Michel Lefebvre, marin de l'Espace

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YVES GARRIC

Michel Lefebvre marin de l’Espace COMMENT UN CAPITAINE AU LONG COURS DEVENU ASTRONOME A FAIT BOUGER L’OCÉAN

LOUBATIÈRES SCIENCES


© Nouvelles Éditions Loubatières, 2008 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-555-9


YVES GARRIC

MICHEL LEFEBVRE MARIN DE L’ESPACE Comment un capitaine au long cours devenu astronome a fait bouger l’océan

LOUBATIÈRES


À Claude et Danièle qui faisaient le tour du jardin pendant que nous bouclions des tours de Terre… Michel et Yves


en guise de préface

Lettre à Michel Lefebvre Mon cher Michel, Un jour, alors que nous débutions notre longue série d’entretiens, tu m’as à brûle-pourpoint demandé pourquoi je voulais écrire un livre sur toi. Je t’ai donné un certain nombre de raisons qui ont paru te satisfaire. Mais je crois avoir omis la principale. Que veux-tu : il est des vérités qui sont difficiles à dire… En presque quarante ans de vie professionnelle, j’ai été amené à rencontrer, interviewer, examiner à la loupe un peu comme faisait le grand Fabre avec ses insectes, plus d’hommes et de femmes que tu n’as pointé d’étoiles avec ton astrolabe au temps de tes nuits blanches à l’Observatoire de Paris. Il y a dans mon long inventaire des paysans aussi bien que des mineurs de fond, des présidents de la République et une cohorte de ministres, toute une brochette d’artistes de la scène, de Brassens à Joe Dassin en passant par Juliette Gréco, Simone Signoret, Bernard Dimey, Bobby Lapointe, Léo Ferré, le mime Marceau, Étienne Decroux ou Jean-Louis Barrault, pour ne citer que ceux qui m’ont laissé les souvenirs les plus marquants. Lanza del Vasto m’a parlé de non-violence et Franquin de Gaston Lagaffe dont la dimension non violente, justement, a fini par me sauter aux yeux. J’ai, un matin, pris mon petit-déjeuner avec un cardinal et trois évêques. Des centaines de chercheurs, tous plus passionnés et passionnants les uns que les autres, m’ont accueilli dans leurs laboratoires. Des prospecteurs m’ont emmené chercher du pétrole en plein Paris. Pour en venir plus directement à un domaine qui t’est cher, j’ai 5


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volé comme un oiseau en « zéro g » avec des équipes de scientifiques. Plusieurs cosmonautes m’ont raconté la Terre vue de haut. Une fois, comme quoi il ne faut jamais dire « Fontaine… », j’ai dû donner du « majesté » à une reine. Et je ne te parle pas de tous les anonymes : sœur Denise qui, pendant l’Occupation, avait rempli son pensionnat de jeunes filles juives ; Gilbert qui, avant tout le monde, faisait de l’agriculture bio, vidant chaque matin son lait qui ne lui était pas payé un centime de plus dans la citerne du collecteur avec au moins, me disait-il, la satisfaction « de ne pas contribuer à empoisonner le monde »… Alex, l’« homme volant » originaire de Hollande, a offert à Danièle, mon épouse, un collier et un bracelet de perles que lui avaient remis en 1924 des femmes noires du ghetto de Soweto ; malgré toutes les mises en garde, il avait osé s’y aventurer, lors d’une tournée qu’il avait effectuée en Afrique du Sud avec Mistinguett, au nom de ce principe simple qui était le sien : « Là où des hommes vivent, moi je dois pouvoir aller. » Voilà, mon cher Michel, qui te rappellera ton fameux épisode de la « casquette du docker » qui donne son titre à un chapitre de cet ouvrage. J’arrête là mon énumération parce que, alors que je m’apprête moi aussi à « raccrocher », trop de nostalgie m’assaille. J’ai essayé d’être de ces journalistes ouverts à la vie. Très fort j’ai cru à la pédagogie du positif (ce qui ne m’a pas empêché, quand la recherche de la vérité l’a exigé – c’est-à-dire assez souvent – d’aller marcher dans les cloaques). Il n’a pas manqué sur ma route d’êtres exceptionnels pour m’aider à mettre en pratique ce que j’appellerai ma « théorie de l’exemplarité contagieuse »… Mais assez tourné autour du pot… Il faut bien que je te le fasse, cet aveu : de tous les êtres qu’il m’a été donné d’approcher, tu es, toi, Michel Lefebvre, l’un des plus merveilleux… Je t’en prie : ne commence pas à protester. Ne me demande pas d’atténuer mon propos, comme tu as parfois tenté de m’y amener au cours de l’écriture de ce livre. Si tu le lis attentivement entre les lignes, tu verras du reste que je ne te rate pas à l’occasion car je connais bien certains de tes travers ; ils m’ont parfois mené au bord de la crise de nerfs. En tout état de cause, je te rappelle notre convention : tu me racontes 6


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les faits de ton existence en m’indiquant comment tu les as vécus et en me livrant les réflexions qu’ils peuvent t’inspirer ; je reste libre à tout moment d’y mettre mon grain de sel, d’apporter mes propres analyses et commentaires. Je t’ai assez dit mon horreur de ces « livres magnétophones » dont l’usage tend à se répandre et qui représentent de mon point de vue la négation la plus achevée de la littérature. Or donc, que cela te plaise ou non, j’affirme qu’il m’a rarement été donné de voir l’intelligence de l’esprit et celle du cœur si harmonieusement réunies en un seul homme comme chez toi ! Il arrive que ce qu’on appelle, d’un seul mot, l’« intelligence » m’impressionne. À un niveau comme le tien, c’est une œuvre d’art. Au contact de personnalités de ta trempe, je comprends ce que veulent dire les mathématiciens ou les astrophysiciens quand ils parlent du choc esthétique que leur procure une belle équation. Mais ta générosité me touche bien plus. Dès nos premiers contacts, j’en ai expérimenté les inconvénients que tu qualifierais de collatéraux. Nous nous étions croisés dans les couloirs de l’Observatoire Midi-Pyrénées à Toulouse. L’océanographe Christian Le Provost (un monument de science et d’humanité, celui-là aussi, qui n’est malheureusement plus) nous avait présentés. Tu avais aimé un magazine que je venais de tourner pour la télévision sur l’océanographie spatiale. Au point que par la suite tu devais m’en demander une quantité incroyable de copies ; à peine en avais-tu une dans les mains qu’aussitôt tu t’empressais de l’offrir. Il ne m’a pas fallu longtemps pour cerner ton charisme, en mesurer l’impact sur les milieux scientifiques que nous fréquentions l’un et l’autre. Plus d’une fois ton seul nom m’a ouvert une porte. J’aime te voir arriver, traînant ton sac de magicien où s’entassent pêle-mêle documentation, articles de journaux, bouts de papier sur lesquels tu as recopié des poèmes qu’il te faut absolument faire partager au monde entier. Je me retiens de pouffer quand tu pars à la laborieuse recherche, dans tout ce fatras, du post-it sur lequel tu as noté trois vers d’Apollinaire ou cinq lignes de Whitman. Aujourd’hui que la maladie a réduit ta mobilité, tu n’imagines pas à quel point me touche cette spontanéité avec laquelle tu 7


