Jeux de vilains

Page 1


Iben Mondrup

Jeux de vilains

roman

Traduit du danois par Caroline Berg


À mes amies d’enfance, Vibe et Maya


P RO L O G U E


Elle ferme la porte derrière elle. « Voilà on est seuls, annonce-t-elle, plus besoin de parler tout bas. » Elle s’adresse au garçon qui est avec elle dans la pièce. Il ne tient pas en place. Il a l’air de vouloir s’enfuir et pourtant il se glisse sous la couette. « Tu as les yeux fermés ? » demande-t-elle au garçon dans le lit. Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle s’assied à côté de lui, elle le pousse, elle lui grimpe dessus. Puis elle écarte les cuisses, se laisse tomber en avant. Elle saisit les coins de l’édredon et le referme, bien serré autour du visage du garçon. « Tu es mon prisonnier », déclare-t-elle. Il secoue la tête pour se débarrasser du duvet. « Pourquoi tu ne dis rien ? lui reproche-t-elle. Tu ne vois pas que je suis en train de t’étouffer ? » Elle est agacée et souffle par le nez, comme un chien. « Parce que », répond-il. Brusquement, il se retourne et la renverse. « Parce que, contrairement à toi, je n’ai pas besoin de parler sans arrêt. » Elle a l’air déçue. Maintenant ils sont tous deux debout au milieu de la pièce. « Alors tu n’as qu’à t’en aller, dit-elle, puisque tu ne m’aimes pas. — Chut », murmure-t-il, posant un doigt sur ses lèvres. Elle attrape la couette sur le lit. Elle la soulève et la secoue, faisant à moitié tomber la housse à fleurs qui la protège. « C’est bon, il n’y a personne », le rassure-t-elle. Il lui arrache la couette des mains et finit de retirer la housse qu’il laisse tomber par terre. « Fais-nous une tente. » Elle se recouche sur le lit. Il soulève la couette dans toute sa largeur et la laisse retomber sur le corps allongé. Elle a disparu. Elle n’est plus qu’une vague silhouette qui gigote sous la couverture. Soudain un vêtement tombe au pied du lit. Maintenant, c’est lui qui respire fort, les yeux rivés sur la forme sous la couverture. « Allez, viens. » Le corps sous le duvet se trémousse avec impatience. Il détache le bouton de son pantalon, ses doigts cherchent la fermeture Éclair. Mais il change d’avis, se reboutonne et retire seulement son pull-over. Il vient se coucher à côté d’elle sous le duvet, elle pouffe de rire. Puis sa voix se fait dure à nouveau. « Pourquoi es-tu toujours habillé ? » Elle soulève la couverture et bondit sur lui. Puis elle lui martèle le torse à coups de poing et lui griffe sauvagement les bras. « Je veux que tu te déshabilles, hurle-t-elle, je le veux, je le veux, je le veux. Mais d’abord, embrasse-moi sur la joue, je te l’ordonne… non, embrasse-moi dans le cou. » Elle ferme les yeux, bascule la tête en arrière, lui présente sa gorge. Ses cheveux sont électriques, collés à ses joues. Il pose les mains autour de son cou. « Non, pas comme ça », dit-elle. Il serre plus fort.


BJØRK


En dessous de Bjørk, la mer est un tapis sombre survolé par les mouettes qui vues de l’hélico ressemblent à des petits chiffres 3 dans le ciel. La grève trace une bande blanche moussue entre la côte et la mer. Enfin ils survolent la terre ferme. Son estomac est tout retourné tant elle est impatiente de rentrer. Elle regarde le port tout en bas et les montagnes derrière, le fjord et les maisons autour, en demilune, l’église à présent, surplombant le village. Et l’école, juste à côté. Cinq ou six enfants minuscules courent sur le terrain de foot près de l’école, Karline est peut-être parmi eux, Bjørk ne voit même pas le ballon après lequel ils courent. L’hélicoptère descend, piquant du nez. Et voilà la route qui longe le terrain de jeu, et enfin leur maison avec son petit point d’eau, pas plus grand qu’une flaque. « Regarde, regarde, dit-elle en montrant la maison par le hublot. C’est chez nous ! » Knut, son grand frère, se contente de hocher la tête. Il a la figure plongée dans un sac en papier, attendant que ça vienne. Depuis une demi-heure, voire un peu plus, il gigote nerveusement sur son siège. La corde qu’il a l’habitude de nouer et de dénouer pour faire passer le temps est tombée à ses pieds. « Je crois qu’il va bientôt vomir, annonce Bjørk en détachant sa ceinture. — Eh bien qu’il vomisse, réplique leur mère, assise à l’arrière. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse. Et toi, rattache-toi. » Knut sort la tête du sac en papier. « Je suis désolée pour toi », le console Bjørk en lui tapotant la cuisse. L’hélicoptère plonge brusquement, Knut lève les genoux et se tord en avant. C’est assez comique. « Ça y est ! Il a vomi, s’écrie sa petite sœur en se tournant vers sa mère. Beurk ! C’est dégoûtant ! — Tu es obligée de le crier sur les toits ? lui reproche Hilde. Les gens n’ont pas besoin de toi pour savoir que toute la cabine va puer la mort dans une seconde. » Elle prend le sac à vomi qui se trouve dans la poche devant son siège et le tend à Bjørk. « Tiens, donne-lui ça. » Ils ne sont pas encore tout à fait arrivés. L’héliport est à l’extérieur de la ville, au bout d’une longue route droite. Hardy, un Danois qui est à la fois un ami de leurs parents et le professeur d’éducation physique de son frère Knut et de sa grande sœur Hilde, est venu les chercher. C’est lui qui s’est occupé des chiens pendant que toute la famille était en vacances au Danemark. Chacun porte son sac à dos jusqu’à la jeep où leur père les charge, l’un après l’autre. « Je veux monter dans la benne, s’écrie Bjørk. — Vous allez tous monter dans la benne, répond-il. Si vous trouvez de la place à côté du moteur. » Avant de partir en vacances, il a enroulé par mégarde un cordage dans l’hélice de son horsbord, et depuis, le moteur attend dans la benne du 4×4 d’être réparé. « Je m’en occuperai demain s’il continue à faire beau », ajoute-t-il, avec un premier coup d’œil vers l’eau et un autre du côté de la ville. Il gonfle la poitrine et inspire profondément. « Bon Dieu ! que c’est bon de respirer enfin de l’air pur. Allez, vite, rentrons chez nous. » Knut s’écroule au milieu des sacs. Il est tout blanc, ses lèvres sont presque violettes. « Pousse-toi », le bouscule Hilde en lui marchant dessus pour grimper sur la ridelle du pick-up. « Tu t’assieds au fond, Hilde, ordonne leur mère avant de monter dans la cabine. — Elle a dit que tu n’avais pas le droit de rester là, crie Bjørk à sa sœur quand la jeep démarre dans un rugissement.


