Mes annees dior

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Suzanne Luling

MES ANNÉES DIOR L’esprit d’une époque

Préface d’Hubert de Givenchy

Édition établie sous la direction de Sylvie Cann

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Introduction

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ien ne prédestinait Suzanne à la vie incroyable qui fut la sienne. Certes, sa forte personnalité et sa gaieté naturelle laissaient présager une existence heureuse et bien remplie. Mais qui aurait imaginé qu’elle deviendrait l’une des personnalités incontournables du monde de la mode et une figure du Tout-Paris des années 1950 et 1960 ? Tout comme Christian Dior, issu d’une famille d’industriels des engrais, qui pouvait prédire qu’il serait l’un des plus grands couturiers et que ses parfums seraient vendus dans le monde entier ? Suzanne et Christian avaient en commun leur jeunesse passée à Granville et leur bande d’amis inséparables qui s’amusaient beaucoup. Ils ont vécu pleinement leur jeunesse durant la parenthèse enchantée des années 1920, au rythme des fêtes de Granville et de son carnaval. Mais il y avait surtout entre eux tous une alchimie particulière, un esprit, une complicité et une confiance qui les unissaient. Un lien indéfectible qu’ils ont gardé toute leur vie et qui explique en partie leur réussite.

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Moi, je n’ai pas vécu cette époque, puisque vingt-sept années me séparent de ma cousine. Pourtant Suzanne et moi avons été très proches tout au long de notre vie. Je l’ai toujours connue puisqu’elle m’a vue naître. Nos pères étaient frères. Le mien, Guy Lemoine, vivait à Paris. Le sien, Marcel Lemoine, n’avait pas quitté Granville, berceau familial. La vie de Suzanne changera après 1929, quand l’onde de choc du crack boursier touche Granville. C’est à ce moment que mon père, également parrain de Suzanne, proposa de l’accueillir à Paris, pour la prendre sous son aile et l’aider à débuter professionnellement. D’ailleurs, les hasards de la vie feront que, plus tard, Suzanne fera de même pour moi. Mon père fait jouer ses relations et Suzanne entre à Radio Cité où elle invente des slogans à succès. Elle adorera cette période et le milieu de la publicité. Elle pense avoir trouvé sa voie, mais la guerre éclate et redistribue les cartes. Suzanne parlait très peu d’elle. Elle était plutôt dans l’action, dans le moment présent. Dans ses écrits, elle survole la période de la guerre pour ne retenir que les événements subis par ses amis et comment Christian Dior survit loin de Paris. Avant guerre, elle s’est mariée avec Maurice Luling. Ils s’installent au 9, quai Malaquais, dans l’hôtel particulier que possède la famille Luling en plein cœur de Paris. Elle est loin d’imaginer le rôle que jouera cet appartement dans sa vie professionnelle et les soirées du Tout-Paris. Toujours très active, durant l’Occupation elle dirige la boutique d’une amie modiste. Elle a vraiment cru que, dès la Libération, elle rejoindrait le monde de la publicité qui

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lui manquait tant. C’est d’ailleurs ce qui se serait passé si Christian Dior ne lui avait pas demandé d’être à ses côtés lors de la création de sa propre maison de couture. C’est avec elle qu’il a rencontré les dirigeants du groupe Boussac, l’été 1946. Christian Dior, qui a toujours su s’entourer des bonnes personnes, compte sur Suzanne pour faire partie de son équipe de direction. Il savait qu’il pouvait se reposer entièrement sur elle, qu’elle « ferait le job », comme on dit aujourd’hui. Dans son autobiographie, Christian Dior insiste sur sa prodigieuse énergie et la gaieté qu’elle distillait en toutes circonstances. Peut-être y avait-il entre eux une certaine fascination pour leurs talents personnels, lui l’immense artiste, elle l’organisatrice hors pair. Mais plus que tout, ce qui les unissait, c’est l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre. Je suis toujours très touchée par cette photo où ils sont tous les deux au studio de création. Lui est assis et elle se penche vers lui comme pour le réconforter face à ses doutes. Cela résume leur relation, à la fois respectueuse et bienveillante. Elle était d’ailleurs une des seules à le tutoyer en privé. Alors que rien ne l’avait préparée à travailler dans la mode, elle s’y trouva pourtant comme un poisson dans l’eau. Je crois que Suzanne aimait avant tout le contact humain. Elle avait aussi un grand besoin d’être en relation avec les artistes et le milieu culturel. Ils la fascinaient, mais elle aussi fascinait ceux qui l’approchaient. Et la barrière de la langue ne l’impressionnait pas. En effet, comment se fait-il qu’elle ait été si populaire auprès des acheteurs américains alors qu’elle n’a, à son grand regret, jamais réussi à parler correctement l’anglais ? Tout glissait, avec le sourire. Elle avait comme un sixième sens pour résoudre