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prends toute aide qui se présente, pour descendre un escalier, t’asseoir dans le fauteuil roulant qui t’est devenu nécessaire pour les déplacements un peu longs, aller te chercher un verre et une assiette dans l’un de ces buffets d’après les congrès où tu interviens fidèlement. Tant d’autres, frappés des mêmes infirmités, se mureraient dans leur épreuve. Tu veux continuer à tout voir, tout écouter. Tu es avide de toutes les sources. Tu n’en finis pas de croquer le monde. Tu as à la gare Matabiau de Toulouse tes fans de la SNCF qui se font une joie de t’embarquer avec ton chariot dans un train pour Paris. J’aime tes pudeurs, Michel, et tes audaces. Tu es celui qui ose investir les sanctuaires, alors réputés inaccessibles, de la NASA et de la Navy ; et celui qui s’abstient de faire remarquer sa méprise sur le décalage horaire à l’ami climatologue de Melbourne qui lui téléphone tous les jours à deux heures du matin. Je suis presque jaloux de ces noces d’or de l’amitié que vous vous proposez de célébrer bientôt, l’astronome François Barlier et toi… Des noces d’or de l’amitié ! Sacré Michel, il n’y avait que toi pour trouver la formule ! Tu admettras qu’ayant d’une part sur toi le jugement que je viens d’essayer de t’exprimer, et que connaissant par ailleurs l’exceptionnelle richesse de ta biographie, il m’ait été difficile de résister à la tentation de prendre la plume. Je ne connais personne qui ait été tour à tour, dans sa carrière, capitaine au long cours, astronome et pionnier de l’espace ! Ou plutôt, j’ai fini par craquer. Pendant dix années je t’ai supplié de mener à bien toi-même cette tâche qu’il me paraissait impossible d’ajouter à mon agenda. Et puis j’ai fini par comprendre que tu ne t’y lancerais jamais… Une discussion avec toi débute à Toulouse, bifurque cinq secondes après sur Washington, part dans la foulée faire escale à Sydney via la planète Mars, file aussi sec sur la mer des Caraïbes, revient sur Paris, fait trois tours de Terre à la vitesse d’un satellite, expédie un pied de nez à la Lune et finit par se poser au village de La Chapelle-Aubareil en Dordogne où tu as ta maison de campagne… avant de redécoller pour un périple encore plus imprévisible que le précédent. Le tout en l’espace de trois 8


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minutes… Tes souvenirs, Michel, sont des chevaux décidément bien trop sauvages pour que tu parviennes à les dompter tout seul. Alors, j’ai pris mon lasso et nous nous sommes mis au travail. Je suis venu chez toi à Villeneuve-Tolosane, à La Chapelle-Aubareil. Nous avons passé des centaines d’heures au téléphone. Tu as inondé ma messagerie d’explications scientifiques et de poèmes. Évidemment, je me suis très vite pris au jeu et s’est vérifiée cette vérité que j’avais plusieurs fois éprouvée déjà : ce n’est pas l’écrivain qui choisit le livre mais le livre qui choisit l’écrivain… D’un commun accord et dès le départ, nous sommes convenus d’un ouvrage grand public. Mais il s’est très vite avéré que nous n’avions pas l’un et l’autre exactement la même notion du grand public ! « C’est pourtant très simple, me disais-tu en ravalant ton impatience : tu multiplies par le cosinus augmenté du carré de l’indice de gravité du troisième facteur de la cinquième équation, etc. » Bref, je me suis rapidement aperçu que j’allais être assez seul pour mener cet effort de vulgarisation que nous avions souhaité. Ai-je tenu notre pari ? Il me semble que oui. Certes, quelques (rares) passages de ce livre paraîtront un peu plus ardus au lecteur peu familiarisé avec les subtilités de la physique et de l’espace, dans le même temps que les spécialistes trouveront l’ensemble de nos explications scientifiques bien sommaire et succinct. Nous ne pouvions pas éviter de faire un peu de science. Notre propos n’était pas d’écrire un traité savant. C’est bien pourquoi j’ai tellement insisté pour que tu me fournisses tous les détails, toutes les anecdotes qui pouvaient donner plus de chair au récit. Je dois dire que, de ce point de vue-là, ta finesse et ton humour naturel aidant, tu m’as comblé. Je crois qu’au bout du compte, Michel, ressortira clairement l’essentiel: ton parcours humain exceptionnel. Je devrais écrire ton aventure humaine. Et même mettre le mot « aventure » au pluriel tant ta biographie repose sur l’action, le dépaysement, les rebondissements, l’inattendu. Un roman, quoi ! Un roman d’aventures. Le travail de recherche, de documentation et d’analyse personnelle que j’ai dû m’imposer pour compléter nos entretiens m’a mieux fait comprendre ce que tu ne me disais pas d’emblée : la 9


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part essentielle que tu as prise à la mise en place et à l’exploitation du réseau spatial d’observation de la Terre et des océans. Tu as été, en France et en Europe, l’un des tout premiers à en comprendre l’enjeu. Ta générosité, ton sens de l’amitié, ta jovialité ont eu raison des frontières… En toi, sur tous les continents, se sont reconnus des hommes de bonne volonté. On a, avec juste raison, écrit tant et tant sur la grande épopée de l’aviation, de l’Aéropostale… Franchement, Michel, il eut été dommage de priver les satellites qui tournent au-dessus de nos têtes de la superposition avec ton image tutélaire. Il eut été dommage de ne pas laisser aux générations de scientifiques à venir trace de ta démarche. De ta quête spatiale. Le mot conquête n’est pas dans ton vocabulaire… En toute amitié, mon cher Michel, j’ai voulu t’offrir ce livre dont tu ne nous gratifierais pas. Quel somptueux cadeau tu m’as fait en m’autorisant à l’écrire ! Ensemble, maintenant, adressons-le aux étoiles. Et à ceux qui y croient. Cinq… quatre… trois… deux… allumage !… Décollage !

Yves Garric, Saint-Austremoine, le 26 janvier 2008


chapitre 1

« Alors, Lefebvre, qu’est-ce que c’est, encore, que cette histoire ? ! » Où l’on voit l’homme de Cro-Magnon assister à l’invention d’un satellite et où Michel Lefebvre se fait remonter les bretelles.