— Mêle-toi de tes affaires ! » riposte Hilde. Sa tête est plus haute que la cabine, le vent fait voler sa frange et Bjørk remarque qu’elle est bronzée partout, à part sur le haut du front où le soleil n’a pas pu passer. Hilde plisse les yeux et elle sourit, à présent qu’ils roulent cahin-caha sur la route pleine de nids-de-poule. Bjørk a même l’impression de l’entendre fredonner. Ils arrivent enfin à la maison. Bjørk fait un grand détour pour contourner la meute et descendre au point d’eau où, au moment de monter l’escalier, elle a aperçu des bébés chiens. Ça doit être ceux du voisin. Ceux qui sont nés juste avant qu’ils partent en vacances. Ils jouent entre les blocs de granit, se sautent dessus à tour de rôle. Boules de poil roulantes, ils jappent et couinent, s’enfuient et reviennent à l’attaque. Il y en a trois, deux ont la fourrure brune, le troisième est plutôt jaune. Hilde est arrivée avant elle. Elle a pris le plus gros dans ses bras, le jaune, le plus intrépide. Bjørk entend un ruissellement derrière elle. Elle sait ce que cela veut dire et fait un bond de côté pour s’écarter de la rigole d’évacuation de la maison. Sa mère est à la cuisine. Hilde est assise sur un rocher, penchée au-dessus du chiot, le dos voûté pour montrer qu’elle veut être tranquille. L’eau de vaisselle fait mousser le point d’eau. Au bord, entre les cailloux moussus, pullulent des larves d’eau. Les petits vers rouges se tordent dans tous les sens en formant des S. Bjørk agite l’eau du bout du doigt. Si seulement Hilde voulait bien lui laisser le petit chien jaune. « Tu me le donnes ? demande-t-elle. — Tu n’es pas obligée de prendre celui-là, rétorque Hilde. Tu vois bien qu’il y en a deux autres. » Leur père est là-haut, à côté du garage. Il est allé s’assurer que tout était en ordre et s’apprête à donner à manger aux chiens qui bondissent et tirent sur leurs chaînes, comme si, après avoir totalement renoncé à être nourris un jour, ils devenaient enragés parce que ce jour était quand même arrivé. Ils ont l’air tout mités dans leur fourrure d’été. Ils sont maigres et à moitié fous. Le chiot mordille les doigts de Hilde. Elle l’oblige à écarter les mâchoires et enfonce le poing dans sa gueule. Il secoue la tête dans tous les sens pour se dégager. Enfin Hilde lui fiche la paix, elle le jette par terre et remonte vers la maison où l’attend son amie Olga. Les chiens aboient. Bjørk entend leur père traîner la bassine sur le sol du garage, elle l’entend gueuler, aussi. Apparemment, Hardy n’a pas fait ce qu’on lui a dit avec les poissons que le voisin avait apportés pour les chiens. Bien qu’elle soit tout en bas, près du petit lac qui ne sent déjà pas très bon, elle a l’impression que l’odeur de pourriture descend jusqu’à elle. Elle observe son père, le front plissé, dans ses bottes en caoutchouc et son pantalon taché. Les poissons, qu’il attrape dans la bassine avec un crochet pour les lancer au milieu de la meute, laissent de longues traînées visqueuses derrière eux. Les chiens se jettent furieusement dessus et les dévorent en une seule bouchée. Avant même d’avoir fini d’ingurgiter la nourriture, une chienne doit déjà l’expulser. Le contenu de son ventre gicle à l’autre bout, elle hurle et chie sans jamais s’arrêter de manger. Bjørk s’empare du chiot jaune et le prend sur ses genoux. Ses petites pattes sont grasses, tout son corps est gras et il sent la poussière du chemin et l’égout. De toute façon, elle n’a plus envie de le câliner. C’est le chien du voisin, et surtout celui de Hilde. C’est elle qui l’a pris la première. Bjørk décide de jouer avec l’un des deux autres. En plus, ils sont beaucoup moins excités que leur frère. Si les grands chiens n’avaient pas mangé, il pourrait être fatal pour les chiots d’aller jouer près de l’endroit où ils sont attachés. Il faut que quelqu’un leur explique que c’est dangereux d’être petit et que, le jour où ils se feront couper les canines et attacher à la chaîne, ce sera une bonne chose.


