YVES GARRIC
des
paysans qui ont dit
NON
SOCIÉTÉ LOUBATIÈRES
Cet ouvrage est publié avec le concours du Centre régional des lettres de Midi-Pyrénées
ISBN 978-2-86266-609-9 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr
Yves Garric
Des paysans qui ont dit non
SOCIÉTÉ | LOUBATIÈRES
À André Sournac, fidèlement par-delà les saisons.
avant-propos
Le bon sens… Le fameux, l’éternel, l’inusable bon sens paysan ! Le voilà bien, finalement, le point commun entre tous les personnages de ce livre ! Leur liant, leur ciment plus dur que le mortier à la chaux qui scelle les blocs des monuments romains. Le voici, le terreau où s’entrecroisent leurs racines ! Qu’on n’aille surtout pas se tromper de couplet : il sera assez peu question à travers ces pages de l’art de connaître les coins à champignons ou de prédire le prochain hiver à l’épaisseur de la peau des oignons… bref, de nostalgie campagnarde ou de folklore. Le « bon sens paysan » dont je veux parler ne vit pas reclus dans un musée… Il a, plus que jamais, des jambes pour aller. Et, pour lui donner le cap, une aiguille de boussole que n’affolent pas les caprices des temps. Il est, à l’aune de la générosité, indéfectiblement « bon ». Il est « sens » dans la cohérence, la fidélité 5
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aux valeurs vraies, la sérénité que donne la force des convictions… Et « paysan » dans le respect de la vie sous toutes ses formes qui, fondamentalement, s’attache à ce terme en voie de disparition. L’agriculture aussi, a eu ses « trente glorieuses ». La période de folie dont elle s’est accompagnée a couru bien au-delà, de 1960 à l’an 2000 grosso modo, et elle a à l’envi foisonné de choix et de pratiques mortifères tant pour les hommes que pour la nature ou l’environnement. Mais que sait-on de cette « armée de l’ombre » des agriculteurs qui ont eu le courage du refus ? Leur résistance apparaît prophétique aujourd’hui. En disant fermement « non », c’est un « oui » vibrant qu’ont lancé ces paysans : oui à la solidarité, au dialogue, au respect, à l’ouverture… Et à l’espoir… Et à la beauté… Un million de fois oui à la vie ! Oui à la paysannerie ! Ces anonymes pionniers sont la preuve patente qu’il était possible de ne pas donner complètement dans le panneau. Les éléments d’analyse, de réflexion étaient là pour au moins tenter de limiter les dégâts. Bien peu ont eu cette volonté. Il n’a pas manqué de censeurs pour clouer au pilori ceux qui refusaient de marcher au pas. Les paysans dont j’explore ici le chemin sont de ma terre. J’ai pu les voir marcher durant ma vie professionnelle. Inconnus des médias, ils n’en ont pas moins un solide bilan au moment où ils arrivent à la retraite. Le récit de leur engagement sort des champs, à l’occasion, pour empiéter sur un certain nombre de thèmes telle la guerre d’Algérie dont j’ai pu mesurer à travers les paroles que j’ai entendues à quel point elle a été traumatisante pour beaucoup de ceux qui l’ont subie. Ou encore le rôle de l’Église perçu par les mêmes individus comme plutôt pesant dans les souvenirs d’enfance et libérateur au temps de la J.A.C (Jeunesse Agricole Catholique). 6
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Récurrente aussi, dans ces témoignages, l’influence déterminante qu’a pu avoir un enseignant, instituteur ou professeur, sur un destin d’homme ou de femme. Ou celle du livre: tant de jeunes gardiens de vaches ou de moutons prirent leur essor sur les ailes de la lecture… J’exprime une fois de plus ma gratitude à Yvon Puech qui a non seulement veillé à l’orthodoxie des quelques termes occitans que j’ai utilisés mais les a assortis de remarques éclairantes. Grand merci, pour la confiance qu’ils m’ont accordée, à ces paysans de par chez moi qui ont dit non – qui ont dit oui. Je les ai rassemblés dans ce livre comme dans un hameau… Pour ma joie ; la vôtre aussi peut-être.
