PIERRE LE COZ
L’Empire et le Royaume
LOUBATIÈRES
Cet ouvrage est publié avec le concours du Centre régional des lettres de Midi-Pyrénées
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-608-2
Pierre Le Coz
L’EMPIRE ET LE ROYAUME (tome troisième de l’Europe et la Profondeur)
Loubatières
Pour Jean-Philippe Amiot
Première partie
L’HISTOIRE COMME CRUCI-FICTION
Le Traité du Même, tome deuxième de L’Europe et la Profondeur, s’achevait sur l’analyse de la notion théologique de kénose : au « dieu qui se retire » de la Profondeur répondait le « dieu qui se vide » du Traité. Ce videment sur la Croix inaugurait l’envoi d’une guise nouvelle de l’être : le kamour (« l’être n’est qu’amour »), en route depuis l’Événement de la Crucifixion, et dont l’ombre portée est la guise dominante de notre univers, celle technique de la calculabilité de tout l’étant. C’est à partir de la confrontation entre ces deux guises que pouvait se dessiner l’affrontement final qui doit clore notre piste temporelle uchronique – celui entre l’Empire et le Royaume –, et qui fait le sujet de ce troisième ouvrage. Cette confrontation appelée à devenir affrontement dans la figure apocalyptique de l’Armageddon fait le fond de toute histoire humaine : à chaque époque, peut-être en chaque individu (« l’âme » et « le cœur » du Pilate de Jean Grosjean), on retrouve la vieille rivalité entre les deux « principes » – l’impérial et le « royaumaire » –, entre les deux « entités finales » (Joe Chip dans Ubik). Cette rivalité n’est pas nécessairement hostilité : elle peut être, à certaines époques, combat amoureux, « harmonieux » – l’entente, autour de l’an mil, entre l’empereur Othon et son précepteur le pape Sylvestre en est un bon exemple. Cet équilibre cependant demeure toujours fragile : de tels moments sont des moments de grâce historique, de grandeur et de paix, et ils ne durent pas. Mais notre époque a ceci de particulier, et c’est bien en cela qu’elle est de tonalité apocalyptique, qu’elle fait venir à découvert la nature même de cette confrontation qui devient dès lors affrontement – c’est un autre trait de la modernité qu’elle subsume tout débat sous la figure d’une guerre, celle incessante, inexpiable, qui ravage aujourd’hui notre temps et, en mode écologique, notre séjour. L’un des objets de cet ouvrage sera aussi de délimiter les diverses lignes de front de cette guerre généralisée, pour certaines bien visibles et toutes pratiques, pour d’autres, parce que plus profondes, encore secrètes et impensées. Ce dont on peut être déjà sûr et convaincu, c’est que, désormais, partout où il y a affrontement, violence, usure, fatigue et souffrance, il y a aussi rivalité, d’essence ontologico-théologique, entre l’Empire et le Royaume. Or ce trait guerrier de l’époque moderne, l’irréconciabilité avérée de l’Empire et du Royaume, paradoxalement, c’est au dieu de douceur,
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au Christ qui parle dans la Révélation, que nous le devons – Il nous en avait d’ailleurs prévenu lui-même : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre. » De quelle façon ? La guerre dont il est ici parlé, celle qu’« une société mène contre elle-même » (Debord), est aussi celle de chaque étant contre les étants voisins : le barrage de l’usine hydro-électrique jeté sur le fleuve est en guerre avec ce fleuve qu’il « pro-voque » (Heidegger) en la guise de l’être que constitue le mode technique du dévoilement – le barrage dit au fleuve « tu n’es que ta capacité à produire une certaine quantité d’énergie ». Ce que du barrage, de la guise technique du dévoilement, est le reflet inversé « en un sombre miroir » du que de la guise christique qui pose que l’être n’est qu’amour – l’être est kamour. Cette guerre généralisée à l’étant en son entier qui constitue le trait principal de notre époque est le produit de ce kamour auquel elle ne peut opposer que son khaine. La venue du Christ dans le monde brise l’antique accommodement entre dieux, hommes et démons, qui faisait le fonds de tout paganisme : elle sépare irrévocablement deux camps qui, jusqu’à Lui, avaient vécu peu ou prou en (bonne) entente – Dieu et diable, Bien et Mal, Ciel et Enfer (et aussi bien : Dieu et César, Royaume et Empire). C’est cette stricte séparation qui jette l’humanité, désormais contrainte à se déterminer, dans la guerre généralisée que sont en essence les temps modernes. À la vision tragique du monde par les Grecs se substitue une vision « morale », celle des juifs, qui désormais, depuis son universalisation en mode christique, l’a partout emporté. La condamnation d’Œdipe par les dieux est, pour nous, désormais incompréhensible : elle châtie un innocent, et, par là, fait venir ces dieux pour ce que, depuis le Christ et la mort du paganisme, ils sont : des démons. Tout autre, bien sûr, était la position grecque, la position de la tragédie de Sophocle qui nous invitait à méditer ce mystère de « l’injustice » des dieux : son Œdipe roi (pièce la plus jouée, croit-on, de l’Antiquité) est l’expression la plus haute, la plus achevée du « système » païen ; elle sauve une dernière fois la mise à ses dieux en posant que l’injustice qui frappe Œdipe relève d’une justice plus haute, peut-être inhumaine, incompréhensible à nous autres, mais « juste » malgré tout. Une telle conception sera révoquée par le christianisme pour lequel rien, pas même les dieux, ne peut justifier une injustice. Et une telle révocation constitue l’arrêt de mort des dieux païens. Œdipe, le « meilleur des hommes » (grecs), en bien des traits, n’est pas si loin du Christ : sa « Passion » constitue, pour le monde païen, l’équivalent de la Passion que relatent les Évangiles. Dans les deux cas, nous avons affaire à deux victimes innocentes qui, par piété, par amour (de sa cité