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les situations les plus complexes avec naturel. Que ce soit un voyageur récalcitrant dans un avion, une cliente excentrique essayant une robe, des visas de mannequins refusés... Suzanne Luling trouvait la solution. D’où lui venaient cette force de caractère et sa détermination ? De la Normandie, de la mer, du sport (qu’elle avait beaucoup pratiqué dans sa jeunesse) ? Un peu de tout cela et aussi de notre famille, où nous avons tous des tempéraments assez affirmés. J’ai beaucoup appris à son contact, malgré ou à cause de notre différence d’âge. En écho à ses débuts à Paris, à son tour, elle m’hébergea à partir de 1950, après le divorce de mes parents. Elle s’occupera de moi pendant mes années de pensionnat puis, en 1953, me fera entrer dans la maison Christian Dior, au service de presse. Ce seront pour moi des années pleines de joie et d’enseignement. Nous étions plus que des cousines, nous avions des rapports mère-fille. Apprentissage accéléré de la vie dans des conditions incroyables, puisque j’entrai dans le tourbillon perpétuel de son existence. Dans son travail, Suzanne était aussi exigeante avec elle-même qu’avec les autres. Quels qu’ils soient. Elle veillait à tout, en insufflant l’esprit familial auquel tenait Christian Dior. Équilibre délicat entre rigueur et bonne humeur. Moi, je voyais les deux faces de son emploi du temps, où le professionnel et le privé s’entremêlaient. Ainsi, une fois sa journée au bureau terminée, Suzanne commençait sa « deuxième journée ». À 18 h 30, elle se changeait dans un coin de son minuscule bureau pour enfiler une tenue de cocktail. À l’époque, on pratiquait beaucoup les cocktails en fin de journée. Un peu comme les « happy hours » d’aujourd’hui. J’étais très jeune, et cela me fascinait.

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Suzanne honorait trois ou quatre invitations avec ses amis. Moi, je restais dans la voiture et j’assistais à ce ballet en spectatrice. De retour à la maison, quai Malaquais, elle se changeait de nouveau, et s’habillait, cette fois-ci en tenue de soirée. Elle était constamment invitée aux premières et autres événements mondains du Tout-Paris. Ou alors, elle recevait son cercle de copains et je voyais débarquer en un clin d’œil vingt ou trente personnes. Suzanne appelait ses amis : « Venez, Clark sera là ! » en parlant de Clark Gable. Durant les cinq ou six années où j’ai vécu dans l’immense appartement du quai Malaquais, j’ai vu défiler toutes les personnalités de l’époque, écrivains, musiciens, acteurs, metteurs en scène, ambassadeurs, hommes d’État... C’est presque maintenant que je réalise ce que j’ai vécu à ses côtés. Il passait tellement de célébrités chez Suzanne que je n’avais pas conscience du caractère exceptionnel de toutes ces rencontres. Entre mon travail au service de presse et l’appartement du quai Malaquais, la « terre entière » défilait : David Niven, Jean Cocteau, Marlène Dietrich... Je revois Chanel, assise sur la banquette devant la fenêtre du grand salon. Tout cela me paraissait naturel. D’ailleurs, je n’en parlais pas autour de moi. Parmi mes souvenirs, il y a ce dîner mémorable chez elle, où Suzanne avait convié l’écrivain Joseph Kessel, le patron de presse Pierre Lazareff et le grand avocat Henry Torrès. Ce fut d’ailleurs l’un des rares dîners qu’elle ait organisés. Il y eut aussi la grande fête donnée en l’honneur de l’impératrice du Japon, connue pour sa petite taille. Je me revois dans le salon avec Suzanne, en train de tester la hauteur de la banquette, pour voir si mes pieds

