Saragosse – Une épine pour Napoléon

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JEAN-PAUL ESCALETTES

Saragosse Une épine pour Napoléon

HISTOIRE LOUBATIÈRES



Jean-Paul Escalettes

Saragosse

une épine pour Napoléon

HISTOIRE LOUBATIÈRES


À Manuel Azana y Diaz 1880-1940, et À tous ceux qui reposent loin de leur terre natale.

À mon fils, Vincent 1975-2001.

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2009 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex ISBN 978-2-86266-574-X www.loubatieres.fr


La situation espagnole en 1808 Pour isoler la Grande-Bretagne et renforcer le Blocus continental, Napoléon se tourne vers le Portugal, afin d’en fermer les ports au commerce britannique. En septembre 1807, Napoléon considère Charles IV, roi d’Espagne, comme le fidèle allié de l’Empire. Il compte sur son aide pour « arracher le Portugal à l’influence de l’Angleterre et à forcer cette dernière puissance à désirer et à demander la paix ». Nous pensons que Napoléon, comme beaucoup de ses contemporains, se trompe sur les finances espagnoles. L’Espagne passe pour très riche à cause des mines d’or du Mexique. En réalité, l’Espagne est un pays pauvre, la flotte britannique empêche les transferts à travers l’Océan et les finances sont en piteux état. Pour que l’alliance francoespagnole fonctionne, il faut que la France la finance, et non le contraire comme l’aurait voulu Napoléon. Les troupes impériales sont financées par la France ; l’Espagne n’a jamais « nourri » la guerre selon le principe napoléonien. Napoléon entame des négociations secrètes avec l’Espagne mais les troupes françaises sont déjà en marche vers le Portugal. Le 27 octobre 1807, la France et l’Espagne signent le traité secret de Fontainebleau qui partage le Portugal entre la France et l’Espagne. Lorsque Junot entre à Lisbonne, la famille royale et la cour font voile vers Rio de Janeiro. Premier échec du plan de Napoléon. Junot, gouverneur général du Portugal, réforme le 1er février 1808 l’organisation du royaume du Portugal désormais administré au nom de l’Empereur. Cette mainmise française et l’entrée 1 de Moncey en Espagne avec 30 000 hommes commencent à inquiéter certains Espagnols. En février, plusieurs corps d’armée français sont déployés en Espagne pour assurer la sécurité des communications, mais les Espagnols sont nos alliés ! Ils s’inquiètent encore plus. Le 23 mars, Murat, lieutenant-général de l’Empereur en Espagne, arrive à Madrid quitté par Charles IV pour Aranjuez à cause de l’émeute populaire de la Révolution de mars, qui, soutenant le prince Ferdinand, a provoqué la destitution de Godoy et l’abdication de CharlesIV. 1. Début janvier 1808.

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Vue de Saragosse depuis la rive gauche, telle qu’elle apparut aux Français. Les vétérans d’Égypte crurent voir des mosquées.

La présence des troupes françaises exaspère les intrigues et trouble les atouts des diverses factions. Le jeu personnel de Murat embrouille encore plus la situation. En avril 1808, la véritable question pour Napoléon est : quel souverain faut-il soutenir ? Son choix ne satisfera 4


la situation espagnole en 1808

personne ! Il convoque à Bayonne les Bourbons d’Espagne, cet épisode porte le judicieux nom de Guet-apens de Bayonne. Son intention est de faire renoncer Charles IV et Ferdinand 1er à la couronne d’Espagne. Ferdinand, arrivé le premier, espère la reconnaissance de sa couronne. Manuel Godoy le rejoint quelques jours plus tard, puis Charles IV et sa femme espérant l’appui de Napoléon en leur faveur. Isolés, loin des leurs conseillers, au milieu des troupes françaises, les 5


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souverains espagnols ne peuvent s’opposer aux volontés impériales. Charles IV renonce à une couronne qu’il a déjà abandonnée et part en exil 2. Ferdinand VII, après des hésitations, renonce aussi 3. Il faut dire que Napoléon a largement octroyé des subsides aux Bourbons déchus… Il se lance alors dans une organisation de l’Espagne à sa manière. Si la Constitution de Bayonne préserve certains aspects purement espagnols, la réunion des notables de la Junte de Bayonne est une mascarade. La clairvoyance de certains Espagnols, la fierté de quelques autres et le ferment religieux vont empêcher la mayonnaise espagnole du cuisinier impérial de prendre ! Et le chaudron de Saragosse prendra feu…

2. Il réside successivement à Fontainebleau, Compiègne, Marseille et après 1811 à Rome. 3.Il réside à Valençay au milieu de ses favoris sous la surveillance du personnel de Talleyrand !