Les feuillets des brouillons s’empilent sur le sol de terre battue. À intervalles réguliers, une hirondelle entre dans la grange donner la becquée aux oisillons qui tendent fébrilement leur cou nu du nid suspendu à la vieille poutre, juste au-dessus de la table. Mais c’est à peine si Michel Lefebvre consent un regard à ce spectacle qui d’ordinaire l’émerveille. Il ne voit pas davantage, par le large portail ouvert en grand, les murs ocre et les toits de lauzes écrasés de soleil de la vieille fermette. Il peut pourtant passer des heures, assis au milieu de la cour, à contempler ce pur chef-d’œuvre d’art rustique. Lui viennent généralement en mémoire alors les lignes qu’Henry Miller écrivit lors d’un séjour dans la région 1 : « Rien ne m’empêchera de croire que si l’homme de Cro-Magnon s’installa ici, c’est qu’il était extrêmement intelligent, avec un sens de la beauté très développé. (…) Rien ne m’empêchera de croire que cette grande et pacifique région de France est destinée à demeurer éternellement un lieu sacré pour l’homme et que, lorsque la grand-ville aura fini d’exterminer les poètes, leurs successeurs trouveront ici refuge et berceau. « Cette visite de la Dordogne fut pour moi, je le répète, d’une importance capitale : il m’en reste un espoir pour l’avenir de l’espèce, et même de notre planète. Il se peut qu’un jour la France 11


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cesse d’exister, mais la Dordogne survivra, tout comme les rêves dont se nourrit l’âme humaine 2. » Avec quel sentiment d’étonnement et d’extase Henry Miller n’eût-il pas assisté à ce spectacle d’un géomètre 3, poète et philosophe par surcroît, à l’œuvre dans un ancien fenil du Périgord noir pour voler au secours de la vieille Terre ? En d’autres temps et d’autres circonstances, Michel lui-même ne manquerait sûrement pas de mots, de formules de son propre cru ou empruntées à ses auteurs favoris, pour jeter les ponts qui lui paraîtraient irrésistiblement s’imposer entre l’énigmatique passé de cette contrée et la véritable fiction dans laquelle il se trouve plongé. Lascaux, Montignac, Les Eyzies, Rouffignac : le hameau de La Rouchie où il a pris asile avec sa famille, voici une dizaine d’années, se situe, à la vitesse d’un satellite, entre moins d’une seconde et deux secondes tout au plus de ces hauts lieux de la Préhistoire. Chaque paysan ici s’est, en labourant son champ ou en bêchant son jardin, constitué son petit musée privé de silex taillés ou aiguilles en os de renne ou bouquetin. Il en est qui ont tout juste leur certificat d’études et qui peuvent discourir pendant des heures, presque aussi doctement qu’un professeur d’université, sur le Magdalénien, le Moustérien et autres Acheuléen. Entre les interrogations que porte le Périgord noir et celles du cosmos vers où naviguent les préoccupations de Michel, il y aurait sans doute plus d’un lien à établir. Mais pour l’heure l’intrépide, pugnace et anticonformiste chercheur du Centre national d’études spatiales se trouve engagé dans un véritable marathon : son stylo – on est loin encore de l’ère des ordinateurs portables – galope sur le papier. Il dispose d’une petite quinzaine de jours pour rédiger un argumentaire détaillé sur un projet qui lui tient à cœur depuis des années: observer l’océan depuis le ciel. Nous sommes en août 1981. À cette époque-là, Michel Lefebvre a la responsabilité du Laboratoire de géodésie 4 au Centre national d’études spatiales de Toulouse. Quelques jours plus tôt, il a été convoqué en urgence à Paris par Pierre Morel, directeur des programmes de cette prestigieuse agence. « Je te préviens : il n’est pas content du tout. Et même, sans exagérer, je puis te dire qu’il est furieux contre toi ! », lui a glissé 12


« alors lefebre... »

entre deux portes un de ses amis, Jean-Pierre Chassaing, ancien du département de Géodésie spatiale passé au staff de direction. Effectivement, il n’a pas franchi la porte de son bureau que Pierre Morel lui lance : « Alors, Lefebvre, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire? » Cette « histoire-là » en fait, n’est pas près de se terminer ! Elle va connaître, dans les années qui suivront, de nombreux rebondissements qui bouleverseront notre connaissance des océans. Pour tout dire, même, elle dure encore. Ses différents épisodes correspondent à ce que Michel appelle, pour qualifier ses efforts et ceux de son équipe dans les dernières décennies, « Nos douze travaux d’Hercule… ». Il en parle avec beaucoup d’humour pour ne pas trop laisser percer la légitime fierté qu’il en tire. Cette histoire-là, avec un Michel Lefebvre comme protagoniste sinon comme héros, ne pouvait évidemment pas ressembler aux autres récits de satellites dans le petit monde nouvellement advenu de l’espace. Cette histoire-là, finalement, Pierre Morel en permettra et en facilitera le déroulement. Mais nous retournerons plus tard dans son bureau, assister à la suite de la remontée de bretelles… Pour l’heure, l’océan nous attend… Cet océan dont Michel et ses travaux herculéens contribueront si largement à compléter et enrichir la légende.



chapitre 2

Pilotin, puis élève officier de la compagnie « Marche ou crève » Où Michel joue les péripatéticiens à Anvers. – Comment il ne découvre pas l’Amérique. – Ses exploits de cycliste dans la montée du Trocadéro. – Pourquoi il achète des camemberts sans âge. – Où il est témoin du martyre d’un piano à queue. – De l’intérêt pour un marin de savoir lire les cartes.

Bien avant de se mêler d’aller regarder les océans de haut, par le truchement de ses satellites, Michel Lefebvre les a longuement sillonnés en tous sens et sous toutes les latitudes… En atteste, toujours à portée de la main dans son bureau, un vieil ouvrage aux pages jaunies dont la lecture n’a rien de particulièrement affriolant pour le profane: le Friocourt, « The » Friocourt, autrement dit le manuel du parfait officier de marine; deux cents pages de tables de navigation avec, en guise de cailloux du Petit Poucet pour retrouver son chemin sur toutes les mers du globe, des sinus, des cosinus, des racines carrées en veux-tu en voilà. Et également, marquées au crayon à papier sur les pages de garde, des colonnes et des colonnes de noms de ports aux effluves aussi bien de vanille, de lotus, de canne à sucre, de cacao que de curry ou de banane, tant d’Europe du Nord que d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique, bref quasiment du monde entier : les escales de notre globe-trotter durant ses dix années de Marine. Conformément à la tradition, il les a minutieusement notées sur son Friocourt. Sèchement, sans commentaire, juste pour mémoire. Mais les anecdotes ne demandent qu’à refleurir entre les lignes… 15