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pour le Grec), acceptent l’injustice qui les frappe – donc se « sacrifient ». Ce qui les sépare, c’est l’interprétation de ce sacrifice. Pour Œdipe, ce sacrifice est nécessaire pour que le monde retrouve sa mesure, mesure que son destin d’assassin de son père et d’époux de sa mère avait mise en danger : son auto-aveuglement puis son départ sur les chemins rendent le monde à son antique, éternelle stabilité. Tout autre est le sens du sacrifice christique : sa crucifixion puis son départ, eux, jettent le monde dans une démesure dont il n’est pas sorti ; sa Passion ouvre une piste temporelle inédite dont le premier effet est de fermer définitivement la piste païenne que le sacrifice d’Œdipe avait, momentanément, sauvée, remise sur ses rails uchroniques. Œdipe part sur les routes pour que ses concitoyens thébains puissent demeurer en leur cité (son départ, selon toute probabilité, met fin à la peste) ; le Christ quitte le monde pour que ses disciples partent sur les routes « enseigner toutes les nations » – le monde qu’il ouvre (nous l’avons assez montré dans la Profondeur) est essentiellement celui de l’errance (spatiale) et de la détresse (temporelle). Œdipe, sa tragédie, sauve une dernière fois le monde du paganisme ; Jésus, sa dramatique, le tue : « Le grand Pan est mort. » Contre cette démesure dans laquelle le Christ jette le monde, la guise technique de l’être ne tente rien d’autre que de pro-poser une ultime mesure : celle a minima de la calculabilité de tout l’étant, celle de son pur mathemata. Face à la seule présence-vraie d’un dieu qui s’en va, et en cet en-aller déracine et désenchante, la Technique cherche à fonder une ultime permanence – la seule exactitude du nombre – : la numérisation à l’œuvre dans le monde, le devenir-monde du nombre, exprime le rêve d’une telle permanence ; c’est ce que René Guénon appelle le « règne de la quantité » et Debord le « présent éternel du Spectacle ». L’Empire est l’instrument d’un tel « règne » ; et si son avatar le plus récent, l’Empire américain, peut prétendre à la domination planétaire, c’est que la guise très particulière de l’être qu’il illustre aspire elle-même, de par son essence même, « impérialiste », à une domination inconditionnée sur tout l’étant. Le rêve impérial se déploie toujours suivant les deux dimensions d’une domination spatiale étendue à l’ensemble de la Terre (les grands conquérants, les « empereurs », ont toujours l’illusion d’avoir conquis, ou d’être sur le point de le faire, le monde entier : dans l’Evangile de saint Luc, « César Auguste » prétend recenser les « populations de la terre ») et d’une domination temporelle étendue elle à l’ensemble des temps : tout empire aspire à la durée dans un milieu spatio-temporel du monde – tout empire est « Empire du Milieu » (et si l’Empire romain jouit d’un tel prestige auprès des « impériaux », dont il est la référence quasi-obligée, c’est probablement du fait que, de tous les empires, il est celui qui a le plus longtemps per-
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duré). Tout empire se conçoit comme une suspension de l’histoire, reflet terrestre de celle ontologique de l’épochè husserlienne : ce que les anciens Chinois appelaient le « mandat du ciel ». Dès que l’histoire recommence, ce mandat s’achève et l’empire s’effondre du fait même d’avoir voulu durer, d’avoir voulu un temps nier l’histoire. Vouloir faire régner partout, dans le moindre « vallon samnite » (Grosjean), la « justice » et la « mesure » finit par faire tomber dans une autre sorte d’injustice et de démesure. Les empires meurent spatialement en se dissolvant dans l’étendue (Alexandre en Inde, Napoléon en Russie) ; mais ils meurent temporellement en se rétractant dans le temps, en cherchant à n’être plus que ce « présent éternel » dont parle Debord. Le Royaume, lui, illustre la parfaite contraposée de l’impossible rêve impérial : spatialement, il ne prétend à aucune domination puisqu’il « n’est pas de ce monde » ; temporellement il est « toujours en venue », et l’histoire est, non son ennemi, mais son vecteur, la dimension où se propage sa « bonne nouvelle » – la profondeur où doit advenir son Avènement. Alors que l’histoire est l’adversaire de tout empire (la « vieille taupe » qui sape toutes ses (grandes) murailles dressées contre le flux du devenir), elle est la servante du Royaume, de son Avènement : n’estce pas lui qui l’a ouverte, lancée et inaugurée au commencement ? Et si quelque chose comme un empire peut un temps prospérer, il ne peut le faire que dans l’intervalle du « pas encore » de cet Avènement, l’erreur de tout empire consistant à prendre cet intervalle pour un milieu. L’Empire américain, ou américano-occidental (l’Europe n’est qu’une province de cet Empire, un protectorat : la Grèce aux multiples cités divisées de cette autre Rome), reproduit de façon moderne les traits caractéristiques de tout empire que nous venons de décrire. Spatialement, tel Alexandre élevant un autel sur le bord du monde qu’il venait de conquérir (aux portes de l’Inde), il a délimité son territoire : ce fut l’expédition américaine de 1969 sur la Lune, point ultime d’une avancée dont « l’extrémisme » en mode cosmique dit assez l’ambition planétaire « terrestre » de ses protagonistes, les astronautes américains. Mais temporellement, cette fois-ci en mode économico-politique, le néo-empire américain reproduit lui aussi le rêve impérial d’un figement de l’histoire sur le modèle, censé être indépassable, du libéralisme démocratique: ce qui explique pourquoi des plumitifs néo-hégéliens se sont empressés de discerner en l’effondrement de l’Union soviétique la « fin de l’histoire ». Les impériaux américains, eux, ne sont pas si bêtes : ils savaient bien que leur rivalité avec l’autre empire, l’avatar impérial soviétique, n’était que le spectacle de l’histoire, non l’histoire réelle – qui est toujours celle, secrète, « en venue », de l’instauration du Royaume – ; et que donc l’effondrement de l’URSS n’était la « fin » de rien du tout, sinon celle d’une mise en scène à l’échelle pla-
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nétaire, d’une fausse histoire, d’une histoire en mode impérial, c’est-à-dire d’une histoire de rivalité entre puissances (ce qui peut expliquer aussi pourquoi, à peine l’Union soviétique tombée, les États-Unis se cherchèrent immédiatement un autre et tout aussi « imaginaire » ennemi : ce fut le terrorisme islamiste). L’Empire étatsunien sait, comme tous les autres empires avant lui, que l’histoire est son vrai, son seul adversaire ; mais, plus subtil en cela que ses prédécesseurs qui se contentaient de nier cette histoire, il préfère lui en construire une autre, illusoire et uchronique, « antidialectique », qui nous raconte la légende des oppositions entre diverses antinomies factices : ouest et est, liberté et tyrannie, démocratie et théocratie, civilisation et barbarie, etc. Cette histoire en mode impérial bien entendu est fausse, « spectaculaire » ; elle n’a été inventée que pour nous « endormir », pour masquer la vraie, la seule, celle qui est en venue depuis le commencement, depuis l’ouverture de la piste temporelle christique, celle qui raconte elle aussi une rivalité, une confrontation – mais non, cette fois-ci, entre empires, entre puissances, mais entre (principe de) puissance et (principe de) non-puissance : entre Empire et Royaume. L’intérêt final de la victoire de l’avatar impérial américain sur les autres avatars (nazi, soviétique), c’est qu’elle a rendu les choses plus claires : elle a fait venir apertement l’histoire réelle de ce monde en la débarrassant de tous ses faux-semblants (malgré les diverses mises en scène et autres « spectacles », personne ne peut croire sérieusement que