par aucune d’elles. Mon amie et coscénariste Elissa Ayoub, m’a dit « je veux te faire rencontrer une jeune fille de mon village ». Elle m’a présenté Vanessa, et j’ai immédiatement senti qu’elle était la bonne personne. Nous avons commencé les répétitions, j’ai lu le script avec elle plusieurs fois, je lui ai


expliqué le personnage, l’histoire, je l’ai mise en confiance avant de commencer le tournage. Les autres adolescents viennent de Yahchouch, le village où nous avons tourné le film. Ils étaient déjà amis entre eux.

Photo DR

Comment vous servez-vous du drame en tant que procédé narratif ? Je n’aime pas les films d’action ni les comédies. J’aime les drames, les histoires vraies, les histoires d’amour, les films historiques, les films d’époque. J’utilise mon sens dramatique comme outil pour toucher la vie des gens et les émouvoir, tout simplement. Il faut du conflit. Le drame, c’est le conflit. Sans cela ce serait un plat sans saveur, sans sel. Une fois les bons éléments ajoutés, c’est une expérience merveilleuse. Vous êtes père de deux filles, ontelles vu le film Nour ? Qu’espérezvous qu’elles en pensent ?

Non ! Mon ainée a 5ans et demi, elle est trop jeune. Dans quelques années je le leur montrerai. J’espère qu’elles seront fières de moi en le voyant. Je veux surtout qu’elles se sentent reconnaissantes de ce qu’elles ont et que d’autres, moins chanceux, n’ont pas. Je veux aussi qu’elles sachent que partout où elles iront elles seront sur un champ de bataille. Qu’elles sachent aussi que c’était une grande bataille de faire ce film, et que je l’ai fait quand même. Ça m’a pris 3 ans, ça m’a couté énormément, financièrement et personnellement, mais je ne voulais pas baisser les bras. Je veux qu’elles sachent ça : ne jamais baisser les bras pour ce qu’elles aiment.

sont en 2004. Une histoire d’amour, de séparations, de rires, de guerre.

Quels sont vos projets à venir ? Je suis en train d’écrire mon deuxième long métrage. C’est une vraie histoire d’amour qui a lieu durant la guerre civile, en 1988, et qui revient en flashbacks alors que les personnages

Quand pouvons-nous nous attendre à ce nouveau film ? Dans le meilleur des cas, en 2021. Je l’espère !

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Comment pensez-vous que cette nouvelle histoire sur la guerre du Liban se démarquera des autres ? Pour être honnête, je trouve qu’il n’y a pas tant de films à propos de la guerre. C’est triste à dire, mais la guerre est un trésor d’histoires, et personne n’a vraiment creusé pour narrer ces histoires. Ils ont juste montré le sommet de l’iceberg. Ce sera j’espère différent et nouveau mais en même temps, tout le monde se sentira concerné. C’est basé sur des faits réels, sur de vraies personnes.

khalilzaarour.com


LEOPLD, NATURE ET UN SEUL « O » Le duo Leopld composé de Thomas Russell et Jakob Mattson vient de sortir son dernier EP “Mirage” qui comprend 5 titres inédits. Ils sont en plein dans la promotion de leur single “Let It All Go Down”, qui a fait son entrée dans le top 20 des charts libanais à la 18e place, en compétition avec la pop arabe. Rencontre avec Thomas Russell. 190

Photo DR

musique Auteure MARIE ABOU KHALED


Parlez-nous de Let it All Go Down En règle générale, j’écris 80% des paroles et Jacob 20%, et c’est l’inverse pour la musique. Let It All Go Down est une chanson de rupture, la rupture que j’ai moimême vécue. C’est la frustration, la colère, la tristesse et la peur qui viennent avec le départ de la personne qu’on aime, surtout quand on ne s’y attend pas. Beaucoup de nos chansons sont déprimantes ! Nous essayons quand même d’équilibrer avec des chansons qui ne le sont pas, comme “Gladiator” dont nous escomptons un effet encourageant et dynamisant. Nous voulons faire en sorte que l’EP soit une expérience complète. Cette chanson commence avec un son orchestral et doux, qui rappelle la musique de Hans Zimmer -d’où le titre-, puis va crescendo vers un son plus pop. Y a-t-il donc un thème à l’EP ? Nous avons choisi pour cet EP le titre « Mirage » parce que nous avons remarqué que beaucoup des sujets dont traitent nos chansons s’attachent à l’idée que les apparences sont trompeuses, et les choses ne sont souvent pas ce qu’elles semblent être. Dans Let it all go down par exemple, une personne est amoureuse, l’autre ne l’est pas, ce qui fait que son départ est un choc pour la première. Deux des chansons parlent du monde d’aujourd’hui, de la façon dont nous sommes constamment alimentés de messages et d’informations. Là encore, il faut rester vigilant par rapport aux apparences, il faut toujours se battre pour comprendre les choses un peu mieux, creuser la surface en faisant sa propre enquête. Comment définiriez-vous le son de Leopld ? C’est du rock-pop électronique. Jakob et moi sommes très différents, ce qui crée parfois des obstacles mais fait aussi que nous travaillons si bien ensemble. Jacob est un peu plus âgé que moi, et beaucoup des groupes qui l’inspirent viennent des années 80 et 90. Il a grandi en écoutant Dépêche Mode et New Order. Il vient de Suède, un pays réputé pour sa scène

“alternative”. J’équilibre ça avec mon côté plus “mainstream”, plus populaire : il est l’électronique et je suis la pop et le rock. J’écoute bien plus de pop actuelle que lui, et bien que j’adore ses groupes fétiches, je ne pourrais pas les écouter tous les jours. Quelles sont donc vos influences ? Il y a quelques auteurs/compositeurs que j’admire beaucoup. En ce moment j’aime le groupe « The 1975 », qui sont de Manchester comme moi. Ils deviennent de plus en plus connus, mais ne sont pas encore célèbres. J’adore The Killers, je trouve que le chanteur Brandon Fowers est une vraie superstar du rock, comme il n’y en a plus. J’ai beaucoup écouté Bruce Springsteen en grandissant. J’aime les paroles qui racontent des histoires simples et sincères. Il faut pouvoir sentir qu’il s’agit d’une véritable expérience et non pas d’un choix de mots au service d’une rime ou d’un truisme “je t’aime bébé, tu me manques bébé”. J’évite ça autant que possible. Comment a eu lieu votre rencontre avec Jakob ? Nous étions collègues de travail en Géorgie. Je savais qu’il faisait de la musique, mais nous n’en parlions quasiment jamais. Nous n’avons commencé à collaborer que lorsque je suis parti pour le Liban. Arrivé ici j’ai été tellement inspiré par la scène locale, si vibrante, que j’ai commencé des cours de chant. Il y a tellement de talent au Liban, des groupes et des chanteurs fantastiques. On peut aller dans un bar n’importe où, n’importe quand, et être sûr d’assister à une excellente performance. Après un an de leçons, alors que le groupe du moment dans lequel jouait Jakob était en perte de vitesse, nous nous sommes dit “écrivons des chansons ensemble” et Leopld est né. Parlez-moi de vos collaborations avec des artistes libanais Nous avons collaboré avec la géniale Manel Mallat, une amie de longue date, qui a sa propre carrière de chanteuse professionnelle. Nous en avions tous les deux envie depuis un moment. La chanson que nous avons 191

écrite ensemble s’appelle All Through Eternity, et Manel chante la partie en arabe. C’est de cette façon que j’ai commencé à collaborer avec une personne qui a été cruciale pour ma carrière et que je continuerai de solliciter à chaque occasion : la cinéaste Cynthia Sawma. J’ai rencontré Cynthia sur le set du film Listen de Philippe Aractingi, où je joue un petit rôle (un mec qui se fait quitter par sa copine, un thème récurrent dans ma vie !), et dont elle était directrice de casting. Je savais qu’elle était aussi cinéaste alors je lui ai demandé son aide sur le clip de All Through Eternity. Elle a fait un magnifique, travail au-delà de nos espérances. C’est donc à elle que nous avons fait appel pour Let It All Go Down, une animation colorée et psychédélique exécutée par son frère Abdo, animateur. Les deux fois, elle avait carte blanche, j’ai entière confiance en elle. Quel est votre rêve pour ce projet ? Il y a une possibilité que nous donnions un concert en juillet. Ce n’est pas facile pour Jakob de venir car il a une famille, des enfants. J’espère vraiment que ça va se faire. Le rêve ? Ce serait de pouvoir vivre de notre musique. Sans nécessairement être célèbres, je ne pense pas que ça nous plairait - comme si nous avions le choix (rires) ! Pour le moment nous avons chacun un travail à plein temps. Nous aimerions beaucoup collaborer avec d’autres chanteurs ou chanteuses du Liban. Le rêve serait Mashrou Leila. Nous aimerions aussi confier notre musique a des DJ libanais pour qu’ils en fassent des remix, et aussi écrire des chansons pour d’autres artistes, un défi que je rêverais de relever. Par ailleurs, nous avons 3 chansons dont la sortie est prévue d’ici la fin de l’année. Où peut-on écouter « Mirage » ? Anghami, Spotify, Apple Music et Itunes, Soundcloud, et Youtube pour les videos. Il faut bien faire attention à chercher «Leopld» sans le 2e « o » pour nous trouver. Pensez à The Weeknd qui nous a copié, il est fan de Leopld ! Je plaisante bien sûr.