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Un rêveur, un utopiste aux deux pieds bien ancrés sur terre… Tel s’affirme déjà Michel à l’âge de ses premiers poils au menton. Nous sommes en 1950. Il a dix-sept ans. Au terme de la précédente année scolaire, au collège Urbain IV de Troyes, il a obtenu son bac philo. Le voici à présent en train de préparer le bachot math élem au collège Saint-Sigisbert de Nancy. Jean et Yvonne, ses parents, rêvent pour lui d’une école d’ingénieur… Et pourquoi pas l’X, comme son grand-père maternel, ou Centrale ? Mais lui a sa petite philosophie de la vie derrière la tête, qu’il tente aujourd’hui de résumer ainsi : « Je me savais attiré par les idées pures et ça me paraissait incomplet. Les cargos, les marchandises, les quais… ça, c’était du concret. Par ailleurs, je ne me voyais pas entreprendre de longues études et attendre d’avoir vingt-sept ou vingt-huit ans pour commencer à vivre. En plus, j’avais envie de voyager. » L’époque n’est pas à s’établir potier dans les Cévennes ou chevrier en Ariège. C’est un camarade de classe, Philippe Raguenaud, qui lui inspire la solution. Ce garçon a comme projet de passer après son bac le concours d’entrée à l’École nationale de la Marine marchande de Paris. Michel se renseigne : en suivant la formation de cette école, il peut espérer naviguer et gagner sa vie dès l’âge de dix-neuf ans, quitte à reprendre ses études plus tard pour aller jusqu’au diplôme de capitaine au long cours. C’est exactement ce qu’il lui faut. Et en plus, son année de math élem n’est pas trop chargée : il est dispensé de repasser les épreuves littéraires. Il se met donc à préparer le concours de la Marine marchande. Consternation des parents Lefebvre ! La Marine… pourquoi pas. À condition de ne pas lui accoler ce vulgaire adjectif de « marchande » qui leur en gâte tout le sel. Jean lui-même y avait bien songé, au temps où il étudiait le droit, y envisageant une carrière de commissaire avant d’opter pour le barreau. Mais à celle des amiraux, de Brest, Cherbourg ou Toulon et des vaisseaux de guerre qui en imposent. La seule, la vraie, l’unique ; la Royale, quoi ! Ce gamin ne peut décidément jamais rien faire comme tout le monde. Qu’au moins il réfléchisse bien, avant. Un cousin germain d’Yvonne, Vincent Pasteau, est armateur à Paris. Qu’en 16


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pense-t-il ? Que conseille-t-il ? Le cousin Vincent n’en pense rien. Il ne conseille rien. Il fait beaucoup mieux : il propose qu’aux prochaines grandes vacances le petit embarque sur le Granville, un de ses navires de la Compagnie nantaise des chargeurs de l’Ouest. Plus exactement, il lui offre un poste de « pilotin », ainsi appelle-t-on, dans la Marchande, les blancs-becs qui veulent devenir officiers ; ce n’est-là du reste que demi-faveur puisque les stages de pilotin ne sont pas rémunérés. Yvonne et Jean espèrent-ils que cette expérience d’un mois à bord guérira à jamais leur Michel de la mer et des cargos ? Il réussit son bac math élem avec la mention bien. Et c’est en toute candeur qu’un matin de juillet 1951, feuille d’embarquement pour le Granville en poche, il prend le train de Paris. Il n’y aura pas de correspondance pour Anvers avant le lendemain matin. Il passe la nuit dans une brasserie proche de la gare du Nord. Ce n’est pas encore l’ambiance d’un port mais la vie nocturne qu’il découvre à cette occasion en présente quelques aspects, assez différents, lui semble-t-il, de celle des quartiers résidentiels nancéens. Et il n’est pas au bout de son édification… Il arrive dans les brumes d’Anvers à la nuit tombée. Il finit par découvrir le peu reluisant Granville amarré à un quai aussi triste que lui. C’est un liberty ship, un de ces bâtiments fabriqués en grande série pendant la guerre pour les transports de troupes et de munitions. Il a connu la bonne fortune de n’avoir pas été envoyé par le fond comme tant de ses congénères que les sous-marins ennemis ont allégrement torpillés. C’est ce qui lui vaut maintenant sa reconversion, moins héroïque mais plus sûre que ses précédentes activités, dans le transport du charbon, une denrée assez peu périssable qui s’accommode fort bien de son allure d’escargot. Pour compléter ce réjouissant tableau, le navire, tous feux éteints, est à cette heure complètement désert, aussi vide de présence humaine que le vaisseau fantôme. Un seul projecteur est allumé, histoire sans doute d’apporter à l’ambiance générale la petite touche de veillée funèbre qui lui manquait. Il éclaire la pancarte qui se balance en travers de l’échelle de coupée. Michel s’approche et lit cette romantique annonce qui lui tient lieu de mot d’accueil : « Bateau en dératisation. Défense de monter à bord. » 17


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S’ensuit un long pied de grue sur ce quai qui paraît abandonné du monde entier. Viennent seulement à passer quelques chats de gouttière. S’ils s’étonnent de la présence aussi tard en un tel lieu de ce jeune homme aux allures de jeune bourgeois ils ont le bon goût de ne pas le manifester. C’est pourtant vrai que notre jeune postulant pilotin jure dans le décor ! On croirait un de ces fils de famille des romans de la grande époque qui s’apprête à fuir clandestinement dans les îles. S’il était un peu moins aviné, ce serait sûrement l’opinion aussi du pauvre diable que l’adolescent finit par aviser, en train de cuver sur un banc. Il s’approche de lui et l’interroge timidement. L’homme sort péniblement de sa torpeur, non moins laborieusement se redresse et prend le temps de le dévisager… D’une voix pâteuse, il consent finalement à lui expliquer qu’il est justement l’officier radio du Granville, que les hommes d’équipage du cargo sont présentement à la manœuvre dans tel bordel dont il lui communique aimablement l’adresse en l’invitant à les y aller rejoindre… Pour ne pas être saisi par la fraîcheur de la nuit, Michel reprend sa longue déambulation. Tout en marchant, il médite, tel Aristote et les péripatéticiens antiques. Ces nouveaux us, coutumes et manières de s’exprimer qu’il est en train de découvrir alimentent le plus gros de ses pensées philosophiques. Au petit matin, survient un individu titubant qui s’avère être le commandant du Granville. Il consent, avec l’air de la plus parfaite indifférence, à jeter un œil sur la feuille d’embarquement que lui tend Michel. « Encore un ! », marmonne-t-il entre ses dents en guise de souhait de bienvenue à bord. Dire que c’est une cabine grand luxe qui échoit à notre apprenti matelot, à l’arrière du cargo, serait abusif. Il la partagera avec trois autres pilotins dont le commandant, quoi qu’il ait pu en dire, saura parfaitement utiliser sinon les compétences, du moins le désir de bien faire. Cette main-d’œuvre gratuite est d’autant plus appréciable qu’elle ne lui coûte que les trois repas quotidiens au carré des officiers. Conformément à l’usage, nos quatre officiers en herbe y sont admis. Mais ce grand bavard de Michel, habitué à poser et à se poser toutes sortes de questions, à exprimer ses 18