le terrorisme islamique constitue une menace pour la puissance impériale américaine) pour lui faire épouser sa seule figure vraie, sa figure apocalyptique – celle de l’affrontement terminal entre Empire et Royaume. Il est donc extrêmement tentant, suivant la règle qui veut que tout ce qui était au commencement se retrouve à la fin, d’établir un strict parallèle entre la situation du monde contemporain et celle qui régnait au début de notre ère, au commencement de la piste temporelle ouverte par la Révélation. « L’Empire n’a (donc) jamais pris fin » (Dick), il a seulement changé de nom : de romain il est devenu américain ; il y a toujours une Grèce divisée, sous protectorat, avec sa pensée philosophique – l’Europe et sa « phénoménologie », ultime avatar de l’ontologie née en Grèce ; enfin, dans la même province, lointaine, excentrée (mais en réalité, pour notre histoire, bel et bien centrale) du néo-empire romano-américain, il y a de nouveau, après dix-neuf siècles d’exil, des juifs, et, conséquemment, du fait de ces juifs, il y a de nouveau d’incessants troubles, révoltes et autres guerres larvées : c’est le conflit israélo-palestinien (israélo-arabe). Le parallèle est, on le voit, impeccable ; sauf que, bien entendu, et dans l’intervalle de ces dix-neuf siècles, ce qui était seulement en essence dans l’origine – celle de notre piste temporelle – est devenu, avec les siècles, apertement
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visible, pratique. Pour que la correspondance s’actualise parfaitement, devienne effective, il ne manque plus qu’un (nouveau) Crucifié – et c’est bien en cela que la situation est apocalyptique : le décor est planté pour le retour (mais cette fois-ci « glorieux ») de Celui-ci, pour l’Avènement de « son » Royaume, qui aura donc pour capitale (à nouveau) Jérusalem, mais une Jérusalem « descendue », « céleste » – cet Avènement coïncidant avec la vraie « fin de l’histoire », c’est-à-dire la fermeture de la piste temporelle inaugurée par la Crucifixion : le temps pourra de nouveau uchroniquement diverger ; il y aura « un autre ciel et une autre terre » – il y a aura possibilité pour une autre histoire qui excède les limites de cet ouvrage ; pour une autre fiction, une autre uchronie (la formule terminale de Kipling vaut pour toutes les « histoires », celles des contes comme celles des âges). L’histoire qui est donc racontée ici trouve sa fin lorsqu’une crucifixion est devenue cruci-fiction ; et c’est le typique retournement dickien qui veut qu’à la fin un roman apparaisse à tous comme un rapport, sauf qu’ici, bien sûr, il y a retournement du retournement : l’histoire, le rapport, se fait roman, de telle manière qu’il y ait place pour, après sa fin, une « autre histoire ». L’ouverture, en mode uchronique, d’une autre piste temporelle – inédite et inconcevable pour cette piste-ci – ne peut se faire que si l’histoire qui la précède a avoué, a rendu visible son être de fiction, aveu qui lui permet de réintégrer, en mode mythologique, l’immémorial sur lequel, le temps d’une « histoire », elle s’était détachée. *** Nous n’en sommes évidemment pas encore là : nous sommes, nous, engagés dans une histoire, et le seul moyen de la pousser à bout (pour en sortir) c’est, paradoxalement, de la reprendre depuis le début, afin que ce début soit enfin un commencement – c’est, avons-nous dit, l’objet de cet ouvrage. Mais par où au juste commencer/débuter ? Peut-être, à nouveau, par un tableau, une peinture ; de la même manière que l’Art de la peinture de Vermeer avait inauguré la rédaction de L’Europe et la Profondeur (et le Baptême du Christ de Piero della Francesca celle du Traité du Même), ici, pour ce troisième livre, une icône, celle d’Andreï Roublev représentant la sainte Trinité au moment où est prise la décision de l’Incarnation par les « trois-en-un » représentés par l’artiste russe en la figure de ces trois anges, admirables de grâce et de beauté – la décision de la kénose christique. Et en effet, pour le coup, c’est bien à cet instant en-dehors du temps que tout commence : la fiction se fait histoire, la vérité consent à n’être plus que réalité. Par là débute notre histoire, et celle du Royaume dont cette histoire n’est que l’histoire de l’Avènement. Par là aussi s’inaugure le videment du dieu : du baptême du Christ à sa Crucifixion, l’histoire que nous content
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les Évangiles est essentiellement une histoire d’eau et de sang – l’histoire d’un écoulement qui devient celui-là même du temps tel que l’inaugure la kénose. Ce dieu qui se vide est une fiction qui s’écoule, donnant par là naissance à une histoire, celle qui commence au pied de la Croix : la Crucifixion est donc bien le début par lequel s’inaugure, dans la coulée du temps, une Crucifiction. Le moment représenté par l’icône de Roublev est celui où cesse, dans la décision des « trois-en-un », la suspension en-dehors de tout temps et de tout espace de la Crucifiction pour « descendre », se vider en une Crucifixion : c’est aussi le moment où commence la rivalité Empire/Royaume – le Royaume voulant (étant) cette descente, et l’Empire s’y opposant, préférant que l’histoire ne commence pas, que la Crucifixion demeure en sa suspension de Crucifiction : l’essence de l’Empire réside en cet « anti-kénosisme », en ce refus de la coulée du Ciel sur la Terre via le dieu qui se vide et, en ce videment, inaugure l’histoire (qui n’est que l’histoire de ce videment, de cet écoulement de sa divinité – si l’Empire n’aime pas l’histoire, la redoute, c’est bien parce qu’il discerne, reconnaît en son flux cet écoulement même : le videment du dieu, auquel, de toute éternité, il est opposé ; l’Empire aurait préféré que rien ne commence, que rien ne descende ni ne se vide, et c’est pourquoi, tel le Pilate de Grosjean, son représentant à Jérusalem, il vit toutes choses au conditionnel : « On devrait… On pourrait »). L’Empire illustre ce que Nietzsche appelait le ressentiment contre le temps et son « ce fut » : il regrette la perte de l’éternité, de ce « temps d’avant le temps », lorsque rien encore n’avait commencé, ne s’était écoulé. Il déplore que le dieu se soit ainsi vidé. Pour quelle raison ? Peut-être pour la même que celle qui fait dans un premier temps refuser à Simon-Pierre le lavement de ses pieds par Jésus : l’honneur du dieu ; un dieu ne doit pas s’abaisser ainsi, se vider de toute dignité (celle de dieu puis celle d’homme). La réaction de Pierre, à cet instant, est typiquement impériale, ce qui peut expliquer aussi que ses successeurs sur le « trône de Pierre » flirteront avec le rêve de ceindre à leur tour la pourpre des Césars – la capitale de l’Église « romaine » est aussi l’ancienne capitale de l’Empire. C’est cette mécompréhension de la kénose, illustrée par Pierre lors de l’épisode du lavement des pieds, qui fait le fonds de tout sentiment impérial – celui de l’honneur, à commencer par l’honneur du dieu dont l’abaissement est incompréhensible à l’entendement de l’apôtre. Celui-ci, après avoir refusé le lavement des pieds, tombe dans une surenchère qui, elle aussi, est d’essence impériale : il voudrait être lavé entièrement (« les mains et la tête ») – ayant pris acte, contraint et forcé par le dieu lui-même, du videment de ce dieu, il voudrait alors que ce videment se fasse en une seule coulée, désir qui témoigne du typique refus impérial de l’histoire, de ses nécessaires durée, devenir et advenir (qui sont
