CHAPITRE 4
ELLE. Tout simplement. De la soude. Un mélange toxique de tous les composants nécessaires pour incendier l’ensemble de vos sens, et figer une brûlure chimique qui dissout votre cœur jusqu’à l’extinction de votre cerveau reptilien. ELLE. Tout simplement. De l’héroïne. Un fracas de substances qui vous soumet à la dépendance dès les premières injections, et supprime avec nervosité toutes les expériences en demi-teinte qui appartiennent au passé. ELLE. Tout simplement. De l’Amour brut. Celui qu’on implore au plus profond de soi, qu’on idéalise à outrance avant sa rencontre, et celui qui vous percute une seule et unique fois en stimulant un brouhaha de sensations inégalées.
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ELLE, eh bien ! Je l’ai trouvée. Rectification, l’Amour nous a trouvés : l’Amour fou. Ne cherchez pas à le comparer à quoi que ce soit. Jamais. Il n’y a pas d’équivalent. Ce n’est pas qu’un putain d’amour éphémère qui se répand outrageusement aux quatre coins du planisphère, c’est une claque carnivore qui explose vos incertitudes et perfore vos soi-disant réserves. Vous assistez impuissants à sa prise de pouvoir, incapables de rivaliser avec sa rage, celle qui nourrit continuellement vos sentiments. ELLE et moi, on ne s’aime pas. On se dévore. On se shoote à la présence de l’autre, on s’injecte des sentiments en quantité mortelle et on frôle l’arrêt cardiaque par overdose de bonheur. Notre amour n’est pas l’addition de deux semblables qui forment un tout, notre amour est la fusion d’un résultat qui tend vers l’infini. Première rencontre dans un amphi où la fureur d’une hypothétique idylle ne nous sautait pas aux yeux, nous avions déplacé le problème dans des cadres bien plus adaptés à la mise à feu. Pourtant, rien ne laissait présager cette union, comme si nous avions tout tenté pour anéantir cet amalgame passionnel, par peur d’exploser en plein vol. Pourtant, après quelques ajustements laissant transparaître nos affinités insoupçonnables et notre attirance partagée, nous avons tissé les premières mailles d’un labyrinthe amoureux sans fin.
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Puis le compte à rebours de notre alliance s’est dirigé inévitablement vers l’issue finale. Jusqu’à ce jour. Nous sommes le 17 Mai. Je passe la prendre en bas de chez elle, sa robe saillante et ses talons noirs la mettent en valeur comme jamais. American Boy d’Estelle complète ce tableau parfait et je démarre vers un lieu dont je tiens la destination secrète. Nous nous arrêtons finalement avenue Matignon et le Rival Deluxe nous tend les bras. L’endroit du dénouement ultime épouse parfaitement nos états d’esprits, la disposition des canapés révèle notre meilleur profil et la clientèle est à la hauteur de l’événement. Nos sujets de conversations s’enchaînent alors au fil des verres qui nous enivrent et je distingue l’éclat de vivre dans ces yeux. À cet instant, ELLE est le reflet cosmique de ce que chaque homme peut rêver. Elle sait rire, débattre, sourire, charmer, défendre son point de vue, s’attrister, imaginer, envoûter, susciter la curiosité… Et surtout me plaire. Rien n’est ordinaire avec elle et je tente tout pour lui renvoyer la même image. Physiquement, je ne vous l’ai pas décrite, mais elle est d’une élégance rare ; un atout qui pourrait vous contraindre à exécuter le moindre de ces désirs, quitte à devoir vous taillader les veines dans les dix prochaines secondes. Au fil des sourires qui se jettent à l’assaut de nos bouches fines et humidifiées par l’alcool, l’endroit
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se vide peu à peu. À présent, la musique tirée tout droit de l’album de Mirwais murmure, les coupes de champagne se brisent derrière le bar feutré, on s’échange les derniers cocktails tout juste posés sur notre table et quelques rapprochements tactiles se délient. J’éprouve la délicieuse impression de la connaître depuis toujours, comme si je l’avais déjà rencontrée dans ces rêves satinés dont on ne se souvient plus. Les minutes défilent à la vitesse des hommes cravatés sortant d’une bouche de métro de la Défense et l’heure nous indique finalement le moment de partir : 4h23. Sa volonté de partager l’addition révèle son indépendance, son vécu, et sa position de Femme. Nous reprenons alors la direction inverse et son éclat se décuple au fil du temps qui passe. Est-ce l’effet de l’alcool? Peut-être. Toujours est-il qu’ELLE est encore plus attirante qu’à son arrivée. Une prouesse. Je prends alors le temps de m’arrêter quelques secondes pour l’observer en secret, son corps croustillant, sa bouche fiévreuse, ses jambes parfaites. Conquis. Nous traversons cette fois-ci un Paris totalement dépeuplé, une ville qui n’est jamais aussi fascinante que la nuit, lorsque les rues solitaires nous accordent la faveur de traverser des quartiers aussi différents les uns des autres ; un folklore qui accentue le caractère exceptionnel de notre rencontre. On y croise des places de marchés souriantes, des pavés stricts, des péniches à la dérive en trop plein d’émotion, des
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voitures garées en double file devant des épiceries insomniaques, le tout escorté par des endroits prodigieux tels que l’Opéra de Paris et le Parc des Buttes Chaumont. Le terminus de cette traversée n’est autre que le seuil de son immeuble. Ma vitre est baissée et le moteur ronronne pour accompagner sa sortie souple. Elle tourne les talons pour ouvrir sa porte et l’opération est un succès. Celle-ci s’entrouvre lentement jusqu’au moment où ELLE fait demitour. ― Tu veux monter ? Sa sollicitation fracasse mon esprit. Comprimé par une excitation intense, je n’arrive pas à me décider et mon hésitation doit lui flanquer un coup au moral. Je me gare finalement quelques mètres plus loin, réalisant l’improbabilité de stopper ce moment de complicité incongru, et espérant concrétiser la symbiose qui guide nos faits et gestes. Ces petits yeux malicieux et séducteur m’accueillent chez elle. À ce moment précis, ELLE est à la fois fragile et forte, belle et naturelle, intriguée et intrigante, femme fatale et femme enfant. Sans véritablement s’en rendre compte, on se retrouve dans les bras l’un de l’autre, le jumelage de deux esprits en cohérence totale. Nos corps s’entremêlent à la perfection comme si nous avions toujours vécu ensemble et nos lèvres se rapprochent au fil des minutes. Centimètre par centimètre. Millimètre par millimètre. Jusqu’à ce qu’elles s’effleurent à peine.