Bjørk se retourne en entendant rouler une pierre. C’est Karline qui est venue la rejoindre à pas de loup, et maintenant que Bjørk l’a repérée, elle rit aux éclats. « Enfin tu es rentrée, s’écrie son amie. Je déteste quand tu es au Danemark. On joue à la marelle ? » Sans attendre la réponse, elle court vers la maison. Bjørk la regarde qui commence à tracer la marelle au pied de l’escalier du perron. Son bâton gratte et fait crisser le gravier sur lequel il a plu récemment. Karline a sans doute déjà déniché le meilleur caillou. Bjørk soulève le jeune chien par la peau du cou et le laisse se balancer dans le vide. Ses yeux s’étrécissent à cause de la traction et ses pattes pendent, écartées et inutiles. « Tu es tout mou quand on te prend comme ça, murmure-t-elle en frottant son nez contre le museau du chiot. Est-ce que ta maman te manque ? » Les lignes de la marelle sont presque parallèles. Chaque case est une petite piste d’atterrissage irrégulière sous leurs pieds. Elles jouent à tour de rôle. Karline a évidemment le meilleur caillou, plat et un peu rugueux. Un caillou qui s’arrête à l’endroit où il tombe. Chaque fois. Quand Karline saute, ses cheveux bruns se soulèvent dans son dos. Mais Bjørk est plus adroite qu’elle pour faire atterrir sa pierre à l’intérieur des cases et c’est elle qui gagne. Du coup, Karline n’a plus envie de jouer. « On va chez toi ? propose-t-elle. Tu es partie beaucoup trop longtemps. Qu’est-ce que tu fais quand tu es là-bas ? — Où ça, là-bas ? » demande Bjørk en glissant sa pierre dans sa poche. Karline lui lance un regard étonné. « Tu as déjà oublié ? Tu es allée au Danemark. — Oh, réplique Bjørk en haussant les épaules, on était juste dans notre maison de vacances. C’était pas mal. La prochaine fois, tu pourrais peut-être venir. Je m’ennuie quand je n’ai que Kurt et Hilde pour jouer. » Karline saute sur la proposition, bien sûr. Elle n’est jamais allée au Danemark. « Mais il faut que tu me le promettes », dit-elle avec gravité. Quand elles entrent dans la maison, la mère de Bjørk est occupée à pétrir la pâte à pain. Bjørk se faufile discrètement derrière son dos et va s’asseoir dans le salon. Mais la banquette grince sous son poids. « Tu as vidé ton sac à dos ? » lui demande-t-elle. Quand aurait-elle eu le temps de le faire ? Ils viennent tout juste d’arriver, son amie Karline est là et elles sont en train de jouer ! Bjørk et Karline doivent commencer l’école dans deux semaines. Hilde et Knut aussi, mais eux ont l’habitude. Pour Bjørk et Karline, ce sera la première rentrée des classes. « On n’attend plus que toi pour monter les sacs au grenier », insiste sa mère. Ça veut dire que Knut et Hilde ont déjà eu le temps de défaire leurs bagages. Bjørk aimerait bien avoir terminé, elle aussi, mais elle a toujours autre chose en tête. Par exemple, elle pense à Karline, qui a un nouveau cartable. Et c’est justement celui que Bjørk voulait. Il est bleu et rouge et il venait d’arriver dans la boutique de Dora le jour où ils sont partis en vacances. Elle l’avait remarqué dans la vitrine, derrière la grille, à côté d’une pile d’assiettes, d’une cafetière et de minuscules tasses avec leurs petites cuillères assorties. Elle avait tout de suite su que si elle ne se dépêchait pas, quelqu’un d’autre allait l’acheter. Et maintenant, c’est Karline qui l’a. Elle ne comprend pas comment sa mère peut être indifférente à une telle catastrophe. Ce n’est pas elle qui doit aller à l’école dans quelques jours, et ce n’est pas elle qui a hérité d’un cartable qui est très bien


puisque c’était celui de Hilde. Hilde, elle, n’aurait jamais accepté de reprendre le vieux cartable de Bjørk. « L’année prochaine, on fera autrement, râle son père en se lavant les mains dans l’évier de la cuisine. C’est incroyable que Hardy ne soit pas capable de comprendre qu’on ne laisse pas une bassine de poissons comme ça pendant plusieurs semaines. Il n’a pas dû faire très chaud, heureusement, sinon je crois que le garage aurait explosé. » Maman frappe plusieurs fois dans ses mains pour faire tomber la farine. « Allons, ce n’est pas si grave », le console-t-elle en allant se coller à lui. Et puis ils s’embrassent de cette façon que Bjørk déteste. Bjørk aurait bien voulu aller vider son sac à dos, mais Karline s’est installée par terre où elle est maintenant plongée dans une bande dessinée. Et Knut, qui était sorti faire un tour avec son meilleur ami René, lit sur la banquette. Bjørk préfère aller se blottir à côté de son frère. Il se tortille un peu dans les coussins pour lui faire de la place, sans lever les yeux de sa BD. Sur la page qu’il est en train de regarder, une femme tente de se hisser sur un morceau de bois flotté. Ses cheveux sont collés sur sa poitrine. Elle est encerclée par des morceaux d’épave et, parmi les morceaux, il y a un homme qui flotte sur le ventre. Il est sûrement mort. La femme parvient finalement à grimper sur un tonneau. Elle s’assied dessus à califourchon et agite la main vers quelqu’un ou quelque chose qu’on ne voit pas dans la case, mais qu’on verra peut-être à la page suivante. Il remue l’air en tournant la page et Bjørk sent son haleine sucrée et sa transpiration qui a une odeur différente de la sienne et de celle de Hilde. Knut a une ride douce entre les sourcils, qui se creuse quand il est concentré. Quand elle vient tout près, elle peut voir les poils minuscules qui poussent sur ses joues. Il n’a pas encore de barbe. Ce sont juste de tout petits poils noirs, parce que Knut est plus brun qu’elle. Il a les yeux marron. Elle a les yeux verts. Elle se love contre lui. Il ne la repousse pas. Et elle s’endort. Elle se réveille car on la tire par les pieds. Elle ne sait plus très bien où elle est. Elle s’assied. Les bruits autour d’elle ne sont pas ceux auxquels elle s’est habituée, elle ne perçoit pas le moindre bruissement de feuilles dans ses oreilles : elle n’est plus en vacances au Danemark, la maison d’été est loin, elle aura bientôt disparu. Ce qu’elle entend, c’est le hurlement des chiens, et le grésillement des steaks que sa mère pose sur la poêle dans la cuisine. « Arrête de m’embêter, grogne-t-elle à Hilde qui s’est mise à la chatouiller. — On mange », lui répond sa sœur. Chez Karline, il y a du sucre candi en morceaux. Il est rangé dans le placard, dans une boîte qu’on sort chaque fois qu’on sert le café, mais Karline a aussi le droit de piocher dedans quand Bjørk vient la voir. C’est ce qu’elle prétend, en tout cas. Elle pose le doigt sur ses lèvres et parle si bas qu’elle ne fait que mimer le mot « chut ». Dès que Bjørk arrive, Karline ouvre le placard et prend la boîte. Et une fois que la boîte est là, autant prendre un morceau de sucre ou deux chacune, ou même trois, ou quatre. Chez Karline, tout est différent et c’est pour ça que Bjørk aime bien y aller. Par exemple, il y a des objets partout, posés sur les rebords des fenêtres, sur des étagères, accrochés aux murs. La mère de Karline sait coudre des perles, des billes de couleur, broder des nappes, fabriquer des poupées, des