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ceux-là mêmes du Royaume). L’Empire préfèrerait que rien n’arrive, rien n’advienne, mais, si cela doit malgré tout arriver, alors il veut que cela advienne le plus rapidement possible, que tout soit consommé en un instant, celui d’un présent suspendu qui le rétablit en l’éternité dont il est nostalgique. Cette nostalgie d’une éternité perdue explique la posture impériale vis-à-vis du temps, y compris celle en mode sexuel : l’homosexualité que, dans L’Europe et la Profondeur, nous avons pointée comme le refus de l’enfoncement dans la profondeur temporelle (ce n’est donc pas un hasard si tant d’homosexuels sont nostalgiques de… l’Empire romain, du moins s’intéressent fortement à son histoire). Elle peut expliquer bien des comportements impériaux modernes, à commencer par ce « présent éternel » dont rêve le Spectacle, illusion impériale par excellence, illusion générée par cet Empire même pour se maintenir au pouvoir, main-tenir qui n’est rien d’autre que le re-tenir du dieu s’en allant : après avoir tenté de s’opposer à son videment, il cherche à contrecarrer son départ, la dissolution dans le devenir historique de toute présence-vraie. Tel est tout empire : aspirant à la stabilité, la sienne d’abord, celle de son pouvoir, mais aussi celle de l’étant en son entier : « Qu’ils ne bougent plus… Qu’ils restent là » (Céline). L’Empire ne prétend pas faire l’histoire, seulement l’administrer. *** Le temps nouveau induit par la kénose christique est celui-là même, moderne, torrentueux, de ce que, dans L’Europe et la Profondeur, nous avons appelé la « fuite des essences » – il est celui de la « régression » ubikienne, celui d’un solve succédant immédiatement au coagula de la Crucifixion : « les noms, depuis le Christ, se sont fait rêves » (Hölderlin). Nous sommes désormais plongés tout entiers dans le flux de ce solve, en quelque sorte baptisés par lui : baptisés dans l’eau et le sang jaillis du flanc du dieu qui se vide. Le flux temporel moderne est le flux de ce solve, et, dès lors, « il fuit comme du sang ». À la guise nouvelle de l’être inaugurée par le coagula de la Crucifixion – l’être en tant qu’amour – correspond donc, logiquement, le flux sanglant de son solve : le temps moderne, désormais, ne sera plus que cet écoulement du sang du dieu qui se vide, écoulement qui prend source dans le sacrifice suprême, stade ultime de la kénose, du Christ sur la Croix. L’histoire du Christ est donc aussi l’histoire d’un changement de l’eau en sang, telles les eaux du Nil où Moïse jette son bâton, préfiguration dès lors du bois de la Croix – et aussi bien celle d’un changement de l’eau en vin : miracle de Cana qui inaugure la vie publique du Christ. C’est pourquoi les Évangiles sont bornés par deux scènes à l’évidente connotation hydraulique : en amont, le Baptême du Christ où le dieu est bap-
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tisé dans l’eau et qui correspond au stade premier de la kénose (le videment de sa divinité attesté par la colombe de l’Esprit qui se manifeste à cet instant), et, en aval, la Crucifixion, stade second de la kénose (videment par le dieu crucifié de son humanité) où, cette fois-ci, c’est le dieu qui baptise la future humanité dans son propre sang, sang dont l’écoulement est dès lors celui-là même du temps moderne. À ce titre, la légende médiévale du Graal, le vase où fut recueilli ce sang, et donc momentanément stoppé son écoulement, permet d’expliquer pourquoi le Moyen Âge est encore une suspension époquale, et donc pourquoi il dispose encore d’un espace-temps où quelque chose comme une « histoire », une « fiction », peut être racontée – celle-là même de la quête du Graal, dernier objet sacré dans le monde, mais dernier objet s’opposant, par son recueillement même, à l’écoulement du sang du dieu qui se vide. Sitôt que le Graal quitte le monde (1648), « réintègre le centre », cet écoulement peut reprendre, le temps moderne se déployer : le Moyen Âge est achevé. C’est le commencement des temps proprement « modernes », c’est-à-dire apocalyptiques où rien ne peut plus s’opposer à l’écoulement du sang/temps divin, où tout l’effort de la science qui naît à cette même époque va consister en un travail d’arpentage, de mesure de cet écoulement. Il est extrêmement troublant de constater que cette première partie du xviie siècle – qui s’achève donc en 1648, date des traités de Westphalie (fin de la guerre de Trente ans en Allemagne et destruction du « Saint Empire ») – contient deux événements qui sont en rapport avec la reprise de cet écoulement temporello-sanglant : le premier littéraire, la publication du Don Quichotte, et le second philosophique avec l’invention par Descartes – précisément en Allemagne et au cours de cette guerre de Trente ans à laquelle il participait – du cogito, qui n’est rien d’autre que l’envoi de la guise technique de l’être, c’est-à-dire celle adverse de la guise du dieu qui se vide (de son sang). Ces trois événements – départ du Graal, publication du Don Quichotte, invention du cogito – sont bien sûr les trois facettes (ésotérique, littéraire, philosophique) du même événement de la reprise de l’écoulement sanglant du temps inauguré par la Crucifixion, et qu’avait « un temps » suspendu l’« épochè » médiévale. Le rapport entre la disparition du Graal et le personnage de don Quichotte a été longuement analysé dans L’Europe et la Profondeur, où nous avons montré que c’est parce que le Graal a quitté le monde (ou est sur le point de le faire) que le personnage de Cervantès est comique ; sinon il serait sublime, un autre Perceval. Le comique du chevalier à la triste figure procède du fait qu’il se met en route dans un monde ontologiquement désenchanté (sa folie consistant à vouloir à toutes forces le ré-enchanter, que les moulins soient encore des géants et les prostituées de « nobles dames ») par le départ même du dernier objet sacré que recélait ce monde (le sous-titre secret du chef-d’œuvre de Cervantès pourrait être : « l’oubli
