Canigou montagne sacrée des Pyrénées Joseph Ribas
Loubatières
Ouvrage distingué en 1994 par la viiie Rassegna internazionale dell Editoria di montagna à Trente, en Italie.
ISBN 978-2-86266-606-8 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2003 2e édition 2010 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr
Joseph RIBAS
canigou montagne sacrée des pyrénées
Loubatières
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C’était l’époque du travail à loisir, dur et souvent pénible mais accordé aux saisons. Depuis mille ans et plus, la tâche s’était mesurée en « journals », juste ce qu’il était possible de faire de soleil à soleil : un rapport heureux, naturel entre l’effort et son effet. C’est l’homme qui décidait. En ces lieux, un vieux qui meurt est un chemin qui se ferme. Qui se soucie de chemins, aujourd’hui ? Sait-on qu’en ce pays de granit et de seigle vivaient des gens ?
PAYSAGES D’HOMMES C’est le Canigou qui verse autour de lui… la santé, la jeunesse, la force, un vrai fleuve de vie. michelet
Longtemps, le Canigou fut un lieu de vie. Les rapports de l’homme et de la montagne remontent à des millénaires. Les légendes tâtonnent. Au Barbet, l’empreinte des anneaux de fer signale une ancienne exploitation minière. Il n’est pas invraisemblable que ces pièces de métal aient servi à tendre les câbles utiles aux transports du minerai à une époque fort reculée. Plus précises, des traces de chemins pavés, d’ornières et d’excavations, de vestiges de cortals, des ruines de moulins, des déblais de scories, des murettes et des cabanes de pierres sèches témoignent d’une activité ancienne, intense, propre à cette montagne. Piles de ponts, canaux d’arrosages, rechs et rascloses, trous de mines et places charbonnières, cultures abandonnées : les images foisonnent. Espaces et mémoire tracent les contours d’une géographie biologique fortement exploitée, dégradée, finalement épuisée. L’histoire de cette évolution vers le sous-développement relève des connaissances du géologue, de l’économiste et de l’historien. Nous nous sommes contentés d’évoquer certaines figures, tournant page après page, l’album des métiers et des scènes de la vie 23
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locale ; vieilles illustrations d’un temps où s’animaient au cœur d’une montagne difficile et superbe des paysages d’hommes.
LES HOMMES DU FER L’homme pesa de tout son corps sur la barre à mine et le rocher roula. La pierre avait cédé d’un bloc au ras du sol. Il examina la cassure, brillante et noire, une veine de rouge sombre affluant à la surface comme un sang ténébreux. « Mena negra », murmura-t-il. Le fer affleurait dans son champ. Il le savait. Maintes fois le soc de l’araire avait ripé sur un socle grenu, couché en travers du sillon. Ce que la terre ne rendrait pas en seigle elle le donnerait en minerai. Il le savait aussi. Le pic et la pelle ! La peine n’allait pas manquer. Retourner le champ, creuser des fouilles et des tranchées jusqu’à mettre à jour la force dure et froide du métal brut. Longtemps, les premières mines au Canigou ressemblèrent à des cratères morts. La Boca negra à ciel ouvert. À défaut de science géologique, les observations directes du sol et de la végétation étaient les seuls indices dont disposaient les ferriers antiques. Les longues bandes rouge sombre d’hématite visible entre le col de la Gallina et la Balmette, les affleurements du ravin de la Coume et du Mas del Rey dans la Grande Vallée du Fer, autour de Ballestavy, témoignaient à profusion de l’importance des gisements. La présence de l’eau et de la forêt sur le même site offrait les conditions matérielles les plus favorables au fonctionnement d’une fonderie. Ainsi dès les premiers siècles avant Jésus-Christ, le Canigou ferrier présente un ensemble de gîtes distribués en couronne sur une ceinture primaire bordant le massif. À l’origine, difficiles d’accès, les filons sont situés en altitude. Le géologue Dépéret cite les gisements de Balatg, du pic des Pradeils et de l’Alzina au Vernet. Cependant l’extraction en est aisée. Le minerai affleure à ciel ouvert, abondant et riche. Sa forte teneur en manganèse le destine à la fabrication des meilleurs aciers. 24
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La montagne de Batère Elle recèle des foyers épars de minerai traité sur place. Photo de 1993.