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Nos fiertés respectives ne fléchissent pas face à l’envie certaine de nous embrasser et aucun de nous ne lâche du terrain. La scène est interminable, mais l’envie n’en est que plus décuplée. S’embrasser à cet instant précis s’apparenterait à un orgasme mental, tellement nos sens frôlent la limite du seuil maximal, tellement nos corps sont scindés à l’extrême. Plus le temps s’écoule, plus nos corps se serrent, et plus nos corps se serrent, plus nos lèvres gagnent des fractions de nanomètres. La frustration que l’on s’impose mutuellement devient une souffrance psychique, nous n’avons plus la force de nous serrer plus fort et nos lèvres finissent par se percuter en franchissant le dernier nanomètre restant. L’instant est une combinaison de frissons, de libération d’endorphine et d’amour inconscient. Pour rien au monde je n’échangerais ma place. L’impression de renaître. 6h37. On finit par se libérer l’un de l’autre, et on échange un baiser d’adieu devant un pallier en berne, redoutant de devoir assumer une histoire pleine d’espoir. Malgré tout, on convient quelques jours après d’une nouvelle virée nocturne, les prémices d’un engrenage qui en appellera finalement beaucoup d’autres. Ensemble, les heures n’existent plus, le temps défile à une vitesse folle, les envies sont satisfaites et la peur du quotidien s’efface. Les
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jours se suivent et se ressemblent mais, cette foisci, c’est bien. On crève donc de bonheur au milieu de Montmartre, la succession des nuits est parfaite et nos corps jouent au Rubik’s Cube. Les bouteilles de vin vidées dans les marches des rues parallèles concurrencent le nombre d’orgasmes atteints et on apprend à se connaître d’avantage. L’ennui n’existe plus, il est contrecarré par le simple fait d’être ensemble, et on se lie l’un à l’autre irréversiblement comme des doubles psychiques qui s’assimilent. On s’efforce tout de même de s’appeler « Les Éphémères », histoire de nous laisser une porte de sortie dans le cas où tout déraperait brusquement. Mais Les Éphémères perdurent, bien que les marques de sentiments soient cadenassées en nous par nos fiertés respectives. Les moindres photos prises de nous crachent alors un amour sans égal, ventilent un état psychique qui semble inaccessible à l’ensemble de la population, et traduisent le portrait type d’une coïncidence inévitable organisée par Dieu luimême. C’est donc ELLE. À ses côtés, mes pensées obscures et mes peurs disparaissent et les moments de joie sont supérieurs au nombre de jours qui passent. Les nuits aussi tendres qu’agitées ne font qu’alimenter
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cette déflagration d’amour silencieux, je la rends heureuse et c’est ce qui me rend le plus heureux. Nous sommes comme des enfants vivant leur premier grand amour, aussi déterminé qu’un soldat sur le front, aussi intense que Space Mountain, aussi inimaginable que la Dame Blanche, aussi irréaliste qu’un rêve… Jamais je n’aurais cru pouvoir vivre cette splendeur, bien que ma conviction intérieure l’ait espéré. Cette splendeur qui castre vos incertitudes et irradie l’ensemble de vos sens. Mais pas la peine de s’attarder d’avantage, ni d’épiloguer ce que nous vivons. Très peu d’entre vous pourraient comprendre. Vous pensez peut-être que je suis niais mais il n’en ai rien ; je suis juste percé en plein cœur par ce qui n’arrive jamais aux autres, paralysé de bonheur, et conscient d’avoir entre nos mains métalliques le fœtus de l’amour parfait.
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CHAPITRE 5
Deux ans de bonheur, deux ans sans idées noires, sans souffrance psychique, purgés de connes sans cervelles. Deux ans que nous formons un équilibre, essentiel l’un pour l’autre, indispensable pour évoluer dans ce monde insensé. Deux ans et puis voilà, terminé. La fin du concert est brutale et la salle se vide à la vitesse où elle s’était remplie. Il n’y aura pas de rappel et je meurs seul sur la scène de ce massacre affectif. J’observe le désert de cette salle représentant mon cœur, mes émotions sont figées sur le curseur tristesse, et la seule chose mobile de ce décor n’est autre que mes larmes. J’ai échoué, elle a échoué, nous avons échoué…
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