Y. G.
Vous aimez la libertĂŠ ? Elle habite la campagne. AndrĂŠs Bello
le mai 1968 en janvier de gilbert espinasse on mai 1968 à lui s’est passé… en janvier. La même année que pour les étudiants et le reste du pays, avec cinq mois d’avance. Et non point au Quartier latin, parmi les jets de pavés, mais sur la paille d’un paisible champ de foire. En ce 8 janvier 1968 donc, après avoir vendu ses agneaux, Gilbert Espinasse flâne dans les rues de Marcillac au milieu des nombreux chalands qui ont envahi le bourg. Il ne se doute pas qu’il a rendez-vous avec La Révolution en personne ! Elle a pris asile dans une camionnette stand garée sous les platanes de la Promenade et qu’adornent des panneaux avec des photos de labours, de céréales ainsi que… de pains croustillants. Ce dernier détail fait saliver Gilbert et – à quoi tiennent les grands bouleversements dans la destinée des hommes ! – l’incite à s’approcher. Il se mêle, par simple curiosité, à l’attroupement qui s’est formé. Le représentant d’une société d’engrais biologiques est en train d’expliquer qu’il faut cesser de malmener la terre en la gavant de poisons chimiques qui altèrent son équilibre comme celui des végétaux dont se nourrissent hommes et bêtes. Notre jeune agriculteur n’en croit pas ses oreilles d’entendre un pareil discours. Et dans le même temps il trouve le propos cohérent. Cette relation qui est faite entre la santé humaine, celle des plantes et des sols lui paraît relever du bon sens le plus élémentaire. En revanche, quand le représentant se met à parler des vaccinations pour en contester le bien-fondé et en souligner les dangers, il est choqué et il ne se prive pas de le dire. Il n’en repart pas
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moins de cette mémorable foire de Marcillac avec, dans la poche, des prospectus qui vantent les bienfaits des algues et autres engrais naturels. Le vert (celui du bio) est entré dans le fruit. C’est une ère nouvelle qui va s’ouvrir à la ferme des Espinasse. Qu’en aurait dit Théophile, le grand-père, qui n’avait pas de plus grand souci en tête que de voir sa succession assurée et ses terres en de bonnes mains ? Il l’avait montré d’éclatante façon lors de telle scène qui s’était déroulée un petit quart de siècle en arrière… En cet après-midi du samedi 29 avril 1944, Théophile sarcle les betteraves au champ du « Rougel », à quelque cinq cents mètres de son hameau de Sévignac. Il tient bon le manche, oui, mais il a l’esprit bigrement ailleurs. S’il s’écoutait, même, il planterait tout là – houe, bledas 1 et champ – pour se dépêcher d’aller aux nouvelles à la maison. La pudeur le retient. Dans de pareils moments, la place des hommes n’est guère au milieu des femmes ! Encore moins celle du grand-père. Alors, il ravale son impatience. Et il s’efforce de tenir la dragée haute à Anselmo, l’Espagnoulet – le jeune berger espagnol – qu’il précède d’une bonne dizaine de plants sur sa rangée, comme il sied à un patron soucieux de donner l’exemple. Tout aussi bien, tandis que d’un tranchant ferme et précis il fait un sort aux mauvaises herbes, de drôles d’images de betteraves dressées telles des phallus se mettent-elles à lui trotter dans la tête. On imagine la fièvre de l’attente qui le tient, l’obsession qui depuis des mois le ronge s’exacerbant jusqu’à lui suggérer de pareilles métaphores ! Pourvu qu’il soit doté, ce troisième enfant qui s’annonce, de l’appendice tant souhaité ! Puisse Léa, la bru entrée dans les douleurs le matin même, mettre enfin au monde un fils après n’avoir réussi à doter la maisonnée que de deux filles coup sur coup. La seule idée que le nom des Espinasse déserte un jour le hameau de Sévignac lui donne des sueurs froides, à Théophile. Il imagine avec angoisse sa lignée détrônée, le titre de « cap d’ostal 2 » usurpé, le haut bout de la table familiale occupé avec arrogance par quelque gendre au patronyme incertain. Du coup, le printemps en train d’exploser lui paraît terne. Peut-être voit-il comme un pressentiment de layettes roses dans les fleurs dont se parent les pêchers, tout au loin, en contrebas, dans le Rougier de Marcillac. Vers quatre heures enfin résonnent sur le chemin des bruits de grandes enjambées… Théophile se garde de lever le nez quand Paul, le fils, approche. D’une voix qu’il veut détachée il se contente de demander : – E alara ? Et alors ? 10