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opinions même les moins conformistes, ne tarde pas à comprendre qu’il prend de sérieux risques ici à ouvrir sa bouche autrement que pour faire son profit de l’ordinaire du maître queux. Le second mécanicien est un vrai sauvage qui n’admet pas plus la controverse qu’il n’accorde d’importance au raisonnement dialectique. Ce mal élevé a la détestable habitude de couper la parole de son interlocuteur à la moindre esquisse d’amorce de début de contestation. Pour peu que l’inconscient insiste, il plante son couteau sur la table, ponctuant ce geste d’un péremptoire « Comme moi j’ai dit ! » censé clore définitivement le débat. Les quatre pilotins comprennent bien vite qu’on ne les a pas invités à bord pour une croisière. De l’aube au coucher, ils épluchent des patates, briquent le pont ou, tâche plus noble tout de même et plus en rapport avec la vocation qu’ils sont venus nourrir, tiennent la barre avec toute la conviction de vieux loups de mer. Le maître d’équipage les a bien à l’œil. Ils n’en ont pas plus tôt fini avec la corvée de pluches ou la vaisselle qu’il les envoie nettoyer le gaillard d’avant, ou faire le ménage des cabines. Ils s’affairent ainsi douze heures par jour, dorment peu et se familiarisent avec le rituel de la Marine selon lequel l’homme de quart est réveillé un quart d’heure avant de prendre son service au doux refrain de « moins le quart ! », suivi dix minutes après d’un « moins cinq ! » qui balaie les dernières douillettes rêvasseries au chaud et les ultimes hésitations. L’un des matelots du bord a mis au point une curieuse méthode pour se remonter le moral dans ces circonstances. Il a disposé au pied de sa couchette une vieille boîte de conserve qui a contenu des petits pois ; le grand modèle, celui d’un kilo. Avant de se coucher, il a pris soin de la remplir de « cambusier », ce vin rouge du cru le plus ordinaire qui se puisse trouver qui entretient et fait fleurir les bonnes vieilles cirrhoses de la Marine française. Au signal de « moins le quart », il vide d’un trait la moitié du contenu de cette… coupe ; à « moins cinq », il siffle d’une seule lampée le reliquat. Il ne lui reste plus qu’à s’essuyer les babines d’un revers de manche avec un grand rot de satisfaction et à sauter dans ses braies et ses chaussures avant de grimper quatre à quatre sur le pont, paré à prendre son service et à écluser sa ration quotidienne de cambusier dont la boîte de petits pois n’a constitué 19


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qu’une modeste prémisse. Bref, les quatre pilotins découvrent aussi l’alcoolisme et ses ravages chez les marins, officiers compris. « Deux de mes commandants en sont morts… Et à cinquante ans, beaucoup de marins n’étaient guère beaux à voir », commente Michel. Le jet d’eau n’a plus de secret pour lui – pas même pour les bagarres entre loustics qui n’ont pas beaucoup d’autres occasions de s’amuser – lorsque le Granville accoste à Newport News en Virginie, après une douzaine de jours de traversée. Se réjouit-il d’enfin pouvoir poser le pied sur la terre ferme et fouler le mythique sol américain qu’il doit vite déchanter : l’escale sera courte – le temps d’emplir les cales de charbon – et elle ne justifie pas d’entreprendre, auprès de services de l’immigration d’autant plus pointilleux que commencent à se faire sentir les effets du maccarthysme, des formalités administratives compliquées. Mais enfin, après « Anvers », Michel peut inscrire « Newport News », son deuxième port, sur le Friocourt qu’il n’a pas manqué de mettre dans son sac en partant. Le « voyage » de retour sera aussi bien employé à briquer, récurer et éplucher que l’aller. Quand le cargo entre dans le port de Saint-Nazaire où il doit livrer son charbon, les quatre pilotins ont quelques bonnes raisons, après cette expérience d’un petit mois à bord, d’être assez réservés sur ce qui les attend dans la Marine. De retour à la maison, à ses parents qui lui demanderont si « ça » s’est bien passé, Michel assurera avec la plus parfaite mauvaise foi que ce fut « épatant ! » (en 2008, il aurait dit « cool ! », « super ! » ou « génial »)… presque idyllique, en somme… À dix-sept ans, on a quand même sa fierté. « Jamais par la suite, au cours de mes dix années de navigation, constate-t-il avec le recul du temps, je ne connaîtrai une pareille galère… Et heureusement ! » Dans son bureau, tout à côté du Friocourt, il garde précieusement le carnet de navigation (il porte le numéro d’inscrit maritime 17 651) qui lui fut remis juste avant ce tout premier embarquement. Il aurait dû normalement le renvoyer lorsqu’il a raccroché. 20


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L’Inscription maritime, bonne fille, lui a accordé l’autorisation de le conserver. Ce document, instauré sous Colbert, porte la marque de la Royale pour laquelle il fut élaboré et sa rédaction est d’une rigueur toute militaire. Il y est notamment spécifié que son titulaire pourra être requis en cas de nécessité. Cette notion de nécessité a pu parfois être abusivement interprétée… et non pas seulement aux temps de la marine à voile et des sergents recruteurs. « Un jour, alors que le cargo sur lequel je sers s’apprête à appareiller du Havre, raconte Michel, je vais prendre la liste d’équipage à l’Inscription maritime. On me la refuse en m’indiquant qu’elle est incomplète (il nous manque un mécanicien). Dans ce cas, le règlement interdit formellement de partir. Je passe un coup de fil au capitaine d’armement. Quelques heures plus tard, on me prévient qu’on a trouvé le mécanicien qui nous manquait. En fait, les gendarmes ont été cueillir dans un bistrot du Pont Quatre un pauvre type qui ne devait pas être très clair et ils nous l’ont amené… sans doute pour être agréables à l’armateur. Le lendemain, notre homme est dégrisé. Quand il se voit au large et embarqué pour plusieurs semaines, il n’est pas content du tout. Encore a-t-il de la chance d’être sur un bananier et de pouvoir débarquer un mois plus tard. « Une autre fois, à Marseille, notre chef cuistot a embarqué clandestinement un aide. Il pensait probablement en faire son remplaçant aux escales pendant que lui-même se livrerait à ses petits trafics. Nous avons dû débarquer cet indésirable à PortSaïd, sous les protestations de l’équipage qui trouvait sa tambouille meilleure que celle du chef. » Mais refermons prudemment pour l’heure la boîte aux anecdotes de pleine mer. Avec Michel, on peut facilement y passer la nuit… Il vous embarque au Havre et, cinq minutes après, vous vous retrouvez à Singapour, Yokohama ou… à bord de la fusée Ariane tant il y a de cordes et de variantes à son arc de conteur qui a vécu plusieurs existences en une. Laissons-le, pour le moment, passer le concours d’entrée à l’École nationale de la Marine marchande de Paris. Il vient à bout sans difficulté de l’épreuve de mathématiques comme, d’ailleurs, de toutes les autres. En ces temps d’après guerre où elle a grand 21


