POLAR LOUBATIÈRES
Létal rock
Maurice Zytnicki
ISBN 978-2-86266-622-8 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, bd de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne www.loubatières.fr Photographie de couverture : Sophie Latil
Maurice Zytnicki
Létal Rock roman
Loubatières
À Marie et Jean Laïlle
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Dans les courts silences séparant les chansons, on entendait de faibles plaintes qui montaient de l’appartement du deuxième, celui de la vieille : « Faites moins fort s’il vous plaît, baissez la TSF, je vous en prie. » Mais sa voix presque imperceptible, gémissante, était recouverte aussitôt que le CD commençait un nouveau morceau. La cour de l’immeuble faisait caisse de résonance et la voix de Kurt Cobain, qui avait imposé au début une sensibilité majestueuse, devenait obsédante et insupportable. Les murs de brique réverbéraient les sons avec d’autant plus de force que la chaleur obligeait à laisser les fenêtres ouvertes. Les ruelles du quartier de l’ancienne Bourse, à Toulouse, s’étaient chauffées de la canicule et déversaient la nuit les degrés accumulés le jour. En début de soirée, le voisinage avait pensé qu’une petite fête s’organisait chez Gil, on l’appelait par son prénom, et que ça ne devrait pas durer bien longtemps ; son habitude était de sortir sur le coup de onze heures. L’album Unplugged in New York, Gil l’avait fait connaître à ses voisins en le présentant comme culte ; il aimait dire « il n’y a que du bon, pas de bas morceaux ! » Mais après trois heures sans pause, le quatrième passage finissait d’user les patiences. Même About A Girl qui avait porté la voix de Cobain à un sommet de célébrité devenait inaudible, tout autant que The Man Who Sold The World. La répétition insensée en dehors des heures ouvrables mettait la cour à bout de nerfs. On cria des fenêtres « c’est pas bientôt fini ! » puis « Gil, tu nous gaves ! » et, un peu plus tard, un simple « y en a marre, con ! ». Au troisième, un adolescent, inconditionnel de Gil, prit l’initiative de sortir et d’aller sonner. Comme on ne ré5
pondait pas, il colla son oreille à la porte. On n’entendait que le disque. À l’intérieur de l’appartement, le souffle de Gil se faisait de plus en plus lent. La voix de Cobain se mélangeait à des images de scène, de concert, de filles et de froid. Il grelottait. Il songea à Gand. Lors d’une tournée, il avait neigé, ils s’étaient réfugiés dans une brasserie pleine comme un œuf, près du beffroi. Le choc de température avait été saisissant. Il regardait sa main. Elle devait trembler. Comme celle de la vieille qui l’appelait. Il entendait les appels. Ses sens étaient hypertrophiés. Il avait le sentiment de capter tous les mouvements du monde, les moindres pulsations. Il décelait les efforts que la vieille, handicapée, devait entreprendre, par petits gestes, allongée sur son lit, sans espoir de pouvoir se lever. Sa fille, avec qui elle vivait, devait être sortie. Il entendait et aurait voulu, lui aussi, faire moins fort mais ses bras ne bougeaient pas, ni ses jambes. Il voyait seulement. Il regardait les couleurs convulsives qui s’associaient aux sons. C’était comme si son corps se remodelait sous des déformations semblables. À côté de lui, un homme l’observait sans bruit. Il portait sur le visage un masque court, quelque chose rappelant Zorro et les Tortues ninjas qui, en toute autre situation, aurait été ridicule. Suffisant à le rendre méconnaissable, le déguisement lui donnait un air irréel et effrayant accentué par la pénombre. Une clé tourna dans la serrure de la porte d’entrée. L’homme se raidit, sortit d’une poche un couteau à cran d’arrêt dont il débloqua la lame. Il se déplaça à reculons vers la cuisine, où il dérangea un chat qui montra des dents agressives. Il se précipita vers l’évier sous l’éclairage oblique de la lumière de la rue. L’animal s’agrippait par les griffes à la manche de son imperméable. Les cris stridents, redoublés, furieux, se transformèrent en miaulement pathétique puis s’interrompirent à mesure que la lame du couteau achevait l’égorgement. Le sang coulait dans l’évier. 6
