Roquefort de la Montagne Noire

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ROQUEFORT de la Montagne Noire

Un castrum, une seigneurie, un lignage

Michel Barrère, Anne Brenon, Jean-Paul Cazes, Marc Comelongue, Jean Duvernoy, Jean-Louis Gasc, Gwendoline Hancke, b.e.a. Hadès

Sous la direction de Pierre Clément

Loubatières


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Éléments sur la société cathare de Roquefort au XIIIe siècle à travers la déposition de Guilhem Rafard devant l’Inquisition

La puissance et la complexité du lignage seigneurial de Roquefort, perceptible dès le xie siècle dans ses développements en Montagne Noire, Carcassès et Lauragais et dans la proximité des vicomtes Trencavel, ont été mis en lumière de manière très neuve par Jean-Paul Cazes. Gwendoline Hancke y reconnaît, au xiiie siècle, de Roquefort à Laurac, Montgey ou les Touzeilles, un clan aristocratique particulièrement représentatif de cette noblesse occitane engagée en catharisme, et comme telle posée en cible de la croisade contre les Albigeois. Qu’en est-il cependant du castrum de Roquefort ? La roque bien fortifiée des puissants féodaux a-t-elle engendré un véritable village, comme ce fut le cas pour sa voisine Durfort ? Le questionnement est à double, voire triple détente. Les premières observations archéologiques de Bernard Pousthomis montrent qu’un habitat est bel et bien venu se grouper au pied de la tour de Roquefort, mais que peut-on savoir, à partir des textes, des conditions et modalités, ne serait-ce que chronologiques, de son développement? Par ailleurs, que peut-on connaître des réalités historiques, mais aussi de la participation aux pratiques hérétiques, d’une population de tenanciers dépendant d’un lignage lui-même acquis à l’hérésie ? En dernier ressort, l’exemple de Roquefort pourra-t-il contribuer à éclairer un peu la sociologie du catharisme occitan – qu’on tend parfois à limiter à l’engouement d’une élite nobiliaire? L’objet de ce travail est de tenter d’éclairer cet ensemble de questionnement par l’étude analytique d’un document assez particulier, puisqu’il s’agit d’une déposition en Inquisition. Des destinées de la forteresse de Roquefort proprement dite, durant les années de la guerre (12091229), les chroniques ne disent rien. Si elles montrent ses chevaliers portant vaillamment les armes contre les croisés, lors de la défense de Termes ou celle de Toulouse, nul épisode guerrier ne paraît être venu battre directement ses remparts. Quant à ses habitants, hypothétique société castrale d’une seigneurie favorable à l’hérésie, du temps de la guerre, on en ignore à peu près tout – faute de documents.

Au contraire de bon nombre de villages et castra de la proche région, dont la population a été passée au crible, révélant l’existence de nombreuses « maisons hérétiques » publiquement ouvertes avant l’irruption des croisés, Roquefort ne paraît avoir fait l’objet d’aucune enquête systématique de l’Inquisition au milieu du xiiie siècle. Largement absent des gros registres des enquêtes de frère Ferrer (1244-45) ou de Bernard de Caux (1245-1247), aucun castrum ou paroisse de Roquefort ne livre donc à l’historien la mémoire d’une population susceptible de se souvenir d’événements remontant aux premières années du xiiie siècle. À peu près seules, les dépositions de deux chevaliers des Touzeilles rattachés au lignage, Pèire et Guilhem de Corneilhe, complétées de rares mentions au hasard d’enquêtes villageoises voisines (Labécède, Nogaret…) laissent percevoir l’existence d’un castrum ou du moins une unité d’habitat hérétique, à Roquefort, au temps de la croisade. On est heureusement beaucoup mieux renseigné sur les décades suivantes. Un document isolé, mais exceptionnel, ouvre en effet de larges perspectives sur les réalités d’une société cathare de Roquefort à partir des années 1230. Il s’agit de la déposition devant l’Inquisition toulousaine de Guilhem Rafard, religieux cathare originaire de Roquefort, et « converti » – c’est-à-dire ayant abjuré devant ses juges. Cette abjuration explique que nous nous trouvions devant un témoignage d’une qualité rare, c’està-dire particulièrement riche en détails. Capturé par l’Inquisition dans l’été 1278 au terme d’une longue errance, le malheureux, qui vient de sauver sa vie en abjurant, prouve la sincérité de sa conversion par une dénonciation la plus exhaustive possible de son passé hérétique et de celui de ses proches, qu’il étale sur plusieurs séances d’aveux, entre 1278 et 1282. Les enregistrements originaux de cette longue déposition sont perdus. On en a conservé un relevé par un copiste de la mission Doat, datant de la fin du xviie siècle (BnF, Doat 26, fol. 12a-45a), ce qui explique les assez nombreuses erreurs et incohérences émaillant le texte ainsi sauvegardé. Jean Duvernoy,

« L’inquisiteur » ; sculpture sur bois ; Gaston Schnegg. Bordeaux, Musée des Beaux-Arts. © Cliché du M.B.A de Bordeaux / photographe Lysiane Gauthier.

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Les gorges du Sor depuis le castrum de Roquefort.