Aussi, très tôt, la zone ferrifère est-elle copieusement fouillée. Des permis de recherche sont délivrés en Conflent et en Vallespir par les rois d’Aragon. Dans le même temps des forges s’installent à proximité des lieux d’exploitation. Alart en note plus de vingt entre 1127 et 1671. L’excès de consommation du combustible bois les obligera à choisir des emplacements plus près des rivières et des forêts. Les coupes bien que réglementées par un droit, l’affouage, entraînent des conflits et des abus qui finiront par amener la décadence de l’industrie. La mine fait le vide autour d’elle. On se préoccupe peu alors des atteintes à l’environnement : abattages intensifs, pollution des eaux, 25
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dégradation des sols mais on mesure déjà de graves risques économiques. Des forges ferment. Un mémoire sur les mines et les cinq forges restant au Conflent, daté de 1731, constate qu’on ne travaille que pendant six à huit mois dans l’année « devant chômer le restant du temps, à cause de l’estérilité des eaux ou à défaut de charbon par l’éloignement ou la rareté du bois ». Dès 1671, l’abbé de Saint-Michel de Cuxa signale l’ouverture de nouvelles coupes dans les « pasquiers du Capcire ». On ira même en Espagne et en Languedoc. La mine dévaste la forêt et la forêt ruinée tue la mine. La spirale du pire se resserre sur cette industrie. Selon l’état de 1731, Valmanya, le Vernet, Py, Nyer et Mosset n’emploient plus que cent quatre-vingt-douze personnes dont vingtquatre mineurs, trente forgerons, soixante-seize charbonniers et soixante charretiers. Le complément de ressources est assuré par une activité agricole réduite, certes, à la petite propriété familiale mais suffisante à satisfaire les besoins les jours de conflit ou de chômage. Cette ambivalence de l’ouvrier, mineur et paysan, accentue le processus d’abandon des terres dites à l’aspre, trop rudes à mettre au bénéfice des sols plus fertiles, d’un rendement plus conséquent. La crise du fer précipite cette évolution, vers une meilleure utilisation des terres, modifiant l’économie rurale passée du stade traditionnel et séculaire au niveau d’une exploitation plus rationnelle. La pratique de ces deux modes d’existence, mine et agriculture, équilibre pour quelques décennies encore la vie locale. Le paysanmineur tient à son emploi industriel autant qu’à ses terres mais l’activité métallurgique s’affaiblit face à la cherté et à la rareté du combustible. On ira même jusqu’à dénoncer à Prats-de-Mollo des charbonnières clandestines. Seule, l’extraction du minerai continue à survivre, reprise, dès 1832, par des concessions à des groupes industriels, type Schneider, Denain-Anzin, passant de main en main, les uns après les autres confrontés aux problèmes de rentabilité et de concurrence. 26
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Le couple mineur - forgeron Musée d’Olot.
Le retour de la Lorraine dans le paysage métallurgique français, la crise économique des années trente, le redéploiement industriel défini par les orientations de la CECA après les années cinquante finirent par porter le coup de grâce aux mines du Canigou. De l’industrie quasi autarcique des siècles précédents aux nouveaux objectifs des sociétés sidérurgiques modernes, la mutation est douloureuse. La recherche d’un équilibre engage des paris audacieux. Les maîtres de forges s’associent à des investisseurs venus d’ailleurs où disparaissent. Le cas de Ria est exemplaire. On passe de la forge catalane au haut fourneau par des sociétés successives qui, des années 1820 à 1949 après des interruptions en 1929 et en 1940, tiennent à bout de bras l’activité métallurgique. 27