@leopldtheband


ON A VU DE LA LUMIÈRE Modestes ou somptueux, l’art s’offre les plus beaux écrins pour mieux défier nos perceptions et nos émotions. expos Auteur NASRI SAYEGH

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A lisière de Beau Direction le district de Karantina, lisière industrielle de Beyrouth. La Quarantaine; ses bruits, ses poussières, ses clubbers, ses autoroutes, ses impasses, ses fureurs et, depuis quelques semaines, sa nouvelle galerie de design. La créatrice libanaise Karen Chekerdjian insuffle un vent d’éclectisme et d’élégance dans cette zone située à l’intersection du chaos et du beau. C’est dans un espace-loftatelier-showroom de plus de 600 m2 qui fut jadis tannerie que la designer a élu adresse d’esthète. Ses créations, de plus en plus volumineuses, amples et inspirées, respirent ici dans un espace qui a banni les murs. Inaugurée en avril dernier, son exposition “Above Ground / Outer Space” se veut défi d’espace et de géométrie. En apesanteur, ses objets -qui n’ont de cesse de brouiller les frontières entre design, sculptures et installations- s’interpellent, se jaugent, s’admirent et dialoguent, composant un nouveau langage, un design sans cesse réinventé, inlassablement rêvé dans la fureur silencieuse de la création. www.karenchekerdjian.com 192

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La Rose des Arts Emirat à l’orgueil architectural monarchique, le Qatar recense en sa capitale une collection de monumentstrophées parmi les plus prestigieux du monde. A son palmarès, nommons, entre autres « starchitectes », Ieoh Ming Pei qui signe le Musée d’Art Islamique; le cabinet Allies and Morrison pour les Archives nationales du Qatar et Rem Koolhaas et son époustouflante Bibliothèque nationale. Dans la course effrénée aux plus beaux bâtiments que se livrent les pays du Golfe, Jean Nouvel joue les figures de proue sur un échiquier hautement convoité. Après avoir construit le Louvre-Abu Dhabi, l’archi-poète français récidive avec un nouveau chef d’œuvre à Doha : le Musée national du Qatar. Mimant les courbes de la rose des sables, Nouvel fait éclore un musée dédié à l’histoire du pays. Au total ce sont quelques 539 disques de béton imbriqués qui auront été nécessaires pour bâtir ce gigantesque vaisseau. A visiter en toute grâce ! www.qm.org.qa

Photos 1. Roman Signer, Wasserstiefel, 1986, © Marek Rogowiec, 2 et 3. DR

Le Bac Nouveau est arrivé! Le Beirut Art Center célèbre ses 10 ans d’existence en s’offrant une nouvelle adresse. Place forte des arts contemporains Made in Beyrouth et bien au-delà, le BAC est devenu en à peine une décennie un incontournable de la scène artistique régionale. Initialement arrimé sur la Corniche du Fleuve, dans la zone industrielle jouxtant Souk el-Ahad, le centre était alors la seule attraction et raison d’être du quartier. De plus en plus convoitée –en attestent la surenchère immobilière et une vie nocturne en pleine effervescence– la zone est aujourd’hui une destination de choix tant pour les amateurs d’arts que pour les noctambules (et/ou les deux !) Relocalisé dans un ancien entrepôt de pommes, le BAC fait donc peau neuve. Et pour marquer cette maturité, Marie Muracciole, directrice du centre, y a convié une vingtaine d’artistes libanais et internationaux. L’exposition “Touché! (Gestures, Movement, Action)” repense, redéfinit le geste artistique. A (re)-découvrir, entre autres, les œuvres de Francis Alys, Yto Barrada, Tacita Dean, Omar Fakhoury, Hiba Farhat, Mona Hatoum et Rania Stephan. Beyrouth touchée en son coeur, jusqu’au 22 juin 2019. www.beirutartcenter.org


Available in all AĂŻzone stores T. 01 99 11 11


BEAU DIRE Architecture, haute-couture, photographie, voici les livres qui contribuent, cette saison, à la beauté du monde.

Vernaculaire Sans conteste l’architecte égyptien le plus connu du XXème siècle, Hassan Fathy fut aussi et surtout un homme de contradictions. Né dans une famille de riches propriétaires fonciers, Fathy s’est imposé comme le champion de l’« autoconstruction » ; ce mouvement né à la fin des années 1960 et qui s’appliqua à valoriser les « architectures sans architectes», le retour aux traditions vernaculaires, la participation des populations les plus modestes à l’édification de leurs maisons. Considéré par les uns comme un gourou – en attestent ses nombreux disciples à travers le monde - dénoncé par les autres comme un illuminé mystique et rétrograde, « Hassan Bey » a su développer une vision bucolique valorisant les anciennes vertus paysannes du monde islamique. Il a cherché à faire de l’homme, considéré comme participant intimement de la nature, le centre d’une architecture qui, ainsi, retrouverait harmonie et sagesse. “Earth & Utopia” retrace cet engagement de toute une vie au développement d’une architecture arabe et vernaculaire, à la construction en terre battue, à l’architecture pour les pauvres, à la durabilité et, avant toute chose, à la poésie. Laurence King Publishing

Cristóbal Surnommé « le maître » ou encore « le couturier des couturiers », Cristóbal Balenciaga Eizaguirre (1895-1972) fut l’un des couturiers les plus influents du XXème siècle. Créateur de génie, il a profondément marqué le paysage de la mode, laissant dans son sillage un parfum d’une élégance inégalable : celle d’un homme gracieux, simple, talentueux. Son style classique, épuré, lui vaut d’avoir sublimé les femmes du monde entier. On lui doit notamment les robes, iconiques, de Greta Garbo et de Marlene Dietrich, ou encore des créations pour les épouses des grandes fortunes d’Amérique. Mais ce que l’on sait moins, c’est l’influence de ses origines basques qui ont tracé sa destinée et dicté certains de ses choix artistiques. Né en 1895 dans un petit port de pêche du Pays basque, Cristóbal doit sa découverte de la mode à sa mère, couturière modeste qui travaillait pour l’aristocratie. Beaucoup de ses modèles s’inspirent des matières, couleurs et tissus qui l’ont fasciné dans son enfance. Chez cet architecte de la haute couture, la référence à l’Espagne n’est jamais appuyée ou folklorique. Elle se manifeste en citations discrètes où l’on décèle pourtant l’essence et l’âme du créateur. E viva Balenciaga! Editions Atlantica. 194

Droit dans les yeux ! Né à Londres en 1938, David Bailey est reconnu comme l’un des pères fondateurs de la photographie contemporaine. Ses premiers travaux ont contribué à définir et capter l’atmosphère du Londres des années 1960 en transformant en vedettes une nouvelle génération de mannequins. Dans ses œuvres, Bailey canalise l’énergie qui se dégage d’une nouvelle culture de rue londonienne, audacieuse, flegmatique et désinvolte. S’inspirant du modernisme, il insuffle à ses clichés un sens affuté du mouvement et de l’immédiateté. Cette rétrospective format Sumo qui lui est consacrée par Taschen marque l’apogée d’une carrière incroyable et résulte de deux années de recherches dans ses archives personnelles. Beautés et célébrités, idoles et puissants, famille et amis, écrivains, artistes… à travers ses portraits Bailey brosse un saisissant tableau qui raconte 60 années d’histoire culturelle. Parmi ses centaines de modèles: Warhol, Dalí, Mandela, Bacon, les Rolling Stones, Bardot et Saint-Laurent. Des Swinging Sixties à nos jours, Bailey n’a jamais cessé de repousser les limites du genre avec des portraits «droit dans les yeux» qui resteront, à jamais, sa marque de fabrique. Taschen

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livres Auteur NASRI SAYEGH


Distributed by Cristiano di Thiene Spa www.aeronauticamilitare-collezioneprivata.it

www.aeronautica.difesa.it AĂŻshti by the Sea, Antelias T. 04 71 77 16 ext. 273 and all AĂŻzone stores T. 01 99 11 11


MOTOCROSS ACADEMY mécanique Auteure MYRIAM RAMADAN

Photo DR

« Motocross », « Enduro », « Road Bike », « Mountain Bike » … Le jargon viril de la moto résonne désormais dans les milieux féminins, voire familiaux. L’expansion de la mode du deux roues au Liban est due en partie à l’initiative de deux passionnés, Rafic Eid (45 ans) et Joe Sallouty (32 ans). A travers leur Motocross Academy, ils initient les adeptes à une conduite en toute sécurité.