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– È ben coma d’abitud ! Hé bé comme d’habitude, répond le jeune père d’un ton mi-navré, mi-fataliste. Une troisième fille! Théophile en était sûr! De rage, tiens, il s’acharne sur une ravenelle récalcitrante. Tout en continuant à sarcler, il ravale son amertume. Ah ! Il aura bonne mine, dimanche prochain, à l’auberge de Druelle, quand les copains le féliciteront avec des airs entendus. La graine des Espinasse ne sort pas grandie, que non pas, de ce nouveau coup à côté du but ! Lui qui rêvait de tenir un petit homme par la main pour lui faire faire le tour du propriétaire, champ après champ, en lui expliquant chacune de leurs terres. Il en est là de sa rancœur lorsque Paul se ravise et laisse tomber : « Enfin, aqueste còp m’a semblat qu’èra pas tot à fèt 3 coma los altres… Enfin, cette fois, il m’a semblé que ce petit n’était pas tout à fait comme les autres. » Du coup, Théophile comprend. Il lâche sa houe. Et il court à la maison voir de ses yeux l’héritier nouveau-né de Sévignac. Ainsi, en ce printemps 1944, Gilbert Espinasse fait-il son entrée dans le monde sous un signe qu’il aura tout loisir de cultiver au cours de son existence : la plaisanterie, qu’il utilisera comme un rempart à l’incompréhension ou à l’intolérance ; l’humour, qu’il érigera en art de vivre. De temps immémoriaux, tous les aînés du clan Espinasse se prénomment Théophile. Le père de Gilbert lui-même ne déroge pas à la règle même si, selon une coutume fréquemment en usage à l’époque, c’est son deuxième petit nom de Paul qui a prévalu. Mais les temps sont en train de changer et Léa tient bon : son fils s’appellera Gilbert ; Gilbert avec comme deuxième prénom Théophile autant qu’on voudra. Cette concession faite, le grand-père voit le destin de son premier petit-fils tout tracé, sans qu’il puisse y avoir seulement place pour le moindre doute : c’est lui qui, le moment venu, reprendra la ferme. Le hameau de Sévignac qui regarde au sud la vallée de l’Aveyron se trouve perché sur une dernière marche de bon Ségala fertile en suspens au-dessus du Rougier de Marcillac. Pour donner un peu plus de piquant encore à la majesté sauvage des lieux, le village voisin s’appelle Césars. On n’ira tout de même pas jusqu’à supposer que le fameux empereur ait pu, dans cette incroyable bougeotte qui fut la sienne, s’aventurer jusqu’ici à la tête de ses légions. En tout cas des fouilles archéologiques menées, dans les années 1950, à l’initiative de Paul Cayla, l’ancien maire de Druelle, ont permis de mettre au jour dans un champ de l’en11
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droit des sépultures antiques. Une légende prétend que les Romains en garnison sur ces hauteurs et les Gaulois stationnés en face, à l’est, sur l’actuel hameau de Soleillhac, se canardaient allégrement à coups de pierres… ce qui supposerait l’usage de gros bras de géants ou l’emploi d’engins balistiques inconnus à l’époque. En s’amoncelant, ces projectiles auraient constitué le promontoire sur lequel s’élève l’émouvante petite église préromane de Saint-Clément. Une trentaine d’hectares dont vingt-cinq cultivables… Une douzaine de vaches, une soixantaine de brebis, une paire de bœufs, une paire de juments… Plutôt prospère, pour le temps et la région, la propriété des Espinasse, même si elle reste de taille modeste. S’y rajoute le renfort appréciable de la belle vigne du Sauvage. Cette ancienne dépendance de l’abbaye du même nom, passée à l’hôpital de Rodez au moment de la Révolution, a été rachetée par l’arrière-grand-père. Jusqu’à la guerre de 1914, elle sera réputée rapporter à elle seule plus que le reste de la ferme. Les bonnes années, elle peut donner jusqu’à vingt-cinq barriques, soit une cinquantaine d’hectolitres de vin. Elle vaudra à Gilbert de faire son apprentissage de vigneron. Il se sent toujours capable, comme il s’y appliquait encore dans les années 1970, de pratiquer la taille à la « cabeçana 4 » en pliant l’« obra », le rameau principal, en arrondi de manière à ralentir la sève et à susciter la naissance des bourgeons qui donneront fleurs et grappes. Mais trop accaparé par ses autres activités agricoles, il a fini par abandonner à leur sort ces terrasses de plants mançois vieillissants. Il aurait fallu les rajeunir. Elles étaient de surcroît difficilement accessibles, avec à peine un chemin pour y mener un attelage. Aujourd’hui, la broussaille y a pris le dessus et les droits à plantation sont irrémédiablement perdus. Parmi les grands nostalgiques du vin du Sauvage : Otto, Herman, ainsi que plusieurs anciens prisonniers allemands lors de leurs épisodiques retours à Sévignac, jusqu’à ces dernières années encore. Ils avaient travaillé au sortir de la guerre à l’élargissement de la « carral », le chemin de terre, du Castanié, dans la vallée de l’Aveyron, devenu aujourd’hui route communale. Ils ne se faisaient pas prier pour venir quasiment tous les soirs rendre visite à Joseph, leur compatriote affecté, lui, à la ferme des Espinasse. Ils savaient qu’il y aurait la bouteille sur la table, et aussi de quoi améliorer le menu passablement frugal qui constituait leur ordinaire. Ils prisaient fort, notamment, les confitures de Léa dont ils savouraient de généreuses tartines. Gilbert se souvient surtout d’Otto, coiffeur de son état. Il lui doit ses premières coupes de cheveux, postérieur calé sur la chaufferette de 12