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Plans, projets, stratégies nouvelles défient la concurrence avec les meilleurs aciers étrangers. Un voyageur passant par Ria, en 1890, note qu’on fait « d’excellents aciers comparables aux produits anglais ». L’entreprise passe de main en main, des Bernadac à Jacomy puis à la société des Hauts Fourneaux et des Forges du holding JacobsHoltzen et Cie, avant de fermer définitivement au terme d’une longévité forcée, entretenue dans la fébrilité des crises et des conflits. Des bas fourneaux de Vulcain aux maîtres de forges du xixe siècle, deux millénaires d’exploitation ont fixé des mentalités, des modes de vie dont la pression sur les paysages reste indélébile, façonnant au retour des figures d’hommes et de femmes, des caractères et des tempéraments, images fortes venue du pays minier. Les forges catalanes reproduites sur les cartes postales de la fin de siècle dernier tiennent de l’atmosphère des romans de Zola, le caractère oppressant, un réalisme sans concession qui trahit les conditions de travail difficile de l’époque. Les employeurs se soucient peu de sécurité laissant à la routine le soin de conduire au jour le jour les choses. Des arcades de brique sous-tendent des murs de pierre délabrés, enfumés et noircis. Dans un soubassement, sous des étais de bois, un plan incliné, l’arbre d’un martinet, des tuyaux de conduite d’eau, de longues perches métalliques, gros et menu matériel, pêle-mêle, ajoutent à l’encombrement de la forge. Des ouvriers s’arrêtent dans l’attitude de leur travail : une femme, des enfants, quelques hommes tenant les uns de longues pinces en fer, les autres des cabas en bois de châtaignier remplis de scories et de minerai. La présence d’enfants sur le chantier des mines est très courante. Bien avant 14 ans, ils viennent des travaux des champs se porter volontaires pour des taches beaucoup plus pénibles. L’épreuve la plus difficile est l’entrée dans la galerie souterraine. Le premier sentiment de peur passé, l’habitude prend le dessus. Ils ne pensent plus au danger pourtant bien réel. Pas de boisage dans les boyaux, pas d’aération, on manque de s’étouffer ou de se prendre dans un éboulement. Pas de primes ni 28
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de jours de récupération, le drame des familles n’est ni la fatalité de l’accident ni les difficultés des conditions de travail mais plutôt le risque de voir fermer la mine. La mine est leur deuxième maison. Le savant naturaliste Toussain Bastard, de passage à Valmanya, en 1821, visite une forge et s’émeut du spectacle d’un travail surhumain. « Il y avait quelque chose d’infernal dans le tableau qui s’offrit à nous. Ces hommes noircis par la fumée, amaigris par l’âpreté du travail et de la chaleur, diversement coloriés par les reflets des fourneaux et l’incandescence du métal, ressemblaient assez à des démons; cet énorme marteau dont les coups sûrs et rapides semblent frappés par une puissance diabolique est bien un instrument du Tenare ; ces barres de fer rouge que l’on meut avec rapidité, ces étincelles qui s’en échappent avec bruit et remplissent une atmosphère sulfureuse, tout concourt à former un spectacle qui remue l’imagination et la fatigue à la fin. Pendant la nuit, notre sommeil plus d’une fois troublé par le bruit sourd et monotone de ce terrible marteau. Le retentissement qu’il occasionnait dans la vallée, produisait sur moi une impression désagréable, et ma nuit ne fut qu’une alternative de veille pénible et de sommeil mêlé de rêves affligeants. 6 » Partout, les ingénieurs des mines dénoncent « l’incurie et l’avidité des mineurs » ; la plupart travaillent au forfait, poussés par la nécessité d’extraire le plus de minerai possible au péril de leur vie. Souvent, couchés dans le filon, le visage et le corps pris dans l’étroit boyau, ils taillent dans la roche rejetant les débris en arrière avec les coudes, avec les pieds, jusqu’à l’ouverture du trou de mine où d’autres ouvriers trient, cassent et traînent hors du chantier des masses d’éboulis. Parfois, un tronc d’arbre, quelques branchages, une planche placés en travers de la fouille servent de plancher et d’échafaudage pour atteindre la voûte où, à coups répétés, des grappes de piqueurs, appuyés les uns contre les autres, s’acharnent à frapper. Certains, la lampe entre les dents, rampent jusqu’à des profondeurs d’où ils remontent, des heures après, englués de boue rouge et noire. 29
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Front de taille de la mine à ciel ouvert Photo Henri Loreto.