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qui en a opéré la transcription et la traduction, a bien voulu les mettre gracieusement à la disposition de ce collectif d’étude. Ce texte copieux sera analysé ici de façon critique. Comparaître devant l’Inquisition n’a jamais constitué un acte neutre, répondant à une situation objective de sérénité. Toute déposition est la conséquence d’un drame humain. Le contexte indique assez que la sincérité des aveux du bon homme renégat ne peut guère être mise en doute, mais qu’il convient de considérer ce témoignage comme, en tout état de cause et par principe, minimal. Un certain nombre de faits ont pu être oubliés, voire même volontairement dissimulés ou gauchis, par Guilhem Rafard, aux fins de protéger des personnes proches directement impliquées. Il ne faut pas non plus perdre de vue que seule l’activité hérétique de la population de Roquefort a fait l’objet de la curiosité des inquisiteurs ; sa face « bonne catholique », autant

qu’elle ait pu exister de façon isolée, est par principe passée sous silence. Né dans un foyer de « bons croyants » de Roquefort un peu avant 1225, Guilhem Rafard a lui-même mené une vie de « bon croyant » à l’abri d’une seigneurie où l’hérésie, devenue clandestine, restait relativement protégée, avant de gagner la Lombardie vers 1270 pour se faire bon homme cathare. Revenu au pays en 1274, au temps de tous les périls, c’est traqué par l’Inquisition qu’il vit les quelques années de son ministère clandestin, jusqu’à sa capture. Son témoignage éclaire donc de façon directe une période d’une cinquantaine d’années, correspondant en gros au tiers central du xiiie siècle, précisément les années 1228 à 1278. Il comporte cependant une totale zone d’ombre, entre 1238 et 1250 – correspondant au temps de sa jeunesse, suivie d’une période mal éclairée encore, entre 1250 et 1260. On relève donc deux points forts dans le récit, lui-même haché et déstructuré, des aveux du bon homme renégat : tout


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d’abord les dix années 1228-1238, correspondant à son enfance ; enfin les quinze années 1260 à 1275, qui sont celles de son engagement comme agent et passeur des hérétiques, puis comme bon homme. C’est donc de manière inégale qu’on pourra dresser un tableau de la société cathare de Roquefort au long du xiiie siècle, en fonction des deux focus indiqués. On cherchera essentiellement ici à rétablir une chronologie vraisemblable des événements et situations rapportés par Guilhem Rafard, et à leur rendre le plus possible de leur sens en les mettant en perspective au sein de leurs divers contextes – les confrontant aux informations données par les autres sources, les rétablissant rapidement dans le courant de l’histoire elle-même. Un peu de vie s’en échappe incontestablement, qui vient peupler les murs aujourd’hui presque totalement arasés du castrum de Roquefort.

1. UN CASTRUM CATHARE AU TEMPS DE LA CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS (1209-1229) ? Vingt ans avant la naissance de Guilhem Rafard, dans les premières années du xiiie siècle, nous ne savons guère qui occupe, de fait et de droit, que ce soit de façon permanente ou occasionnelle, les donjon et logis seigneuriaux qui surplombent le castrum de Roquefort. S’agit-il, directement, de la lignée de la « dame de Roquefort », cette probable veuve d’un seigneur resté innommé ? En ces premières années du xiiie siècle, elle est connue comme religieuse cathare, ce qu’on appelle alors une « bonne femme ». Peut-on croire alors que les temps sont à la paix ? La plupart des enfants qu’on peut attribuer à la « dame » ont, comme elle, franchi le pas de l’entrée en religion 1. Ses fils Bec et Arnaut Raimond sont d’ores et déjà attestés bons hommes, pour le premier en maison communautaire, à Roquefort-même ; son fils Auger le sera quelques années plus tard. Quant à son fils Bernat Raimond, il est archidiacre catholique – et bientôt sera élu évêque de Carcassonne. Romangas, bonne femme à Puylaurens, est peutêtre sa fille. De la copieuse progéniture seigneuriale, il ne reste ainsi, dans la vie civile, qu’un fils chevalier, nommé Guilhem, pour remplir les obligations politiques, militaires et administratives qui incombent au lignage. Ainsi qu’une fille, Orbria, mariée à un Corneilhe, coseigneur des Touzeilles, et mère de trois jeunes gens, Isarn, Pèire et Guilhem. Par la déposition de Pèire de Corneilhe devant l’inquisiteur Ferrer en 1243, on connaît quelques