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touchaient le sol une fois assise. Et de conclure : « Il vaut mieux que je mette un tabouret en repose-pieds. » Les années Dior ont été vécues par Suzanne intensément. Il est d’ailleurs étonnant qu’elle ait pu m’apporter une certaine stabilité, malgré son emploi du temps. Elle est toujours restée en contact avec notre famille. Nous allions régulièrement à Granville, le temps d’un week-end, alors qu’il n’y avait pas encore d’autoroute. Notre rituel : départ du bureau le vendredi avec arrêt à Caen pour dîner et retour le dimanche soir. En famille, c’était la seule exception à sa règle de discrétion. Elle adorait parler de son travail. Ses anecdotes, qu’elle ponctuait de ses fameux « pas croyable », captivaient tout le monde. Elle avait acquis un statut à part dans le cercle familial et elle aimait en jouer, entre ses heures de jardinage et les parties de cartes. Dans ses souvenirs, Suzanne parle de l’importance du « rythme » dans la vie. Bien entendu, sa vie a changé après la mort subite de Christian Dior, en 1957. Plus que tout, elle perdait son ami. Ce fut d’ailleurs le prélude à une période sombre, avec la perte, en très peu de temps, des figures qui étaient ses repères et ses attaches les plus fortes. Après Christian, ce fut Jacques Chastel, le directeur, puis Serge Heftler-Louiche, ami de jeunesse et directeur des parfums, puis son mari, Maurice Luling, et enfin, en 1964, mon père, son parrain, qui était pour elle un ancrage. Tradition familiale aidant, face aux grandes épreuves de la vie, on assume. Bien entendu, elle reprit le dessus et créa sa société dans le domaine où elle excellait : le relationnel. Le rythme de sa vie mondaine n’a jamais cessé. Après le départ d’Yves Saint Laurent de la maison Christian Dior,

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elle lui a toujours gardé son affection et il continuera d’ailleurs à l’habiller. Pour l’anecdote, peu de gens connaissent le rôle important qu’a joué Suzanne dans la recherche de financements, au moment où Yves Saint Laurent créait sa maison de couture. Aujourd’hui, j’ai l’âge qu’avait Suzanne quand elle nous a quittés. Personnalité atypique, on la remarquait tout de suite, par sa grande taille et sa voix rocailleuse de fumeuse. On était séduit par sa générosité et sa vitalité débordante. De nombreux éditeurs avaient tenté de la convaincre de raconter les coulisses de la naissance du « New Look », les anecdotes des clientes célèbres ou sa vie professionnelle et mondaine. Mais cela ne correspondait pas à son éthique, et rédiger ses mémoires n’était pas dans son tempérament. Consciente de sa position au cœur de la maison Christian Dior, elle a néanmoins souhaité transmettre, avec simplicité, l’esprit qui avait permis le succès de la maison de couture. Au fil de ses notes prises durant l’année 1959, elle nous immerge, à la manière d’un croquis pris sur le vif, dans son quotidien hors du commun. Seul témoignage sur sa vie, ce livre est l’occasion de découvrir l’importance du rôle qu’a joué Suzanne Luling au sein de la maison Christian Dior. Aujourd’hui, sa personnalité continue de fasciner ceux qui la découvrent et ceux qui l’ont côtoyée. Elle m’a vue naître et je l’ai vue mourir. Je suis heureuse de participer à sa reconnaissance par un plus large public, qui va revivre à ses côtés quelques instants précieux de « L’esprit d’une époque ».

BRIGITTE TORTET Paris, février 2016

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