L’ingénieur Brochin relate, vers 1805, un « malheureux événement » survenu à la mine de Las Canals, à Batère : « Deux morts, un blessé », accident qu’il incrimine au « défaut absolu d’instruction et de connaissance des ouvriers dans l’art des mines. Impossible de les persuader de faire autrement… Ils font des passages tortueux en suivant la trace du minerai… L’air cesse bientôt d’y circuler… le mineur respire à peine, la lumière s’éteint et il cesse le travail ». La condition des porteurs est aussi difficile. À Batère, à la Pinosa, le transport du minerai « se fait péniblement sur la tête ». Muletiers et charretiers attendent devant l’entrée de la mine. De longues caravanes de bête de somme, bâtées ou attelées, descendent vers les forges, souvent par des chemins défoncés par l’incessant charroi. À dos de mulet ou sur des charrettes à roues variables, le minerai est transporté vers des dépôts, souvent devant les maisons des villages où, comme à Corsavy, les habitants trouvent ainsi leur subsistance jusqu’à ce que, lentement, progressivement, la profession cède le pas au transport par chemin de fer à voie étroite ou par câble aérien. 30
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Le locomoteur de la ligne du minerai Formentera - La Pinosa Coll. Gilles Borrat, 1920.
En 1919, Louis Bertrand décrit cette période de transition dans le prologue à son roman L’Infante. De Villefranche à Vernet, il a croisé « dans la poussière du chemin, les attelages de bœufs qui charrient le minerai ; les mineurs en espadrilles, la musette au flanc… et, les bennes voyageuses qui franchissent l’espace sur des câbles de fer ». Bien que pénible et mal payé, le métier apporte à la vallée une certaine prospérité. Ce n’est pas le Pérou mais sur le versant de Batère, ce sont bien « les Indes ». Un temps, on a cru trouver de l’or. On 31
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rêve de pépites sur des cristaux de pyrites : l’or des fous. Les imaginations s’inventent « des Indes » sur l’illusion du « fabuleux métal ». Un proverbe catalan ne vante-t-il pas le Pla d’Escaro comme étant le lieu le plus riche du Roussillon. Pendant trente ans, de 1901 à 1931, Valmanya voit croître sa population et son importance du fait de la remise en activité des mines de la Pinosa. Près de cent mineurs et manœuvres travaillent régulièrement sur le site ; effectif porté à six cents personnes quand la Pinosa, à son plus fort rendement, produit 40 000 tonnes d’hématite. Les hommes de Valmanya se lèvent tôt le matin pour prendre leur travail à 8 heures. Il faut faire une heure à pied pour se rendre à la mine. Ils s’attendent à la sortie du village, les Marfin, les Mary, les Baux, les Arquer et, ensemble, montent à travers bois. Ceux de la Bastide arrivaient par le col de Palomera. Ils se retrouvent là-haut, devant les baraques des Cortsavinensos, cabanes de terre recouvertes de tôle où logent ceux de Corsavy, de Leca et de Saint-Laurens-deCerdans, trop loin de chez eux, pour rentrer chaque soir. On parle un moment des menus événements de la veillée, de la soirée à la cantine des Casso, des jeux de cartes, le truc, le flor, la manille, ou rarement, sur le terre-plein, au-dessus du mur de la trémie, le jeu du tap, un bouchon que l’on déquillait au palet avec force palabres et gestes, ruses et coups d’humeur. Ainsi la vie s’organise autour des grands bâtiments de la cantine, du casernement des dortoirs, des ateliers du forgeron et du menuisier, des magasins de matériels, du four du boulanger et des cabanes hâtivement dressées groupées, ce qui donne à la Pinosa un air de village minier dans un chantier de wagonnets, de câbles et de platesformes, à la limite supérieure des sapins, sous les crêtes de Pel de Ca et du Gallinasse. La relève a lieu à 8 heures. Les ouvriers de nuit sortent des galeries, remplacés par les équipes montantes, lampe à acétylène à la main, armés de pics et de massettes; certains portant sur leurs épaules les cadres de boisage venus par funiculaire ou à dos de mulets de la proche forêt de l’Estanyol. 32
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Équipe du minerai sur la ligne Formentera - La Pinosa Coll. Gilles Borrat.