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la maison appelée en renfort pour rehausser la chaise. On lui a maintes fois raconté comment Herman, le boulanger pince-sans-rire, était arrivé un jour en disant : « Demain, c’est la grande fête à Pradels (le hameau où étaient hébergés ces prisonniers) : au lieu de comme ça (geste de montrer un travers de main) il y aura comme ça (d’indiquer une longueur de bras) pour chacun ! » Traduction : le stock de pommes de terre étant épuisé, on allait mettre les prisonniers au régime betteraves. Traditionnellement aussi, à la ferme des Espinasse, on s’adjoignait les services d’un « pastron 5 », d’un petit berger, qu’on allait chercher dans le bassin de Decazeville. Il s’agissait le plus souvent d’un fils de mineurs espagnols ou polonais. Le temps des vacances, cet enfant ne coûtait rien à ses parents. Au terme de son séjour, on lui remettait un petit pécule. Anselmo, lui, était déjà adolescent lorsqu’il était venu travailler à Sévignac après avoir passé à pied les Pyrénées pour fuir les franquistes et rejoindre un oncle dans le Bassin houiller. Il eut des échanges parfois assez vifs avec le bien-pensant Théophile, ce qui ne devait pas l’empêcher de conserver le meilleur souvenir de la famille avec qui, à quatrevingt-dix ans et alors qu’il habite Saint-Rome-de-Tarn, tout au Sud du Rouergue, il a gardé des relations amicales. Faut-il voir dans tout ce timide bain internationaliste un avant-goût du cosmopolitisme qui soufflera fort, un jour, sur Sévignac ? Gilbert évoque avec un sourire attendri les dimanches matins de son enfance. Son grand-père était fier de lui donner la main pour le conduire à la messe à Abbas. Il l’amenait ensuite au café. Tout en écoutant les conversations des grands, le garçonnet sirotait avec une petite grimace le doigt de vin auquel il avait droit au fond du verre. Ou alors il se laissait griser avec une impression de vertige par le brouhaha de la salle. Sur le chemin du retour, ils s’arrêtaient immuablement à l’épicerie du village pour acheter une « surprise ». Le futur héritier de Sévignac attendait d’être en rase campagne pour l’ouvrir, en vertu de ces canons d’une éducation bien campagnarde qui lui interdisaient à la fois de se précipiter comme un chien sur un os sur le cadeau qui lui était offert et d’en étaler la richesse sous les yeux de la population environnante. Elle aurait pu, va savoir, concevoir quelque jalousie de sa bonne fortune et en tout état de cause, n’est-ce pas, ses affaires privées ne la regardaient pas. De Paul, son père, Gilbert dit qu’il était plutôt du genre « bon vivant », un brin rêveur. 13
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« Il avait un abord avenant. Il aimait plaisanter. Je ne crois pas que dans sa vie il ait froissé beaucoup de monde. Mais si quelqu’un lui envoyait une méchanceté, il savait trouver la réplique qui le remettait à sa place. Les nombreux jeunes stagiaires qui sont passés chez nous l’aimaient beaucoup et il prenait plaisir à discuter avec eux. » Dès 1934, Paul avait eu une automobile, une Licorne qu’il avait achetée d’occasion et qu’il devait faire rouler jusqu’en 1958, avant qu’elle ne finisse en cabane à poules puis aille pourrir au fond d’un bois… comme tant d’autres pièces de musée dont on n’ose pas imaginer la valeur marchande qu’elles auraient aujourd’hui. Léa, sa mère, Gilbert la voit en revanche avec les pieds bien sur terre et la faculté, en bonne ménagère, de savoir compter. Un autre personnage marquant de Sévignac : Camille, la grandmère paternelle, l’épouse de Théophile. Elle était la fille d’un cultivateur de Rieupeyroux. Son rêve : devenir maîtresse d’école sitôt après le brevet qu’elle préparait chez les sœurs. Mais son père ne l’entendait pas du tout de cette oreille : plutôt que de la voir embrasser une carrière qu’il estimait de « crève-la-faim », il la préférait mariée dans quelque bonne propriété de la région. Pour mieux couper court au rêve de sa fille, il l’avait d’autorité retirée de l’école à Pâques, à quelques semaines du diplôme tant convoité. Camille lui en avait gardé rancune toute sa vie. Elle n’en devait pas moins le recueillir chez elle sur ses vieux jours. Elle avait, en revanche, envoyé sur les roses le prétendant, un certain Séraphin, qu’on lui avait choisi pour se jeter dans les bras de ce Théophile sans grand patrimoine. Elle ne lui avait pas été d’une aide très efficace dans les champs. Et il lui arrivait plus d’une fois de le choquer par sa liberté de ton et de propos en tous domaines. Elle savait une foule d’histoires qui ravissaient ses petits-enfants… Gilbert qui s’estime « plus cultivateur qu’éleveur » n’en exprime pas moins l’admiration qu’il voue à Eugène, son grand-père maternel, agriculteur à Moyrazès, de l’autre côté de l’Aveyron. À l’en croire, cet homme poussait loin son amour des bêtes. Ainsi, la première fois que Paul est allé chez lui, alors qu’il fréquentait Léa, Eugène n’a pas manqué de lui faire les honneurs de son étable. Or ne voilà-t-il pas qu’en passant devant une jument à qui il n’avait rien fait, il le jure, le pauvre futur gendre s’est fait pincer le bras – pour ne pas dire qu’il se l’est fait mordre – d’une façon qui n’avait, selon lui, vraiment rien d’amical. Le malheureux offensé grimaçant de douleur ruminait déjà sa vengeance, lorgnant avec des regards meurtriers du côté des bâtons et autres « agulhadas 6 ». Quelle ne fut pas sa stupeur d’entendre son beau-père putatif s’atten14