détails des fréquentations hérétiques du clan. Encore écuyer, avant l’irruption de la croisade de 1209, le jeune Pèire suit les chevaliers – son frère Isarn Trencavisa, ses parents et cousins Donat de Caraman ou Géraut de Roquefort – visitant à Laurac la maison de la bonne femme Blancha, mère de son cousin Aimeric de Montréal, à Caraman la maison de la bonne femme Guillelma, à Vauré la maison des bonnes femmes Ermengart de Berlande et Rixenda de Montmaur, qui toutes sont de sa parentèle. Dans les mêmes années, son frère Guilhem de Corneilhe, encore enfant, suit en portant des chandelles l’enterrement du chevalier Raimond, coseigneur de Saint-Paul-Cap-de-Joux, au cimetière cathare de la ville. En 1207, le chevalier Donat de Caraman, frère de la bonne femme Guillelma, est consolé sur son lit de mort par le diacre cathare de Caraman, Géraut de Gourdon, en présence de son seigneur Jordan de Roquefort, l’homme fort du lignage, qui tient Montgey. Géraut de Gourdon, le prélat cathare qui officie, avant d’entrer dans les ordres hérétiques, avait été chevalier et coseigneur de Caraman, aux côtés du mourant à qui il confère le sacrement du salut. Quelques mois plus tard, en 1209, à l’irruption de la croisade, pour défendre les siens, il quittera l’Église et reprendra les armes – avant de se faire à nouveau bon homme en 1225. Comme lui, le bon homme Arnaut Raimond de Roquefort, l’un des trois frères bons hommes de l’évêque de Carcassonne, l’un des fils religieux de la « dame de Roquefort », abandonnera sa communauté de bons chrétiens pour se battre comme un chevalier contre les croisés, avant de regagner fidèlement les ordres cathares sur ses vieux jours. La croisade prend cet univers de plein fouet. Guilhem de Roquefort, le fils resté laïque de la « dame de Roquefort », combat avec détermination les croisés : en 1210, il est l’un des farouches défenseurs de Termes, où sa mère, décrite comme pessima heretica par le chroniqueur cistercien Pierre de VauxCernay, est enfermée, sans qu’on sache pourquoi (y vivait-elle en communauté de bonnes femmes, si loin de sa Montagne Noire ?) 2. En 1211, il périt en défendant Toulouse. Du castrum de Roquefort, une image nous est transmise, comme dans l’éclair d’un flash, par le témoignage du jeune chevalier Pèire de Corneilhe, membre du clan aristocratique 3. En 1209, il fait partie de la garnison qui assure la défense de la place. Et c’est ainsi qu’il voit un jour entrer dans le castrum « bien trois cents hérétiques (traduire bons hommes et bonnes femmes) », probables membres des communautés du bas pays, qui cherchent un refuge contre l’avancée des croisés. Le chiffre est considérable, pose question à qui connaît le site de Roquefort. L’archéologie révélera peut-être un jour prochain quelle était la configuration du

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village fortifié au début du xiiie siècle, son étendue, sa capacité en habitat. Les nouveaux venus s’installent-ils durablement, et dans leur totalité, dans l’étroite enceinte du castrum ? Sont-ils hébergés par petits groupes au sein des foyers villageois – ce qui impliquerait une population préexistante assez nombreuse ? Se construisent-ils de petites maisons et cabanes nouvelles, sur le mode du village de refuge cathare de Montségur ? Ne faut-il pas plutôt imaginer que les réfugiés, d’abord repliés en masse dans Roquefort, dans le vent de panique de l’été 1209 qui secouait les vicomtés Trencavel, se sont ensuite peu à peu écoulés et répartis, en direction des localités du comté de Toulouse? Pèire de Corneilhe indique que dans Roquefort les religieux fugitifs prêchaient. Lui-même les visitait « dans leurs maisons », y mangeait, écoutait leurs prédications. On ignore de fait si le castrum de 1209, parmi son habitat villageois lui-même peu documenté, comptait des maisons religieuses préexistantes, les premiers témoignages d’une présence cathare – comme d’une population villageoise proprement dite – dans Roquefort demeurant extrêmement flous au niveau de leurs datations. Pèire de Corneilhe avoue avoir escorté, « vers 1209 », sept bons hommes, en compagnie de son oncle le chevalier Guilhem, depuis Roquefort jusqu’à l’église de Graissens, près de Saint-Félix. De part et d’autre de l’arrivée des croisés, les perspectives ne sont pas les mêmes. Si l’événement se situe à la fin de l’année 1209, ce groupe peut représenter une fraction des trois cents réfugiés, soucieux de gagner une autre place refuge. Inversement, si les choses se passent au début 1209, ces bons hommes peuvent représenter des membres d’une communauté de bons hommes desservant paisiblement le village de Roquefort. « Vers 1210 » encore, sans malheureusement qu’on puisse préciser mieux, deux maisons religieuses cathares sont signalées dans Roquefort. Une maison de bons hommes est évoquée par Guilhem de Corneilhe, à propos de son oncle Bec de Roquefort et de ses compagnons ; une maison de bonnes femmes par un nommé Pèire Guilhem, de Labécède, à propos de sa mère Brunissen et de ses compagnes 4 ; rien ne permet pourtant de savoir avec certitude si ces religieux faisaient partie des trois cents fugitifs repliés dans Roquefort, ou s’ils y vivaient déjà en communauté avant les événements.