Trois niveaux d’abattage taillent dans le filon, par tranche de vingt mètres, la masse du minerai acheminée ensuite vers le plan incliné de la grande trémie en contrebas des bâtiments. Les ouvriers emplissent à la pelle les wagons du funiculaire aérien à douce pente, qui amènent les charges à la gare de Rapaloum, un kilomètre trois cents plus bas. Chaque voyage déplace au total cinquante-quatre tonnes de minerai sur quinze wagonnets. Les petits trains sont en place. Alternativement, l’un à Rapaloum, sous la trémie, l’autre à Roca Gelera, dans la galerie. Jules Guerre a conduit le locomoteur à essence, entre 1920 et 1926. Il raconte : 33
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« Nous logions à Formentera pour la semaine. Nous rentrions chez nous, à Ballestavy tous les samedis soir. Quatre heures à pied par la voie, le col de Palomera et le sentier de traverse. Chaque lundi nous retournions avant l’aube au travail. C’était plus facile. Au col, nous montions sur le trosc, un petit engin roulant qui en descente nous ramenait à Formentera. Là, dès 6 heures du matin, le premier convoi partait : treize wagonnets et deux plates-formes bondées de piles de boisage, de planches et de matériel divers, souvent même des vivres pour la cantine de la Pinosa. « À 7 heures et demie, nous étions à Roca Gelera. Le chargement durait une heure, quelquefois plus. En hiver, il fallait piocher dans la masse du minerai gelé. Cela prenait du temps. Quatre tonnes par wagonnet. Le locomoteur repartait à Formentera. Il était 10 heures. Au passage, au-dessus des Manarots, nous complétions la charge, s’il y avait lieu. Un plan incliné avec contrepoids remplis d’eau nous amenait le minerai. « Aux maisonnettes de la Redoute, le convoi descendant croisait le train qui montait. À Formentera nous déchargions et le locomoteur repartait à vide pour un second voyage. Ainsi, deux navettes par jour, chaque train transportait cent tonnes de minerai. « On mangeait en chemin, une tranche de pain, du boudin ou du saucisson tiré du sac. Le soir, à Formentera, chacun faisait sa cuisine : de la soupe de pomme de terre, des haricots et l’on couchait sur des paillasses, dérangés par des bestioles que l’on brûlait à la flamme des lampes, quand on n’y tenait plus. « Nous repartions le lendemain pour dix, douze heures de travail, quelquefois quinze payées 1,50 franc de l’heure. La tâche commandait ». « À la mine, les journées étaient généralement de dix heures coupées de pauses casse-croûte dont le menu assez maigre ne variait jamais. Le matin, un bol de café noir bourré de pain et, sur le chantier d’abattage ou à “recette”, à l’endroit même ou l’on recevait le minerai, entre des colonies de rats énormes, chacun tirait du sac qui une boîte de sardines, à l’huile, qui un morceau de fromage mangé à même les poings sur un quignon de pain ; du pain, beaucoup de pain, trempé 34
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dans du café noir à la sortie du travail et le soir, au repas, potage, légumes, viandes, composaient l’alimentation journalière. On achetait le vin à la cantine et l’on buvait gaillardement estimant que cette boisson réparait les forces, excitait les énergies, sans se douter qu’elle ruinait aussi la santé à long terme. Mais qui se souciait du lendemain alors que la nécessité quotidienne vous tenait à la tâche, les muscles serrés ? « On ne perdait pas cependant le goût du jeu et du pari. Au retour du travail, ceux de Valmanya se défiaient à savoir qui arriverait le premier au village, courant au plus près, par des raccourcis et des repères connus d’eux seuls : un arbre, un rocher, un virage coupé. Les enfants guettaient, dès la sortie de l’école, le point où les premiers coureurs jailliraient en vue des maisons. « “Les voilà ! Les voilà !” criaient-ils et ils applaudissaient ce final de compétition, chaque soir, renouvelé. « On offrit l’apéritif au vainqueur. » On aurait de la peine aujourd’hui à retrouver ces traces bondissantes, ces raccourcis rapides, d’un arbre à l’autre, par des sentiers ouverts au plus court de la pente, comme de branche en branche des parcours d’écureuils. Seuls, les chemins se souviennent. Quelquefois la mémoire hésite. Il faut le pied sûr, patient, l’âme complice d’Alain Taurinya, piéton du silence, pour éveiller les paysages et reconnaître, ici et là, au hasard des rencontres, des signes oubliés. Alors, des ombres se lèvent. Des hommes parlent. C’est le