Les préambules du premier siège

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En 1808, dès le courant mars, des agitations populaires ont lieu à Saragosse, relayées en avril par des émeutes d’étudiants. Contrairement aux affirmations de certains historiens tant français qu’espagnols, la révolte des Espagnols n’éclate pas « spontanément » à Madrid. Le Tres de Mayo est la conséquence de l’utilisation de la répression française du Dos de Mayo par un groupe de patriotes espagnols manipulant des groupes, la réalité n’enlève rien au symbole ! Le peuple de Saragosse applaudit et exprime sa joie à l’annonce de la chute de Godoy que l’on croit provoquée ou soutenue par le « Grand Napoléon, le prestigieux allié de l’Espagne ». Nous sommes encore dans la période où les Espagnols admirent leur allié et son prestige. Nous avons là les ferments de l’incompréhension qui va s’installer entre les deux peuples, ferments que la Grande-Bretagne saura faire prospérer, mais, pour la période qui nous intéresse, c’est encore une affaire francoespagnole. Très vite la joie des Aragonais tourne à la déconvenue. Le déroulement est toujours le même : on attend l’arrivée du courrier, les esprits s’échauffent, les cocardes rouges 5 sont arborées comme signal, la population s’arme et descend dans la rue. Le castillo d’Aljaferia pillé, la population qui dispose de nombreux fusils et d’artillerie connaît sa force et impose ses volontés. Sans, évidemment, rien connaître des arrière-pensées impériales, les Aragonais n’ont pas confiance en Napoléon qui a « convié » à Bayonne l’ancien roi Charles IV et le nouveau, Ferdinand VII. Détail important pour la suite, un des membres de l’escorte du roi Ferdinand VII s’enfuit de Bayonne déguisé en paysan sur une mule chargée de ballots: Don Joseph Rebolledo Palafox y Melci, brigadier des gardes du corps âgé de 28 ans, nous allons reparler de lui ! Exemple d’un Espagnol dont le rang ne lui permet pas d’avoir connaissance du contenu de l’entretien entre la famille royale espagnole et Napoléon, mais qui flaire le piège. Lorsque 4. Par convention, nous désignons par le terme de Los Sitios, l’ensemble des deux sièges subi par Saragosse ; lorsqu’un événement ou un personnage ne concerne que l’un des deux nous écrivons premier ou second siège. 5. Symbole de l’Espagne.

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la nouvelle de la désignation comme roi d’Espagne de Joseph Bonaparte, se répand, la révolte est quasi immédiate 6 tant à Madrid – cela sera le Dos de Mayo – qu’à Saragosse ou en Galice. Le 24 mai, la population insurgée de Saragosse s’empare de l’arsenal et distribue les fusils au peuple. Les insurgés confient le commandement au général Mori. Ce dernier, vite embarrassé d’une telle charge, réunit une junte 7 locale et fait demander à Palafox d’y participer. Depuis Alfranca, il argue de son modeste rang aux gardes du corps pour refuser. Sa réponse connue, le limonadier Tio Jorge part le 25 mai, avec la population armée, se saisir de lui et le ramène à Saragosse. Une des particularités de Los Sitios apparaît : le peuple dirige les notables de Saragosse et non l’inverse. Malgré les efforts de Palafox pour que la junte délibère sereinement, le peuple crie son nom et l’acclame avant toute décision, on voit la junte valider le choix populaire sans délibérer ! Palafox « élu » l’insubordination se calme et dès lors le peuple de Saragosse va obéir presque aveuglément au chef qu’il s’est choisi ; s’il avait pu connaître cette « élection populaire », Napoléon aurait été éclairé dans ses choix ibériques… Cette insurrection du peuple marquera à jamais l’histoire d’Espagne. On retrouve encore aujourd’hui cet aspect dans les cérémonies commémoratives. Le peuple de Saragosse « invite » les notables à ces manifestations et non l’inverse. Le 27 mai, Palafox réunit une junte qui valide les corps spontanément formés en créant des milices puis, le 9 juin, les Cortes d’Aragon sont convoqués. Réunis, ils élisent une junte de gouvernement de six membres (3 nobles, 1 ecclésiastique, 1 militaire et le régent de l’Audencia). Dès le 31 mai, Palafox rédige un manifeste affiché en ville et diffusé aux alentours : Aragonais ! Le vote général des Saragossains a placé en moi le ferme espoir qui anime vos nobles cœurs. Vous m’avez chargé du soin de votre gloire ; je répondrai à votre confiance. Reposez-vous sur moi, heureux peuple que votre enthousiasme seul rend recommandable même à vos ennemis. Respirez tranquillement ; continuez à 6. La diffusion rapide du soulèvement madrilène peut s’expliquer pour l’Andalousie mais dans les autres provinces les mêmes causes provoquent les mêmes effets, sans que Madrid ne déclenche les émeutes. 7. Conseil, assemblée administrative ou politique.