quilles, tisser des tapis de couloir, confectionner des chauffe-théières. Tout ce qui a une forme à peu près régulière, elle peut le recouvrir. « Elle a cousu un pantalon pour mon grand-père et un anorak, raconte Karline à Bjørk en ouvrant de grands yeux pour montrer à quel point c’est incroyable. Et une housse pour la lunette des W-C de ma grand-mère. — J’aimerais bien qu’elle en fasse une pour chez nous, s’enthousiasme Bjørk. Ça ferait joli dans nos toilettes. » Karline répond que malheureusement ce ne sera pas possible. Sa mère ne coud plus tellement, maintenant. Elle a un peu de rhumatismes dans les doigts et trop de travail à la maison depuis que le père de Karline a pris sa retraite. Mais elle a encore le temps d’extraire des cigarettes de l’âne qui trône sur la table carrelée du salon. Quand on pousse deux fois ses oreilles, ça fait sortir une cigarette de son derrière. La mère de Karline collectionne des images de Jésus et de ses disciples. Elles sont suspendues au mur, au-dessus du canapé, dans des cadres dorés, et donnent au salon une atmosphère douce et chaleureuse. Chez Karline, ils croient en Dieu et ils vont aux offices religieux. Il faut dire que la maison est juste derrière l’église et qu’en regardant par la fenêtre, ils peuvent même voir le pasteur préparer le service. Ce que Bjørk et Karline préfèrent, ce sont les enterrements avec toutes leurs fleurs en plastique. Avant, elles se précipitaient à l’église dès l’ouverture des portes pour voir le cercueil, compter les roses et lire le nom des gens qui avaient envoyé des couronnes. Mais Bjørk n’a plus le droit d’y aller à présent. Son père lui a dit qu’elle ne croit pas en Dieu, qu’elle n’est pas baptisée et que personne dans sa famille ne croit à toutes ces bêtises. Sauf à Noël où ils vont tous ensemble à l’église à cause de l’ambiance et des jolis chants. Pendant que tout le monde accompagne les hymnes, Knut fait des nœuds avec son bout de corde. Chez Karline, ils ont un vrai canapé au lieu de la banquette qu’on trouve chez Bjørk. Il est si grand qu’il occupe presque tout le salon. Même quand Karline et Bjørk s’allongent de tout leur long, chacune à un bout, elles ne le remplissent pas entièrement. C’est un canapé en cuir. C’est la grandmère de Karline qui a confectionné les coussins en peau de phoque qui sont dessus, en assemblant des morceaux de différentes tailles dans des teintes noires et grises. Chez Karline, il y a une drôle d’odeur. Bien que son père ne soit plus trappeur et qu’il passe toutes ses journées sur une chaise de jardin contre le mur sud de la maison d’où il peut surveiller les bateaux qui entrent et sortent du port, ça sent encore le gibier. D’après Karline, son père dénombre les pêcheurs. Il est assis sur une chaise en fer pas très solide, garnie d’un tissu usé par la pluie et le vent. Il a toujours à côté de lui un sac en plastique avec des bouteilles de bière dedans et personne ne sait à quoi va lui servir le résultat de son comptage. Mais ça n’a pas d’importance. Chez Karline, ils sont parmi les rares personnes du village à avoir des toilettes avec une chasse d’eau. Presque chaque fois que Bjørk va chez son amie, un cousin ou un oncle de Karline passe les voir avec un sac plein de sang. La mère de Karline a toujours une marmite remplie d’eau en train de bouillir sur la cuisinière. Ça sent la viande de baleine et de phoque dans toute la maison, et quand Bjørk rentre de chez Karline, elle emporte l’odeur avec elle. Une odeur de mer qui imprègne les vêtements, qui sort de la bouche de Karline quand elle parle, une odeur qui s’accorde avec les bruits que fait Karline, ses claquements de langue, ses raclements de gorge quand elle crache et quand elle chuchote.


Lorsque Karline vient manger chez Bjørk, le père et la mère de Bjørk parlent groenlandais à table. Ils lui posent des tas de questions pendant que Knut et Hilde font des grimaces. Karline répond à toutes leurs questions. En danois. Et ça étonne Bjørk. « Tu sais parler danois, alors ? lui demande-telle. — Qu’est-ce que tu crois ? réplique Karline. On l’apprend partout, on lit les histoires de Søren et Mette et tout ça, je sais parler presque toutes les langues. — Ah bon ? » répond Bjørk. Qu’est-ce qu’elle pourrait répondre d’autre ? « C’est vrai ? » Ensuite elles jouent, comme d’habitude. À la marelle quand elles arrivent à se mettre d’accord. Quand elles n’y arrivent pas, elles tirent à pile ou face. Si Karline se fâche parce qu’elle a perdu, elles font ce que Karline a envie de faire.