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du Graal ») – dans un monde où le temps moderne, un moment suspendu par la présence en lui du Graal, a (re)commencé de s’écouler « comme du sang », celui du dieu qui se vide. Toute la saveur du roman de Cervantès réside en l’opposition incessante, source de tout comique, entre les deux mondes, les deux écoulements temporels – le sanglant et le graalique, le désenchanté et l’enchanté, le prosaïque et le merveilleux, le moderne et le médiéval, ce dernier ne s’écoulant plus que dans l’imagination du chevalier errant ; don Quichotte est à lui tout seul une vivante uchronie : seul de son espèce (et de son époque), il vit dans un autre univers parallèle, une autre fiction, celle-là même qu’avait illustrée le Moyen Âge, celle-là même qui nous était racontée dans les romans « bretons » de chevalerie. Mais Descartes ? Quel rapport entretient-il avec le chevalier de Cervantès et, par extension, avec le Graal ? Il n’est certes plus un chevalier, mais il est encore un soldat, un « cavalier français » dira Valéry, un « héros » affirmera Hegel. Il est certes plus « moderne » que don Quichotte (il a pris acte, lui, du désenchantement du monde, c’est-à-dire de la reprise de l’écoulement sanglant du temps, c’est-à-dire encore du départ du Graal), et pourtant il partage un trait commun avec le chevalier : il cherche lui aussi à s’opposer, en mode cette fois-ci philosophique, à la reprise de cet écoulement. De quelle manière ? Tout simplement en pro-posant à l’humanité « moderne » un Graal de remplacement, un Graal philosophique : le cogito, envoi de la guise technique de l’être. Au recueillement en mode pieux et médiéval de l’écoulement du sang/temps christique succède un recueillement, en mode philosophique et moderne, de ce même sang/temps, mais cette fois-ci sous la guise a minima de la calculabilité de ce temps qui s’écoule, de ce sang dont se vide le dieu crucifié – traduit spatialement : la calculabilité de l’éloignement de ce dieu qui se retire. Il viendra peut-être un temps où le « héros » Descartes sera regardé comme un autre don Quichotte : à la fois sublime et ridicule ; pour l’instant, parce que la guise de l’être qu’il a fondée dans le cogito est encore dominante, il n’est que sublime. Il nous fait prendre des centrales hydro-électriques pour des géants en nous faisant prendre le fleuve qui entraîne leurs turbines pour un nombre. Le « désenchantement du monde » qu’induit sa Mathesis universalis est encore un (mauvais) enchantement de ce monde même. En posant que « ces moulins sont des géants » (l’être du moulin c’est le géant), don Quichotte, après tout, « envoyait » lui aussi, en mode non-philosophique, pratique et « chevaleresque », une guise particulière de l’être, une guise « merveilleuse ». Guise qui, si l’on y réfléchit, n’est pas moins sérieuse qu’une autre, pas moins en tout cas que celle de Descartes – une époque entière, celle médiévale, a pu envisager sans rire que l’être du moulin c’est le géant, ou, pour remonter plus loin dans l’histoire, que l’être de la foudre c’est la colère d’un dieu ; cette guise ne devient ridicule que parce qu’elle
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a fait son temps et que, au moment où le chevalier se décide à partir sur les chemins, elle est devenue obsolète parce que frappée de cela qui discrédite à tout jamais les divers noms de l’être : le kitsch (historique). C’est pourquoi, dans L’Europe et la Profondeur, nous avons tout de suite affirmé que « l’erreur » don quichottesque consistait, non pas à avoir lu trop de romans de chevalerie, mais bien à n’avoir lu que de mauvais romans de chevalerie, des ouvrages kitsch avant même d’avoir été écrits, parce qu’ayant toujours déjà oublié l’origine du genre pour n’en garder que les formes, désormais vides de toute substance (littéraire) vraie, devenues clichés, ce qui est la définition même, au moins pour la littérature, du kitsch (et don Quichotte, remarquions-nous dans L’Europe et la Profondeur, n’a pas lu Chrétien de Troyes). Cet écoulement « sanglant » du temps depuis la Crucifixion, écoulement que tente de recueillir, en mode pieux et médiéval, la fiction du Graal, et en mode impie et moderne la « fiction » du cogito, est bien sûr lié à l’envoi de la guise nouvelle de l’être au moment de cette même Crucifixion, stade second de la kénose du dieu qui se vide : la dernière philosophie a établi, sous l’influence justement de la « bonne nouvelle » de la Révélation, mais sans savoir encore qu’elle se déployait sous cette influence (à son ombre), la nécessaire corrélation entre « être et temps ». Dans l’ouvrage éponyme, Heidegger a montré que ces deux notions, contrairement à tout ce qu’avait posé et présupposé la philosophie antique, n’étaient nullement antinomiques, qu’elles étaient plutôt les deux facettes d’un même Événement plus originel (qu’il appelle, lui, justement « Ereignis ») : le temps n’est que « la dimension où advient la vérité de l’être » ; ou, pour le dire autrement, et comme le philosophe de Fribourg le faisait lui-même remarquer, dans le titre Être et Temps, le mot important n’est ni « être » ni « temps », mais « et ». Malheureusement pour lui, Heidegger n’a jamais songé qu’une telle pensée n’avait pu lui (ad)venir que parce que, dans l’intervalle entre lui et les Grecs, il y avait eu « l’Événement » de la Révélation. C’est parce qu’il se situe sur la piste ontologico-temporelle ouverte par cette Révélation (par la Crucifixion et sa « bonne nouvelle ») – peut-être aussi parce que, biographiquement, il pro-vient de la théologie catholique – qu’il peut tisser le fil de ce « et » entre « être » et « temps » ; et peut-être plus encore : le tissage de ce fil, l’établissement philosophique de la corrélation entre être et temps, n’est possible que sur cette piste-là, uchronico-christique. Ce qui revient aussi à dire que l’affirmation « le temps est la dimension où advient la vérité de l’être » n’est vraie que pour « l’univers parallèle » où a eu lieu la Crucifixion, n’est vraie que pour la piste uchronique ouverte par la Révélation. Partout ailleurs, dans un ailleurs qui, il est vrai, ne nous concerne pas, vers lequel il nous est impossible de diverger tant que cette