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D’un petit circuit à une véritable institution Rafic Eid, motard et surfer, avait déjà ouvert en 2012 un petit circuit de motocross à Batroun. A cette période, la culture de la moto n’était pas encore répandue. Le projet s’est agrandi en 2018, (ainsi que la communauté de passionnés), avec l’ouverture d’un autre circuit de 60 000 m2 à Aabrine (Liban-Nord). Rafic Eid qui, entre-temps, s’est qualifié champion de motocross au Liban et à l’international, a décidé que ce club ne serait pas uniquement un lieu de loisir, mais une véritable école avec tout le professionnalisme et la sécurité que cela requiert. Selon Joe Sallouty, la mission de ce lieu est d’initier les personnes de tous âges, (à partir de 5 ans), au motocross, « un sport extrême de compétition motocycliste consistant en une course de vitesses sur un circuit tout-terrain accidenté », en plaçant la sécurité en tête de toutes les priorités. On vous initie à ce sport- haut en adrénaline et en sensations fortes- tout en vous couvrant, littéralement, de la tête aux pieds avec un équipement intégral essentiel à votre sécurité. Et, c’est seulement quand vous avez été bien préparé aux sauts, à la vitesse, aux rebondissements et aux chutes que vous pouvez vous adonner aux joies du motocross. Motocross Academy est donc une école qui vous enseigne les

techniques de la compétition de motos tout-terrain sur un circuit, et propose aussi des cours d’Enduro, épreuve d’endurance qui se pratique en-dehors du circuit, (dans des forêts par exemple, ou sur des chemins de randonnée spécifiques). L’académie, qui a ouvert ses portes le 25 août 2018, a accueilli en septembre de la même année 354 élèves, dont 28 enfants, âgés de 5 à 10 ans, et 112 jeunes filles, toutes débutantes. C’est une activité qui intéresse aussi des familles entières éprises de ce sport par le biais de leurs enfants. Adrénaline et Sécurité Selon Joe Sallouty, il existerait trois catégories de motocyclistes : ceux qui utilisent la moto comme moyen de transport, les flâneurs, et enfin les fous de « speed » (vitesse), et de « rush » (poussée d’adrénaline). Rafic Eid et Joe Sallouty désirent offrir à une nouvelle génération de motards, toutes catégories confondues, un moyen de pratiquer leur sport avec prudence, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’académie et de son circuit. Dans ce contexte, l’académie s’est alliée à différentes écoles et organisations telle la YASA (Youth Associaton for Social Awareness), parmi beaucoup d’autres, afin de sensibiliser les motards à conduire de manière prudente et consciente, afin d’éviter les accidents, parfois mortels, que subissent les jeunes sur les routes au Liban. C’est à Joe Sallouty que revient la mission gratifiante de diriger les sessions d’éveil itinérantes : moto et équipements sont toujours transportés sur place pour mieux expliquer aux jeunes le fonctionnement de l’engin, comment bien choisir son équipement, les pratiques à éviter, les bonnes règles de conduite etc. A noter que cette académie s’est assigné un autre objectif. Elle consacre une partie de ses bénéfices à sponsoriser et à entrainer des candidats désireux de participer à des championnats de motocross et enduro partout dans le monde. @motocrossacademy.lb 198

Photo DR

« Learn it the right way », (apprenez le de la bonne manière). Un slogan qui attire de plus en plus de personnes séduites par la fonctionnalité des motos dans le trafic encombré du Liban et par l’esprit de liberté qu’elles incarnent, mais freinées par le danger potentiel des véhicules à deux roues. Pour Rafic Eid (PDG de Delifrance et propriétaire de Sofi de France au Moyen-Orient) et Joe Sallouty, (directeur des ventes dans une agence de motos), la solution passait par l’éducation. En créant Motocross Academy, le tandem s’est donné pour défi d’abattre les tabous liés à la conduite des motos en formant les adeptes à la sécurité routière.



LA MÉCANIQUE PREND DE LA VITESSE auto - moto Auteurs XAVIER HAERTELMEYER et PIERRE-OLIVIER MARIE / caradisiac.com

Photo Bugatti

L’époque où l’industrie hexagonale tentait de suivre le train d’enfer mené par la concurrence est-elle révolue ? Il semblerait qu’elle la regarde plus souvent dans le rétroviseur.

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La Chiron Sport, de Bugatti.

En France, chaque projet de moto suscite l’enchantement et fait naître l’espoir renouvelé de porter encore au firmament tout le savoir-faire tricolore en la matière. La marque Motorhell en est un bel exemple. Née de la passion de Max Romelard, préparateur moto, et d’Emmanuel Narrat, financier, cette nouvelle maison signe un émouvant power cruiser, sensuel et puissant. Ses créateurs se sont inspirés des univers fantastiques, du heavy metal et des muscle bikes. À la fois techno et diabolique, la “Master”, leur premier modèle, réclame de la patience. Elle est produite au prix d’une personnalisation extrême et d’une finition magistrale. À l’instar de Midual, le couturier de la moto. Avec sa Type 1, l’ingénieur Olivier Midy a d’abord conçu un moteur pour les sensations : un bicylindre à plat unique, car disposé dans le sens de la route. Puis, avec son équipe, il a habillé sa création de métal, de cuir et d’instruments taillés de façon authentique. Un véritable hommage à l’orfèvrerie de la mécanique d’antan. Un peu comme Peugeot qui, à l’âge d’or des Trente Glorieuses, livra de superbes productions. D’ailleurs, la marque

au lion revient à son univers d’origine, la moto, avec un concept décliné en deux petites cylindrées de fort belle facture destinées à la ville. Depuis leur première apparition sur le stand du Mondial, les esprits s’enflamment. De là à penser que l’entreprise nationale ne s’arrêtera pas à ces deux joyaux, tant son savoir-faire est immense dans le domaine… Les marques françaises relèvent la tête Mais Peugeot, c’est surtout l’automobile. Lors du dernier Mondial de Paris, le public se pressait sur le stand du constructeur pour approcher le très racé concept e-Legend, interprétation moderne, électrique et autonome du mythique 504 Coupé. Cette voiture n’est hélas pas appelée à être produite en série dans un avenir proche, mais elle porte déjà les gènes de plusieurs modèles de caractère en gestation dans la gamme du constructeur français, à commencer par une version hybride de la nouvelle 508, forte d’environ 400 chevaux ! Longtemps critiqués pour l’absence dans leur gamme de ces gloutons V8 qui faisaient la fierté des constructeurs 201

allemands, les marques françaises relèvent la tête en développant ces petits blocs hybrides à quatre cylindres qui mêlent hautes performances et faible appétit en carburant. Nul besoin cependant de se livrer à la course à la puissance quand on présente un produit léger et bien conçu. La nouvelle Alpine A110 en apporte l’éclatante illustration, comme en attestent les multiples distinctions qu’elle a reçues, accompagnées d’un carnet de commandes plein à craquer. Elle porte haut les couleurs de l’automobile de sport tricolore, ingénieuse, performante et élégante. Enfin, même si la marque appartient au groupe Volkswagen et n’est pas à proprement parler une voiture française, c’est bien à Molsheim, Alsace, qu’est assemblée l’incroyable Bugatti Chiron. Pourquoi Molsheim ? Parce qu’il s’agit du berceau de Bugatti, et que VW fait fructifier avec talent ce glorieux héritage, capable de passer de 0 à 400 km/h puis de redescendre à 0 km/h en 42 secondes, et dont la pompe à eau assure chaque minute le transit de 800 litres dans le moteur. En France, on n’a pas de pétrole, mais de sacrées bagnoles.