* Karline et tous les autres enfants ont mis leurs beaux habits. Ceux qui ont chez eux quelqu’un qui sait coudre portent un costume traditionnel et des kamiks [1]. La rentrée des classes est un jour important, beaucoup plus important qu’un anniversaire. La mère de Bjørk ne sait pas broder de perles sur les vêtements et elle ne voit pas non plus l’intérêt de porter un habit de fête. Mais c’est quand même elle qui a confectionné la robe que porte Bjørk. C’est une robe violette et courte, tellement courte qu’on voit ses fesses chaque fois qu’elle se penche. Elle a honte de la porter et doit sans cesse faire attention de ne pas tourner le dos aux autres en jouant. Bjørk, Karline, Theodora, Intalik, Paalo et quelques autres enfants dont c’est la première rentrée des classes sont en rang devant l’école. Pour être pris en photo. Parmi les nouveaux, il y a un garçon danois. Bjørk ne l’a jamais vu avant. Il est petit et maigre, avec des cheveux blonds et l’air de quelqu’un qui aimerait être ailleurs. Tout à fait au bout de la rangée se tient le directeur de l’école qui les a accueillis à leur arrivée. Derrière le photographe se massent tous les parents, à part la mère de Bjørk. Elle est institutrice et, pour elle et sa classe, c’est la rentrée aussi. Ce n’est pas grave qu’elle ne soit pas là ; Bjørk est venue souvent la voir à l’école et elle sait où trouver la salle des professeurs, si elle en a besoin. Au bout des nattes de Karline pèsent deux gros nœuds roses qui reposent paresseusement sur sa poitrine comme des fleurs sur le point de perdre leurs pétales trop lourds. Elle non plus n’a pas mis son costume traditionnel parce que sa mère n’a pas eu le temps d’en agrandir le col en perles. Mais elle a promis à Karline qu’elle aurait un costume tout neuf. Comme ça, sa petite sœur, Lisbeth, pourra hériter de l’ancien. Karline fait un clin d’œil à Bjørk et agite la main pour lui dire bonjour. Bjørk est obligée de lui tourner le dos pour ne pas éclater de rire. La séance de photos prend un temps fou car le temps change constamment et le soleil leur brûle les yeux chaque fois qu’il perce à travers les nuages. Ils plissent tous les paupières en même temps et il faut recommencer. Enfin ils rentrent en classe. Le garçon danois la regarde. Quand ils ont passé la porte tout à l’heure, il était derrière elle. Elle ne s’est pas aperçue tout de suite qu’il la suivait. Quand elle s’arrête, il s’arrête aussi. Elle a envie de fuir.


On l’appelle et elle se met à courir avec le garçon sur ses talons. Manifestement, ils vont au même endroit. Karline n’est pas dans la même classe que Bjørk. Tout à coup Karline a l’air d’une toute petite fille, elle est loin, comme lorsqu’on regarde dans des jumelles qu’on tient à l’envers. Au bout du long couloir avec ses portes qui donnent dans les salles de classe, Karline n’est plus qu’un petit point qui agite la main vers elle. On fait entrer Bjørk et le garçon danois dans une classe où se trouvent un pupitre, une table, deux chaises et une armoire avec des portes. Et déjà, la pièce est encombrée. Celui qui va être leur maître se présente, il s’appelle Henrik. Bjørk le connaît. C’est un homme très grand avec des lunettes et une barbe et elle l’a déjà vu chez elle à une fête que donnaient ses parents. Le garçon qui va être dans sa classe s’appelle Jakob. Jakob prend la place contre le mur. Bjørk suspend son cartable au crochet et s’assied à côté de lui. Sur le tableau noir est écrit BIENVENUE en grand, à la craie. Jakob et Bjørk sont les seuls élèves à commencer la petite classe danoise. Effectivement, Jakob vient de s’installer dans le village. Sa famille et lui ont emménagé pendant que Bjørk était en vacances. Ils sont arrivés depuis trois semaines, et il est déjà allé partout. « Ça te plaît ? demande Bjørk. Tu ne trouves pas qu’on est bien dans ce village ? — Si, répond Jakob, c’est joli. — Joli n’est pas le bon mot, riposte Bjørk. Ce n’est pas la principale qualité du meilleur village de la terre. — J’aimais bien aussi vivre à Nakskov, la ville où j’habitais avant, reprend Jakob. — Alors pourquoi vous êtes partis, si c’était mieux qu’ici ? demande Bjørk. — Mon père a perdu son travail, répond Jakob. Mais il faut essayer de voir le bon côté des choses. » Jakob vit avec ses parents dans une maison rouge identique à celle de la famille de Bjørk, un peu plus haut dans la rue. Il n’a pas de frères et sœurs, et sa mère lui a conseillé de se faire des amis pour ne pas être tout le temps seul. Le deuxième jour après la rentrée, Jakob invite Bjørk chez lui après l’école. Elle accepte de le suivre, même si elle a suffisamment d’amis comme ça. Ils longent côte à côte le terrain de foot et Bjørk montre à Jakob un raccourci entre les maisons qui passe près des chiens. « Il ne faut surtout pas les toucher, dit-elle en montrant du doigt un chien assoupi. Et s’il y en a un qui t’approche, il faut lui jeter une pierre pour le faire reculer, tu comprends ce que je te dis ? » Jakob comprend parfaitement ce qu’elle lui dit. « Je parle le danois aussi bien que toi, je te signale. — C’est possible, réplique Bjørk, mais les chiens ne comprennent pas le danois et c’est pour ça qu’il faut leur lancer des cailloux pour qu’ils comprennent, c’est tout. » Elle le fixe jusqu’à ce qu’il baisse les yeux et dise pour changer de sujet que sa mère les attend. Sur la route, ils rencontrent Karline et son grand frère, Anton. « C’est qui ? demande Karline à Bjørk en faisant un geste du menton vers Jakob. — Tu ne le connais pas, répond Bjørk. Peut-être qu’un jour il t’invitera chez lui. — Si j’ai envie », réplique Karline, vexée, en envoyant un coup de pied si violent dans le ballon de son frère qu’il s’envole entre les maisons et atterrit au milieu des chiens. « C’est malin, regarde ce que