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piste-là, cet univers parallèle n’auront pas été refermés, elle demeure fausse : être et temps continuent de s’y opposer, vérité en deçà de ces Pyrénées uchroniques que constitue, « soulève » l’Événement de la Révélation. Le titre heideggerien d’Être et Temps est un titre (inconsciemment) pétri de christianisme : il n’est lisible, « compréhensible », que dans un monde où non seulement la Crucifixion a eu lieu, mais où aussi sa (bonne) nouvelle s’est partout propagée ; et, entre autres significations profondes, l’apparition de quelque chose comme une « pensée Heidegger » dit que cette propagation n’est pas loin de toucher à son terme, sur le mode spatial d’une universalisation du message évangélique, sur le mode temporel de l’Apocalypse, qui est justement le moment où être et temps coïncident parfaitement, s’identifient – l’être c’est le temps. Le temps n’est même plus le « pré-nom » (le « mot » dirait Dick) de l’être ; il est son nom. Mais quel temps au juste, et quel être ? Ceux, bien sûr, de l’écoulement « sanglant » du dieu qui se vide et du kamour « envoyé » par ce même dieu crucifié au moment de Sa Crucifixion : au temps « sanglant » qu’inaugure cette Crucifixion correspond la guise de l’être qui se « destine » à partir de ce même moment – le sacrifice suprême du dieu sur la Croix, la « consommation » de son videment second. Le sang (le temps) du dieu qui se vide (du dieu percé par la lance graalique) est bien la dimension où advient la vérité de l’être en tant que le kamour. Ce sang (ce temps) coule et s’é-coule tant que cette « vérité » n’est pas ad-venue, tant que le kamour n’a pas instauré son règne, qui est celui-là même d’un Royaume toujours (encore) en venue. Tel est le temps « sanglant » ouvert par la Révélation : il s’écoule « comme un torrent » tant que la plaie n’a pas été refermée, tant que l’origine n’est pas re-venue en la figure d’un Retour glorieux du Crucifié – tant qu’elle n’est pas ad-venue dans l’instauration du Royaume. C’est pourquoi « le Christ est en agonie jusqu’à la fin (du) temps », puisque ce temps n’est rien d’autre que l’écoulement de son sang, du sang d’un agonisant sur la Croix. Le vrai titre du livre de Heidegger est donc Être et Sang, mais ce titre ne deviendra é-vident que lorsque ce sang aura fini de couler, que lorsque le dieu aura fini de se vider. Dans cette perspective, la posture impériale consiste à tenter d’empêcher la coulée de cet é-coulement sanglant par le biais d’un recueillement de ce sang, de ce temps, dans le Graal philosophique du cogito – consiste à tenter d’empêcher l’histoire, la fiction qui commence à la crucifiction, d’advenir en la figure de l’instauration du Royaume. Le titre de notre présent ouvrage est donc encore une traduction, après celle d’Être et Sang, du titre heideggerien. L’Empire est bien sûr toujours « plutôt » du côté de l’être, et le Royaume « plutôt » du côté du temps, du sang, puisque le temps, le sang « travaillent » pour lui, et que le temps de l’Empire n’est que l’intervalle par où s’instaure le règne du
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Royaume – l’intervalle entre l’ouverture et la fermeture d’une plaie par où le dieu se vide. Le « et » qui unit « être » et « temps » (« être » et « sang ») est donc le même que celui qui corrèle Empire et Royaume : tous deux expriment une secrète correspondance entre deux notions en apparence hostiles et antinomiques, une secrète communication au sens hydraulique des « vases communicants ». « Il faut que je me vide pour qu’il se remplisse », aurait pu dire tout aussi bien le (lui aussi) très « hydraulique » Jean-Baptiste. Le « crime » de l’Empire, bien entendu, c’est de ne jamais concevoir son temps comme un intervalle, certes nécessaire mais sûrement pas éternel ; et de vouloir le faire perdurer indéfiniment, quitte à mettre tout l’étant en stock, rêve secret de la Technique et de sa guise d’être – où l’on retrouve le « crime » grec analysé dans L’Europe et la Profondeur : celui de vouloir « durer », et par là de tomber dans la démesure « grecque » d’un « être » s’arc-boutant contre le « temps » (« être » objet et origine de la philosophie dite « grecque », c’est-à-dire de la philosophie tout court, y compris jusqu’à Heidegger et son « retour à la question [du sens] de l’être »). A ce crime « grec » et impérial (illustré notamment par la prétention d’un certain Reich, néo-païen et apostasique, à « durer mille ans ») répond bien sûr la « faute » juive et « royaumaire » d’une autre démesure : celle qui voudrait au contraire accélérer l’écoulement de ce temps, de ce sang, afin de faire advenir plus vite le Royaume – c’est l’hérésie « soviétique » qui finit par transformer ce royaume prématurément advenu en un avatar de l’adversaire impérial. *** L’histoire du xxe siècle fut essentiellement celle de l’affrontement entre trois empires aspirant tous trois, plus ou moins explicitement, à la domination sans partage du monde : l’hitlérien, le stalinien et l’américain (« l’occidental »), ce dernier l’ayant finalement emporté sous la figure économiste du néo-libéralisme. Bien que se combattant les uns les autres, ces empires avaient au moins un trait commun : ils illustraient tous trois la guise technique de l’être, se battant entre eux à coup d’innovations elles-mêmes techniques (bombe atomique américaine, fusées V2 allemandes, spoutnik soviétique) ; et il est probable que les défaites de l’empire hitlérien puis de celui soviétique furent dues en partie à leur incapacité à suivre le train de cette incessante surenchère technique : l’Allemagne n’eut pas le temps de mettre au point ses « armes nouvelles », l’Union soviétique perdit la course à l’espace et, à partir d’un moment, devint incapable de seulement maîtriser le dispositif technique qu’elle avait mis en place (catastrophe de Tchernobyl). L’empire américain l’emporta parce que, probablement, il illustrait le mieux cette guise technique de l’être – illustration en mode
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scientifique mais aussi en mode économique : nous avons montré que le néo-libéralisme et son devenir-prix, son devenir-étiquette (code-barre) de tout étant (et conjointement son devenir-salarié de tout individu) correspondait parfaitement au devenir-nombre qu’est en son essence ce mode très particulier du dévoilement : ce que dans les années 1960 on appelait la « réification ». À cette facette économique de la guise impériale de l’être correspond, en mode politique, le triomphe quasi-universel du système (dit) « démocratique » : partout où l’Empire et son néo-libéralisme l’ont emporté, ils ont introduit/imposé la démocratie, « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres » disait Churchill. L’analyse de cette démocratie comme vitrine du pouvoir étatique-impérial (la « démocratie spectaculaire » d’un Debord) a déjà été faite dans L’Europe et la Profondeur : en un tel système le « peuple », non seulement n’a jamais eu aucun « pouvoir » de décision politique, mais, à mesure que s’impose toujours plus profondément le règne du néo-libéralisme, il perd même, sous la figure du « consommateur », tout pouvoir de décision économique – ce sont désormais les « décideurs » de l’économie qui « décident » de ce que va aimer ou ne pas aimer (ou ne plus aimer) le peuple. De plus en plus souvent, pour les intérêts de l’économie, sont introduits