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besoin de reconstituer ses équipages, la Marine ne se montre pas plus exigeante que de raison. Son école parisienne est assez loin du niveau qu’elle atteindra par la suite 5. Les élèves bénéficient quasiment tous d’une bourse d’étude. Michel en a pour sa part obtenu une de la Compagnie maritime des chargeurs réunis, la CMCR ; la « Compagnie Marche ou Crève », selon l’interprétation que font ses personnels de ce sigle ; dans les ports étrangers c’est la « Cognac Line », en raison des étoiles sur fond blanc qui adornent son pavillon. « Personnellement, je n’ai jamais eu à m’en plaindre… », tient à préciser l’ancien officier de la Marine marchande Lefebvre qui y fera toute sa carrière. Il l’a choisie dès le départ, dès sa demande de bourse, pour son prestige et sa réputation de sérieux, certes. Mais surtout en raison de la grande diversité de ses lignes : elle dessert aussi bien l’Orient que l’Extrême-Orient, l’Afrique – qui est son terrain de jeu favori – que l’Amérique du Sud. Il n’y a guère que dans le Pacifique, en Australie et en Nouvelle-Zélande qu’elle ne va pas. De plus, elle a pour port d’attache Le Havre que Michel connaît bien : sa famille possède une maison de vacances dans la région, sur la côte de la Manche ; combien de fois n’a-t-il pas été regarder le soleil se coucher du haut des falaises d’Étretat en compagnie de Geneviève sa grand-mère maternelle. « Elle disait toujours, en parlant de la Normandie : “C’est un merveilleux pays. Il est rare qu’il n’y ait pas un rayon de soleil dans la journée.” Nous avons d’ailleurs une photo, prise à notre mariage, où on la voit, le doigt levé vers le ciel, probablement en train de servir sa petite phrase favorite à son interlocuteur. C’est cette même grand-mère qui… » Euh, pardon, Michel, de t’interrompre… On ne voudrait pas te presser, mais… on va finir par y arriver très en retard, à ton école de la Marine marchande… Le revoilà déjà qui farfouille dans son inépuisable sac à anecdotes! « Bon… Pour en revenir à la Compagnie maritime des chargeurs réunis, on disait ses dirigeants près de leurs sous. Eux, se prétendaient gestionnaires. Une fois, ils nous ont pondu une note pour nous reprocher de n’user les aussières, ces cordages qui servent à amarrer les navires, que par les deux bouts. Ils nous ont enjoint 22


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de les plier en deux ou en trois, de manière à les exploiter sur toute leur longueur. « L’armateur de cette compagnie refusait d’équiper sa flotte avec des radars, alléguant qu’il payait des officiers pour faire le travail. Jusqu’à ce qu’un de ses paquebots reste en rade quarantehuit heures au Verdon, à l’entrée de la Gironde, faute de pouvoir entrer dans Bordeaux à cause de la brume… Les officiers regardaient passer les paquebots norvégiens qui, eux, étaient munis d’un radar. L’armateur a calculé qu’avec l’argent qu’il avait perdu il aurait pu équiper tous ses navires. Il n’a plus hésité. Mais, du coup, il a réduit les effectifs d’officiers. « Le même avait fait construire des bateaux neufs dotés de tout le confort moderne. Trop à son goût : il a fait couper l’eau chaude dans les chambres des élèves officiers au prétexte que sur les anciens bâtiments ils ne bénéficiaient pas de ce privilège et qu’il ne fallait pas créer un précédent. » Boursier donc de la CMCR, Michel lui doit en contrepartie trois ou quatre ans de navigation… Encore pourra-t-il, s’il le désire, facilement rompre cet engagement moyennant un remboursement modéré. Bref, c’est un jeune homme heureux et fier de son autonomie financière qui « monte » à Paris. Le pécule qu’il touche lui suffit d’autant plus à vivre que ses grands-parents maternels lui offrent une chambre dans leur immeuble du 7e arrondissement. Euxmêmes y habitent. Dans l’appartement au-dessus logent son oncle, sa tante et sa cousine Marie-Claire, sensiblement du même âge que lui, qu’il considère comme une seconde sœur. Bref, la vie de famille continue. La solitude du marin est remise à plus tard. Quand il ne prend pas le métro, c’est à vélo qu’il se rend à l’École de la Marine marchande, avenue Foch. Ce qui lui permet de l’affirmer sans avoir besoin de recourir aux compétences du géodésien qu’il deviendra dans une troisième vie: Paris n’est pas aussi plat qu’on pourrait l’imaginer. Il attrape de bonnes suées sur son demi-course dans la côte du Trocadéro avant d’atteindre une place de l’Étoile 23


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certes moins chargée qu’actuellement mais, pour cette raison précisément, plus dangereuse, avec des voitures qui roulent vite. À l’école, il est l’un des deux benjamins d’une classe d’une quarantaine d’élèves. En l’absence d’internat et de cantine sur place, tous ces jeunes condisciples se dispersent aux quatre vents de la capitale sitôt les cours finis. Macache pour l’esprit d’équipe et de bordée. Fluctuat et mergitur, la solidarité des gens de mer sur le pavé parisien ! Pour faire fleurir l’expression « ramer tous sur le même bateau » le terreau n’est guère favorable. Que les très smarts résidents de la paisible avenue Foch se rassurent, eux qui ne voient pas d’un bon œil cette pépinière de la Marine marchande (fi donc !) implantée parmi leurs hôtels particuliers et les sièges de sociétés prestigieuses avec lesquels ils voisinent : ce n’est pas de sitôt que des hordes d’apprentis matafs avinés et bagarreurs viendront troubler la quiétude de leur quartier huppé. Tout au plus ces jeunes gens investissent-ils le minuscule bar du coin de la rue Kléber dont, plus souvent qu’à son tour, le patron, Paul pour les intimes, leur sert de banquier : il leur consent des ardoises quand ils connaissent des fins de mois difficiles, voire il les aide à faire la soudure jusqu’au versement de leur bourse. Aux traditionnelles disciplines que sont les mathématiques ou la physique, le programme d’enseignement en adjoint de plus spécifiques, telles, évidemment, la navigation ou la cartographie avec pour principale référence les cartes de l’ouest Bretagne : ce seront les premières qu’utiliseront « pour de vrai » la plupart des élèves au début de leur carrière ; mais également l’hydrodynamique, le droit maritime, la sécurité, la construction navale. Ou encore l’électronique et le radar… « Ces domaines nouveaux nous paraissaient magiques. Nous avions un professeur d’électronique très pédagogue qui nous mimait les électrons venant frapper la cathode comme si on y était. Son enseignement contrastait avec celui du professeur de chargement qui appartenait à la vieille école et nous apprenait des méthodes désuètes. En plus, il n’avait pratiqué que le cabotage et n’avait pas la moindre idée, comme nous devions nous en rendre compte par la suite, de la réalité à bord d’un cargo. » 24