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Quoi qu’il en soit, deux éléments caractéristiques sont apparus déjà, que la suite de l’histoire hérétique de la seigneurie de Roquefort ne fera que confirmer, mais qu’il importe de mentionner déjà ici. Tout d’abord, le rôle de place refuge tenu par le site fortifié. Trois cents religieux fugitifs pénètrent en 1209 à l’intérieur de l’enceinte castrale – l’image

d’un Montségur de la Montagne Noire monte spontanément à l’esprit. De fait, comme nous le verrons plus en détail, et selon le même schéma chronologique qui structure l’histoire de Montségur – mais aussi celle de bien d’autres forteresses méridionales – Roquefort recevra deux vagues successives de peuplement hérétique, correspondant aux deux périodes de trouble que constituent, d’abord, l’irruption de la croisade de 1209, en second lieu les lendemains du traité de Paris de 1229. Longtemps, une certaine « paix cathare » sera assurée dans Roquefort aux religieux clandestins, grâce à la protection plus ou moins tacite d’un lignage seigneurial profondément complice. Par ailleurs, il faut souligner que la proximitépromiscuité voire mixité des ordres cathares et du clergé catholique local, qu’une bonne sociologie de l’hérésie méridionale laisse assez généralement apparaître à travers les comtés et vicomtés occitans, est ici particulièrement bien illustrée. L’exemple de la progéniture religieuse de la « dame de Roquefort », alignant côte à côte bons hommes cathares et évêque catholique, en est la figure de proue. D’autres cas particuliers viennent renforcer l’impression. À une date indéterminée, aux alentours de 1217, lors de circonstances et pour des raisons qu’on ne peut préciser, la dame des Touzeilles, Orbria, fille de la « dame de Roquefort », ainsi que ses deux fils survivants, Pèire et Guilhem de Corneilhe, entrent en religion en l’abbaye bénédictine de Sorèze. À l’instar de quelques autres du même ordre, l’établissement abrite peut-être des communautés cathares déguisées 5. Mais les temps ne sont pas à la dissimulation. Dans les années 1220-1226, qui voient la reconquête des comtes occitans, après l’échec de la croisade Montfort et avant l’irruption de la croisade royale, les Églises cathares meurtries par la guerre se reconstruisent et bénéficient à nouveau d’un véritable statut de normalité. « À l’époque, les hérétiques résidaient publiquement » (dans Sorèze), précisent ainsi plusieurs témoins devant l’Inquisition. On a en tout cas l’indication qu’avant de retourner au monde, avant 1230, y prendre épouse et y reprendre leurs habitudes de chevaliers croyants d’hérétiques, les frères Corneilhe, « moines de Sorèze » n’ont pas cessé de se comporter comme tels ; assistant au consolament d’un noble du lieu, tandis que leur mère, la moniale Orbria fréquente la bonne femme Rixenda Baussan et sa compagne Bernada d’Auvezines 6. Il faut dire qu’alors le curé de Sorèze lui-même, Raimond de Tréville, est l’ami des bonnes femmes; il a deux sœurs parmi elles; accompagné de son fils, le petit Joan, âgé de neuf à dix ans, ce prêtre visite chez elles Rixenda Baussan et sa compagne, reçoit chez lui, durant une semaine,


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Le pog de Montségur.

d’autres bonnes femmes de passage ; et qu’en outre Rixenda Baussan, de son côté, se rend à l’église pour assister à la messe 7. Significativement, sur un plan anthroponymique, on remarquera que le notaire de l’inquisiteur qui interroge cinquante ans plus tard ce même petit Joan, fils de curé, le nomme Johannes Clericus ou Clerici : Joan « le clerc », ou « du clerc », en occitan Joan Clergue; pour autant, le Joan Clergue qu’on retrouvera, à Roquefort, quelques décennies plus tard, parmi les fidèles du bon homme traqué Guilhem Rafard, est probablement un homonyme, car une famille Clergue y est déjà attestée…

Pendant ce temps, exemple du haut clergé méridional fraternisant avec l’hérésie, le frère de la dame Orbria, Bernat Raimond de Roquefort, évêque de Carcassonne, a été déposé par les croisés en 1211 au profit de l’abbé cistercien Guy de Vaux-Cernay ; puis rappelé en 1224 par le peuple chrétien du lieu, alors que Raimond Trencavel reprenait possession de la ville de ses pères ; et finalement chassé à nouveau en 1226 par la croisade du roi de France. La papauté victorieuse est désormais en capacité d’imposer sur le pays soumis un cadre de prélats, sou-

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vent cisterciens, et fidèles à Rome ; mais durant plusieurs décennies encore, et la seigneurie de Roquefort, grâce à la déposition de Guilhem Rafard, en fournira des témoignages, alors que certains curés, comme Guilhem de Belleserre à Sorèze, se feront « chasseur d’hérétiques », d’autres desservants de paroisse garderont leur proximité avec leurs frères, proscrits par Rome 8. « Il y a 25 ans », c’est-à-dire vers 1220, se souvient en 1244, devant l’Inquisition, Guilhem Pèirer, du village de Nogaret 9, les bons hommes Bec et Auger de Roquefort, frères de l’évêque de Carcassonne, vivaient en maison religieuse à Durfort, sous la protection de leur cousin Jordan de Roquefort, seigneur de Montgey. Auprès de leur communauté, officie le bon homme Arnaut Huc, futur diacre cathare de Vielmorès. Ce dignitaire hérétique n’est autre qu’un ancien prêtre, qui reviendra du reste à la foi catholique en 1256. En 1228, rendu à la vie civile, le chevalier Pèire de Corneilhe, ancien moine de Sorèze et coseigneur des Touzeilles, malade, fait pour la première fois appel aux soins du bon homme Guilhem Bernat d’Airoux, médecin attitré de la bonne société cathare de la région. Dans une maison villageoise de Roquefort, vit alors un tout jeune enfant nommé Guilhem Rafard.