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drir sur cette pauvre jument qui avait soi-disant juste voulu s’amuser un peu et en aucun cas faire du tort à quiconque. Et Eugène d’ajouter, pour prévenir tout acte qui l’aurait fâché : « Vesètz… De totas aquelas bèstias que son aquí, n’i a pas cap qu’aja jamai atrapat un còp de pal de la mia man… Voyez… De toutes les bêtes qui sont là, il n’y en a pas une qui ait jamais pris un seul coup de bâton de ma main. » Les bêtes, les bœufs, les juments, Gilbert les connaît bien quand même : « Je suis de l’ancien temps autant que du nouveau. Je sais labourer avec un tracteur. Mais ça ne me dérangerait pas si, demain, il fallait retravailler avec des attelages. » Dès son plus jeune âge, comme Lisette, Paulette et Claudine, ses sœurs, il est préposé à la garde des troupeaux, apporte son concours dans les champs. « Il n’était pas question, souligne-t-il, de rester à ne rien faire. Par exemple, gamin, j’aurais aimé avoir une canne à pêche et aller à l’Aveyron que je voyais couler en bas. Cette envie était considérée comme une fantaisie inutile, une perte de temps, presque un luxe. » Ses sœurs vont à l’école privée d’Abbas, lui à l’école laïque. Ils font le chemin à pied : un kilomètre et demi en coupant à travers bois et champs. À midi, il prend à la cantine des sœurs un repas de soupe et légumes dont ses papilles ne gardent pas, rétrospectivement, un souvenir particulièrement réjoui. « Nous n’avions de la viande qu’une fois par an, le jour où nos parents apportaient le “présent 7” au couvent. » Yvonne Delmas, son institutrice, a véritablement le feu sacré et la volonté farouche de ne laisser aucun enfant à la traîne, dusse-t-elle y perdre plus d’une fois patience et se laisser aller à des gestes d’humeur qu’elle regrette aussitôt. La rivalité est à son comble entre les deux écoles. Gilbert est bien parti pour faire un premier prix cantonal au certificat d’études. Lui ne dirait pas non à une entrée en sixième dans quelque collège ou lycée de Rodez. Mais ses parents hésitent. Et puis Théophile tomberait raide d’une crise cardiaque à la seule perspective de le voir déserter Sévignac. Bref, le temps passe… Le jour du certificat d’études arrive. Espinasse Gilbert se classe bel et bien en tête des candidats du canton de Rodez. L’inspecteur d’académie en personne lui remet un livret de Caisse d’Épargne qu’agrémente la fabuleuse somme de cinq mille francs 8, autant dire le début de la fortune. Le second est un certain Lagarde de Sainte-Radegonde. Gilbert le retrouve en octobre suivant à l’école d’agriculture de La Roque. Lui 15
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qui n’a jamais quitté le giron familial, le voilà assujetti à un régime qu’il a quelque peine à intégrer : « Nous rentrions à la Toussaint et nous allions jusqu’à Noël. Et puis jusqu’à Pâques. Et aux grandes vacances. Nous travaillions du lundi matin au dimanche midi. Ce jour-là nous pouvions sortir seulement jusqu’à quatre heures 9. Après, nous avions une plage de loisirs que nous devions préparer à tour de rôle par équipes. Et ça, c’était bien. Ça vous obligeait à surmonter votre timidité pour vous exprimer devant tout le monde, que ce soit pour organiser un jeu, raconter une histoire ou jouer une petite pièce de théâtre. » L’école de La Roque est alors un établissement privé, dirigé par un prêtre, l’abbé Flottes. L’un des professeurs qui marquera le plus Gilbert est un autre ecclésiastique, l’abbé Deltort, ingénieur agronome frais émoulu de l’école de Purpan à Toulouse : « On le sentait sincère, respectueux de chacun. Il savait nous ouvrir à toutes sortes d’idées. Il nous répétait cet avertissement que je n’ai jamais oublié : “Quand vous sortirez d’ici, même si vous êtes l’élève le plus brillant, dites-vous bien que vous ne savez rien et que vous avez encore tout à apprendre.” » Avec le recul du temps, Gilbert estime que La Roque lui a aussi inculqué le sens de la réflexion et du travail en commun : « Nous étions une centaine de pensionnaires répartis par équipes de huit chargées à tour de rôle de tel ou tel travail à la ferme, de l’entretien des machines, du ménage, des loisirs… Chaque dimanche matin avait lieu un “rapport de ferme” auquel tout le monde participait, du directeur aux élèves en passant par les professeurs et les membres du personnel. » L’alternance du travail intellectuel et des travaux pratiques à la ferme ou dans les champs lui convient. « On disait bien “la ferme” et non pas “l’exploitation” et l’état d’esprit était à l’avenant. On nous apprenait à utiliser ces produits nouveaux qu’on appelait les engrais, dont on disait qu’ils allaient révolutionner le monde. Mais ça restait encore raisonnable. » Gilbert serait finalement plutôt à son aise dans cet environnement où il se sent pris en considération. Toutefois, une infirmité majeure l’affecte… une sorte de tare qu’il n’avoue qu’en dernière extrémité en baissant les yeux. Oserons-nous l’écrire ? Allez, puisqu’il faut se jeter à l’eau… Chez lui, il n’y a pas de tracteur ! Vous avez bien lu : les Espinasse de Sévignac n’ont pas de tracteur ! Ils ne sont que trois, trois élèves sur les cent, un trio de misère, à vivre une pareille humiliation. Pendant que les autres parlent Mac Cormick, Massey Ferguson, Pony, Renault ou autres Vandeuvre, dissertent chevaux, relevage hydraulique, prise de force ou boîte semi-automatique, spéculent charrue à deux ou quatre 16