j’ai fait à cause de toi. — Il y a une branche là-bas, dit Bjørk en montrant le fossé un peu plus loin. Tu n’as qu’à demander à Anton d’aller le récupérer. — De quoi parliez-vous ? s’enquiert Jakob. Tu la connais ? — Vaguement, répond Bjørk. — Qu’est-ce qu’elle a dit ? — Quelque chose sur toi, réplique Bjørk, mais je n’ai pas le droit de le répéter. » Le frère de Karline est descendu près de la meute pour essayer de reprendre le ballon. Karline n’a pas bougé. Elle les suit des yeux jusqu’à ce qu’ils arrivent devant la maison de Jakob. Une femme les attend sur le perron de la maison. « C’est ta mère ? demande Bjørk. Ou bien vous habitez avec ta grand-mère ? — C’est ma mère », riposte Jakob, comme si Bjørk l’avait insulté. Jakob passe devant sa mère sans s’arrêter et il entre dans la maison. « Tu ne nous présentes pas ? » demande-t-elle. C’est une femme maigre avec un casque de cheveux noirs et frisés qui ont l’air de ne pas faire partie de sa tête parce que, près du cuir chevelu, ses cheveux sont blancs. Ses mains volettent dans tous les sens sans parvenir à se fixer nulle part. Au lieu de se poser tranquillement sur la table ou sur ses genoux, elles s’emparent nerveusement d’un paquet de cigarettes rangé dans un étui en peau de phoque. Le briquet se trouve dans une petite poche à l’avant de la housse. Lorsqu’elle extrait une cigarette du paquet, on entend le papier crisser à l’intérieur de l’étui. Elle aspire profondément en allumant la cigarette. On dirait qu’elle va l’avaler. Entre deux bouffées elle tape le bout allumé de la cigarette sur le fond d’un gros cendrier en pierre. La peau des mains de la maman de Jakob est si fine et délicate qu’on aperçoit sa chair blanche en dessous. Elle fait penser aux gésiers de tétras arctique que la mère de Bjørk a l’habitude de gonfler et de faire sécher devant les fenêtres. Bjørk n’est pas surprise que Jakob soit sorti d’une mère comme celle-là. Une mère avec des yeux gris et des lèvres minces et pâles. Elle se demande à quoi il ressemblait quand il est né. Il sent aussi de la bouche, comme s’il avait une fosse septique dans le ventre. Bien que Bjørk aille souvent chez lui et qu’elle le laisse lui chatouiller les pieds pendant des heures pour lui prouver qu’elle n’est pas chatouilleuse, il continue à être aussi transparent à ses yeux que la peau de sa mère. Elle a du mal à se rappeler son visage après être venue le voir ; il l’ennuie et elle finit par décider qu’il n’est pas un véritable enfant. Il y a quelque chose en lui qui lui fait penser à un vieux monsieur qui serait né d’une très vieille maman. « Tu peux venir à la maison aussi souvent que tu veux, lui dit la maman de Jakob dès les toutes premières fois où elle leur rend visite. — Merci, répond Bjørk, ça me ferait très plaisir. » Sa mère est occupée à tricoter un pull-over jaune pâle avec un motif à trous à l’aide d’aiguilles très fines. « J’aime bien venir ici, ajoute Bjørk. On est si bien chez vous. » Quand ils regardent la télévision, car ils ont la télévision, la mère de Jakob pose toujours sur la table une petite assiette de biscuits. C’est Bjørk qui les distribue et elle ne comprend pas pourquoi il y a toujours un nombre inégal de biscuits dans l’assiette. Cela donne plus de travail à tout le monde que Bjørk soit forcée de casser le dernier biscuit en deux. En plus, ça l’oblige à faire des miettes sur la


table que la maman de Jakob essuie discrètement avec une éponge si Bjørk ne les a pas fait tomber par terre avant. « Qu’est-ce qu’on est bien ici », répète Bjørk, s’attendant à ce que la mère de Jakob lui demande si elle n’est pas bien chez elle. Elle trempe son biscuit dans sa grenadine. La mère de Jakob se met à tripoter son tricot, elle a peut-être perdu une maille. « Ça doit être drôlement bien de n’avoir qu’un seul enfant, comme ça, on a moins de problèmes, soupire Bjørk. Chez nous, c’est tout le temps la bagarre, mon frère et ma sœur se disputent sans arrêt, ils crient et hurlent et ils ne me laissent jamais rien faire. Ils m’embêtent à longueur de journée, c’est à devenir fou, je vous assure. — Ton père et ta mère ne prennent pas ta défense ? demande Jakob. — Non, ils sont trop occupés. Et en plus, ils font des différences entre nous. Ils sont gentils avec ma grande sœur parce qu’elle a les seins qui poussent, la pauvre, on n’a jamais le droit de lui faire une remarque. — Finalement, ce n’est pas si mal d’être enfant unique, alors, dit Jakob. — J’aimerais bien être à ta place en tout cas », réplique Bjørk. Tout de suite après, elle regrette d’avoir dit ça. Elle ne pourrait pas se passer de Knut. Avec qui est-ce qu’elle ferait des câlins s’il n’était pas là ? La mère de Jakob a posé son tricot sur le fauteuil du père de Jakob qui peut être basculé en avant ou en arrière en actionnant un petit levier. Elle n’a pas l’air d’avoir pitié de Bjørk parce que ses parents et ses frère et sœur l’embêtent. Elle marmonne quelques mots en pétrissant l’étui en peau de phoque, puis elle se ravise et ramène ses mains sèches sur ses genoux. Un instant plus tard, elle se lève pour aller aux cabinets. « Elle vient de dire que j’étais un enfant gâté ? chuchote Bjørk. — Non, je ne crois pas », s’empresse de répondre Jakob en se levant lui aussi. Il revient rapidement. « Je crois juste qu’elle avait envie d’aller aux toilettes. — On ne dit pas des toilettes, on dit des cabinets », le corrige Bjørk. Quand elle est avec Jakob, Bjørk ne pense plus à ses fesses, elle se fiche qu’il les voie. Avec lui, c’est comme si ses fesses n’étaient plus là. Dans la chambre de Jakob, il y a une moquette bleu marine. Quand Bjørk se roule par terre, ses cheveux deviennent électriques et ils se dressent comme une auréole. « Tu crois que tu es une sorte d’ange ? lui demande Jakob en lui caressant la tête. — Essaie, toi aussi », dit Bjørk, réussissant enfin à le convaincre de se coucher par terre. Ses cheveux à lui ne se dressent pas, ils se collent sur son crâne et lui donnent un air mouillé et encore plus maigre qu’il n’est déjà. Elle les lui ébouriffe et essaye de lui dégager le front. Sa peau est desséchée et une pluie de pellicules tombe de son cuir chevelu sur ses épaules étroites. « Allez, on éteint la lumière et on tire les rideaux, d’accord ? » Dans le noir, elle lui enlève son polo qui, plein d’électricité statique, crépite et fait des étincelles. Dans le noir, il est presque mignon. « Va chercher ta lampe de poche, propose-t-elle, je vais t’éclairer. — Je ne la retrouve pas, il fait trop noir, se plaint Jakob qui s’est déjà cogné la hanche à deux reprises. — Cherche encore, insiste Bjørk. Tu connais ta chambre quand même ? »