2. L’ENFANCE DE GUILHEM RAFARD (1228-1238)

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Devant l’Inquisition toulousaine, d’août 1278 à mai 1279 (plus un ajout en janvier 1282), Guilhem Rafard, bon homme renégat, qui a prêté serment de révéler toute la vérité en matière du crime d’hérésie, sur soi et sur autrui, fait appel à des souvenirs remontant pour certains à son enfance. Seule sa première déposition, correspondant à ses aveux propres, suit un certain fil directeur – celui d’un rapide récit chronologique de sa vie ; pour le reste, c’est dans le désordre le plus total qu’il livre un demi-siècle de faits hérétiques commis en sa présence – et qui forment autant de dénonciations. À la demande du juge-enquêteur, il situe approximativement chacun de ces témoignages, indiquant: c’était il y a environ vingt ans, c’était il y a quatre ans, les souvenirs récents étant bien sûr les plus fiables et précis. Les éléments de son enfance, lointaine déjà, sont par lui situés dans une fourchette de datation comprise entre « il y a environ 50 ans » – soit vers 1228, et « il y a environ 40 ans » – soit vers 1238, en passant par « il y a environ 45 ans » – soit vers 1233. Malheureusement, à l’intérieur de la décade ainsi isolée, on constate un certain « vrac » dans les informations, certaines incohérences conduisant à situer plutôt avant 1230 des événements donnés pour échus vers 1235, et réciproquement. On se gardera

donc de toute prétention à une exactitude horlogère, tout en se félicitant de disposer d’éléments parfaitement gratifiants pour brosser à grands traits le tableau d’un quotidien hérétique du castrum de Roquefort dans les premières années de la domination toulousaine sur la seigneurie. L’irruption de la croisade royale, installant un sénéchal de France à Carcassonne à partir de 1226, a en effet changé considérablement la donne sur le Midi languedocien. Les protecteurs des hérétiques sont les vaincus de l’histoire. En 1229, lorsque le comte de Toulouse signe la paix, c’en est fini des vicomtés Trencavel, définitivement rattachées à la couronne ; le comte de Toulouse s’est certes engagé à prendre de graves mesures contre l’hérésie, mais nul ne peut encore prévoir qu’à terme la fin du comté de Toulouse est inscrite dans la clause du mariage de son héritière, la jeune Joana, avec un prince capétien. Raimond VII de Toulouse sort de la guerre renforcé sur le plan politique. Il a regagné sa légitimité comtale – perdue en 1215 lors du concile du Latran; il gagne des places aux dépens des vicomtés Trencavel d’Albi et Carcassonne, démembrées. Le piémont de la Montagne noire – y compris Roquefort, et jusqu’à Hautpoul – désormais relève de sa suzeraineté directe, au lieu d’être transmise au roi. Ainsi, malgré le brutal plongeon dans la clandestinité qu’implique, pour les Églises cathares occitanes, le tournant de 1229, l’écran protecteur de Raimond VII permettra certaines coudées franches à bon nombre de seigneurs amis des bons hommes et soumis en façade seulement. Jusqu’à l’échec de la « guerre du comte » de 124243, suivi de la chute de Montségur en 1244, c’est à la faveur d’un appui tacite de Raimond de Toulouse qu’un Jordan de Roquefort à Roquefort et Durfort, ou un Jordan de Saissac à Hautpoul, Dourgne ou Puylaurens, pourront faire de leurs places fortes de relatifs lieux de sûreté pour les clandestins. Tandis qu’en comté de Foix, le seigneur de Péreille accueille l’évêque cathare de Toulousain et sa hiérarchie en son nid d’aigle de Montségur. Et alors qu’un peu partout, en Carcassès, en Albigeois, et même en Toulousain malgré des heurts très vifs avec le comte et les capitouls, à partir des années 1233-1235, l’Église installe peu à peu, avec l’appui du roi, l’institution policière d’une répression systématisée, l’Inquisition. Dans les premiers souvenirs d’enfance de Guilhem Rafard, les religieux cathares sont présents à Roquefort ; et Roquefort lui-même se dessine comme un véritable village, dont ressortent quelques maisons, en général très peuplées. Le déposant, pour cette période de sa vie, cite les noms d’environ quarante-cinq habitants de Roquefort (sans