père Japous qui raconte le travail à la forge, le geste large, battant ses mots du tranchant de la main, comme à coups de boutoirs sur la loupe de fer incandescente que les fondeurs traînaient au bout de longues pinces et de leviers dans la chaleur et la fumée. C’est la route, au pas ferré des mulets, des paroles de traginers accompagnant aux forges des charges de minerai et de charbon de bois. Ce sont les porteurs du village prenant rang à 2 ou 3 heures du matin devant la maison du régisseur de la forge ? Les plus chanceux auront du travail. Le fardeau chargé, ils partiront au pas gymnastique jusqu’à Vinça, distant de dix-sept kilomètres, les premiers arrivés espérant trouver 35
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du fret pour le retour ; deux mesures de blé, une outre de vin pour un franc, l’équivalent de trois kilos de pain : un salaire de subsistance. Ce sont les charretiers vêtus de blouses bleues, chargeant les tombereaux de minerai grillé aux fours de Rabollèdes, puis descendant la route au pas des percherons. Et, quand le soir les attelages arrivaient à Vinça, les enfants se précipitaient dès la sortie de l’école en criant : « À la mine ! À la mine ! » Hissés sur le talus de la route, ils regardaient passer les tombereaux fumants dans un vacarme de clameurs. Les roues crissaient dans les ornières, les fouets claquaient et les chevaux, superbes, défilaient comme à la parade, le pas puissant, la tête serrée sous l’encolure. Le roulis du travail, pesant et rude, exténuait les hommes. Ils se reposaient le dimanche ou plutôt ils se livraient sans retenue à ces instants de liberté, de tout cœur, à tout corps, plongés dans une joie bruyante et franche qui mettait le village en fête. On dansait sur la place la scottish, la polka ou la mazurka au son d’un flageolet et d’un accordéon. Trente couples tournaient, quelquefois cinquante. Les trois cafés ne désemplissaient pas : manille, set i mig, truc. Les salles s’animaient au jeu des cartes catalanes, ponctué de jurons et de coups de poings sur les tables. On sortait tard de ces tavernes, enfumés, la tête alourdie de palabres et de vin, l’œil allumé. À la maison, les femmes attendaient. Elles avaient préparé le linge frais pour la semaine, le sac, les provisions. Il était une heure, deux heures du matin. Les hommes ne se couchaient pas. Ils repartaient à pied pour être au travail au lever du jour. Quelquefois, rarement, une dispute éclatait dans la rue. C’étaient entre jeunes gens et personnes étrangères au village, des accès violents, bagarres et jets de pierres. Un matin, avait-on dit, la place de Valmanya était rouge de sang. Les cheveux arrachés, collés aux cailloux, attestaient la férocité de l’affrontement. Événement exceptionnel, d’habitude la jeunesse était plutôt portée à de plus sages traditions. Le jour du Mardi Gras, le Picolet réunissait des groupes de jeunes gens qui allaient, de ferme en ferme, chanter En Jan Petit que balle 36
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ou Carnaval tira avellanes. On leur offrait des œufs et des boudins. La tournée faite, ils allaient can genous partager l’omelette géante et reprenaient à tue-tête, au refrain. El Carnaval es viu, tira avellanes dins del niu El Carnaval es mort, tira avellanes dins del clot.
Carnaval est vivant, jette des noisettes dans le nid. Carnaval est mort, jette des noisettes dans le trou.
La journée du Mardi Gras on s’interdisait de travailler. Le matin, un homme partait dans la montagne simulant un départ au travail. Aussitôt la nouvelle se répandait. La chasse s’organisait. Garçons et filles se lançaient à sa recherche. L’homme connaissait les sentiers et les caches. Ses poursuivants aussi. On battait les fourrés toute la journée d’un versant de la montagne à l’autre, criant, s’interpellant. On avait vu l’homme traverser la rivière. Tous sur ses trousses vers le bas. On l’avait vu passer la crête. Tous sur ses traces vers le haut. On allait. On venait. Souvent pris au piège de ses propres ruses. La traque durait des heures jusqu’à la nuit quelquefois. On finissait par débusquer le fuyard. On le pressait. On le rattrapait. On le tenait enfin. L’homme se débattait, tentait de s’échapper. On l’empoignait, on le traînait. On le portait à bout de bras. Les groupes se rejoignaient et tous ensemble, on le ramenait au village, jusqu’au café où le malheureux devait payer une tournée générale. Ce simulacre de battue variait