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les préambules du premier siège

agir avec honneur ; respectez les propriétés de tous les habitants ; ne vous laissez pas entraîner aux premières impressions, elles ne furent jamais les filles de la sagesse ; terminez dignement la noble entreprise que vous avez commencée. L’Aragon saura soutenir son antique gloire, qui est basée sur la loyauté, le patriotisme et l’obéissance aux lois. Reconnu pour chef militaire et politique par les autorités supérieures de ce royaume et avec l’assentiment de la junte que j’ai créée, j’ordonne qu’on observe ce qui suit : 1° Les habitants de la ville qui ont des armes seront organisés en compagnies de cent hommes, disciplinés militairement et subordonnés aux personnes que je nommerai pour les commander. 2° Pour réaliser ladite organisation, ils se présenteront au Quartier des convalescents, le 29 du courant et jours suivants, depuis sept heures jusqu’à onze heures de la matinée, et depuis trois heures jusqu’à six heures de l’après-midi. 3° Eu égard aux nouvelles réitérées qui nous arrivent que toutes les villes du royaume d’Aragon sont également soulevées, les corregidors des districts formeront aussi des compagnies de cent hommes, et me rendront compte, sans perdre de temps, du nombre de ces compagnies. 4° Ceux qui voudront faire partie desdites compagnies se présenteront au chef-lieu. Se présenteront également, sans aucune excuse et immédiatement, pour organiser lesdites compagnies, ceux qui auraient déjà servi. Tous seront subordonnés aux chefs supérieurs et, dans le cas où il n’y aurait pas de chefs, aux corregidors. 5° Jusqu’à nouvel ordre, il sera accordé à tous ceux qui se réuniront en compagnie quatre réaux par jour, les corregidors et les municipalités prendront les fonds nécessaires dans les caisses publiques. 6° Les corregidors et les municipalités nommeront des personnes de probité pour inscrire les offres qui m’ont été faites par quelques corps ou corporation et les particuliers, et pour recevoir celles des Français qui, domiciliés dans ce royaume, voudront faire connaître leur générosité et leurs bonnes intentions. 7° Le principal objet des compagnies sera de maintenir la tranquillité et l’ordre public. Toute action contraire à ce but leur est interdite, et les contraventions seront punies militairement. 8° Elles seront toujours subordonnées à leurs chefs respectifs, et protégeront les citoyens et les étrangers qui seraient en danger de recevoir injustement de mauvais traitements. 9