Enfin il parvient à mettre la main sur la lampe torche et il l’allume. « Tu as toujours ton pull, remarque-t-il. — Oui, et alors ? rétorque-t-elle. Allez, passe-moi la lampe. » Elle braque sur lui le faisceau de la torche, éclaire d’abord son nombril, puis remonte le long de son ventre jusqu’à la poitrine. Ses tétons sont si pâles qu’ils se confondent avec sa peau blême. Ses épaules sont osseuses, mais plus jolies qu’elle croyait et pas si étroites que ça. « Pourquoi tu fais ça ? lui demande-t-il. — Pour rien », répond-elle en inclinant la lampe torche de sorte qu’elle lui éclaire le menton par en dessous, puis les narines, avant de remonter le long des joues. « Tu fais peur, comme ça. Tes paupières ressemblent à deux méduses roses poilues. » Elle éteint la torche et la rend à Jakob. Puis elle fait passer son haut par-dessus sa tête et le frotte énergiquement sur ses cheveux. Le pull est chargé de petites étincelles bleues. On sent presque l’odeur de l’électricité. « Je n’ai plus envie d’être tout nu, déclare Jakob en rallumant le plafonnier. — Tu ne sais même pas ce que ça veut dire, être nu, dit Bjørk. Tu crois qu’on est nu juste parce qu’on n’a rien en haut ? Tu dors en pyjama, peut-être ? » Jakob rougit. Le tissu écossais dépasse de la couette du lit superposé. « Mais oui, le voilà ! jubile Bjørk en brandissant un pantalon de pyjama. Il est drôlement joli, dis donc ! » Elle éclate de rire et Jakob rit aussi, avec un petit temps de retard. Ils jouent ensemble pendant la majeure partie de l’automne et chaque fois elle réussit à le convaincre. Ils jouent toujours au seul jeu qui amuse Bjørk. Dans la chambre de Jakob, dans son lit superposé, ils se couchent sous la couette et se chatouillent mutuellement les pieds. Ils commencent par jouer avec la lampe et ensuite elle n’a plus envie d’autre chose. Ni de faire une partie de cartes. Ni de jouer sur le piano numérique de Jakob. Tout ce qui intéresse Bjørk, c’est de se faire chatouiller la plante des pieds avec toutes sortes d’instruments. Petit à petit, elle fait évoluer le jeu pour que la séance de chatouilles concerne également leur dos. Ils s’enferment dans la chambre où elle passe tout l’après-midi, nue dans le lit superposé, après avoir demandé à Jakob d’allumer le chauffage à fond. Jakob, muni d’une baguette, doit ensuite lui dessiner sur le dos une voiture, un avion, une maison ou n’importe quel autre objet qu’elle s’amuse à deviner. Quand il lui arrive de se tromper, elle se met en colère contre lui et l’accuse d’être un mauvais dessinateur. Elle lui arrache la baguette des mains et lui dit : « Tu l’as vue, celle-là ? Tu sais ce que c’est ? — Non, répond-il. Qu’est-ce que c’est ? — C’est une badine, dit-elle. Et tu mérites que je te frappe avec, pour te punir. » Et elle fait semblant de lui en donner un coup sur les doigts. « Retourne-toi. » Il refuse de lui montrer son derrière nu. « C’est moi qui commande, tu ne discutes pas. Concentre-toi un peu ! » Comme il refuse toujours de se retourner, elle se contente de lui donner des coups de baguette sur les épaules. Jakob sait très bien jouer à obéir. Il dessine et se concentre tellement que la chambre pue la transpiration. « Mon Dieu, quelle horreur ! » s’exclame la mère de Jakob.