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La mer et les bateaux ne mobilisent pas toute l’attention de Michel durant ses années d’études à Paris. Son engagement, entamé de bonne heure dans le scoutisme, chez les Scouts de France, le conduit à faire du social : il encadre les activités de loisir des pensionnaires de l’école départementale de Vitry. Ces enfants et adolescents de douze à dix-huit ans vivent des situations personnelles ou familiales difficiles. Il s’agit d’organiser des sorties avec eux le jeudi ou les week-ends, ou des camps de vacances : « Des parents nous faisaient le chantage suivant : “Vous les prenez tout le temps ou jamais !” Alors, nous multipliions les sorties et les camps sans avoir seulement trois sous en poche. Pour nos pique-niques, nous achetions sur le marché de Bicêtre des camemberts sans âge mais non pas sans goût. Je me souviens particulièrement d’un camp dans le Jura. Nous avions laissé nos loustics à l’ombre sur la berge d’un lac, en leur recommandant bien, surtout, de ne pas se baigner pendant que nous allions faire je ne sais plus quelles courses. À notre retour, nous les avons trouvés en train de barboter pile sous la stèle commémorative d’une triple noyade. Les mêmes ont investi l’épicerie du village, les uns détournant l’attention de l’épicière, les autres remplissant leurs poches pour nous offrir des bouteilles et des friandises… » Comme un bienfait n’est jamais perdu, cette petite expérience du social servira Michel, plus tard, auprès de Claude, une jeune éducatrice avec qui il sera ravi d’avoir un sujet de conversation commun… Mais, là encore, n’anticipons pas… Et revenons à notre marine et à nos marins. Au terme de la première année d’école, Michel obtient le diplôme d’élève officier de la Marine marchande. Le règlement prévoit qu’il doit naviguer. « C’était absolument génial ! On entrecoupait la première et la deuxième année par un stage en mer… Plus tard, au minimum deux ans après, quand on avait mûri, accumulé de l’expérience, qu’on était vraiment motivé, on avait la possibilité de réintégrer l’école pour devenir capitaine au long cours… Ce dernier diplôme n’était validé que sur justification de cinq années de navigation… 25


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Mais c’est tout l’enseignement qu’on devrait organiser de cette façon ! », s’enthousiasme Michel Lefebvre. Son « stage », c’est sur le Daloa, qu’il l’effectue en cet été 1952… La destination est l’une des plus exotiques dont puisse rêver un adolescent de dix-sept printemps: l’Indochine! Il est tout de même vrai que cette colonie voit son image passablement ternie par la guerre qui s’y déroule. Une bonne partie de la cargaison du Daloa est d’ailleurs destinée aux troupes françaises. Les caisses entreposées dans la cale contiennent de l’armement, des pièces d’uniforme ou autres tissus, des bouteilles d’alcool… Des bouteilles d’alcool !… Rien de mieux pour aiguiser les convoitises au moment du chargement, sur les quais du Havre ! Pour tout arranger, c’est à lui, Michel, précisément qu’a été confiée la surveillance des opérations. Et il entend bien être à la hauteur de cette tâche. Seulement, voilà… À l’école on ne lui a absolument pas appris la psychologie des dockers. Or l’un d’eux vient à brûle-pourpoint en douce lui demander, avec un petit air entendu et un non moins éloquent petit geste du bras en direction de l’une des caisses, s’il peut se servir. Par exemple ! Mais c’est que ça s’appelle du vol, ça ! C’est pas honnête du tout, ça ! Notre élève officier n’entend pas du tout fermer les yeux sur de pareils agissements. Alors, il se compose un air sévère façon John Wayne entrant dans le saloon, il fixe l’indélicat droit dans les yeux et lui répond par la négative, sûr de son effet et de l’autorité dont il est en train de faire l’éclatante démonstration. L’autre retourne à son chargement sans rien dire. Étrange coïncidence : la palanquée d’après, composée de plusieurs dizaines de caisses de ces mêmes bouteilles d’alcool, « cabane » selon un terme de métier, c’est-à-dire qu’elle verse. Et pour cause : l’un des quatre crochets qui devraient la soutenir a été « oublié »… On imagine la casse : des planches et cartons éventrés se répandent dans la cale tessons de bouteilles et flots de mixture aux fortes odeurs imprécises. Le second capitaine appelé à la rescousse accourt, se dirige droit sur le groupe de dockers : « Qu’est-ce que vous voulez, les gars ? », leur lance-t-il sans autre forme de procès. 26


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Réponse des intéressés : « Votre jeunot n’a pas voulu qu’on prenne nos bouteilles. » Il jette un regard désabusé sur les dégâts et laisse tomber : « Allez-y et foutez-nous la paix ! » Et il les laisse prélever la part de butin qu’ils réclament : la caisse qu’ils avaient sélectionnée et soigneusement mise de côté. Notre capitaine en herbe intègre ainsi cette règle en usage chez beaucoup de dockers quasiment sur tous les ports du monde : dans chaque cargaison il y a quelque chose à piquer. Un jour, au cours de sa carrière, il assistera même à un prélèvement sauvage de calots et blouses de chirurgien : « Dans cette cargaison, y avait rien à gratter ! », se justifieront les intéressés, sûrs de leur bon droit. Durant ces débuts au Havre il est également le témoin mortifié du martyre d’un piano à queue. Les dockers préposés à son rangement dans la cale se mettent en tête qu’il doit aller debout, et non pas autrement, pour combler opportunément le vide entre les marchandises et la paroi. Un tampon, un coin, en quelque sorte, pardon à Chopin ou à Debussy ! Les vandales s’escriment un moment à loger de gré ou de force le malheureux Pleyel dans le puits auquel ils le destinent. Et puis, de guerre lasse, ils l’y laissent tomber de tout son poids et il va de luimême se coincer dans sa prison. Le râle qu’il pousse au moment de son atterrissage en dit long sur l’état dans lequel va le réceptionner le concertiste qui l’attend, sans doute avec quelque impatience, à Saigon. « L’assurance paiera… », objectent les tortionnaires aux remarques que croit devoir leur adresser le jeune postulant officier. Le débarquement de la marchandise sur les quais de Saigon et Haiphong donnera lieu à d’étonnantes séquences de subtilisation qui, dans le genre feutré, ne manqueront pas d’un certain pittoresque : des embarcations surgies de nulle part viendront très discrètement, très furtivement, en douce, s’approvisionner…