Le concept e-Legend de Peugeot. 202

Photos Peugeot - Sébastien Staub

Fabriquée à Vélizy La Peugeot e-Legend, dessinée et pensée au centre de style Peugeot de Vélizy (Yvelines), s’inspire clairement du fameux 504 Coupé en termes de style. En revanche, elle recèle des solutions techniques derniercri, à l’image de la motorisation électrique et de la conduite autonome. Elle ne sera (hélas) pas produite telle quelle en série, mais doit être reçue comme un manifeste quant aux intentions futures de la marque.


Fabriquée à Dieppe Jolie, légère, vivante, extrêmement efficace dans les virages, l’Alpine réalisée en Seine-Maritime offre tout ce que l’on est en droit d’attendre d’une voiture de sport. Elle a de plus l’élégance de le faire à un prix raisonnable pour le modèle d’entrée de gamme. Dans une industrie automobile qui a tendance à verser dans le “toujours plus” (plus d’équipements, plus de kilos, plus d’argent…), cette voiture fait souffler un sacré vent de fraîcheur.

L’Alpine A110 Pure de Renault. 203


La Chiron Sport, de Bugatti. 204

Photos Bugatti - Motorhell

Fabriquée à Molsheim Assemblée dans le Bas-Rhin, la Bugatti Chiron arbore de petits drapeaux tricolores sur les flancs. Mais on ne les aperçoit qu’à l’arrêt sur cette voiture capable de passer de 0 à 100 km/h en 2,5 secondes et de tutoyer les 300 km/h 11,5 secondes plus tard. Un mythe roulant !


Fabriquée à Mougins La “Master”, inspirée de la V-Rod de Harley-Davidon, ne fait pas dans la dentelle : look ramassé, gros moteur bicylindre de 1 250 cm3 développant 150 chevaux, signature sonore originale signée KessTech, freins Brembo, suspensions Öhlins, électronique haut de gamme… Que de la belle pièce assemblée aux petits soins par l’Atelier du Gentleman, dans les Alpes-Maritimes. Quinze exemplaires seulement par an pour l’Hexagone, une attente méritée pour une machine exceptionnelle.

La Master de Motorhell. 205


La Type 1 de Midual. 206

Photos Midual - Peugeot

Fabriquée à Angers Finement ouvragée dans le Maine-et-Loire, la Type 1 de Midual se veut un concentré de savoir-faire, de travail et de passion. De son bicylindre à plat unique en son genre de 1 000 cm3 et 100 chevaux jusqu’au moindre petit détail, tout est raffinement et plaisir des yeux : coque autoporteuse coulée au sable dans une fonderie aéronautique, visserie gravée, selle cuir piquée au point sellier, instrumentation type aviation… tout respire le soin et la perfection. Des caractéristiques très haute couture et totalement personnalisables.


Fabriquée à Mandeure Dans le département du Doubs, Peugeot Scooters n’est plus : vive Peugeot Motocycles, comme dans ses plus belles années. Et ce revirement de nom, opéré lors de l’anniversaire des 120 ans de la marque, inaugure un retour dans la production de motos comme en témoigne le concept P2X décliné en roadster 125 cm3 et café-racer 300 cm3. Signature lumineuse originale, ABS, anti-patinage et système de connectivité avec écran TFT sont au rendezvous pour répondre à toutes les envies de la mobilité urbaine. 2020 semble être l’année de leur arrivée… Wait and see.

La concept Peugeot P2X version roadster de Peugeot. 207


Jouer sur tous les tableaux mécanique Auteur PIERRE-OLIVIER MARIE / caradisiac.com

Le tableau de bord est la pièce centrale d’une voiture : c’est là que se noue la relation avec la mécanique. Curieusement, jamais les voitures n’ont proposé autant de fonctionnalités, et jamais leurs intérieurs n’ont paru aussi épurés, voire simplifiés…

Début janvier 2019, au Consumer Electronic Show de Las Vegas, le constructeur chinois Byton a créé l’événement en dévoilant le M-Byte, un luxueux SUV électrique qui devrait prochainement concurrencer les productions Tesla. Mais plus que la ligne ou le rayon d’action de la voiture, on n’a finalement retenu qu’une chose : cette voiture dispose du plus grand écran jamais installé à bord d’une voiture. Avec ses 48 pouces (122 cm) de diagonale, celui-ci déroule ses pixels dans tout l’espace entre les portières, et se complète de deux autres écrans : le premier, de 7 pouces, s’intègre au volant, tandis que le second, de 12 pouces, prend place dans la console centrale. Du jamais-vu dans l’automobile, même s’il s’agit d’une évolution logique pour un objet qui s’apparente de plus en plus à un smartphone sur roues. Autonomisation aidant, on y téléphonera, on y travaillera et on s’y distraira, pour déléguer la tâche de conduire

à une intelligence artificielle de plus en plus affûtée. Et cette création Byton, pour extrême qu’elle apparaisse, n’est que le prélude à ce qui nous attend à bord de nos chères voitures : plus de fonctions et moins de boutons ! Commande vocale, commande gestuelle Il est loin le temps où une voiture de caractère digne de ce nom se devait d’afficher une batterie de manomètres à aiguilles : pression et/ou température d’huile, température d’eau, niveau de charge de la batterie faisaient partie des informations que le gentleman driver voulait pouvoir contrôler en permanence, en complément de la vitesse et du nombre de rotations à la minute exercées par le vilebrequin. Aujourd’hui, c’est nettement plus simple : sur les voitures modernes de grande diffusion, quelques diodes font office de compte-tours et la vitesse s’affiche sur un bloc digital, tandis que les 208

informations périphériques relatives à la mécanique se nichent dans des menus et sous-menus auxquels le conducteur n’accède finalement que très rarement. À la place, le conducteur (moderne lui aussi) préfère avoir sous les yeux ce qui a trait à la navigation ou aux données multimédia. Avec son smartphone relié à sa voiture, il accède à son audiothèque en permanence. Les plus de 40 ans qui lisent cet article se souviennent-ils de la place que prenaient les boîtes de cassette dans les habitacles ? La tendance est à la commande vocale : on parle à sa voiture pour téléphoner ou régler la température ou monter le volume du système multimédia. Mieux, chez certains constructeurs comme BMW, on peut aussi pratiquer la commande gestuelle : une caméra installée au plafond scrute les mouvements de la main droite du conducteur, on tourne l’index pour régler le volume, on balaye dans un sens ou dans l’autre pour prendre ou refuser un appel,


Photo Centro documentazione Alfa Romeo - Arese

Tableau de bord de l’Alfa 6 Quadrifoglio Oro (1983-1986). Du bois (un peu), du plastique (beaucoup) et, surtout, de nombreux manomètres à aiguilles donnant une ambiance surannée.

et on se prend pour Tom Cruise dans Minority Report. Les constructeurs et équipementiers dépensent des fortunes pour soigner l’ergonomie et l’accessibilité de fonctions toujours plus nombreuses. Paradoxalement, cette complexification s’accompagne d’une simplification spectaculaire du tableau de bord. Tout est géré par l’électronique, et les bons vieux boutons semblent avoir fait leur temps. À bord de la nouvelle Tesla Model 3, merveille de technologie, le seul poussoir apparent est celui de la commande de warning, et tout le reste est confié aux bons soins d’une interface numérique ! Le dépouillement n’est donc qu’apparent à bord de véhicules toujours plus propres, connectés, autonomes et sécurisants. Où il y a du zen, il y aurait donc du plaisir ? Pendant le salon CES 2019, Amazon a annoncé avoir déjà reçu plus d’un million de commandes de son assistant personnel

Echo auto, lequel permet d’embarquer la fameuse Alexa à bord. Choisir de la musique, lancer un film sur l’écran disposé à l’arrière, trouver sa route ou une réponse à une question, le champ des possibles est à peu près illimité avec les équipements de ce type. La voiture devient donc un appareil électroménager comme un autre, ou presque. Car des îlots demeurent où l’on cultive encore la passion : la Bugatti Chiron, merveille technologique développant quelque 1 500 chevaux et facturée 2,4 millions d’euros, reste ainsi fidèle au bon vieux compteur de vitesse à aiguille, lequel est gradué jusqu’à… 500 km/h. Un choix pleinement assumé par la marque : “Le tachymètre est analogique, pas digital, parce que si un petit garçon se penche par la fenêtre quand la voiture est garée, on veut qu’il ait la possibilité de voir les chiffres.” Merci pour lui… et pour nous tous. 209

“Des îlots demeurent où l’on cultive encore la passion […] fidèle au bon vieux compteur de vitesse à aiguille.”