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compter les religieux cathares). On ne peut cependant induire de cette indication un chiffrage de l’ensemble de la population, puisque seules les personnes impliquées dans l’hérésie sont mentionnées par Guilhem Rafard ; et qu’en outre, il ne signale guère que des adultes, responsables de leurs actes, passant ainsi sous silence toute une vaste frange de la population du castrum – en particulier les enfants, les éventuels bons catholiques et les indifférents. Roquefort se dessine pourtant sous la configuration d’un véritable village, même s’il est probablement de taille assez réduite (moins de cent habitants ?). La famille de Guilhem est fidèle du catharisme. Chez lui, c’est-à-dire dans la maison de ses père et mère, Bernat et Raimonda Rafard, logent aussi quatre bonnes femmes. Trois sont nommées: Raimonda Autier, qui est originaire de Villepinte, Beldona, sa socia, qui est de Verdun en Lauragais, et Alamanda, dont on ne sait rien. À cette époque, c’est-à-dire vers 1230, Guilhem est un enfant « de six à dix ans ». Il a encore un petit frère, prénommé Raimond ; on apprendra par la suite qu’il a aussi une sœur, prénommée Azalaïs – mais elle n’apparaît pas dans les souvenirs d’enfance du bon homme renégat ; il ne la mentionnera qu’adulte et mariée. Peut-être n’étaitelle qu’un nourrisson sans intérêt, au moment de la mort de leur mère ; peut-être est-elle née bien plus tard, d’un second lit du père, Bernat Rafard. Ce qui saute aux yeux immédiatement, lorsqu’on considère la maisonnée Rafard, c’est la présence en son sein de quatre religieuses cathares – Raimonda, Beldona, Alamanda et leur sœur. En outre, si l’on recoupe l’ensemble des indications que donne Guilhem pour cette période, on a bien l’impression qu’elles y sont à demeure, pour un séjour relativement durable, et non simplement de passage. On constate également que d’autres maisons de Roquefort, dans les mêmes années, abritent elles aussi des religieux cathares : les bons hommes Rogier, originaire de Lasbordes, et son socius Villacilhon, demeurent chez les frères Guilhem et Raimond Arimand ; ils y sont rejoints par les Rogières – c’est-à-dire les sœurs, bonnes femmes, de Rogier de Lasbordes, dont on connaît par ailleurs les prénoms : Pèirona, Dias et Guillelma 10. Un autre villageois, Bernat Pèire Mercadier, garde également chez lui « trois ou quatre » bonnes femmes, qui tiennent son ménage et lui font la cuisine, car il n’est pas marié… Pons Mercadier et sa femme Ermengart abritent chez eux deux bons hommes, Estieu et Ferrand, ainsi que deux bonnes femmes anonymes. Ce qui donne un total de quinze à vingt religieux cathares, répartis par petites communautés d’hommes ou de femmes. Ces religieux sont régulièrement visités, selon leur règle, par leur diacre, Guilhem Vidal, et son com-

pagnon rituel – son socius – qui prêchent aussi pour les croyants du village, en particulier dans la maison Rafard. Quinze à vingt religieux cathares, pour une population croyante à peine deux à trois fois plus élevée ; comme les 300 bons hommes et bonnes femmes signalés par Pèire de Corneilhe pour s’être réfugiés dans le castrum en 1209 à l’arrivée des croisés, ces hôtes du Roquefort de 1230 sont visiblement des clandestins, des « réfugiés politiques ». Il est frappant que, parlant de la société de Roquefort, Guilhem Rafard, notre seule source, jamais ne laisse filtrer l’expression de « maison d’hérétiques »; jamais n’indique que Roquefort, en 1230 ou antérieurement, ait disposé de communautés hérétiques permanentes, « vivant publiquement en leurs maisons religieuses propres » – selon l’expression consacrée des interrogatoires d’Inquisition. Il n’évoque, très clairement, que ces sortes de communautés de fortune, installées de façon récente et sans doute provisoire, au gîte des foyers paysans les plus croyants. Pas de « maisons cathares » à Roquefort, donc, pas d’établissement religieux communautaire, mais une population croyante assez fournie et un environnement politique assez protecteur pour qu’au lendemain du traité de Paris de 1229, réduisant les hérétiques à la clandestinité, un certain nombre de bons hommes et bonnes femmes provenant de localités menacées aient demandé l’asile du castrum. Ils et elles n’y fondent pas de maison religieuse, mais, dans l’espoir sans doute d’un retournement de la situation, sont accueillis chez l’habitant. Le parallèle avec l’histoire de Montségur est parlant. À Montségur, dans la même période, les évêques cathares de Toulousain, de Razès et d’Agenais, avec leur hiérarchie et d’assez importantes communautés religieuses, s’installent ouvertement et construisent leurs maisons et cabanes dans le castrum des seigneurs de Péreille, dont ils font un château pirate, un nid de faydits et de hors-la-loi. Dans des forteresses de montagne comme Roquefort, ou encore Hautpoul, dont les seigneurs flirtent avec les limites de la légalité – ils ne sont pas excommuniés et contumaces comme ceux de Montségur, les hérétiques reçoivent asile, mais ne sont hébergés qu’en surimpression à la population locale. Guilhem Rafard indique clairement la provenance de bon nombre de ces clandestins : ils sont des voisins, émanant des communautés du bas pays. Les bons hommes Estieu et Ferrand ont quant à eux fui la sénéchaussée royale de Carcassonne, car ils sont attestés avoir précédemment vécu en communauté à Laure-Minervois (1224-1226).