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socs, barre de coupe, botteleuse, épandeur de fumier ou d’engrais semipolaire, eux se terrent honteusement, font le gros dos en priant le ciel que la balle ne vienne pas dans leur camp et que la conversation change de cap. Pas de tracteur ! De quoi complexer plus gravement un adolescent que tous ses boutons. Pour tout arranger, les professeurs de La Roque ont la fâcheuse habitude d’aller volontiers voir leurs élèves chez eux, à la faveur des vacances. Ils sont probablement mus par le sentiment louable de vouloir mieux les aider en allant de visu se rendre compte de la situation concrète qu’ils vivent sur leur exploitation. Ainsi Gilbert est tranquillement en train de labourer avec ses bœufs le pire travers 10 de Sévignac lorsqu’il voit débouler sur le chemin… qui donc, en compagnie de son père ? Louis Dupont, son professeur d’agronomie en personne ! L’agulhada manque lui en tomber des mains. Il éprouve, certes, une estime profonde pour cet homme chaleureux, passionné par son sujet, qui lui a déjà beaucoup apporté. Mais là, sincèrement, il préférerait le savoir ailleurs. Lors d’un entretien qu’il aura plus tard avec lui en tête à tête, ce brave professeur s’efforcera, mine de rien, avec tout le tact dont il est capable et toutes les précautions oratoires qui s’imposent, de lui faire passer le message : ne pense-t-il pas que, dans le contexte agricole du vingtième siècle, il y a tout de même lieu de s’interroger sur l’avenir des terres les plus pentues du bon vieux Rouergue ? Après deux années bien remplies, notre jeune Sévignacois quitte l’école avec deux diplômes pour un en poche : le brevet agricole et un parchemin de la Société centrale d’agriculture de l’Aveyron. Va-t-il continuer ses études, lui qui a manifestement le goût des livres et la capacité, unanimement relevée par ses professeurs, d’aller plus loin ? Son condisciple Lagarde, celui de Sainte-Radegonde qui fut son dauphin au certificat d’études, opte pour une formation de technicien agricole. Le directeur de La Roque, consulté par Paul Espinasse, ne dit pas non. Il observe toutefois que le milieu agricole n’a rien à gagner à ne garder à la terre que les moins doués de ses hommes. Gilbert réfléchit. Il n’a aucune langue étrangère à son actif. Il ne voit pas trop (et sans nul doute à tort) comment il pourrait rattraper son retard dans certaines matières. Et puis… il y a, enfoui au fond de lui, du domaine de l’inconscient mais bien présent quand même, ce sentiment qu’il ne doit pas trahir Théophile, le grand-père qui s’en est allé deux ans plus tôt, en 1958. Sa décision est vite prise : il retourne à Sévignac. 17
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« Plus tard, quand j’ai atteint les trente-cinq ou quarante ans, il m’est arrivé de le regretter. Je voyais des copains de mon âge qui travaillaient en ville, qui étaient employés par exemple à l’hôpital psychiatrique de Rodez où ils gagnaient plus que moi en travaillant moins. Et puis, finalement, avec le temps, je me suis aperçu que je n’étais pas si malheureux. Je voyais une foule de problèmes autour de moi : l’un avait gagné beaucoup d’argent à Paris mais il n’avait pas l’air mieux dans sa peau pour autant, un autre était malade, un autre divorçait, d’autres étaient fâchés avec toute leur famille alors que je m’entends très bien avec mes sœurs. Finalement, je crois que je n’ai pas fait un si mauvais choix. » Il s’inscrit à des cours par correspondance de l’école d’agriculture de Purpan de Toulouse qui lui vaudront un vague diplôme de plus. Deux années durant, il travaille la ferme avec les bœufs et les juments en rêvant de ce tracteur dont son père ne veut pas entendre parler alors même que tous les voisins en ont un. Sa réponse, invariablement : – C’est trop en pente, par chez nous. Tu te tuerais. – Ce n’est pas avec le tracteur mais en quad que j’ai failli me tuer…, observe Gilbert. Il y a quelques mois, un tel engin qu’il utilisait pour aller chercher ses brebis s’est renversé sur lui, le laissant groggy dans un labour. Sans l’intervention de Vincent, l’un de ses fils, parti à sa recherche, il y serait encore. Cet accident lui a valu huit jours d’hôpital et un bon mois d’immobilisation. Moralité : même les plus sages et les plus respectueux de l’environnement peuvent avoir leurs accès de faiblesse et contribuer aux émissions de CO2 