Romain, déchiré comme à son habitude, enfin ces derniers temps, parce qu’avant il n’était pas comme ça, Romain titubait en s’accrochant aux meubles, aux objets. Il chercha sans succès un interrupteur qu’il avait allumé cent fois, devina au fond du salon la forme de Gil, lui demanda d’une voix éraillée s’il allait bien, parce que moi ça va… très bien… oui très bien… j’ai soif. Il se pencha sur Gil, le secoua, en répétant « tu dors ? », en bavant sur son ventre, en s’agrippant à ce qu’il trouva autour de lui, jusqu’à s’affaler sur son torse. Encore shooté pensait Gil. Il aurait voulu se nettoyer des crachats de Romain, mais aucun muscle ne répondait. Ni dans les bras, ni dans les mâchoires. Il ne lui restait que des pensées élémentaires : Romain parti chercher des cigarettes ; il a mis plus d’une heure. Deux ? Pas raisonnable de lui laisser mes clés. C’est une épave. – Tu ne veux plus me parler ? Tu m’en veux encore… pour tout à l’heure ? Tu te souviens ? Notre dispute sur… Tu m’en veux ? Réponds-moi, au lieu d’écouter Nirvana ! Tu le connais par cœur… J’ai soif. Du frais ! En s’approchant du réfrigérateur, Romain Sanganis crut discerner un monstre masqué qui tenait par une main un chat égorgé et le menaçait d’un couteau pointé vers lui. Il recula devant cette vision épouvantable, s’immobilisa, aperçut un mouvement de main qui montrait qu’on allait l’égorger lui aussi, comme le chat. Il sortit de la cuisine, suivit le couloir, tandis que la main s’avançait, tenant le couteau d’une façon étrange, comme si tous les doigts n’étaient pas utilisés. L’arme avait ainsi une apparence plus terrifiante encore. Dieu sait comment, Romain s’enfuit de l’appartement en claquant derrière lui la porte d’entrée. Dans la rue, il se mit à courir, chuta plusieurs fois mais se releva aussitôt. Le souffle de Gil s’accélérait. Ses visions devinrent intenses, avec des associations angoissantes de formes et de corps, tous ses muscles se nouèrent jusqu’à une tension extrême et son cœur se mit à battre si fort que quelque chose en lui lâcha. Il perdit toute prise. Il avait mal mais, en même temps, une 7
énorme cohérence le malaxait, le rigidifiait comme pour l’entourer d’une écorce. Sa tête tomba en arrière. Il voyait fondre sur lui la frayeur de la mort, comme s’il avait été projeté dans un espace disjoint ou sur la toile d’une chambre obscure. Quelque chose grandit en lui, se fit douloureux, la frayeur devint ardente, affreuse. Ses yeux tétanisés demeurèrent grand ouverts. L’homme posa une main gantée sur la carotide de Gil, constata la mort, sortit un mouchoir d’une poche de son pantalon, nettoya quelques endroits bien choisis, la poignée de la fenêtre, une assiette et des couverts dans la cuisine. Il n’essuya cependant ni la seringue ni la cuiller. Il monta un peu le son du lecteur de CD, vérifia à travers l’œilleton de la porte d’entrée que l’escalier était vide. Il la referma derrière lui avec précaution. Il s’engagea dans les ruelles et d’un pas tranquille passa devant l’hôtel d’Assezat. Un groupe d’amateurs de musique baroque se lamentait de n’avoir pas trouvé de places pour le concert qui s’y donnait à guichets fermés. L’homme croisa le groupe en tournant la tête dans le sens opposé. Il semblait admirer l’hôtel et son architecture du XVIe siècle. Il rejoignit le métro à la station Esquirol. Au commissariat de police, c’était une de ces nuits calmes qui améliorent les statistiques. Vers une heure du matin, une jeune femme, le visage défait, était entrée pour une déclaration de main courante. Son ex-ami la menaçait depuis plusieurs semaines. Il lui téléphonait sans cesse pour l’injurier ; il la menaçait, il venait la relancer chez elle à n’importe quelle heure. Elle avait peur. Il l’empêchait de vivre. C’était ce qu’il voulait. Du temps de leur union, il ne voulait plus d’elle, mais depuis son départ, il la tourmentait parce qu’elle l’avait quitté. Le policier de permanence, touché par le récit, tenta de la réconforter en invectivant les gros porcs qui infestent la planète.
