Du même auteur au Rouergue Les Riches heures, roman la brune, 2013.
Graphisme de couverture : Olivier Douzou Photographie de couverture : © plainpicture/és/Frederic Cirou © Éditions du Rouergue, 2018 www.lerouergue.com
Claire Gallen
rien à voir avec l’amour
la brune au rouergue
Quand le téléphone sonne je réponds tout de suite parce que je suis assise devant mon portable et que j’ai passé l’âge de faire semblant. – Tu es dispo ? Samuel n’a même pas pris la peine de se présenter. Il n’a même pas pris la peine de dire bonjour, en fait. Sa question est purement rhétorique. Tu es dispo ? Bien sûr que je suis disponible, pour lui je suis toujours disponible, c’est la règle depuis le début, répondre oui quand il appelle, même si c’est une heure avant, même s’il me réveille au milieu de la nuit. Pas de préférence ni de sentimentalité. Sinon tu sais, j’ai une liste longue comme ça d’autres filles qui attendent. Des plus jeunes, des moins chères. Des filles qui ne m’emmerderont pas si j’ai un peu de retard dans ma trésorerie. – On attend pas mal de monde ce soir. Tu peux être là à onze heures ? 5
Je prends un moment pour répondre. Quelques secondes, où il respire un peu plus vite. Puis il répète, pas mal de monde. Il souffle fort. Je connais la suite. Une grosse soirée. Un petit coup de bourre. Le couplet varie peu, de jour en jour. Je ne sais pas pourquoi il prend encore la peine de me donner une explication. Je regarde ma montre. Vingt-deux heures. J’ai mal dormi la nuit dernière. Mais je n’ai pas sommeil, n’est-ce pas ? Derrière les haies qui barrent la vue sur la falaise, les derniers rayons du couchant s’emballent, et ternissent, comme avalés par la mer. Une onde tiède monte de l’herbe grillée. Je pense à la petite cabine du vestiaire, aux murs jaunes, au plafond en Placoplâtre bruni par des années de cigarette, et si bas, qu’il compresse l’oxygène comme un four en été. Je demande : – Tu es déjà au Mephisto ? Il fait chaud ? – Pas plus que d’habitude. – On voit que ce n’est pas toi qui passes tes nuits au vestiaire. – Merde, Sandra, qu’est-ce que c’est que ces histoires de chaud ou pas chaud ? Tu peux venir ce soir ou quoi ? J’avance sur la terrasse gravillonnée. Je suis sortie pieds nus et la coupure des pierres tranchantes sur la peau m’étourdit. – Quoi ? demande Samuel. – Ne t’inquiète pas. Je serai là. Mais je risque d’arriver un peu en retard. – Bon sang. Comment en retard ? J’ai atteint la chaise longue installée au milieu de la pelouse et je me laisse tomber dans le hamac. C’était un joli meuble quand nous l’avions acheté, avec un tissu à larges bandes blanches et bleues rappelant les paquebots de croisière. Après plusieurs années de stockage, bien sûr, l’humidité a fini par manger les couleurs. Il coûtait beaucoup trop cher mais nous 6
l’avions pris quand même, parce que j’en avais envie, et que cela suffisait pour dire oui, à l’époque. – Je ne suis pas chez moi, dis-je. Je ne peux pas venir tout de suite. – Ah ouais ? – J’ai une vie, figure-toi. Samuel se met à rire. – Tiens donc. C’est chouette ça dis-moi. Je ne réponds pas. Il s’interrompt. – Tu seras là quand ? Un souffle monte de la terre assoiffée. En quelques minutes la lumière a reflué, et la nuit s’étend comme une marée de fioul au-dessus de ma tête. Je cherche la première étoile, au nord. – À minuit, dis-je. J’arriverai à minuit. – Je peux appeler quelqu’un d’autre, tu sais. – Donne-moi jusqu’à minuit. Samuel soupire. – Tu me mets dans la merde. Comment je fais sans vestiaire jusqu’à minuit ? – Demande à Morgane. Dis-lui que je lui rembourserai ses pourboires. – Si tu la prends par les sentiments. Samuel a un rire sec. – Me refais pas un coup pareil. – Appelle-moi plus tôt, la prochaine fois. – C’est du chantage ? – Mais non. J’ai répondu trop vite. Il rit à nouveau. – Minuit ?