en jouant les bergers motorisés. À dix-huit ans, Gilbert prend pour la première fois le train pour aller faire ses « trois jours » à Auch. Et en 1964 il part accomplir ses obligations militaires nanti de ce conseil que lui a expressément donné son père : ne surtout pas se mêler d’avoir des galons. Mais à son arrivée dans le régiment du train de Montlhéry on ne lui demande qu’à peine son avis. Il se retrouve à suivre le peloton des élèves sous-officiers. Le gros des exercices consiste à marcher quelques kilomètres jusqu’au premier bois puis à s’asseoir à l’ombre en attendant que le temps passe. Il n’en arbore pas moins bientôt sur les manches deux superbes chevrons rouges de brigadier : ce sera son bâton de maréchal. Il est muté à Albi dans un régiment de parachutistes que lui et ses pareils de la caste inférieure des fantassins sont chargés de transporter sur les lieux de leurs évolutions guerrières. Il a ainsi plusieurs occasions de 18
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voir les « bleus » affronter les « rouges » en des combats qui ne sont qu’à peine simulés, avec des coups de crosse assenés de bon cœur par d’authentiques « falords 11 ». Pour son malheur, le capitaine de sa compagnie est une peau de vache de la pire engeance qui fait pleuvoir les arrêts de rigueur sur son passage, n’épargnant personne, pas même ses officiers. Notre brigadier se voit vertement reprocher de prendre sa part des corvées de la chambrée et de la section. Son comportement est indigne des galons qu’il porte. Il est là pour commander, non pas pour mettre la main à la pâte. De toute évidence sa tête ne revient pas à l’officier qui ne perd pas une opportunité de le lui manifester. Le bouquet sera l’appréciation qu’il rédigera sur son compte au moment de sa démobilisation. « Je n’avais pas la prétention d’avoir été un soldat modèle mais je ne m’imaginais pas non plus être ce monstre que le capitaine décrivait dans son rapport. Après l’avoir lu, le colonel m’a toisé sévèrement et m’a dit : “Vous, vous avez intérêt à changer d’esprit. Sinon, vous ne ferez rien dans le civil.” » Courant 1965 il prend congé du père du régiment pour retrouver le sien qui a beau jeu de lui faire remarquer qu’il « le » lui avait bien dit, que ses galons ne lui ont pas servi à grand-chose. Peu à peu, Gilbert prend les rênes de Sévignac. Il convainc Paul d’abandonner les bovins au profit des brebis. « Pour qu’il ne soit pas trop frustré, nous avons juste gardé trois ou quatre vaches. Et cela, jusqu’à sa mort. Dans sa vieillesse, l’hiver, il se plaisait à aller retrouver la chaleur de l’étable, à étriller les bêtes, à leur donner un peu de foin, à arranger leur litière. » En 1966, le tracteur tant désiré, un Farmal de 35 CV, d’occasion, fait son entrée triomphale à la ferme des Espinasse. « Pouvoir s’asseoir sur le siège de cet engin sans avoir à se retourner tous les trois pas en disant “A ! A ! A ! 12”, ça vous change quand même la vie. » C’est bien une nouvelle ère qui commence. Elle a le goût, la couleur, l’attrait de ce mot plus que jamais à la mode qui court sur toutes les lèvres : le Progrès, avec l’irrésistible fascination dont il s’accompagne. Mais Gilbert se méfie instinctivement des sentiers par trop battus. Ce n’est pas pur hasard si, passant par Marcillac un certain 9 janvier 1968, son chemin va le conduire à s’attarder près de la fourgonnette d’un représentant en engrais biologiques et le faire obliquer vers une conception tout autre de ce fameux progrès… 19
d e s pays ans q u i o nt d it no n
Quand il repart de la foire, les idées se bousculent dans sa tête. Arrivé à la maison, il épluche la documentation qu’il a rapportée. Après tout, pourquoi ne pas faire un petit essai ? Le dimanche suivant, il prend la camionnette de la ferme. Le représentant local de la société d’engrais biologique avec laquelle il a eu contact quelques jours plus tôt est un brave mineur retraité qui habite près de Firmi. Les meilleures intentions l’animent mais elles surpassent manifestement de beaucoup ses compétences en agronomie. Ce n’est en tout cas pas un éleveur modèle: le petit troupeau de vaches d’Aubrac toutes maigres et toutes crottées qui pataugent en pleine gadoue dans le pré attenant à sa maison ne plaide guère pour les produits qu’il représente. Gilbert lui prend néanmoins quatre cents kilos de lithothamnes, des algues en provenance des îles des Glénan, qu’il paie au prix de l’or. Et l’expérimentation commence sous le regard atterré de Paul. Le précieux engrais bio est épandu sur une parcelle de céréales de printemps… qui végéteront pitoyablement pendant que leurs congénères nourries à la chimie prospéreront insolemment à côté. Vive le bio, je vous jure ! Les rangées de pommes de terre fertilisées aux algues ne marqueront en revanche pas la différence avec les autres. C’est le test effectué sur une pâture à moutons qui déterminera Gilbert à persévérer : il a épandu de la scorie et de l’amonitre sur la moitié de la parcelle, des lithothamnes sur l’autre