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Roquefort de la Montagne Noire

Ce sont parfois leurs propres familles qui ont pris soin de conduire les religieux clandestins à l’abri des murailles et des foyers amis de Roquefort. Guilhem Rafard se souvient ainsi de l’arrivée des bonnes femmes chez ses parents. Elles étaient escortées par le tisserand de Verdun, Bernat Faure, beaufrère de Beldona 11, et par les frères de Raimonda, Bernat et Guilhem Autier, de Villepinte. Par la suite, les liens n’ont pas été rompus. Le clan Autier a convoyé du ravitaillement aux proscrites: une jument chargée de blé et de fèves écossées, conduite par Pons et Guilhem Autier, accompagnés de Raimond Amiel, tous de Villepinte. Après avoir déchargé, les visiteurs sont allés saluer les bons hommes installés chez les frères Arimand. Presque toujours, les liens religieux se doublent de liens de parentèle, la sociabilité hérétique plus que jamais se confond avec le réseau des solidarités villageoises, à fondement familial aussi bien qu’économique, tissées sans doute traditionnellement entre montagne et piémont, ou bas pays. De Roquefort et Durfort à Villepinte, Verdun – mais aussi Labécède, Lasbordes, Dreuilhe, etc. – et réciproquement, les va-et-vient sont permanents. En ces années 1230, le jeune Raimond Berthoumieu, adolescent, originaire de Verdun, est bouvier à Roquefort, pour son oncle Guilhem Arimand, qui abrite les bons hommes; chez Bernat Pèire Mercadier, loge encore Pèire Bourrel, de Verdun, avec son valet Pèire de Mire, qui « a au moins deux tantes » parmi les bonnes femmes hébergées chez l’hôte célibataire. Telle que décrite par le renégat de 1278, la société cathare du Roquefort de 1230 s’organise autour des religieux hébergés. Les croyants les visitent respectueusement chez leurs hôtes, leur apportent des présents, leur font leurs dévotions, assistent aux cérémonies religieuses. C’est ainsi que tant de noms d’habitants de Roquefort ont été préservés. Guilhem Rafard cite à l’inquisiteur ceux qu’il a personnellement rencontrés auprès des réfugiés. Dès l’arrivée des bonnes femmes dans la maison Rafard, ce sont les frères Arimand : Raimond et Guilhem, les frères Mercadier : Auger, Pèire et Bernat Pèire ; c’est encore Rogier Maire, et les épouses croyantes : Ermengart, femme de Raimond Mercadier, Azalaïs, femme d’Estève Arland, et cette autre Azalaïs, femme de Guilhem Arimand. D’autres croyants sont indiqués comme n’étant pas – ou n’étant plus, en 1278 – de Roquefort, ainsi Raimond Bassens, de Lasbordes.

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Les événements religieux vraiment marquants, dans un quotidien cathare villageois, sont les consolaments de croyants sur leur lit de mort – et l’inquisiteur est particulièrement friand de les voir dénoncés, ce qui lui permet d’identifier les croyants d’hérétique les plus engagés. L’enfant Guilhem Rafard a assisté à au moins trois cérémonies de ce type, à

commencer, pour son malheur, par le consolament de sa propre mère, dont il est très tôt orphelin. Les bonnes femmes hébergées dans la maison familiale y prennent leur part – assistant probablement la malade en ses derniers moments. Entourée des religieuses cathares, de son mari Bernat et de son fils Guilhem, Raimonda Rafard fait sa bonne fin des mains de Rogier et Villacilhon, les deux bons hommes logés chez les frères Arimand. Son plus jeune fils, Raimond, trop petit, n’assiste pas à la cérémonie. Y assistent des voisins sans doute proches, Pons Mercadier, sa femme Ermengart et sa belle-mère Azalaïs, femme d’Estève Arland/Arnaut 12. Après la mort de la mère, dans la maison Rafard, ce sont, durant un temps indéterminé, les quatre bonnes femmes, Raimonda, Beldona, Alamanda et leur sœur, qui prennent en charge les deux garçonnets. Du témoignage de Guilhem Rafard, elles les font manger à leur table, et leur apprennent les pratiques de base de la foi cathare : comment recevoir le pain bénit par elles, et prononcer les formules de bénédiction à chaque plat. Elles leur enseignent aussi, ajoute-t-il, à « dire le Notre Père », ce qui ne correspond pas à ce qu’on sait par ailleurs, de façon très précise, des rites cathares 13. Seuls, des adultes doués de raison, au terme du long noviciat devant les conduire à l’ordination en tant que bons chrétiens, ont le droit de dire la prière des bons chrétiens, la prière donnée par le Christ aux apôtres, et qui s’adresse directement à Dieu. Une cérémonie propre de « transmission de l’oraison dominicale » précède ainsi la cérémonie d’ordination. L’erreur, si erreur il y a, est particulièrement étonnante dans la bouche d’un ancien bon homme, par définition bien au courant des pratiques de son Église – et qui effectivement prend soin d’indiquer à son inquisiteur que son petit frère Raimond n’avait pas l’âge requis pour simplement assister au consolament de leur mère mourante ; à l’occasion d’un événement postérieur, il se dit lui-même trop jeune encore pour saluer rituellement les bons hommes d’un melhorier. On ne sait comment interpréter cette apparente incohérence. Les bonnes femmes ont-elles fait montre de trop de zèle en entreprenant un enseignement religieux un peu poussé des enfants, du moins de l’aîné d’entre eux ? Le petit Guilhem avait-il manifesté une vocation précoce ? Sans doute, plus simplement, existait-il une certaine marge de tolérance entre la lettre des règlements intérieurs des Églises cathares et la pratique au quotidien des communautés. Quoi qu’il en soit, sans sombrer dans une psychologie sommaire, on peut faire la remarque que le futur bon homme a vraiment rencontré le catharisme dans un épisode particulièrement émotionnel de son enfance, marqué du visage de sa mère