sur le marché des objets ou des services absolument inutiles, ou du moins que personne, dans aucune enquête de marketing, n’avait demandés ; et inversement, d’autres, dont l’utilité était, elle, avérée, en sont mystérieusement retirés – la publicité sert essentiellement à faire passer dans l’opinion de tels tours de passepasse ; la science du marketing est devenue celle d’un anti-marketing : « Comment faire acheter aux gens une chose dont a priori ils ne veulent pas ? » La démocratie, qui n’a jamais existé politiquement (le « citoyen ») a même, donc, perdu toute réalité économique : le consommateur est lui aussi, désormais, « aux ordres ». L’Empire a pris au mot, et beaucoup plus efficacement que les anciens totalitarismes, la remarque humoristique de Brecht : il a bel et bien « dissous » le peuple – en transformant dans un premier temps le citoyen en consommateur, puis en dissolvant cette ultime figure ; tel est le coagula et solve très spécial du pouvoir impérial de type moderne. Et cette dissolution du peuple rejoint le devenir-nombre de tout l’étant illustré par la guise impériale de l’être : l’individu lui-même, pour reprendre les termes du In Girum de Debord, « n’est plus qu’un chiffre dans des graphiques dressés par des imbéciles ». On peut dès lors se demander pourquoi l’Empire s’obstine à maintenir une telle « illusion démocratique », pourquoi il continue d’appeler « citoyens », voire « consommateurs », ceux qui ne sont plus que des esclaves-spectateurs ? Pour d’évidentes raisons stratégiques d’abord : les mots de « citoyen » et de « consommateurs » (de « clients ») appartiennent
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à l’attirail de sa propagande/publicité. L’Empire ne peut se permettre (encore) d’apparaître pour ce qu’il est, un empire justement ; il lui faut encore biaiser et (se) dissimuler derrière la vitrine démocratique. L’Empire se sait secrètement une dictature ; mais, dans la mesure où son règne n’est que l’intervalle de l’instauration du Royaume, il se sait, encore plus secrètement, une usurpation ; d’où la nécessité pour lui de se dissimuler deux fois, d’avoir deux vitrines : la démocratique pour le politique, l’économiste pour l’ontologique – celle du citoyen et celle du consommateur pourtant par lui « dissous ». Plus profondément, c’est-à-dire théologiquement, ce que doit à toutes forces dissimuler l’Empire, c’est la guise de l’être qu’il illustre, parce que cette révélation ultime signifierait immédiatement l’Avènement d’une autre guise, celle du kamour, l’instauration du Royaume. Plus l’Empire devient puissant, c’est-à-dire plus il va vers sa fin (le comble de sa puissance précédant immédiatement l’instauration du Royaume) et plus il est contraint à une telle dissimulation qui prend la forme d’une « grande parodie » : parodie de la démocratie (démocratie spectaculaire), parodie d’un âge d’abondance (la « société de consommation »), parodie même de la vertu théologale de charité (« droits de l’homme » et organisations caritatives) ; tous masques qui, probablement, culmineront en une ultime parodie de forme, elle, théologique : il y a aura de nouveau une religion impériale officielle placée sous les auspices du « politiquement correct », religion qui coïncidera avec le règne de l’Antéchrist. L’instauration du Royaume qui lui succédera immédiatement consistera dès lors en le simple rétablissement de toute chose en son essence vraie : il y aura une démocratie, une abondance et une charité vraies qui feront venir les mensonges impériaux les ayant directement précédées comme les hommages du vice à la vertu. La subversion sans violence du Royaume opérera sur le mode d’une prise au mot des slogans impériaux : elle réalisera pratiquement ce que l’Empire, pour maintenir son pouvoir d’illusion, avait cru bon de parodier. Les différents exergues des chapitres d’Ubik préfigurent, en mode publicitaire, une telle subversion royaumaire : surgit tout à la fin de leur succession de messages dérisoires l’auto-proclamation du logos ubikien (« Je suis Ubik, j’ai fait les mondes… »). Ubik est bien le « mot » du « nom », le pré-nom de l’être en tant que le kamour, mot, prénom qui ne sont pas encore « le nom » parce que se ressentant de la traversée de tout l’espace du mensonge publicitaire impérial : le mot « Ubik » est la nécessaire transition sémantique entre l’illusion secrétée par l’Empire et la vérité du Royaume. Il dit le moment d’un retournement, d’une con-version ontologiques par lequel, tel un Janus Bifrons, la face claire de la guise de l’être en voyage depuis l’Événement de la Crucifixion revient vers nous, dissipant ainsi toute ténèbre, et, en cette révélation, faisant venir sa guise adverse (technique, impériale) pour ce qu’elle était en réalité et qu’elle s’ef-
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forçait à toutes forces de dissimuler : son « négatif photographique ». C’est pourquoi, de ce côté-ci des apparences, de ce côté-ci du miroir sciencefictif que nous tend le roman de Dick, Ubik n’est que le nom d’un banal atomiseur ; de l’autre côté, il est l’Eucharistie, la présence-vraie du dieu qui, à l’origine, s’est vidé pour nous sauver. *** Le coup de génie de Hobbes est de fonder son analyse des sociétés humaines, non sur l’égoïsme (le fameux « intérêt bien compris » des économistes à la Ricardo) de chaque individu, mais sur un trait beaucoup plus puissant et profond : son narcissisme, source de toute vanité et présomption. Dans Enquête sur la démocratie, Pierre Manent commente ainsi cette décisive avancée : Par nature, chacun de nous se croit le roi du monde, est emporté par la présomption et la vaine gloire, et est disposé à prendre tous les risques pour être le premier dans cette course qu’est la vie. Seul le « Dieu mortel » qu’est Léviathan – l’État souverain – peut tenir en respect cette folie qui nous possède, et nous faire effectivement peur […] La « guerre de tous contre tous » est en réalité la guerre de chaque narcissisme contre celui de son voisin, chacun essayant d’imposer à l’autre l’image flatteuse qu’il a de lui-même, quitte à recourir aux moyens les plus « persuasifs », c’est-à-dire les plus violents, source de tous les désordres depuis qu’il y a des sociétés (et il y en a toujours eu). La notion de narcissisme excède donc toute catégorie psychologisante; elle est un trait constitutif de l’être humain. Il n’est pas sûr que les hommes s’aiment eux-mêmes, mais toujours ils aiment l’image d’eux-mêmes qu’ils se sont façonnée, image à leurs yeux si précieuse, si vitale, qu’ils sont prêts à lui sacrifier leur vie même, « à prendre tous les risques » comme le note Pierre Manent qui, dès lors, peut pointer le « caractère paradoxal » du système hobbesien : le Léviathan prétend combattre cette passion, cette « folie » narcissique par une autre passion, celle de la peur de la mort ; mais celle-ci apparaît bien désarmée devant le narcissisme et sa « folle » vanité qui, nous venons de le voir, sont, de toutes les passions, celles qui redoutent le moins la mort. Aussi, ce Léviathan moderne qu’est l’Empire n’a pas suivi exactement les consignes de Hobbes, même s’il en a retenu la leçon. Plutôt que de tenter de combattre par la peur l’universelle folie narcissique, il a préféré, en la flattant habilement, s’en faire une arme et un argument. Tel est en particulier le sens des mille « spectacles » (médiatiques ou politico-médiatiques) organisés par l’Empire et qui, tous, semblent illustrer la prophétie warho-