UN LIBANAIS CHEZ NOMA chef Auteure MARIA LATI

Il sublime la gastronomie libanaise en retrouvant l’essence de ses recettes et de son histoire. Tarek Alameddine travaille les ingrédients comme un artiste.Son parcours hors pair le mène dans les cuisines du restaurant Noma.

Le prestigieux restaurant basé à Copenhague, deux étoiles Michelin, primé à quatre reprises comme meilleur restaurant du monde, a confié la cuisine des plats chauds au chef Tarek Alameddine. Il est le seul Libanais dans une équipe où se côtoient une trentaine de nationalités différentes, dont les richesses culturelles viennent démultiplier les saveurs des plats. Tarek a fait ses débuts avec un stage en cuisine, à Beyrouth, pendant ses études universitaires qu’il décide d’abandonner pour poursuivre sa passion. Direction l’école hôtelière Les Roches en Suisse, puis le restaurant D.O.M au Brésil aux côtés du chef de renom Alex Atallah, qui explore les ingrédients de l’Amazonie. Tarek envoie sa candidature chez Noma une première fois. Ce n’est qu’à la deuxième tentative que les portes d’une des cuisines les plus prisées du métier s’ouvrent à lui. Chez Noma, chaque chef officie dans une section : recherche et développement, laboratoire de fermentation ou encore service de la salle. C’est à partir de là que Tarek, qui vient de fêter ses quatre ans au restaurant, a gravi les échelons pour atterrir à la tête de la section plats chauds. Caviar sur noix de coco Depuis Copenhague, il a eu l’occasion de s’envoler avec l’équipe pour l’Australie puis le Mexique où des pop-ups de Noma se sont installés. Les chefs sillonnent chaque terroir pour retrouver et exalter les spécialités locales, souvent oubliées des cuisiniers du

cru. A Tulum, dans la péninsule du Yucatán, l’équipe de recherche et développement, arrivée en premier, fouille pour dénicher un fruit qui ne s’épanouit que sur ces terres, ou un piment oublié, des ingrédients parfois incongrus dont les chefs sauront révéler les saveurs. Les happy few qui ont pu fréquenter ces lieux temporaires ouverts par Noma à l’autre bout du monde, auront eu l’occasion de déguster le traditionnel ‘mole’ préparé avec des feuilles grillées de Hoja Santa, une herbe aromatique locale, ou une crème de coco et caviar à dévorer à même la noix. Le jeune chef libanais, de retour derrière les fourneaux à Copenhague, prévoit d’ouvrir prochainement son propre restaurant à Beyrouth. Étuvées au sable et au charbon ardent Tarek Alameddine multiplie désormais les allers-retours entre Copenhague, sa ville d’adoption, et Beyrouth. Ici il retrouve des herbes oubliées de sa montagne, des fleurs sauvages, et de vieilles recettes. Au salon Horeca, en avril, il ravissait les papilles avec de la viande émincée fermenté au shoyu et tamari, du boulghour mariné dans du jus de tomates et concombres et une sauce aux feuilles de figuier. Il rendait ainsi hommage aux fondements acquis chez Noma : la maitrise des techniques de fermentation et la préservation des saveurs locales. Il honorait aussi les traditions de la région comme la cuisson dans le sable, pratiquée autrefois en Syrie, Jordanie, à Oman ou en Arabie et 210


Photo Nathaniel French

que l’on peut encore trouver parfois à Saida. Sous le sable chaud, enfouis dans des récipients en terre cuite, on faisait cuire des pois chiches ou un agneau entier. Dans les cuisines de Noma où chacun à son tour fait goûter ses spécialités sous l’œil avisé du chef René Redzepi, c’est cette technique ancestrale que Tarek a choisi de présenter, introduisant le sable dans le four avec du charbon pour faire mijoter un ragout de lapin assaisonné de champignons au beurre et d’herbes sauvages, un plat qu’il souhaiterait introduire un jour à la carte de son restaurant au Liban.

libanais traditionnel du poisson. Celui-ci sera servi sous un pont à l’occasion de diners street-foods organisés par Noma pendant les travaux de rénovation du restaurant. La recette de Tarek trouve aussi sa place dans le guide de fermentation de Noma, l’ouvrage référence des adeptes de cette technique en cuisine. Impossible de ne pas saliver quand le jeune chef parle de ses plats. Même quand il sert des fourmis chez Tawlet, rapportées avec lui du Danemark, les convives sont conquis par ce mets aux notes citronnées servi avec des châtaignes fumées et rôties et de l’huile à la rose. Soucieux de faire vivre un patrimoine, Tarek Alameddine puise ses techniques dans son héritage et choisit des ingrédients en phase avec le lieu et le temps. Un travail de longue haleine qui viendra dévoiler, tout en finesse, des saveurs parfois inexplorées de la cuisine libanaise.

Shawarma végétarien Main dans la main avec Mette Brink Søberg à la tête de la section recherche chez Noma, Tarek Alameddine propose aussi un shawarma végétarien, avec céleri, graines de lin et truffes, et son houmous fumé avec tahini et levure garum, accompagnement

@tarektga 211


LE CHEF ORCHESTRE cuisine Auteure MARIA LATI

Petite discussion avec le voisin de table et hop, voilà que le chef dépose un nigiri de dorade rose sur le comptoir, qu’il conseille de déguster avec les doigts. Gastronomie insolite, chez Mayha, le bar omakase de Beyrouth.


Photos Cherine Jokhdar

Dans ce restaurant, on s’abandonne et on laisse faire le chef qui compose le menu guidé par les arrivages du jour. Les convives débarquent plus ou moins à la même heure et prennent place autour du bar. Déjà derrière le comptoir l’équipe s’active et le poisson frais vous nargue. Le chef découpe finement une anguille, rajoute quelques notes d’épices, de jeunes pousses et d’herbes aromatiques avant de déposer un à un les ingrédients dans chaque assiette. Les saisons ont la part belle pour décider des produits frais qui serviront au menu du jour. Dans l’assiette le hasard déposera une huitre sur une mousse d’amande et caviar Osciètre, du thon rouge ōtoro parsemé de copeaux de truffe avec une note de wasabi frais, ou un tendre filet de bœuf Hida Wagyu. Pour le déjeuner, neuf à douze mets délicats, tel le chirashi, la soupe miso et le carpaccio de poisson yellowtail assaisonné de yuzu, se succèdent

tandis que pour le diner on se laissera surprendre par non moins de dix-neuf spécialités qui défilent devant le regard conquis des onze personnes assises autour de la cuisine. Le chef introduit un plat et s’affaire de suite à la préparation du suivant. Sake, vins, gins et bières, en provenance du Japon, sont conseillés par Hideka, sommelière qui officie dans la salle pour assurer le bon mariage entre mets et boissons. Derrière cet achalandage d’ingrédients de choix, qui arrivent tous les jours d’Ecosse, du Japon ou encore du Nigeria, se dissimulent vingt années d’expérience. En 1996, les Arakji, le père, doctorant en science alimentaire et nutrition et son fils, Karim, lancent Royal Gourmet. Ils importent du poisson de qualité et font fumer le saumon, insufflant un dynamisme dans la restauration libanaise en lui assurant ces poissons frais dont notre mer polluée nous prive trop souvent. 213


Madrid, à Paris, New York ou Los Angeles. C’est finalement à Londres qu’il rencontre ses alter ego, Junichi Ogura, entrepreneur, et Shinya Ikeda, chef, à la tête de deux sushi bar dans la ville de Big Ben. Ils se joignent à Karim pour l’aventure Mayha. Dawid, apprenti de Shinya, et son acolyte Jurek, tous deux polonais, sont conquis par Beyrouth. Ils officient désormais derrière les billots à Mar Mikhael. De pair avec les créations du chef Shinya, Raku Oda sommelier de renom, compose la carte des vins. Dernier ingrédient pour Mayha, la touche design du restaurant, assurée par les architectes Micha et son frère George, le duo fondateur de Maria Group avec lesquels Karim a déjà peaufiné ses précédents concepts. Sous un luminaire imposant en précieux papier japonais, conçu par Spock design, on se laisse aller à l’expérience omakase, qui prouve que s’en remettre aux experts est sans doute la bonne solution. Rue Pharoun, Mar Mkhael, +961 1 447 739, mayhabeirut.com 214