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– Il faudrait les châtrer, lui glissa-t-il à l’oreille avec compassion. Que voulez-vous, la loi ne le prévoit pas ! Et nous, dans la police, nous ne pouvons que déplorer. Comme vous. Après un silence, il reprit un ton plus officiel, se mit à parler fort et approuva l’enregistrement de la plainte en main courante. C’était peut-être une simple déclaration, mais au moins elle était consignée par un fonctionnaire assermenté. – Il le saura ? – Votre ex ? Non, ne vous inquiétez pas. Veillez tout de même à ce que vos affirmations soient vraies. Même si la déclaration ne déclenche pas de procédure judiciaire, elle peut contribuer à rassembler des preuves si par malh… si, par hasard, il en fallait. Essayez d’être précise. La jeune femme s’épancha, elle n’en était que plus jolie et, sous sa dictée, le policier tapait avec une application qui soulignait sa sympathie. Le téléphone sonna. Il prit la communication comme contraint et forcé. Un tapage nocturne, rue Clémence-Isaure, retransmis par le 17. Le centre d’appel expliquait que les voisins avaient tout essayé. Ils avaient crié par la fenêtre, ils avaient sonné à la porte, ils avaient téléphoné. Pas de réponse. Un disque qui tourne en boucle depuis des heures. Le locataire, Gil Caulet, est le bassiste d’un groupe pop célèbre, Track Sys. La permanence avait déjà reçu deux appels pour le même motif et à la même adresse. Le policier appela la patrouille qui sillonnait le centre de Toulouse et leur demanda d’intervenir, du moins d’essayer, au cas où il accepte d’ouvrir sa porte, parce que sinon… Il savait bien qu’une intervention ne serait pas possible. La voiture se gara au milieu de l’étroite rue ClémenceIsaure. Le gyrophare bleu clignotait en silence. L’officier de police judiciaire, le brigadier Pujol, et le gardien de la paix Rigaux sortirent, sonnèrent à plusieurs interphones pour se faire ouvrir le portail extérieur, les habitants étaient visiblement méfiants, puis gravirent les quatre étages de l’immeuble. Ils admirèrent au passage les boiseries du XVIIIe siècle, son large 9
escalier et sa cour intérieure. Ça hurlait du Nirvana partout et l’appel des voisins leur sembla justifié. Arrivés devant la porte, ils sonnèrent à trois reprises et de façon très insistante. Pas de réaction. La serrure avait vécu et le gardien de la paix, solide gaillard il est vrai, la fit sauter d’un seul et bref coup d’épaule. Ils entrèrent dans l’appartement plongé dans l’obscurité. Pujol cria : « Police ! Il y a quelqu’un ? » puis, comme pour s’entourer d’une apparence de légalité, il ajouta contre toute vraisemblance : « Votre porte était ouverte ! » Il chercha un interrupteur, mais Rigaux le devança. Avec la lumière, ils se dirigèrent rapidement vers le séjour d’où venait la musique. Ils aperçurent sur la gauche le corps allongé sur un fauteuil de cuir. Pujol éteignit le lecteur de CD, ce qui provoqua un mélange de cris dans la cour avec des « pas trop tôt ! », des « ouf » et aussi des « merci ». Le corps était livide dans ses parties visibles, le visage, le torse sous la chemise largement ouverte, le bras gauche où le garrot tenait encore. À terre, une seringue impressionnante était piquée dans le tapis. Pujol s’approcha de Caulet dont la tête en arrière reposait sur le dossier du fauteuil ; il vit ses yeux révulsés et ouverts, tâta son pouls, constata qu’il ne battait pas, reposa son bras. Les objets qui entouraient le cadavre, une cuiller, une coupelle avec un citron, un filtre de