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lienne voulant que « dans l’avenir, chacun sera célèbre un quart-d’heure », ce quart-d’heure constituant une sorte de « minimum garanti » du narcissisme. Analysant dans le Traité du Même certaines émissions de télévision, nous avons notamment montré comment le Spectacle parvenait à réaliser ce tour de force : satisfaire le narcissisme d’un individu (au moins pendant « un quart-d’heure ») tout en faisant que cette satisfaction ne porte pas ombrage au narcissisme de tous les autres, de tous les « spectateurs » de cette épiphanie narcissique – en faisant que cet « instant » soit aussi le moment pour l’individu ainsi « glorifié » d’un abaissement, d’une chute de l’être-moyen dans l’être-vulgaire et son auto-complaisance : l’être-médiocre (processus qui explique l’émergence et la prédominance aux temps impériaux de la figure du « pitre », forme moderne de l’ancien bouffon). Or cette folie narcissique et son « traitement » constituent encore une pierre d’achoppement entre l’Empire et le Royaume : tandis que le premier, pour asseoir toujours mieux son pouvoir, la multiplie universellement, le second la guérit. De quelle manière ? Par l’exemple bien sûr du dieu lui-même qui, dans sa kénose, se vide et s’abaisse lui aussi, quoique d’une façon toute différente de l’abaissement médiatico-impérial ; en ce sens, l’épisode analysé plus haut du lavement des pieds constitue une leçon donnée par le Christ luimême d’anti-narcissisme : si le plus haut, le « Maître et Seigneur », peut ainsi s’abaisser si bas, ne pouvons-nous accepter, à notre tour, que notre belle image ne soit un peu ébréchée ? Cependant, cet anti-narcissisme n’est qu’une première étape dans la guérison de l’universelle folie narcissique : le Christ sait bien que cet anti-narcissisme peut constituer l’ultime argument du narcissisme, sous la forme bien connue, notamment dans les milieux « chrétiens », d’une humilité orgueilleuse – certes on s’abaisse, mais en tirant vanité de cet abaissement. La véritable guérison du narcissisme n’a lieu que lorsque nous cessons d’aimer l’image que nous avons façonnée de nous-mêmes pour nous mettre à nous aimer nous-mêmes ; car, en ce transfert d’amour, en cette traversée du courtisan miroir narcissique, nous réalisons tout à coup que cette folie narcissique qui nous tenait (cette universelle névrose) n’était que l’effet de la haine secrète que nous nous vouions à nous-mêmes, et d’abord à notre être-moyen, dé-chu, et humilié par cette chute même. Le « salut » qu’opère la venue du « Sauveur » dans le monde consiste aussi en cette réconciliation de chacun avec soimême : dès lors que nous sommes « sauvés », c’est-à-dire lavés de la souillure d’une honte originelle, nous sommes en même temps réconciliés avec nous-mêmes et pouvons à nouveau nous aimer sans honte, et donc nous passer de la belle image de nous-mêmes que, dans le narcissisme, nous nous étions façonnée. Où l’on voit aussi la profonde ironie de la consigne
L’Empire et le Royaume « Le Royaume est ici mais nous n’en savons rien. Le Royaume est cet unique globe d’azur sous la voûte duquel nous vivons et mourons, mais nous l’ignorons encore. Nous n’avons pas pour le retrouver, à explorer cette roue d’astres qui lentement se meut au-dessus de nos têtes, nous n’avons même pas à le construire car il est là: toujours déjà donné, gracieusement accordé, d’aucun temps ni d’aucun pays mais pouvant partout surgir dès qu’un homme rencontre sa parole et dès qu’une parole rencontre son lieu. Nous avons tous eu l’intuition de sa présence, mais jamais encore nous n’avons su l’aborder. Et quand, par malheur, nous prétendions l’édifier, nous ne faisions qu’instituer l’Empire. Son rêve cependant, depuis le fond des âges, nous hante et nous inspire ; son désir nous accompagne durant l’errance et sous la tente étoilée : son rêve et son désir ont fait l’histoire. L’histoire n’est que la longue succession des tentatives des hommes pour conquérir le ciel, pour établir le Royaume dans l’ici et le maintenant. Chaque peuple à son tour s’est jeté dans cette aventure fabuleuse, chaque peuple à son tour a régné sur le monde avant de décliner. Car le Royaume n’appartient à personne, il ne peut être conquis ni par la violence, ni par la sagesse ; il ne peut être que donné ou perdu, accordé ou repris. Le Royaume n’est aucune utopie. L’erreur de l’utopie n’est pas d’avoir voulu combattre le malheur mais d’avoir voulu l’exterminer. Ce faisant, elle l’a répandu partout, contaminant les sources même de la joie. Le malheur ne peut être supprimé car il est l’incompréhensible, la lumière secrète à laquelle fleurit ou se fane toute joie. Si le soleil chaque soir ne replongeait dans l’informe de la nuit, ne se ressourçait aux forces de chaos et de destruction, il ne pourrait jaillir à l’aube aussi neuf et aussi radieux. Si la terre, à chaque crépuscule, ne se refermait sur son antre de noirceur et d’épouvante, elle ne pourrait pousser au matin ses fleurs éclatantes qui, elles aussi, sont filles de la nuit. C’est pourquoi le Royaume n’est pas le lieu de l’absence du malheur : il n’est aucune citadelle préservée dans le ciel ou sur la terre. Le Royaume est l’invisible plan où jouent, combattent et s’épousent détresse et bonheur – l’ajointement secret de toute horreur et de toute merveille. » Avec L’Empire et le Royaume se poursuit la méditation commencée dans L’Europe et la Profondeur et le Traité du Même, ouvrages parus aux éditions Loubatières en 2007 et 2009. Un quatrième tome, Le Voyage des morts, est en préparation.
ISBN 978-2-86266-608-2 Illustration de couverture : Woman Reading a Letter, c.1662-63 (oil on canvas), Vermeer, Jan (1632-1675) / Rijksmuseum, Amsterdam, The Netherlands / Bridgeman Giraudon
29 €
www.loubatieres.fr
Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il a publié depuis de nombreux livres – romans, récits de voyage, essais. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage consacré à Vermeer : Vermeer ou l’action de voir (en collaboration avec P. E. Laroche, La Lettre volée, Bruxelles, 2007).