Photo Jun Ogura

Embrasser des grenouilles et trouver son prince Mayha, c’est l’aboutissement d’un rêve pour Karim Arakji, l’un des pionniers de la restauration contemporaine à Beyrouth. L’entrepreneur qui s’était lancé il y a plusieurs années avec Tribeca, un café-bar qui introduisait les bagels à Beyrouth, a fait du chemin. Désormais aux commandes de Meat The Fish, Backburner, Maryool, Skirt et By Skirt, il aura mis son âme dans chacun de ces concepts. Mayha, il y pense depuis longtemps. Passionné de fine cuisine japonaise, il décide de s’y mettre il y a trois ans. La chaine logistique est rodée pour apporter les produits de qualité, le vinaigre, le riz, les algues nori, le poisson et les viandes, mais il reste à assurer quelques ingrédients critiques avant de se lancer, et avant tout un chef capable de créer la surprise chaque jour. Avec le recul, l’entrepreneur s’amuse : « Trouver le bon chef, c’était comme embrasser de nombreux crapauds avant de trouver son prince ». Sa quête le mène d’abord au Japon puis en Indonésie, à


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CROQUER L’ENFANCE restaurant Auteure MARIA LATI

Taillé au laser dans un métal anthracite, le doux visage de Jean-Luc veille sur les tables. Ce petit personnage sympathique est la mascotte de Croq M, la nouvelle enseigne du croque-monsieur.

Photo DR

Il est entré dans les mœurs depuis le début du siècle dernier, servi à toute heure au comptoir des bars et cafés et sur les terrasses de Paris. Le croque-monsieur a fait une première apparition dans la littérature sous la plume de Marcel Proust. Un pain de mie, une tranche de jambon, du fromage qui fond, la formule est si simple qu’elle devient vite un classique de la restauration rapide made in France. C’est le hasard qui porte l’attention de Marc Abou Jamra sur ce sandwich qui a bercé son enfance parisienne. Il y a deux ans, rentrant d’une soirée en boite, ses amis et lui-même avaient faim et chacun y allait de son avis. Les envies oscillaient entre pizza, man’ouché ou salades. N’arrivant pas à se mettre d’accord, la petite tribu décide de passer au supermarché du coin où chacun s’empare de chips, mayonnaise, pain de mie, gruyère et jambon. A la maison, Marc sort une poêle, y dépose les tranches de pain, fait fondre le fromage et sert à ses amis un moelleux croque-monsieur. Rebelote la semaine suivante. Le petit groupe en redemande et Marc tente une nouveauté : il glisse dans le pain de mie les ingrédients d’un burger. Le jeune entrepreneur, qui a longtemps travaillé dans la distribution de boissons alcoolisées en tant que partenaire au Bistro Bar, pressent que ce pain beurré au gout légèrement sucré pourrait avoir un potentiel encore inexploité. Il part alors à la recherche d’un chef cuisinier qui saurait proposer des recettes créatives pour actualiser ce basique. C’est à Batroun, qu’il rencontre les Hage, une famille passionnée de cuisine, à l’origine du concept Les Bouffons. Ce sera Stéphanie, diplômée en design culinaire, qui aura pour mission de concocter un menu gourmet autour du croque-monsieur. Sublimation d’un basique L’aventure Croq M démarre alors avec une première étape à Souk el Akel. Pris dans un rythme effréné entre son travail la

journée et ses soirées à servir ses sandwichs gourmet au marché, Marc tient à essayer son concept avec la clientèle locale avant de voir plus grand. Les visiteurs conquis retrouvent le réconfort de l’enfance tout en appréciant la touche d’inventivité. Le poulet mariné, accompagné de mesclun, de tranches de cheddar vieilli et mozzarella, sauce barbecue et autre ingrédients (vingtet-un au total), est qualifié d’« orgasmique » par une cliente du marché. Ce nom est ensuite retenu pour la recette qui figure désormais à la carte de Croq M. Dans l’enseigne ouverte à Gemmayzé depuis le début de l’année, le croque se fait « Qui pue » au gorgonzola, brie et emmental, « Lamburger » avec viande d’agneau, aubergines et fromage de chèvre, ou tout simplement « Croq M » avec dinde, comté et chips. Et au dessert il sera « Perdu » sous une boule de glace, sauce caramel beurre salé et quelques éclats de pistache, « Knefe », « Halawa », ou glace aux saveurs d’ashta (crème de lait artisanale). Les idées ne manquent pas pour introduire de nouveaux ingrédients dans ce sandwich qui autrefois faisait figure de bouche-trou quand le frigo était vide ou qu’on était à cours d’idées pour le diner. Pause apéro sur le trottoir en observant les gouttes de pluie se dissoudre sur l’auvent vitré. Dans le local de Croq M à Gemmayzé, conçu par Marc et son frère Michel, architecte, matériaux et formes brutes se juxtaposent dans des tonalités de gris. En attendant de s’étendre à de nouvelles adresses, le croque-monsieur s’apprête déjà à conquérir la montagne à bord d’un camion itinérant. Sous le regard bienveillant de la mascotte Jean-Luc, dont la bonne bouille est gravée sur les tables et les aventures relatée dans des vidéos ludiques, de jour comme de nuit, les nostalgiques revisitent les saveurs de leur enfance avec toutefois une touche branchée. @croqm

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Photos DR


CUIZINA, UN NOUVEAU GRAND TRAITEUR EN VILLE gastronomie Auteure PHILIPPINE DE CLERMONT-TONNERRE

C’est un nouveau venu dans le paysage de la restauration. Cuizina a débarqué dans nos assiettes au mois de décembre. L’enseigne propose une mosaïque de plats, de thèmes et de formules inspirés des traditions gastronomiques du monde entier. « On suit de très près l’actualité du monde culinaire », assure le cofondateur Michel Khalifat, 46 ans. « La gastronomie est un monde de recherches qui n’arrête pas d’évoluer. En ce moment la tendance c’est le Péruvien et le Coréen ! » lance-t-il. Sur les buffets élaborés par le traiteur se côtoient brochettes marinées accompagnées de kim chi (un chou chinois), stations indiennes de tandoori et les fameux briskets américains, de la viande que l’on fait fumer devant le client. On y découvrira également des exemples de cuisine moléculaire, comme ces meringues trempées dans l’azote d’où se dégage de la vapeur quand on les coupe. Côté gastronomie libanaise la maison ne se lasse pas de revisiter les classiques locaux. Le kebbé, par exemple, se déguste à l’huile de truffe. Le meilleur reste toutefois toujours à venir, et Michel Khalifat garde précieusement le secret du menu de chaque nouvel événement. « Il faut toujours qu’il y ait un effet de surprise », confie l’entrepreneur qui a passé plusieurs années en Europe entre Genève, Paris et Londres avant de revenir au Liban, chez Sodexo d’abord, puis pendant 13 ans en tant que directeur général de Faqra Catering.

Porcelaine Avec Cuizina, lancé avec Liliane Zina (ZR Group) pour un investissement de 5 millions de dollars, Michel, partenaire à 15%, savoure le plaisir d’être son propre patron. « Il était temps pour moi d’avoir ma propre boite », lâche-t-il. Avec Liliane, très impliquée dans le design, la présentation des buffets et l’identité de la marque en général, il forme un duo harmonieux. Le traiteur, qui se positionne sur un créneau plutôt luxueux - il faut compter entre 90 et 250 dollars par personne – ne lésine pas sur la dinette. « Le matériel est soigneusement choisi. Nos plateaux, en argent, en porcelaine, en cuivre ou en bois, ont tous été réalisés spécialement par notre équipe de designers », indiquet-il. L’enseigne qui dispose aussi d’un bras industriel (établissements scolaires, hôpitaux et entreprises) comprend 2000 m2 de cuisine, 90 employés, « une équipe bien rodée et qui connaît les astuces du métier», dont plus de la moitié sont des cuisiniers. A peine lancé, Cuizina a déjà tapé fort en se chargeant de la restauration d’un très grand mariage. Les commandes ont afflué et l’entreprise a déjà à son calendrier de l’été plusieurs noces fastueuses entre Turquie, Qatar ou Dubaï. « A chaque fois, on s’inspire de la gastronomie locale et on y ajoute notre savoir-faire », conclut Michel Khalifat qui ambitionne, sur le long terme, d’implanter Cuizina à l’international. 219

Michel Khalifat, ancien DG de Faqra Catering, et Liliane Zina (ZR Group) viennent d’ouvrir leur propre enseigne gastronomique.