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De son premier vrai grand voyage sur un cargo, Michel ne retiendra tout de même pas que son apprentissage de la lutte « anti fauche » qui suppose de savoir faire la part du feu. « En mer, explique-t-il, nous complétions nos cahiers de cours. Aucun professeur ne vous explique jamais au tableau noir comment arrimer une caisse qui se balade dans la cale lorsque le bateau roule bord sur bord ; comment réagir lorsqu’un bâtiment sur lequel, selon les accords internationaux qui régissent la navigation, vous avez priorité s’apprête à vous couper la route, sachant qu’il bat pavillon d’un pays qui n’est pas signataire de ces accords ; ou encore, situation vécue, comment effectuer une manœuvre délicate quand la moitié de l’équipage est saoule… « Autant la première année à l’école avait pu nous paraître théorique, pour ne pas dire factice, autant la deuxième nous passionnerait. Brusquement, les cartes prenaient une réalité concrète, ainsi que l’intérêt de savoir bien les consulter. À l’époque, il n’y avait ni radar, ni GPS. Quand vous naviguiez dans l’océan Indien, en pleine mousson, vous pouviez rester huit jours sans voir le soleil ni les étoiles et donc sans aucun moyen de faire le point au sextant. Vous deviez estimer votre position en fonction de votre cap et du nombre de tours des machines. Vous traciez sur la carte un cercle d’incertitude, d’un rayon plus ou moins grand. Et quand ce cercle touchait des îles ou des hauts-fonds, vous ne pouviez pas toujours compter sur des phares ou des balises pour vous les signaler. C’était le cas notamment quand, après avoir quitté Djibouti, vous faisiez route vers l’Indochine. Jusqu’à Ceylan, vous ne trouviez aucun feu. Vous pouviez buter sur une île de l’archipel des Maldives ou des Laquedives. Les instructions nautiques de l’époque spécifiaient que leurs autochtones possédaient bien un exemplaire du Code international des signaux mais qu’ils ne savaient pas le lire. Pour ce genre d’îles basses sans phare, les cartes se contentaient de vous indiquer des repères du genre “cocotier remarquable visible en haut du mât à quinze milles”. » De telles approximations ne manquent pas de sel quand on mesure ce que sera la contribution d’un Michel Lefebvre à la connaissance des océans et, par voie de conséquence, à l’établissement de cartes marines d’une extrême précision. 28


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Dans ces années cinquante encore, l’aventure à la Robinson Crusoé pouvait vous tomber dessus au hasard d’un naufrage ou d’un imprévu. Témoin ce collègue, le commandant du Boffa, un cargo de la Compagnie maritime des chargeurs réunis, qui, suite à une erreur d’estime, avait cru doubler la corne de la Somalie et avait échoué son bâtiment trente milles au-dessous sur des hautsfonds. Il n’avait plus eu qu’à prendre son fusil, à cacher de l’or dans son sac et à organiser en convoi son équipage. Pour tout arranger, des PFAT, des « Personnels féminins de l’Armée de Terre » qui devaient rejoindre l’Indochine faisaient aussi partie du voyage. Au cours de leur traversée à pied de la Somalie, nos aventuriers malgré eux avaient rencontré une tribu à laquelle ils avaient voulu acheter des vivres. Les chefs nomades avaient poliment décliné leur offre de payer avec un or dont ils n’avaient manifestement que faire ; en revanche, ils s’étaient déclarés fort intéressés par du troc avec les PFAT. En juillet 1953, au terme de sa seconde année d’école, Michel Lefebvre se voit délivrer le diplôme d’élève officier au long cours de la Marine marchande. Ses camarades de promotion et lui sont impatiemment attendus sur les bateaux où en cette période d’aprèsguerre, comme nous l’avons évoqué plus haut, on manque cruellement de cadres. D’entrée de jeu leur sera confiée la responsabilité de chef de quart ; traditionnellement, elle requiert une ancienneté plus grande. Pour notre capitaine en herbe commence, tout au ras des flots, le premier acte d’une épopée de la mer dont il serait fort étonné d’apprendre qu’un jour elle le mènerait haut, très haut au-dessus des nuages…


Michel Lefebvre, marin de l’Espace YVES GARRIC

Michel Lefebvre a vécu trois vies en une : avec une égale passion, il a été capitaine au long cours sur toutes les mers du monde, astronome à l’Observatoire de Paris, pionnier de l’exploration du cosmos au Centre National d’Études Spatiales… De Toulouse à la NASA, sa créativité et son sens de l’humain sont venus à bout de toutes les frontières. Il a joué un rôle décisif dans le lancement de plusieurs missions internationales d’observation de la Terre qui ont bouleversé notre connaissance des océans et de leur action sur le climat. Il a travaillé avec un grand nombre de scientifiques et d’ingénieurs. Ils témoignent ici et éclairent son parcours. Aujourd’hui à la retraite, Michel Lefebvre continue d’œuvrer avec le même enthousiasme pour convaincre ses contemporains de devenir des « géonautes avertis », c’est-à-dire capables de mener à bon port le navire Terre où embarqueront les générations futures. Yves Garric a rencontré Michel Lefebvre au hasard de ses activités de journaliste, chroniqueur scientifique à France 3 Sud. Une dizaine d’années durant il a tenté de le convaincre d’écrire ses mémoires. De guerre lasse, l’écrivain qu’il est a décidé de se mettre à la tâche. Son sens de l’écoute, sa plume sensible et caustique, son humour allié à celui de son modèle ont fait le reste : un livre souvent drôle et qui se lit comme un roman d’aventures. Michel Lefebvre lui-même n’en revient pas : « Vous essayez d’écrire vos souvenirs. Vos tentatives se heurtent vite au découragement. Vous réveillez des anecdotes dont vous pensez qu’elles n’intéressent que vous. Or, ce sont les détails précisément qu’utilise Yves pour retrouver votre vécu. Combien de fois ne lui ai-je pas dit : “Ce n’est pas possible : tu y étais !” Au-delà de sa technique, de son talent d’écrivain, il y a cette connivence qu’il sait établir avec ses interlocuteurs, cette curiosité qui le pousse à vouloir comprendre… parfois plus qu’on ne souhaiterait. Je crois pouvoir dire que, en dépit de la profonde amitié qui nous lie, il ne m’a pas fait beaucoup de concessions. » Autant que de chiffres et d’équations, la science a besoin d’imagination, de poésie et de chaleur humaine… C’est tout le témoignage de ce livre.

ISBN 978-2-86266-555-9

www.loubatieres.fr diffusion Dilisud www.dilisud.fr

Photographies : coll. M. Lefebvre et coll. P. Perrin.

23 €


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