Ils ont oublié de fermer la porte et soudain elle est debout sur le seuil en train de les regarder. « Je crois que tu ferais bien d’ouvrir la fenêtre, Jakob. — Pourquoi ? rétorque Bjørk. Vous ne voyez pas qu’on est en plein travail ? » Jakob a l’air gêné. « Tu devrais peut-être t’habiller, Bjørk, dit la mère de Jakob. Tu vas rentrer chez toi, maintenant. » Hilde est si grande à présent qu’elle va avoir sa propre chambre. Il y a longtemps que ses parents en parlent, mais maintenant, le moment est venu de mettre le projet à exécution. Ils vont installer leur chambre dans le salon pour que Hilde puisse prendre la leur sous les combles. « C’est juste pour qu’on ne voie pas ses seins, dit Bjørk, elle a honte parce qu’ils sont tout petits. Ceux d’Olga sont beaucoup plus gros et ils pendent. » Knut lui donne un coup d’épaule et elle fait tomber sur la table toutes les billes qu’elle venait de trier en deux gros tas. « Ce que tu peux être bête, marmonne-t-il. — Elle a aussi de la barbe qui a poussé sur sa foufoune, insiste Bjørk en ramassant les billes. Je n’ai pas raison ? Tu n’as pas remarqué ? — Ça suffit maintenant, Bjørk, la gronde son père qui entre armé de deux longs chevrons qui vont servir à monter le nouveau mur. Laissez Hilde tranquille et venez m’aider plutôt. » Knut se lève et il monte à l’étage. « J’ai pas envie, déclare Bjørk. Tu n’as qu’à demander à Hilde, s’il te faut absolument de l’aide. » Knut redescend. Il s’est changé pour un vieux pantalon et une chemise usée dont il a déjà remonté les manches. « Eh bien alors, Knut, te voilà prêt à mettre la main à la pâte ! » s’exclame leur père, ravi. Le projet de la nouvelle chambre se révèle plus ambitieux que prévu. Il démarre le vendredi et dure toute la semaine suivante. La cuisine et le salon sont couverts de sciure à cause des panneaux d’aggloméré que leur père découpe à la scie avec l’aide de Knut. Knut retient le côté du panneau qui doit tomber par terre. Il a mis une casquette sur sa tête et leur père lui offre une salopette comme celle qu’il porte pour travailler. René, le meilleur ami de Knut, vient leur donner un coup de main. René est un peu plus petit que Knut et il est moins fort que lui, mais il a apporté un niveau à bulle. « Il ne faut pas que les cadres soient de travers, explique-t-il en posant la longue règle avec son minuscule aquarium au milieu et sa bulle d’air. Ça donne la nausée quand les objets ne sont pas droits. » Après le passage de René, tout ce qui devait être d’équerre l’est. Bjørk l’a observé attentivement depuis la chaise où elle s’est assise. René a des taches de rousseur. Avant de faire des croix sur le mur à l’endroit où devront se trouver les vis, il plisse les yeux, et le bout de sa langue apparaît entre ses lèvres serrées. Est-ce qu’il est mignon ? Elle n’a jamais vraiment pris la peine de le regarder. Oui, il est assez mignon. Les panneaux qui vont devenir la cloison entre la nouvelle chambre et le salon sont couverts des calculs qu’ont faits Knut et René, et le crayon de charpentier qui au départ était long, lisse et rouge n’est plus qu’un petit morceau de rien du tout que Knut sort de la poche de sa salopette chaque fois qu’il doit faire un nouveau calcul. Hilde rentre à la maison et regarde l’avancée des travaux. Olga l’accompagne et elle s’appuie contre le mur tout neuf. « Attention, dit Knut, prenant le bras d’Olga comme s’il était fait d’une matière


extrêmement fragile. Il pourrait tomber. — Tu dis n’importe quoi, s’agace Hilde en secouant la tête. Vous avez mis des clous pour qu’il tienne debout, non ? » Leur père s’est assis dans le fauteuil qui va remplacer la banquette du salon pour laquelle il n’y aura plus assez de place. « Il a bien le droit de toucher tes copines, s’il en a envie, il ne va pas les casser », dit-il en rigolant. Knut rougit, pose son marteau et sort de la pièce. « Quand est-ce que vous aurez fini ? demande Hilde. Je commence à en avoir assez de dormir avec les petits. — Ça ne t’a pas posé de problème jusqu’ici, que je sache, dit leur mère en posant deux sodas sur la table. Tu peux patienter encore un peu, non ? — J’ai quand même le droit de demander quand ce sera fini », insiste Hilde, tapant du pied. Elle est trop grande pour faire des caprices, mais pas pour s’asseoir sur les genoux de son père. « Peut-être demain », répond-il en fourrant son nez dans les cheveux de sa fille pour sentir son odeur. « Allez, Hilde ! appelle Olga. On s’en va. » Elle aussi, ça l’agace de les regarder, ces deux-là.

[1] Les kamiks sont des bottes en peau portées par les peuples aborigènes de l’Arctique. (Toutes les notes sont de la traductrice.)


OUVRAGE TRADUIT AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

Titre original : Godhavn Éditeur original : Gyldendal Publié en accord avec Lars Ringhof Agency ApS, Copenhague. © Iben Mondrup, 2014 Et pour la traduction française : © Éditions Denoël, 2016 Couverture : Studio Denoël, 2016. Photo © Niki Boon


Iben Mondrup Jeux de vilains Godhavn est une petite ville sur l’île de Disko, située à l’ouest du Groenland. C’est là que s’est installée une famille danoise avec trois enfants qui, chacun à leur manière, tentent de trouver leur place dans cette petite communauté du bout du monde, où cohabitent trappeurs, pêcheurs et chiens de traîneaux faméliques. L’environnement hostile et le climat particulièrement rude ne facilitent pas leur intégration. Il y a Bjørk la fille cadette, capricieuse, égoïste et solitaire, Knut le garçon vulnérable et sensible, et leur grande sœur Hilde, la prunelle des yeux de leur père. Celle-ci tombe amoureuse de Johannes, un garçon de l’île, sauvage et imprévisible. Johannes se lie d’amitié avec la famille, et se retrouve au cœur d’événements violents et inattendus. Iben Mondrup se penche sur la vie secrète des enfants, dont elle dévoile avec poésie, force et émotion les secrets les mieux gardés et les désirs les plus inavouables. Écrivain et artiste spécialisée dans la performance, Iben Mondrup est née en 1969 et a grandi au Groenland. TRADUIT DU DANOIS PAR CAROLINE BERG


Cette édition électronique du livre Jeux de vilains de Iben Mondrup a été réalisée le par les Éditions Denoël. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782207132425 – Numéro d’édition : 295702). Code Sodis : N79657 – ISBN : 9782207132432. Numéro d’édition : 295703.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.