Photo Guillaume Czerw

Garde-manger de luxe aux portes de Paris, le potager de la Reine, à Versailles, chasse gardée du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée.


RETOUR AUX SOURCES culture food Auteure NORA BOUAZZOUNI


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À la croisée du développement durable, du locavorisme et de la diététique, un type de résistance culinaire apparaît, depuis les années 2000, porté par des chefs désireux de surprendre les palais avec les produits d’ici et d’ailleurs… ainsi que d’inscrire leur art dans une démarche éthique et minimaliste.

Photos Guillaume Czerw - Maurice Rougemont - Alexandre Guikinger - Sandra Delpech

1. Romain Meder, chef 3-étoiles, et Alain Ducasse, dans leur potager versaillais. 2. Théo Pourriat et Bertrand Grébaut (à droite), à la tête de l’étoilé Septime, ont repris le gîte percheron D’une Île et s’engagent encore plus avant dans le sourcing de leurs produits.

Tandis que les pays méditerranéens s’en donnaient à cœur joie avec la cuisine moléculaire – pardon, “technoémotionnelle” – pour faire entrer des ronds dans des carrés, le “terroirisme” culinaire prenait racine en Scandinavie. Ses membres fondateurs y ont signé le Manifeste de la nouvelle cuisine nordique, plus radical encore que le putsch opéré par la “nouvelle cuisine” de Gault et Millau dans les années 70, puisqu’au retour à la simplicité et à la fraîcheur des ingrédients s’ajoutent désormais la promotion du terroir, des traditions et artisans locaux, ainsi qu’une exploitation raisonnée et respectueuse de ce que la nature met gracieusement à notre disposition. Au summum de la traçabilité Après quarante ans de cuisine fusion dans les grands restaurants (yuzu partout, gribiche nulle part), et alors que le citoyen lambda est bombardé d’injonctions à manger de saison, à réduire les protéines animales et à éviter le gaspillage alimentaire, il est grand temps que les chefs du monde entier prennent, eux aussi, leurs responsabilités. Chef de file de cette cuisine dite “supernaturelle”, le Danois René Redzepi (restaurant Noma, à Copenhague) a abandonné, dès 2003, les produits importés et s’est entouré d’une armée de jardiniers et chasseurs-cueilleurs-plongeurs pour offrir à sa (riche) clientèle le meilleur du terroir

danois. “Combien de chefs savent comment poussent les asperges ? Combien d’entre eux ont déjà cueilli une plante sauvage sur la plage ?, s’interrogeait-il en 2009 dans The Independent. On regarde la nourriture de manière totalement différente une fois qu’on l’a vue et qu’on l’a ramassée. On comprend où est sa place et ce qu’on peut faire avec.” Au summum de la traçabilité, Redzepi servait fin janvier du crabe royal norvégien, accompagné d’un jus de raifort… et d’un QR code. Une fois scanné, il permet aux gourmets de connaître le poids de l’animal, l’heure et l’endroit où il a été piégé, ainsi que des informations sur le pêcheur lui-même. Big Brother is watching you eat. Débarrassée de ses atours mais consciente de ses dommages collatéraux, cette “nouvelle nouvelle cuisine” se veut minimaliste mais somptueuse, quasi brute mais affolante. Moins de technique, plus d’empirisme ! Désormais, c’est la nature qui doit ébaubir. Le cuisiner expérimente (fumage, fermentation, déshydratation) et redouble d’inventivité (tarte d’algues, shawarma de céleri…) pour sublimer l’essence du produit, mais il s’efface, redevient modeste ouvrier, entremetteur entre la terre et le palais. Ça doit sentir l’iode, la terre et le sous-bois – dînera-t-on bientôt à même l’humus ? Une synesthésie politique, débauche d’humilité en forme d’hommage à la nature et à ses artisans. 223


Ci-dessus : légumes dans leur plus simple appareil, mais sublimés… et capturés dans les cuisines du Danois René Redzepi.

Auteur en 2014 d’un essai remarqué aux États-Unis, The Third Plate – Field Notes on the Future of Food, le chef new-yorkais Dan Barber cuisine en quasi-autarcie. Propriétaire d’une ferme-restaurant dans le nord de l’État et d’une annexe à Manhattan, il y sert depuis quinze ans les produits issus de son exploitation, jusqu’à la crèmerie. En bon précurseur du “farm-to-table”, Dan Barber milite pour une “assiette où s’associent agriculture de qualité et nourriture de qualité”. Mais la véritable pionnière du locavorisme et de l’agriculture bio aux États-Unis s’appelle Alice Waters. Propriétaire du restaurant californien Chez Panisse, cheffe, auteure, vice-présidente de l’organisation Slow Food, elle lutte depuis quarante ans contre la malbouffe, pour une agriculture durable et une “éducation comestible” dès le plus jeune âge. Un vœu pieux dans ce pays gigantesque où les déserts alimentaires empêchent plus de 20 millions d’Américains d’accéder à des fruits et légumes frais. Et en France ? À l’heure où les consciences 2 24

citoyennes s’éveillent, brusquées par les scandales alimentaires à répétition et la nocivité des produits ultra-transformés, les héritiers étoilés du chef-jardinier Alain Passard – et ses deux potagers dans l’Eure et la Sarthe – s’appellent Armand Arnal (La Chassagnette, Arles), Christophe Comes (La Galinette, Perpignan), Mauro Colagreco (Mirazur, Menton) ou encore Alain Ducasse, dont les 4 000 m2 du potager de la Reine, à Versailles, fournissent depuis 2014 le luxueux Plaza Athénée. Loin du soleil méridional, Simone Zanoni a lui aussi inauguré début 2018 son jardin d’Éden versaillais, 2 000 m2 qui fournissent entre 20 et 30 % des herbes et légumes servis à l’hôtel George V. Plus qu’une démarche locavore ou autosuffisante, c’est la mise en place d’un circuit court et vertueux qui préside à l’initiative (les déchets alimentaires du restaurant sont transformés en compost, qui retourne ensuite au potager), doublée d’une volonté d’amorcer une prise de conscience chez ses clients – mais aussi

Photos Daniel Krieger - Ditte Isager - Jean-Claude Amiel

Retrouver ses racines Le chef de cuisine Bastien Guillochon au Blue Hill, le restaurant new-yorkais de Dan Barber.


Ci-dessus, le chef parisien Simone Zanoni, dans son potager… lui aussi versaillais. 2 000 m2 qui fournissent entre 20 et 30 % des herbes et légumes servis à l’hôtel George V.

ses collègues. Bertrand Grébaut et Théo Pourriat, les boss du restaurant parisien étoilé Septime, déjà engagés sur le sourcing méticuleux de leurs produits et sensibles aux questions de développement durable, ont repris à l’automne dernier le gîte percheron D’une Île. En cuisine, Valentin Burteaux et Fanny Payre fabriquent pain, vinaigres, tisanes et travaillent pêche durable, viandes et légumes issus des fermes voisines – moins de 60 kilomètres

à la ronde – en plus du fruit de leurs cueillettes sauvages ou potagères. Court-circuiter les intermédiaires Railleur, on pourrait arguer que de cette utopie écoresponsable, ce sont toujours les mêmes qui profitent. Mais pour une filière pourtant concernée au premier chef par les questions de gaspillage et d’empreinte carbone, et qui a longtemps fait l’autruche, c’est un pas de géant. 225

L’hyperlocavorisme étoilé n’est certes pas à la portée de tous, mais les initiatives locales pour court-circuiter les intermédiaires se multiplient, jusqu’au cœur des grandes villes : Amap, jardins partagés, toits végétalisés, potagers d’appartement… L’occasion pour les urbains, jusqu’aux plus modestes, de découvrir que les carottes ont des fanes, que les fraises se récoltent au printemps et, espérons-le, de réhabiliter enfin l’humain derrière le produit.


HEIM4, AU NORD, TOUTE ! boîte de nuit Auteure PHILIPPINE DE CLERMONT-TONNERRE

Photo DR

Directement inspirée des clubs du nord de l’Europe, la boîte de nuit underground apporte un nouveau souffle à la vie nocturne de Batroun.