Éléments sur la société cathare de Roquefort au XIIIe siècle…

disparue et de présences féminines protectrices. On notera encore qu’assez rapidement, Bernat Rafard, le veuf de Raimonda, va se remettre en ménage avec sa servante, Bernada Bosc, originaire de Verdun – et que Guilhem Rafard présente vers 1233 comme la concubine de son père. À une date indéterminée, postérieure sans doute de peu à la bonne fin de sa mère, le jeune Guilhem assiste à deux autres consolaments de personnes proches de la famille. Lorsqu’à Durfort, Azalaïs Arland/Arnaut reçoit le sacrement de la bonne fin des mains des bons hommes Estieu et Ferrand, à qui elle lègue du blé, Guilhem Rafard se dit trop jeune encore pour effectuer le melhorier rituel aux religieux présents. Cette Azalaïs, désormais qualifiée de veuve d’Estève Arland, avait été au nombre des proches, lors du consolament de la mère de Guilhem Rafard. Autour de la mourante, une assistance largement féminine. C’est Pons Mercadier qui, de Roquefort, a amené les bons hommes officiants ; mais sa femme Ermengart de son côté est venue avec les deux bonnes femmes de sa maison ; autour de la consolée, se pressent encore trois veuves de Roquefort, qu’on peut imaginer particulièrement pieuses: Arnauda Arimand, Azalaïs Arimand et Azalaïs Fouguet, ainsi que Raimonda, femme de Pons Arland. On ignore pourquoi Azalaïs, veuve d’Estève Arland, de Roquefort, est morte à Durfort dans ces années 1230. Guilhem Rafard, par ailleurs, prend soin de préciser à l’intention de l’inquisiteur, qui probablement prépare déjà ses dossiers d’instruction, que désormais les croyantes de Roquefort qu’il vient de dénoncer, habitent des villages du plat pays : Lasbordes, Villemagne, Garrevaques et même Buzet. Enfant, Guilhem Rafard assiste encore au consolament du beau-frère de la même Azalaïs Arland, morte à Durfort. Sicard Arland, frère d’Estève, reçoit le sacrement de la bonne fin des mains de deux bons hommes, à qui il lègue deux ruches d’abeilles. Ils lui ont été amenés de Durfort par son neveu et homonyme Sicard Arland. Deux remarques: ce neveu bon croyant est peut-être le fils d’Azalaïs et Estève Arland, ce qui expliquerait qu’après son veuvage Azalaïs Arland, de Roquefort, soit allée vivre – et mourir – auprès de son fils qui, pour une raison ou une autre, fait sa vie à Durfort. Par ailleurs, le recours à des bons hommes de Durfort pour une urgence située à Roquefort paraît indiquer qu’au moment de ce consolament les bons hommes habituellement hébergés à Roquefort sont indisponibles – absents définitivement ou juste en déplacement. Quoi qu’il en soit, la foule des croyants de Roquefort se presse autour de Sicard Arland. Il y a Arnauda Arimand et les autres pieuses femmes, Azalaïs veuve Fouguet, Ermengart, femme de Raimond Mercadier, Rica,

femme de Rogier Maire, et des hommes de Roquefort, Raimond de Bassens, Arnaut Bel, Pèire de Garris, « et beaucoup d’autres de Roquefort qui depuis sont morts » – ajoute le bon homme renégat de 1278. À l’intention de l’inquisiteur, Guilhem Rafard précise pourtant l’actuel domicile de ceux qui ont survécu et peuvent donc faire encore l’objet de poursuites. Beaucoup, il faut le souligner, ont quitté Roquefort, pour des villages comme Puginier, SaintFélix, Garrevaques et même, pour ce qui est de Rica Maire, Cabrespine en Cabardès. Mais, pas plus que naguère au chevet d’Azalaïs Arland, il ne cite son père dans l’assistance. Bernat Rafard est pourtant bon croyant cathare, d’autres épisodes en témoignent, et à cette date il est encore vivant. Est-ce un oubli ? Comment imaginer l’enfant Guilhem, trop jeune encore pour saluer rituellement les bons hommes, mais assistant seul à une cérémonie aussi sérieuse ? Probablement, comme à Durfort, a-t-il

Entre Roquefort et Durfort, le gouffre de Malamort (photographie fin XIXe). Collection privée.

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