cigarette, du coton, en plus de la seringue et du garrot, orientaient vers une overdose. Son regard fut ensuite attiré par des photos sur un des murs. On y voyait dans maintes situations un groupe où il reconnut le mort. De nombreux clichés montraient des foules d’adolescents entourant les stars d’une transe aiguisée par le désir de les toucher. Des bras étaient tendus partout. Sur l’une d’entre elles, Gil Caulet était en premier plan ; il semblait mieux savourer la situation que ses partenaires, un homme et une femme. Un peu plus loin, un disque d’or encadré d’un bois sombre formait un diptyque avec un portrait du groupe sur lequel chacun se tenait par l’épaule. Plus bas, sur des étagères, il aperçut et compulsa des piles de magazines. 10
Le groupe se retrouvait sur de nombreuses unes. Pujol appela le gardien de la paix et lui demanda s’il reconnaissait les personnes sur les photos. – Mais voyons brigadier ! Ne me dites pas que vous ne reconnaissez pas Track Sys ! Un groupe super tendance ! Sérieux. Là, vous voyez, c’est Lorraine… euh je ne sais plus comment, mais Lorraine j’en suis sûr ; et là, c’est Romain Sanganis. Le troisième, c’est lui, ajouta-t-il en se retournant pour montrer du doigt le corps sur le fauteuil. Ils font un malheur… je veux dire… ça marche du tonnerre pour eux. Vous avez sûrement entendu Mégapole ? Voyant la moue circonspecte de Pujol, Rigaux se mit à fredonner la chanson ; son supérieur interrompit rapidement. – Est-ce bien le moment ? – C’était pour vous ! Vous savez… moi… je la connais. Le brigadier appela le parquet qui, compte tenu de la notoriété probable de la victime, dépêcha un médecin légiste et un substitut. Ceux-ci mirent une bonne demi-heure à se frayer un chemin dans les ruelles embouteillées par les sorties de bistrot et les arrivées dans les boîtes de nuit. Le médecin constata la mort de Gil Caulet et souleva immédiatement un obstacle à l’inhumation pour ne pas conclure trop rapidement sur les causes du décès. Le substitut du procureur eut la même prudence. Il requit une autopsie et l’intervention de la police scientifique qui, sitôt dans l’appartement, se disposa dans les pièces en une étonnante chorégraphie. Photos du moindre recoin, collecte d’empreintes, relevés d’échantillons dans de petites poches de plastique. Puis, à la recherche de traces, on fit le noir complet, on passa le polilight, cet émetteur de lumière sélective qui détecte l’invisible. L’analyse de la scène terminée, on évacua le corps sur un brancard. Direction : centre médico-légal de l’hôpital Rangueil.
Maurice Zytnicki
Létal rock Deuxième roman policier de Maurice Zytnicki. On y retrouve la capitaine Leïla Hilmi, plongée cette fois dans le monde du rock et du show-biz. Gil Caulet, le bassiste du groupe Track Sys – deux albums, un disque d’or – est retrouvé mort dans son appartement. Overdose ? Crime ? Hilmi enquête. L’entourage avant tout : Lorraine Erckner, chanteuse et égérie du groupe, aussi fragile qu’elle peut être déterminée, manœuvre, égare, exige, s’effondre. Rescapée ? En sursis ? Victime ? Coupable ? Au jeu de la chatte et de la souris, Leïla est bousculée, perturbée. Déstabilisée, elle se laissera surprendre comme une débutante… et nous avec. Maurice Zytnicki, est né à Paris dans le quartier de Belleville. Enseignant en mathématiques puis ingénieur, il écrit pour des revues de poésie et des revues d’art. Il vit aujourd’hui à Toulouse, où se situait déjà son premier polar « Le Piège du Sang-de-Serp » (Loubatières, 2008).
ISBN 978-2-86266-622-8
19 €