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Who is Bibz, Ronin, etc.) et internationaux (l’Allemand Robert Babicz, le Suédois Joel Mull ou encore l’Anglais Adam Shelton). Des noms encore inconnus d’une grande partie du public, que l’équipe de HEIM4, « tous des passionnés d’electro et de techno » se fait un plaisir de dénicher. Car, précise Saeb Kayali, « proposer de la musique underground implique de faire venir des dj qui ne sont pas très connus ». Alors que la scène électro ne cesse de grossir au Liban, le club se veut « un endroit pour éduquer les clients à la musique électronique », affirme-t-il. Le fondateur espère ainsi se démarquer de ses concurrents à Beyrouth, qui se sont d’après lui « commercialisés avec le temps ».

Des nuits ingénieuses Avec sa lumière faible, son plafond bas, son mobilier restreint – réduit à quelques chaises et un canapé –, quelques plantes, la déco se limite au strict minimum et la salle est presque noire. Le club ne s’embarrasse pas de fioritures. A HEIM4, c’est le son qui prime. Le club est ouvert deux jours par semaine. Le vendredi, les soirées « fun et groovy », baptisées « Sleep With Warhol », sont dédiées à la pop, au RNB et au hip hop. Les samedis, HEIM4 pousse les basses pour des nuits inoubliables de techno, de house et d’autres genres de musique électronique avec les ingénieuses nuits « Stomp The Hall » ». Depuis son ouverture, HEIM4 a déjà vu défiler aux platines un nombre important de dj locaux (Chordal, Ziad Ghosn,

L’été sur la plage Avec HEIM4, Steeve Moubarak offre aussi à Batroun, en plein essor ces derniers temps, un atout supplémentaire. Le club entend capter une clientèle friande de soirées underground qui, jusqu’à présent, n’avait pas d’autre choix que se rendre à Beyrouth pour faire la fête. « On a réalisé que la plupart des clients des nightclubs de la capitale venaient du nord. On s’est dit que ça pourrait être bien d’offrir aux gens un lieu récent sur la scène nocturne dans cette partie du pays », souligne le responsable. Cet été, le club se délocalisera sur la plage. « L’idée, explique Saeb Kayali, est de recréer un peu l’ambiance des festivals underground en Europe ». @heim4.club

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Photo DR

Ce nouvel antre de l’électro a de quoi faire de l’ombre aux clubs beyrouthins. HEIM4 a ouvert ses portes dans le centre historique de Batroun, à 200m de la mer. Son fondateur est Steeve Moubarak, 26 ans, ancien propriétaire de Moobs et Dany’s, deux clubs situés sur la plage qui ont successivement animé ces dernières années les soirées de la petite ville côtière. Avec HEIM4, qui signifie « maison » en néerlandais, Steeve Moubarak a imaginé une copie fidèle des boites underground aux Pays-Bas ou en Allemagne, deux pays références en matière de scène alternative. « On voulait vraiment recréer au Liban l’identité d’un club du nord de l’Europe», explique Saeb Kayali, responsable de la communication.


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LA FILLE AUX 600 MATCHES correspondance Auteure LAURA HOMSI Illustration MARION GARNIER

C. est une beauté froide au tout début de la trentaine. Blonde aux cheveux raides et toujours vêtue de noir, ses éclats de rire solaires contrastent avec cette apparente austérité. Comme une façon de fendre l’armure. Directrice artistique dans une agence de design, elle s’est installée à Paris il y a quelques années après avoir grandi et vécu en Serbie. Ce nouveau départ a marqué la fin d’une relation de près de 10 ans. Elle entame alors une immersion quasi anthropologique dans le monde des applications de rencontre. Premiers pas Pendant ses premiers mois à Paris, C. reste seule, sans rencards ni rencontres. Elle regarde les applications de rencontre d’un œil dubitatif et critique. Sans comprendre qu’une personne en vienne à recourir à un téléphone pour vivre une histoire. Le temps passant, et les encouragements de ses amis se faisant plus pressants, la curiosité prend le dessus. Elle finit par se créer un compte et change de nom par mesure de sécurité. Elle comprend très vite les codes et usages. Un profil se construit comme un CV, chacun essayant de raconter une histoire à travers ses photos. Elle repère les tendances au fil des swipes et des profils d’hommes inscrits sur la plateforme. C’est terrifiant de découvrir que tout le monde finit par se ressembler. Une photo en costume pour le côté sérieux, un cliché pris en flagrant délit de sport extrême parce qu’il est intrépide, et une image au bout du monde (jungle / plage / quelque chose d’exotique) pour l’esprit aventurier. Parfois une photo avec un enfant avec un aspect plus tendre, en n’oubliant jamais la mention ‘’ce n’est pas mon fils / ma fille’. Le premier “date” est un échec cuisant. La conversation est plate, ils n’ont rien à se dire. C’est difficile de créer une connexion avec un inconnu qui a menti. Et comme par hasard, il a oublié son portefeuille au moment de l’addition. Dégoûtée, elle supprime son profil et décide de s’en remettre aux “vraies” rencontres. Grandeur et décadence Quelques mois plus tard, toujours célibataire, elle s’y inscrit à nouveau. Elle veut essayer d’en comprendre le fonctionnement, les personnes qui s’y trouvent, leurs motivations. Différentes applications ont différents types de clientèle. Certaines sont ouvertes à tous comme Tinder (comparable à H&M), d’autres sont plus affinitaires et regroupent des personnes par religion, mode de vie… Les équivalents d’une offre qui va de Zara à Prada dans le domaine des applications de rencontres. Les dates commencent à s’enchaîner et elle se transforme en sérial dateuse. Elle qui était terrifiée à l’idée d’un premier rendez-vous commence à

les multiplier, parfois deux par soirs. Pas pour aller jusqu’au bout, mais pour le frisson des nouvelles rencontres. Certaines sont magiques, d’autres plus douloureuses quand elle réalise que certains hommes sont en couple alors qu’ils se prétendent célibataire. Cela la rend plus cynique, et peut-être même plus solide. Swiper, un sport de combat Cela fait plus de deux ans que C. a créé son profil. Au final, elle ne cherche pas vraiment à trouver l’amour, mais à vivre des expériences, à sortir de son quotidien et sa zone de confort. Quelle que soit l’issue d’une rencontre, il y aura toujours le réconfort du choix illimité. Il est possible de swiper à l’infini vers d’autres profils. Et c’est finalement le plus gros danger, swiper devient addictif. Trop de choix tue le choix et cela rend plus blasé et exigeant. Le sentiment que le profil suivant sera plus intéressant est traître. Après un quotidien truffé de dates et donc de promesses de rencontres, il est difficile de décrocher et décider de s’ancrer dans une relation. Cela conduirait à faire son deuil des autres matches potentiels et renoncer à l’excitation de l’aventure. Aujourd’hui C. est aux débuts d’une histoire qui s’annonce prometteuse. Elle ne veut pas se prononcer trop vite, mais cela commence à prendre forme. Pourtant, elle s’est inscrite hier soir sur Raya, l’appli de rencontre la plus exclusive qui soit. Elle nécessite d’être coopté par un membre et patienter des mois sur liste d’attente pour avoir la chance de faire partie des happy few. Sérial dateuse un jour, sérial dateuse toujours ? Note : Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat. Petit lexique a l’usage des neophytes. - Like : Consiste à exprimer de l’intérêt pour le profil d’un utilisateur. - Match: Un “like” réciproque entre deux utilisateurs. Avoir un match signifie qu’une conversation ou “chat” peut démarrer entre deux utilisateurs. - Swiper: Le fait de faire défiler des profils. A gauche, c’est non. A droite c’est oui. Construire un profil - Un profil est souvent composé de photos (parfois des vidéos) et d’un texte assez court. Certaines applications proposent de répondre à des questionnaires afin de se dévoiler un peu plus. - Le choix des images est primordial. Chacun peut décider de se raconter à sa façon avec un certain agencement de photos, afin de mettre en avant sa personnalité. La première image est la plus importante. Vous serez jugé sur ce qu’elle dit de vous, et si votre profil mérite que l’on s’y attarde - ou pas. - La phrase de présentation doit aussi être travaillée, originale mais pas trop perchée. Drôle mais accessible… L’équilibre est difficile à trouver. 232


AD Beatrice Rossetti - Photo Federico Cedrone

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