moitié. « Tant que les bêtes n’ont pas eu raclé jusqu’à la terre la partie fertilisée en bio, elles n’ont pas touché l’autre herbe. C’était spectaculaire et ça m’a interrogé. » Il décide donc de continuer… sur l’ensemble de l’exploitation cette fois. Paul en est tout bouleversé. Il se demande bien pourquoi il a envoyé son fils étudier à La Roque puisqu’il est en train d’aller à l’encontre des principes nouveaux qu’on lui a inculqués. « Mets au moins des scories… », tente-t-il de le convaincre, plaidant la cause de ce fameux engrais sous-produit des hauts fourneaux censé avoir sauvé les campagnes de la famine. Ni scories, ni amonitre, ni chimie de quelque sorte que ce soit. Désormais, que du bio… Et des résultats qui vont cahin caha… Un oncle s’en mêle : – Depuis Moyrazès, en face, on ne voit que tes champs de blé tout jaunes à côté de ceux, bien verts, de tes voisins ! – Écoute, tonton, lui répond l’obstiné neveu, tant que je ne t’apporte pas ma feuille d’impôts pour que tu les paies à ma place, essaie de ne pas trop te faire de souci. 20
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Il a le soutien de sa mère. Avec ce solide sens pratique qui la caractérise, Léa comprend le cheminement qui est le sien. D’autant plus qu’elle constate certaines améliorations bien concrètes. Le régime bio, par exemple, réussit d’une manière spectaculaire aux porcelets: finies ces diarrhées qui fréquemment les décimaient au bout d’une quinzaine de jours et contre lesquelles les médicaments et les piqûres du vétérinaire étaient souvent impuissants. La seringue, du reste, a considérablement ralenti ses activités à la ferme, y compris pour ces séances de vaccinations systématiques dont Gilbert, qui avait véhémentement repris sur ce point le représentant à la foire de Marcillac, doute de plus en plus du bien-fondé. Petit à petit, au fil des ans, les rendements s’améliorent : « À cette époque-là, dans un département comme l’Aveyron, les agriculteurs bio se comptaient sur les doigts d’une seule main, explique Gilbert. Il n’y avait personne pour nous conseiller. Le représentant de la marque qui me fournissait mes engrais bio au prix fort était un beau parleur, un bateleur d’estrade qui savait très bien vendre sa marchandise mais ne connaissait rien à l’agriculture. Assez rapidement du reste, quand j’ai compris que je me faisais arnaquer, je suis allé voir ailleurs. J’ai adhéré à Nature et Progrès où je suis toujours. « J’ai dû tout, plus ou moins, apprendre par moi-même, en lisant des livres et des revues, en allant visiter d’autres exploitations, en suivant des journées de formation ou des stages. « La fertilisation est une chose. L’assolement en est une autre. C’est le plus dur à maîtriser. Les sols sont comme nous : ils ont besoin pour se régénérer de nourritures différentes. Il n’y a rien de plus mortel que l’uniformité. Il faut savoir adapter la rotation des cultures à ses terres, à sa région. Moi, il m’a bien fallu sept ou huit ans pour être enfin dans le coup et obtenir des rendements satisfaisants. » Lorsque enfin les champs de blé des Espinasse cesseront d’être jaunes, lorsque leurs récoltes de pommes de terre pourront supporter la comparaison avec celles de n’importe quelle autre exploitation, il se trouvera encore des sceptiques dans le pays qui affirmeront sans ambages : « Il se relève la nuit pour épandre des engrais ! » Quand on lui rapportera ces assertions charitables, Gilbert se contentera de répondre : « Vaillant comme je suis, vous me voyez me relever la nuit pour travailler encore ! » Ceci dit, il tient à souligner que, s’il a sûrement fait pas mal jaser dans le landerneau, il n’a toujours eu qu’à se féliciter de l’attitude de ses voisins : ils ont toujours respecté son choix et ne lui en ont jamais manifesté la moindre hostilité. 21
DES PAYSANS QUI ONT DIT NON YVES GARRIC
Chacun de ces paysans, déjà, a une histoire personnelle étonnamment riche ; savoureuse souvent… Ce livre les réunit parce qu’ils ont un bilan commun : avec quarante ou cinquante ans d’avance, ils ont eu le courage de dire non au modèle agricole dominant, celui du cumul des terres ou des engrais à outrance. Ils ont tracé leur sillon contre vents et marées, en faisant le choix de la solidarité des hommes et de la qualité des produits. Aujourd’hui, alors même qu’ils arrivent à la retraite, les événements leur donnent pleinement raison. C’est à tous les semeurs d’avenir anonymes de nos campagnes que l’auteur entend rendre hommage à travers eux. Successivement journaliste à Centre-Presse, Radio-France et France 3, Yves Garric a été lui-même un des rares chroniqueurs à tirer dès les années 1970 la sonnette d’alarme sur les dérives de l’agriculture. Il a eu l’occasion durant sa vie professionnelle de recueillir le témoignage et suivre le parcours de la plupart des agriculteurs qu’il présente dans cet ouvrage. Il brosse leur portrait avec précision, sensibilité et humour. Sans exclure la
ISBN 978-2-86266-609-9
23 €
www.loubatieres.fr
tendresse née du compagnonnage.