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9° Enfin, j’ordonne que, tout en continuant leurs fonctions publiques dans les juridictions respectives, les magistrats et les officiers publics ne perdent pas de vue que pour le moment le gouvernement du royaume est purement militaire. À Saragosse, le 28 mai 1808, signé Palafox. Vingt-cinq jours après le Dos de Mayo, l’Aragon passe de l’émeute à l’insurrection organisée. Palafox a repris le mouvement en mains. En bon officier, il organise militairement l’insurrection au nom du souverain exilé et ne reconnaît pas le roi intrus imposé par Napoléon. Pour les généraux français, cet embrasement insurrectionnel doit être réprimé dans les plus brefs délais. Depuis Pampelune le général Lefebvre-Desnouettes, avec 4 000 hommes, s’avance vers Saragosse. Les Espagnols insurgés s’établissent à Tudela mais ne peuvent résister aux troupes françaises. Le marquis de Lazan et son parti tiennent la position de Mallen, Lefebvre-Desnouettes les défait. Le 14 juin 1808, il les défait à nouveau à Alagon. Il continue sa marche vers Saragosse ; le lendemain, il bouscule 3 000 insurgés espagnols avec de l’artillerie à moins de 2 kilomètres de Saragosse. Les Français atteignent les portes de Santa-Engracia et del Portillo avec une facilité déconcertante. Les officiers français découvrent une population en armes, encouragées par des moines en robe, qui élèvent des embryons de barricades. Français et Espagnols s’affrontent aux portes de la ville et dans la plaine 8 entre les portes del Sancho et Carmen. Les troupes françaises infiltrées à la porte del Sancho sont repoussées par la cavalerie espagnole soutenue par des fusillades venant des remparts. La fatigue des troupes 9, la chaleur du mois de juin, la méconnaissance d’une ville imposante et un combat de 9 heures de rang incitent avec justesse les officiers à se retirer sur les coteaux environnants afin d’attendre les renforts. Palafox va transformer cette escarmouche en un grandiose combat avantageux qu’il nomme la bataille de los Eras dans sa volubile Gazette Extraordinaire de Saragosse du 16 juin 1808. À l’atelier des monnaies, il fait frapper des médailles qu’il distribue aux « valeureux défenseurs de Saragosse, de l’Aragon et du roi ». Le 17 juin, un parlementaire 8. Désignée sous le nom d’Eras del Rey. Palafox transforme, pour la propagande, cet épisode en victoire contre les Français grâce à la prise de 6 petits canons et des bagages. Il célèbre déjà l’héroïque conduite des saragossaines qui toutes enflammées de l’amour de la patrie, de la religion et du Roi courent avec empressement vous porter toute sorte de secours. 9. Ils ont combattu trois fois en trois jours.

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envoyé auprès du gouverneur afin de négocier revient sans succès, le général Lefebvre-Desnouettes ne sait pas que la population insurgée par un limonadier du Coso 10, Tio Jorge, avec un certain Tio Marino et plusieurs moines, a fait prisonnier le comte Guillermi 11. Le 19 juin 1808, près de 400 soldats espagnols et de nombreux officiers ou spécialistes arrivent à Saragosse venant de Belchite. Le 21 juin, le général Grandjean arrive à la tête du 2e régiment de la Vistule. Le 23 juin, 4 000 Espagnols tentent de rejoindre Saragosse mais le colonel Chlopiki avec le 1er régiment de la Vistule les bat à Epila. Le 26 juin, côté français, le général Verdier arrive avec sa division ; il prend le commandement 12 des 10 500 soldats. Le même jour Palafox répond négativement à la lettre 13 de Lefebvre-Desnouettes l’invitant à laisser entrer les troupes françaises. Le siège proprement dit commence.

10. Artère principale entourant le cœur de la cité et dont les deux extrémités aboutissent à l’Èbre. 11. Gouverneur général de l’Aragon, il est suspecté de tiédeur envers Ferdinand VII. 12. En raison de son ancienneté dans le grade, face à Lefebvre-Desnouettes. 13. Du 18 juin 1808.


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u début du xixe s., Saragosse (Espagne) est le théâtre de deux sièges (1808 et 1809) au cours desquels les Aragonais tiennent tête aux troupes napoléoniennes, démontrant la volonté d’indépendance du peuple espagnol. En juin 1808, Saragosse est investie par les Français. Ils lèvent le siège le 14 août, mais, le 21 décembre, un second siège commence, mené par le maréchal Lannes à la tête de 18000 hommes. Sous les ordres du général Palafox, les habitants résistent. Ils empêchent le déroulement des combats à découvert et contraignent les Français au combat de rue, de maison à maison, au corps à corps. C’est l’un des tout premiers exemples de guérilla urbaine. Le 20 février, Saragosse se rend, après que la ville a perdu la moitié de ses habitants. Les armées de Napoléon ont conquis une ville mais l’Espagne a gagné un symbole.

A

Jean-Paul Escalettes a écrit plusieurs ouvrages traitant de la période napoléonienne ; il a notamment participé au Dictionnaire Napoléon sous la direction de Jean Tulard.

ISBN 978-2-86266-574-X

17 €


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