suivant les villages. Il est fort probable que le Carnaval des ours, sur le versant du Vallespir, soit une version différente de ce jeu. Heures gaies, heures dures, le temps allait, réglé par un ordre immuable dont on a peine, aujourd’hui, à concevoir la réalité. Il est dit qu’un poète est une chance pour un pays perdu. Sur le chemin de ses « heures lentes » Alain Taurinya, guetteur d’ombres, trace sa « ligne d’erre » qu’il suffit de suivre pour que se dessine la carte de la mémoire ancienne : la place charbonnière, l’ample de pierre d’une fontaine, le trou noir d’une galerie, la meule d’un sanctuaire secret où, désormais, par la magie de mots, toute rencontre est possible. 37
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Ramon, le charbonnier, Quasimodo des bois près de sa cabane de « pauvre abandonné », habillé de bonheur; le dernier bûcheron René Maynéris, aux mains rudes, calleuses grosses mains de cognée et qui « vivait encore, alors qu’il n’était plus » ; plus loin Joséphine Guerre, jeune fille de Vallestavia, dont la jeunesse s’était passée à porter sur son dos, de la mine à la forge, la charge de minerai: quarante-quatre kilos sur un coussinet, le sacpall noué sur le front et couvrant la nuque. Les femmes d’alors assuraient ce travail 7. Fina partait avant l’aube du village, montait à pied aux mines de la Pinosa, deux heures et demie de marche ; là, elle prenait sa charge et repartait sur Valmanya par un sentier abrupt jusqu’à la Farga de Llech où on lui payait vingt sous, un franc, le voyage. Sept heures de portage harassant ! Elle rentrait le soir à Vallestavia par le col de Teixo ; deux heures à pied plus bas. Sur le parcours étaient aménagés des reposoirs, sortes de banquettes de pierre à haut dossier sur lequel portait la charge que l’on soulevait en se relevant, d’un effort d’épaules, appuyé sur un bâton. Fina accomplit cette fatigante besogne comme, avant elle, les jeunes femmes fortes de la vallée. Un voyageur du siècle dernier, l’académicien Jean Viennet, rapporte émerPorteuse de minerai vers 1880 veillé, une de ces rencontres : « Le croirait-on ! » s’exclame-t-il. Il trempe une plume lyrique dans son inspiration et trace ces quelques pieds rimés sur les talons de ces robustes tâcheronnes. Il faut voir ces nymphes agiles Trotter par bandes et par files. Sur ces rocs sourcilleux de cailloux hérissés Le pied chaussé de l’espadrille, 38
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Et les cotillons retroussés Portant sur leurs fronts encrassés Leur sac dressé comme une quille.
Qui « des jambes d’Hercule » ou de « l’agaçante prunelle » a le plus troublé le poète. Il se complaît dans l’admiration de ces femmes fortes dont mainte figure eût tenté le pinceau de Rubens 8.
Four à grillage de Batère D’après une carte postale de 1905.
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Canigou montagne sacrée des Pyrénées Joseph Ribas À l’extrémité orientale des Pyrénées, dressé comme une vigie face à la mer, le Canigou exerça dès l’Antiquité une présence et un mystère tellement chargés de puissance et de fantastique qu’il inspira chez les peuples qui l’environnaient le sentiment du sacré. On ne comprend pas autrement l’attrait de cette montagne, son pouvoir symbolique, l’espèce de dévotion qui l’entoure encore de nos jours. Peu de montagnes ont connu le destin singulier d’avoir été d’abord des lieux de vie, prospères et populeux, un patrimoine humain qui essaima si bien que chaque Catalan, qu’il soit de la plaine ou du littoral, peut se trouver une ascendance venue en droite ligne du Canigou. Joseph Ribas fait revivre dans cet ouvrage l’épopée de cette montagne avec ceux qui l’ont peuplée, ceux qui l’ont conquise, ceux qui la pratiquent et ceux qui gèrent son avenir. Ce livre est à lui seul une petite bibliothèque. Il offre aujourd’hui la somme la plus importante d’informations érudites et pratiques. Livre de fierté régionale pour d’aucuns, il est surtout livre de référence pour tout amoureux de cette « montagne initiatique », envoûtante et secrète.
ISBN 978-2-86266-606-8
27 € Photographie de couverture © Raymond Roig.
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Écrivain, chroniqueur, Joseph Ribas est l’auteur de nombreux articles et d’une quinzaine d’ouvrages d’inspiration pyrénéiste. Il a publié, notamment aux éditions Loubatières, Robinson Crusoé dans les Pyrénées, illustré par J.-C. Pertuzé, et un Petit Précis de Pyrénéisme.